L’après grande guerre dans la Revue Maritime, 1920-1923

Martin Motte

La Revue maritime, organe du Service historique de l’Etat-Major de la Marine, n’avait pas peu contribué avant 1914 à promouvoir les grands thèmes mahaniens : rôle décisif de la puissance maritime dans l’Histoire, permanence des principes stratégiques malgré l’évolution du matériel, primat de l’offensive, suprématie du cuirassé. Elle joua en cela un rôle de premier plan dans la défaite de la Jeune Ecole et de la « marine défensive ». Le déclenchement du conflit mit un terme aux débats théoriques et, les marins ayant d’autres U-Boote à fouetter, la Revue maritime ne reparut qu’en 1920. A cette date, l’édifice doctrinal patiemment élaboré depuis la fin du XIXe siècle faisait eau de toute part. Les torpillages allemands de 1914 avaient brisé net les velléités offensives des flottes alliées ; inversement, les assauts terrestres de 1918 semblaient avoir décidé seuls de la guerre, si bien que la marine française était la grande oubliée des cérémonies de la victoire.

Cet article se propose de retracer l’évolution du débat naval de 1920 à 1923 tel qu’il est apparu dans la Revue maritime. Nous n’avons envisagé que les aspects proprement militaires de la question, à l’exclusion des problèmes diplomatiques qui aboutirent à la conférence de Washington. Mais à l’évidence, la politique suivie par la France en cette occasion est étroitement dépendante des conceptions stratégiques issues du premier conflit mondial.

Les déconvenues stratégiques de la Grande guerre
La fin des illusions offensives

On s’était fait en 1914, écrira après coup l’amiral Darrieus, une « conception purement imaginaire et vraiment trop simpliste » des opérations navales futures :

La guerre est déclarée le 2 août, l’armée navale appareille le même jour, prend le contact quarante-huit heures après en Méditerranée de l’escadre autrichienne, sortie également pour en découdre, la coule en moins d’une heure et rentre au port ; au bout d’une semaine les hostilités sur mer sont terminées1.

Ce beau programme fut d’emblée pris en défaut par les événements. Tout d’abord, la marine dut distraire de son corps de bataille une « division spéciale » pour couvrir le passage en France des troupes africaines : c’était violer le dogme mahanien subordonnant l’utilisation de la mer à l’acquisition préalable de sa maîtrise par la bataille décisive, mais l’armée de terre, malmenée aux frontières, ne pouvait se payer le luxe d’attendre les 49 000 hommes du XIXe Corps jusqu’à ce que la marine en ait fini avec la flotte austro-hongroise. On se tira de cette impasse doctrinale en affectant à la « division spéciale » de vieilles casseroles qui, de l’aveu même de l’amiral Habert, eussent fait des « proies faciles » en cas de rencontre avec les croiseurs allemands Goeben et Breslau ; et si le XIXe Corps était allé par le fond, l’Amirauté aurait dû endosser devant la France entière la responsabilité d’un « désastre » 2. En pure perte au demeurant, car la marine austro-hongroise, consciente de son infériorité numérique3, eut le mauvais goût de refuser la bataille décisive qu’on lui proposait si obligeamment. Barricadée dans ses ports à l’abri de filets d’acier et de champs de mines, elle choisit la stratégie de la « flotte en vie » et resta sur l’expectative. Avec son tracé cahotique et ses hauts-

fonds, le littoral dalmate se prêtait particulièrement bien aux embuscades de flottilles, ce qui dissuada l’armée navale d’aller provoquer les Autrichiens devant leurs bases.

Le début de la guerre se solde donc par une amère déconvenue stratégique : comme le dira par la suite l’amiral Habert, « La maîtrise de la mer ne résulte pas du fait de prendre l’offensive » 4. La vulgate mahanienne a masqué le renforcement de la défensive sous l’effet des armes modernes, mines et torpilles jouant sur mer le même rôle que les barbelés et les mitrailleuses à terre. L’armée navale commence sur le détroit d’Otrante sa guerre des tranchées, un éprouvant blocus à distance qui reste perméable aux sous-marins adverses…
Les U-Boote entrent en scène

