Jean-Paul Hébert
La mutation actuelle de la politique de défense, ainsi que celle de l’armement, sont une des plus importantes réalisées depuis les années soixante. Ces mutations s’accompagnent d’une réflexion doctrinale et, si l’on reprend le Livre blanc de 1994, il en ressort une pensée d’ensemble cohérente, qui gagne à être analysée en comparaison avec le précédent Livre blanc de 1972.
En premier lieu, le Livre blanc de 1994 insiste sur l’Alliance et le caractère multilatéral du contexte géopolitique actuel. De fait, la politique française de défense se définit désormais par référence à une interdépendance, où l’OTAN est perçue comme un instrument majeur de sécurité.
Il convient également de noter une inversion des priorités entre le nucléaire et le classique, inversion qui se reproduit à l’intérieur des missions classiques. En effet, le nucléaire constitue désormais une « protection arrière », empêchant le contournement des forces classiques.
Ces points doctrinaux et le nouveau contexte géopolitique influencent indirectement la politique française d’armement. Celle-ci est du reste traitée directement dans le Livre blanc, et il convient de souligner quelques points forts.
En premier lieu, il donne dorénavant à l’industrie d’armement un horizon européen. Dans cette optique, on relève que la DGA n’est mentionnée que trois fois, de façon incidente. Ce silence n’est pas fortuit et correspond aux interrogations relatives à son avenir dans un nouveau système de production encore mal défini. Si l’on se reporte au texte de la Commission des finances relatif à la loi de programmation militaire 1997-2002, l’existence même de la DGA est remise en cause, celle-ci ne devant plus servir d’intermédiaire entre les industriels et les militaires.
Ensuite, il faut souligner qu’en France, un certain temps s’est écoulé avant qu’on ait pris conscience de l’accroissement exponentiel des coûts des programmes d’armements ; ce retard est dû au fait que cet accroissement n’est pas toujours perçu comme insupportable, si le pays jouit d’une forte croissance économique comme ce fut le cas dans les années soixante et d’un niveau d’exportation favorable. Les données économiques ayant changé dans la seconde moitié des années quatre-vingts, des problèmes sérieux virent le jour quant au rythme d’accroissement des prix des programmes d’armements. De fait, signe de la crise actuelle, le Livre blanc ne parle plus de maîtrise des coûts mais de dérive. Il convient donc d’arriver à une baisse de ces coûts de 30 %, sans savoir avec précision si la période de référence s’étend à 2002 ou 2015 et correspond à la période de planification.
La politique d’exportation d’armement s’inscrivait, dans le Livre blanc de 1972, dans un cadre géopolitique où prévalaient le refus des blocs et le non-alignement sur les grandes puissances. En 1994, la politique d’armement relève d’une analyse essentiellement économique, postulant un soutien renforcé à l’exportation. Or, si on rentre dans une telle logique, une compétition s’engagera avec le producteur dominant, à savoir les États-Unis, ce qui contraindra la France à s’aligner sur les progrès techniques américains. Une dérive des prix en sera la résultante directe.
Quant à l’évolution de l’industrie d’armement, quelques éléments sont à retenir. Cette industrie enregistre actuellement une baisse dans plusieurs domaines, à savoir les effectifs, le chiffre d’affaires, les exportations, les crédits d’équipements. Ces baisses imposent à l’industrie de fortes contraintes, qui touchent à la structure même des firmes. En effet, la France se prévalait d’un système centré sur l’existence de sociétés-mères, alors qu’on assiste aujourd’hui à un véritable éclatement qui conduit à la création de structures de type holdings. Autre tendance contemporaine, on assiste à un basculement, pour l’ensemble du système, du public vers le privé. De fait, avec la privatisation de Thomson, d’Aérospatiale et de leurs filiales, il ne restera du secteur public que le GIAT, en situation économique si difficile qu’à moyen terme il ne pourra survivre qu’en se transformant, et la Direction des Constructions Navales (DCN) dont le statut ne pourra rester inchangé si elle demeure le seul îlot public. En quelques années, le système de production d’armement va passer d’un centre de gravité public à un autre, privé, ce qui soulève des questions. La privatisation et la restructuration ne sont pas fondamentalement synonymes, mais il est clair qu’on assiste à une recomposition du paysage industriel français du secteur défense.
Plusieurs schémas d’alliance, dans le cadre européen, se dessinent, dont celui d’une grande alliance regroupant Matra, Alcatel, Aérospatiale, Thomson, qui constituerait à ce titre un élément important de la restructuration européenne. La meilleure manière de défendre l’autonomie future de la France consiste à créer les conditions appropriées d’une industrie de défense européenne autonome face aux États-Unis. En effet, le problème fondamental, aujourd’hui, se pose en termes de concurrence entre l’industrie d’armement américaine et ses homologues européenne et française. Si l’exportation était auparavant perçue comme un facteur marginal, il n’en est plus de même actuellement. Aussi l’impératif de maîtrise des marchés d’armements devient-il un objectif dans la pensée stratégique et économique. La question de survie se pose alors pour l’industrie d’armement française et européenne. En tous cas, il importe de garder à l’esprit qu’il n’est pas d’autonomie politique en matière de défense sans une autonomie en matière de décision de production d’armement.