Guillaume Muesser
L’importante baisse du budget que la France a su consacrer à la défense a affecté tous les postes du titre V, et notamment ceux dédiés aux fabrications et à la Recherche et au Développement (R&D). L’évolution à la baisse du budget, aggravée par l’annulation de crédits de paiements, a eu de fait un impact considérable pour les industriels en réduisant fortement leur visibilité. Enfin, les difficultés de trésorerie rencontrées par la DGA ont eu pour conséquences d’entraîner d’importants reports de charges. Celle-ci a dû freiner ses engagements de crédits afin d’honorer ses contrats en cours.
Il convient d’ajouter à ce panorama le fait que les programmes engagés simultanément au cours des années 1980 entrent actuellement dans leurs phases finales, qui nécessitent des financements importants. De plus, le nouveau contexte géostratégique a fait apparaître de nouveaux besoins, qui nécessitent de nouveaux programmes. D’où une inadéquation totale entre les besoins, de plus en plus coûteux, et les ressources financières en baisse constante.
Il est donc apparu nécessaire et urgent d’opérer une réforme du secteur de l’industrie de défense. Cette réforme pourrait s’effectuer dans un cadre franco-français, le pays bénéficiant des réserves nécessaires. Or, la politique actuelle du gouvernement va à l’encontre d’une augmentation du budget, afin de répondre aux critères du passage à la monnaie unique, qui impose à la France de réduire son déficit. Par ailleurs, si en théorie un transfert des dépenses sociales et de santé vers le budget de la défense est possible, le contexte social ne se prête pas à une telle politique. Enfin, le financement pourrait être assuré par l’impôt, mais ceci va également à l’encontre de la politique gouvernementale actuelle, engagée dans une baisse de l’impôt sur le revenu. De plus, sur le plan international, la France est engagée avec ses partenaires européens dans l’édification d’une Politique étrangère et de sécurité commune. Une telle attitude « franco-française » serait incompréhensible.
Il ressort de ce constat que l’adaptation de l’outil de défense ne pourra se faire que dans un cadre européen. Cependant, si l’Europe doit être le cadre de la restructuration de l’industrie d’armement, elle n’est pas de nature à se substituer en totalité aux États-nations dans le domaine de la politique de défense et de sécurité. En effet, l’UEO ne dispose pas de pouvoirs suffisants pour mener une telle politique. L’Union européenne, quant à elle, permet, par l’article 223 du traité de Rome, de déroger aux obligations du même traité dans le domaine de la défense. La restructuration de l’outil industriel ne peut donc être conduite in extenso au niveau européen, d’autant plus qu’une intégration des outils industriels ne peut être réalisée en dehors d’un rapprochement des politiques de sécurité. De plus, la France ne doit pas se priver de la capacité de production d’armes majeures. C’est pourquoi la restructuration française doit se faire sur le plan national et européen.
Au plan national, l’État, qui est à la fois industriel, actionnaire, acheteur, utilisateur et autorité de tutelle, doit se désengager de certaines de ses fonctions, dont celles d’industriel et d’actionnaire dans la mesure où il n’a plus les capacités financières d’assurer ce dernier rôle. Les industries publiques souffrent ainsi d’une insuffisance de fonds propres qui ne leur permet pas d’aborder la restructuration avec les outils suffisants comme leurs partenaires européens. Cependant, l’État a encore un rôle important à jouer, en respectant en premier lieu le budget voté, en recapitalisant les sociétés publiques, en finançant la R&D et en définissant les secteurs stratégiques sur lesquels les efforts doivent être portés.
Ces orientations stratégiques revêtent une importance certaine car elles permettront aux industriels d’effectuer une politique de rapprochement pertinente et adéquate avec leurs partenaires européens. Il importe de fait que l’industrie d’armement ait été réorganisée nationalement avant que la restructuration européenne soit abordée. À ce titre, une telle refonte de l’industrie nationale impose la suppression de toute forme de redondance à l’intérieur des frontières et qu’un leader soit dégagé. En outre, les industriels devraient posséder une surface financière suffisante afin de pouvoir investir dans des programmes coûteux. Enfin, la constitution d’un tissu d’équipementiers très solide, qui auraient la capacité financière à long terme de rester dans leur domaine, ne doit être en aucun cas négligée, dans la mesure où, au travers de ces derniers, un schéma de coopération pourra être instauré en Europe.
Dès lors que la réorganisation dans le cadre national aura été effectuée, il sera possible d’aborder la restructuration au niveau européen. L’objectif de l’ensemble des pays européens, à savoir de réduire les coûts des programmes, impose de suivre une démarche pragmatique. À ce titre, l’Union européenne pourrait être mise à profit, sans qu’elle devienne cependant l’acteur exclusif de cette restructuration, qui devrait s’effectuer rapidement : en effet, les États-Unis, plus en avance, risquent de s’imposer comme producteurs uniques de systèmes d’armes complexes. L’Union a, depuis 1958, une législation qui a permis de stimuler la croissance économique en Europe. Cette expérience pourrait être mise à profit, en intégrant la notion de concurrence, même partielle, dans les programmes de coopération. L’application de cette législation serait des plus rationnelles, puisqu’une partie non négligeable de maîtres d’œuvre et d’équipementiers ont une activité civile, et doivent se soumettre à la législation européenne. Cependant, dans des domaines tels que la R&D, une législation différente serait à appliquer car ces domaines sont du ressort national. De fait, si l’Union européenne devait être intégrée aux réflexions qui conditionnent l’évolution du secteur de l’armement, l’industrie de défense ne pourrait être confrontée à une concurrence semblable affectant le secteur civil. L’intégration doit de ce fait être modulée, permettant à l’industrie d’armement de conserver une spécificité au sein du marché unique. En d’autres termes, il ne faut pas faire de la Commission européenne le seul décideur des évolutions du secteur de l’armement, mais les directeurs nationaux d’armement doivent pouvoir être intégrés dans un schéma décisionnel où leurs avis seraient prédominants lorsque certains points sensibles de l’industrie de défense seraient abordés.
Plus généralement, il convient d’instituer des règles de fonctionnement du marché européen de l’armement, qui devront définir les principes de coopération, dont celui de la préférence européenne (cependant, les États devraient conserver leurs capacités de conception et de production de systèmes d’armements dont eux seuls auraient la nécessité). Il devient alors nécessaire d’harmoniser les procédures d’acquisition et d’appels d’offres ; une politique de R&D commune devrait être mise sur pied. Il est également important qu’un statut de société européenne soit créé afin de rendre possible un rapprochement des industriels, notamment par des joint ventures. Cependant, la Commission ne peut appliquer au domaine de la défense les mêmes règles de fusion que dans le domaine civil. Enfin, le commerce d’armements devra être réglementé, avec une attention particulière portée à l’ouverture des marchés des pays fournissant des systèmes à l’Union européenne et à l’exportation vers des pays proliférants ou en état de guerre.
En résumé, la restructuration de l’outil industriel a pris un retard certain, dû aux non-choix des gouvernements successifs. Il importe aujourd’hui d’aller vite, car l’industrie a besoin rapidement d’orientations claires. Sans l’élaboration d’une politique coordonnée, bâtie sur les besoins de la France, les sociétés françaises n’auront pour aiguillon que la satisfaction de leurs actionnaires et les politiques des autres Européens.
Si la notion de marché doit être introduite dans les règles de fonctionnement de l’industrie de défense, il ne faut pas qu’elle prenne le pas sur l’intérêt des États.