Les U-Boote ont bénéficié de la totale impréparation des Amirautés alliées. Obsédées par le dogme de la bataille décisive, celles-ci estimaient pouvoir juguler toute activité navale de l’ennemi par l’anéantissement de sa flotte de surface ; la mystique de l’offensive avait entravé toute réflexion sur la défense ASM. Enfin, la réputation du sous-marin avait pâti de sa filiation avec le torpilleur, bâtiment discrédité par Mahan en réaction aux excès de la Jeune Ecole. On en était donc resté à « l’idée qui faisait du sous-marin un simple et presque inoffensif brûlot, trop vanté par une école turbulente hypnotisée par son matériel », constate le C.F. Baret en 1920 ; et de se remémorer la confidence désenchantée d’un commandant de sous-marin britannique : « Nos capitaines ne croient pas au sous-marin » 5. Aussi les premiers torpillages du conflit éclatèrent-ils comme des coups de tonnerre dans un ciel serein. Après le croiseur Pathfinder, coulé le 5 septembre 1914 par l’U-21, les croiseurs Cressy, Aboukir et Hogue sont détruits par l’U-9 dans la même demi-heure (22 septembre). Cette terrible catastrophe coûte 1 135 hommes à la Royal Navy…

Les parades furent longues à se mettre en place. On barricada les grosses unités derrière des filets ASM et on ne les aventura plus en mer qu’avec d’infinies précautions, singulier démenti pour les tenants de la maîtrise du large et autres chantres de la suprématie du capital ship. Les cuirassés en transit furent désormais systématiquement escortés par des bâtiments de flottilles ; mais cette mesure prise dans le feu de l’action ne semble pas s’être accompagnée d’une réflexion cohérente sur les tactiques ASM. Témoin l’épisode – pourtant tardif – du cuirassé français Voltaire qui, flanqué des torpilleurs Touareg, Somali, Hova et Arabe, franchissait le canal de Cervi dans la soirée du 10 octobre 1918 lorsqu’il reçut deux torpilles. L’équipage effectue alors un « tir au gisement » dans la direction des sillages ; mais cette soudaine canonnade déconcerte les escorteurs du Voltaire et barre même la route au Touareg, qui de ce fait ne peut manœuvrer pour couper la retraite au U-Boot. L’affaire fut ainsi analysée après-guerre :

L’artillerie a empêché la contre-attaque ; les torpilleurs n’ont pas été prévenus à temps ; l’échec est complet. Comment nous en étonner ? Toute la lutte contre les sous-marins était fondée sur ce seul principe : faire passer le convoi. Toute l’organisation visait à ce seul résultat ; d’où, comme conséquence, manque de préparation pour la bataille, qui n’a pas été envisagée 6.

Bref, à en croire cette version des faits, la question « De quoi s’agit-il ? » a été mal comprise7. Tombant sans transition de Charybde en Scylla, la marine est passée du primat de l’offensive à celui de la défensive, sacrifiant dans le premier cas la protection des communications – comme on l’a vu à propos du XIXe Corps -, oubliant dans le second que la sûreté des convois suppose parfois une vigoureuse contre-attaque locale. Une analyse plus fine eût montré qu’offensive et défensive se complètent plus qu’elles ne s’opposent ; de l’échec de l’offensive stratégique, on ne peut conclure à l’inutilité de l’offensive tactique si l’on a pris soin de distinguer les niveaux d’opérations. Mais le formalisme et l’esprit partisan des stériles controverses entre la Jeune Ecole et l’Ecole historique a conduit la doctrine navale à ce que les philosophes appellent une « réification des concepts », impasse payée au prix du sang.

Il faut reconnaître à la décharge des Alliés qu’il n’existait guère d’arme appropriée à la lutte contre les sous-marins : on pouvait à la rigueur tenter d’éperonner ceux que l’on rencontrait en surface -tactique qui coûta aux Allemands leur premier U-Boot perdu en opérations, l’U-15, coulé par le HMS Birmingham le 15 août 1914- mais, contre une attaque sous-marine proprement dite, la seule parade était de naviguer en zigzag et à toute allure, en spéculant sur la lenteur du sous-marin en plongée. Cette méthode finit par donner de bons résultats, de sorte que la Grand Fleet en partance pour le Jutland, au soir du 30 mai 1916, franchit sans encombre le barrage de U-Boote prépositionnés devant ses ports. En revanche, la protection des navires marchands s’avéra beaucoup plus difficile. C’est dans cette direction que les Allemands redéployèrent bientôt leur guerre sous-marine.
La guerre de course sous-marine

L’inefficacité de la guerre de course était l’un des dogmes les mieux établis de l’Ecole historique. Dans ses célèbres études des conflits maritimes du passé, Mahan avait montré combien les corsaires, agissant en ordre dispersé sans soutien du corps de bataille, avaient toujours fini par être coulés un à un. Ses disciples français lui avaient allègrement emboîté le pas, Castex soulignant dans L’envers de la guerre de course (1912) « le danger terrible qu’il y a à se livrer à cet exercice avant d’avoir détruit l’ennemi par la bataille, qui prime tout » 8. En vain la Jeune Ecole soutenait-elle qu’on ne se débarrasse pas aussi facilement d’un sous-marin que d’un coureur des mers des temps héroïques : pour les Amirautés, la cause était entendue, et la course un minable baroud d’honneur pour marines de second rang.

A quoi s’ajoutaient les considérations humanitaires, car les sous-marins, contrairement aux corsaires « classiques », ne pourraient assurer le sauvetage de leurs victimes ; il leur faudrait « envoyer aux abîmes paquebot, équipage, passagers », comme l’écrivait sans complexe l’amiral Aube9. La Jeune Ecole s’accommodait fort bien des aspects terroristes de cette méthode, « montée aux extrêmes » dont elle attendait paradoxalement des guerres moins meurtrières parce que plus courtes10. En Angleterre, Fisher inclinait à la même opinion, mais Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, et l’amiral prince Louis de Battenberg l’avaient jugée odieuse11. A quelques exceptions près, on était donc loin d’imaginer, avant le conflit, ce que seraient les horreurs de la guerre totale…

Les Allemands lancèrent pourtant la course sous-marine en 1915, s’estimant déliés de tout égard au droit des gens par le blocus allié – qui frappait lui aussi des civils innocents. Les résultats furent spectaculaires. Prises de court, les Amirautés de l’Entente répugnaient à distraire de leurs escadres des bâtiments d’escorte et voulaient garder tous leurs moyens sous la main pour l’improbable bataille décisive. Elles se rabattirent sur le système des « routes patrouillées », itinéraires fixes sillonnés par des patrouilleurs mais où les marchands continuaient à naviguer isolément. Cette parade brillait surtout par son inefficacité, écrira Castex, qui l’a abondamment pratiquée en Méditerranée :

Le patrouilleur, qui fait un certain effet sur le papier, dans un bureau, quand on a piqué sa position sur une carte, est en réalité perdu dans l’immensité de la mer. Il est avalé par l’espace… Ne pouvant ni se diviser, ni être partout en même temps, il n’est jamais là où il faut et y arrive quand l’événement est consommé. Il joue les carabiniers et les brancardiers… Effort énorme et faible résultat, usure de matériel, fatigue du personnel, charbon brûlé inutilement à sillonner une étendue d’eau où il ne se passait rien, en un mot gaspillage des moyens et rendement déplorable, tel était un des aspects principaux de la méthode des routes patrouillées 12.

Inconvénient supplémentaire, la noria des patrouilles signalait immanquablement aux U-Boote la route suivie par les marchands. Comment pareil système a-t-il pu être maintenu si longtemps ? On peut hasarder une réponse d’ordre théorique : les routes patrouillées représentent sans doute le dernier avatar du « contrôle de la mer » mahanien, par lequel les Amirautés alliées se seraient donné l’illusion d’occuper le large comme on tient une forteresse. Cette transposition de la stratégie terrestre à la stratégie navale est contenue en germe dans la référence de Mahan à Jomini, mais elle est hautement hasardeuse, parce que la « contrainte de l’espace » est beaucoup plus grande sur mer13.
La difficile victoire des convois

Indépendamment de l’aspect doctrinal, la déplorable tactique des routes patrouillées avait aussi une justification pratique : la seule alternative – le regroupement des escorteurs à proximité immédiate des marchands formés en convois – présentait en effet de redoutables difficultés. La vitesse d’un convoi étant celle de son bâtiment le plus lent, ce système retarde la rotation des navires ; la discipline de groupe est particulièrement difficile à faire respecter, chaque marchand songeant avant tout à sauver sa peau ; les convois sont indiscrets ; les U-Boote peuvent tirer dans le tas ; les collisions, très fréquentes, sont mal indemnisées par les assureurs, à la différence des torpillages… Tous inconvénients que n’arrivait pas à contrebalancer la possibilité de contre-attaquer efficacement l’ennemi sur les lieux mêmes de son forfait.

Les Anglais surtout ne voulaient pas entendre parler des convois : aux raisons techniques déjà évoquées s’ajoutait le souci plus déterminant de garder un maximum de bâtiments légers aux côtés de la Grand Fleet en cas de sortie massive de la Hochseeflotte. C’était un succès de la stratégie allemande de « flotte en vie » qui, en « épinglant » dans les Orcades une centaine de destroyers britanniques, empêchait la Royal Navy de protéger efficacement le commerce. Les Français, au contraire, avaient mesuré l’efficacité des convois lors de l’évacuation de l’armée serbe sur l’Afrique du Nord. « C’est de la guerre sous-marine qu’il faut uniquement nous inquiéter, sans nous laisser arrêter par la hantise de la guerre d’escadre », déclarait l’amiral Lacaze en novembre 191614. Le mois suivant, on dépêcha à Londres le C.F. Vandier avec mission de plaider la cause des convois auprès de nos alliés. « En France, notre parti est pris », leur dit-il : « nous renonçons à protéger la mer pour nous restreindre à la protection des navires » 15.

Cette rupture fondamentale d’avec la « maîtrise de la mer », les Anglais ne l’accepteront que sous la pression des événements : les U-Boote, qui avaient envoyé par le fond 104 000 tonnes de navires alliés au mois de janvier 1917, en coulent 513 000 tonnes en avril16 ! L’opinion londonienne, tenue dans l’ignorance par la censure, vivait alors dans la plus complète insouciance, mais les statistiques confidentielles ne laissaient aucun doute sur l’extrême gravité de la situation : « L’Allemagne était en train de gagner la guerre, et de la gagner d’une façon qui équivalait à la capitulation sans conditions de l’empire britannique dans quatre ou cinq mois » 17. Aussi l’Amirauté de Londres se décide-t-elle enfin à prélever des destroyers sur la Grand Fleet et à former les premiers grands convois de l’Atlantique en mai 1917, puis de Gibraltar en juillet… L’entrée en guerre des Etats-Unis, qui envoient croiseurs et destroyers, contribue à donner de l’air aux Alliés. Enfin, de nouveaux moyens de lutte ASM sont mis en œuvre : dans l’été 1917, avions, lance-grenades de profondeur et hydrophones commencent à équiper les bâtiments d’escorte. Ces mesures sont payantes. Le tonnage allié coulé, qui a culminé au deuxième trimestre 1917 à plus de deux millions de tonnes, retombe au troisième trimestre à moins d’un million18. La guerre navale est gagnée.

La crise doctrinale
Une mutation génétique

Victoire de l’Entente certes, mais à quel prix ! La défaite des U-Boote tient moins à quelque infériorité consubstantielle de la guerre de course sur la guerre d’escadre qu’aux lenteurs, aux tergiversations et à la parcimonie avec laquelle l’Allemagne a conduit ses campagnes de torpillages. Si elle avait eu en permanence 50 unités à la mer dans l’hiver et le printemps 1917, elle aurait pris de court la riposte alliée et « rien n’aurait pu l’empêcher de gagner la guerre », estimait l’amiral américain Sims19. La théorie classique de la puissance maritime s’en trouve complètement bouleversée, et cette crise doctrinale a entraîné dès 1915 une rapide mutation génétique des flottes. Laissons la parole à Castex :

La marine alliée semblait, sous la pression des événements, s’être divisée en deux parties complètement étrangères l’une à l’autre. L’une, la marine ASM, la marine des torpilleurs, des patrouilleurs, des chalutiers, des engins aériens, se révélait active, entreprenante, utile, indispensable, et occupait par ses exploits toute la scène militaire. L’autre, la marine des cuirassés, s’était réfugiée dans ses ports et rades, derrière ses filets, paraissant oisive, inerte, inutile, bonne à supprimer pour récupérer des hommes et des canons 20.

Chez l’amiral Habert, le constat est encore moins nuancé.

Les bâtiments de haut bord se sont trouvés sans emploi. La supériorité dont on s’enorgueillissait en les dénombrant n’a servi de rien. Superbes instruments de combat, ils ont été impuissants à assurer la maîtrise de la mer, sans adversaires à combattre et sans la possibilité, à cause de la faiblesse de leurs œuvres vives, de les chercher chez eux, ou bien, comme autrefois, d’empêcher tout ennemi de sortir de ses ports… Cette marine, née il n’y a guère plus d’un demi-siècle, va disparaître. Des navires qui auraient la prétention de disputer l’empire de la mer à tous les ennemis devraient être des géants capables de lutter contre des adversaires qui seront dans l’air, sur mer et sous les eaux. Nous n’y croyons pas, quant à nous ; la lutte se fera par d’autres moyens 21.

En d’autres termes, la Grande Guerre semble avoir démontré le primat du matériel sur les considérations théoriques : la traditionnelle guerre d’escadre étant devenue impossible, tout l’édifice de la stratégie navale doit être repensé d’après les possibilités de l’aviation et des sous-marins. C’est le grand retour des partisans de l’amiral Aube.
Revanche de l’Ecole matérielle

Dès 1920, le C.F. Baret instruit le procès de l’école historique. Il lui concède certes « qu’il y a dans l’histoire des enseignements invariables », notamment la nécessité de rechercher le combat par la manœuvre – là où la défensive linéaire de la Jeune Ecole n’aboutissait qu’à disperser et à immobiliser les forces22. Mais pour bien concevoir les luttes à venir, encore aurait-il fallu tenir compte des bouleversements technologiques ; or, le « dogmatisme de l’idée » propre à la doctrine historique a entraîné un mépris complet pour les données matérielles, d’où les déboires que l’on sait23. Le grand responsable est Mahan, que Baret déboulonne allègrement de son piédestal :

Ce demi-dieu de l’école historique s’essouffle à trouver des analogies entre une galère et un bâtiment à vapeur. Il continue ainsi longuement sur le mode prud’hommes que de chaque action du temps de la marine à voile, il tire un enseignement soigneusement réparti en leçon tactique et en leçon stratégique. Le résultat ne se fait pas attendre pour le lecteur : c’est d’un ennui mortel. L’œuvre de Mahan, “Summa Mahana”, nous apparaît profondément terne 24.

En toute logique, la déroute du mahanisme eût dû entraîner une réévaluation de Corbett, qui en avait dénoncé les excès avant 1914 et analysé avec justesse les caractéristiques stratégiques de la guerre navale à venir : impossibilité d’obtenir la bataille décisive, lenteur des effets du blocus, pesanteurs induites par le droit des neutres, primat de la guerre des communications. Vers la fin du conflit, le C.F. Vandier, officier de liaison français auprès de la Grand Fleet, avait d’ailleurs attiré l’attention du ministre de la Marine sur ces aspects de l’œuvre de Corbett, alors très populaire dans la Royal Navy25. Pourtant, le document de Vandier est resté lettre morte. Le seul article sur Corbett publié par la Revue maritime dans la période considérée est la nécrologie que lui consacre en 1922 Paul Chack ; encore salue-t-il en lui un « grand annaliste » sans voir qu’il fut d’abord un grand analyste…26
Sociologie des querelles doctrinales

Le réquisitoire du C.F. Baret jette un éclairage capital sur les arrière-plans sociologiques du conflit des « historiques » et des « matériels ». A la méthode matérielle, focalisée sur l’analyse des systèmes d’armes contemporains, la méthode historique oppose une approche synthétique et généraliste postulant la permanence des grands principes stratégiques à travers les âges. Mais pareille synthèse exige une formation classique et philosophique dont les « matériels », plus à l’aise face aux réalités de l’ère industrielle, dénoncent le caractère « littéraire » et anti-scientifique27. Il y a donc lieu de se demander si la querelle des écoles ne traduit pas le choc de deux cultures, la culture humaniste des élites traditionnelles d’une part, de l’autre celle des « couches nouvelles » (ce qui contribuerait à expliquer les connotations politiques bien connues du débat entre Histoire et Matériel). Deux filières professionnelles aussi, la « voie royale » de l’Ecole de Guerre navale et celle des Ecoles de spécialités, dont l’amertume éclate sous la plume du commandant Baret :

Les pionniers de la Doctrine disent à ces malheureux officiers spécialistes : “Certes votre travail est nécessaire, certes vos efforts sont utiles et méritoires. Mais votre intelligence subjective ne peut pas suffire pour que vous puissiez espérer commander un jour en vrai chef des bâtiments de ligne, des divisions, des escadres, des armées navales… Pour devenir un chef il faut porter au front un étoile, les stigmates de l’esprit ardent. Vous qui n’êtes point touchés par l’esprit, vous qui ahanez sur des besognes inférieures, arrière ! Pour mener la bataille il nous faut des artistes et vous n’êtes que des ouvriers. Racca ! Racca ! Vous qui ne possédez point le sens marin, cet indéfinissable, ce don inné de l’intelligence, sans lequel il n’est pas de Ruyter, de Suffren, de Nelson ! Que venez-vous nous parler de science et de matériel, de canons, de torpilles et de sous-marins !”28

Saisissante prosopopée à laquelle Castex, piqué au vif, répondra que jamais l’école historique n’est tombée dans de pareils excès. Selon lui, le sens du matériel et le sens de la doctrine se complètent plus qu’ils ne s’opposent : le cours normal d’une carrière d’officier commence par la spécialisation dans un système d’armes donné, puis évolue vers le sens des généralités qui est le propre des grades élevés29. Mais l’argumentation de Castex élude l’aspect sociologique du problème, que différents signes incitent à ne pas sous-estimer. Les officiers spécialisés, aux possibilités d’avancement limitées, dénoncent depuis plusieurs décennies déjà le verrouillage de la marine par une « oligarchie héréditaire d’amiraux »30 majoritairement ralliée avant 1914 aux thèses historiques. Nulle surprise donc à ce que le débat resurgisse dans l’après-guerre, les déconvenues stratégiques du conflit ayant placé l’Amirauté dans une situation délicate : le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la France, puisqu’à la même époque les « officiers combattants » de la Royal Navy sont en butte à la fronde des « officiers techniciens » qui leur reprochent d’accaparer les postes les plus gratifiants31.

Quel bilan dresser de ces passes d’armes ? L’école matérielle a incontestablement retrouvé de son mordant après la Grande Guerre : prenant acte de l’absence de bataille décisive et du primat de la course, le C.F. Ceillier constatera en 1928 que « l’amiral Aube avait exactement décrit, quarante ans à l’avance, toute la guerre navale en Méditerranée » 32. Mais les « historiques » ont résisté pied à pied et semblent avoir conservé leurs positions au sein du haut-commandement. Le véritable enjeu du débat était en effet le type d’enseignement proposé à l’Ecole de Guerre navale : alors que les « matériels » souhaitaient y voir privilégier l’étude des technologies militaires les plus récentes, l’Amirauté maintint le cap historique pris avant-guerre et garda à l’EGN son caractère généraliste d’ »école de despécialisation » 33. Il aurait d’ailleurs été bien difficile de faire autrement, car le débat sur les armes nouvelles, véritable feu d’artifice de théories contradictoires, défiait toute synthèse.

La pensée navale face aux nouveaux matériels
L’influence anglo-saxonne

Dès l’avant-guerre, la Revue maritime avait suivi avec attention les controverses navales anglo-saxonnes, en particulier lors de l’apparition des dreadnoughts. Cette tendance se poursuit après 1918, car le conflit a aggravé le retard technologique de la marine française ; les arsenaux ont dû travailler pour l’armée de terre et la Royal Navy a assumé l’essentiel des tâches maritimes de l’Entente. Aussi est-elle la première à s’interroger sur les nouvelles dimensions, sous-marine et aérienne, de la stratégie navale, qui remettent en cause sa traditionnelle supériorité surfacière. Devant cette diversification des menaces, certains théoriciens britanniques soutiennent simultanément trois thèses contradictoires :

1) Il faut des bâtiments multi-fonctions, donc de plus en plus grands ;

2) Les grandes unités sont condamnées par les armes nouvelles ;

3) La puissance aérienne rend inutile la puissance maritime34.

La première tendance prolonge la course au gigantisme amorcée depuis le Dreadnought 35. C’est d’ailleurs à l’imagination féconde de lord Fisher, père du Dreadnought, que l’on doit après la guerre le concept de « Sans-pareil », sorte de supercuirassé jaugeant 40 000 tonnes, filant 40 nœuds et capable de faire le tour du monde sans réapprovisionner. Hérissé d’artillerie lourde pour le combat d’escadre, le « Sans-pareil » pourrait également s’illustrer dans le combat de flottilles, puisqu’il emporterait dans ses flancs une dizaine de petits bâtiments rapides (dont deux torpilleurs)36.

Antithèse : l’avion et le sous-marin chasseront des mers les grandes unités. Sir Percy Scott, autre pionnier du Dreadnought 37, estime que ce type de bâtiment sera bientôt caduc ; les avions-torpilleurs le couleront avant même qu’il ne soit arrivé à distance de tir. Et Fisher lui-même de conclure : « Le cuirassé est mort, c’est l’avion qui le remplacera » – proposition parfaitement antinomique avec son projet de « Sans-pareil »38. Cette seconde tendance privilégie les petites unités spécialisées, parce qu’elles forment des cibles plus difficiles à atteindre et que, moins coûteuses, elles peuvent être construites en grand nombre.

La troisième thèse affirme la toute-puissance de l’air, qui déclasse les conceptions stratégiques traditionnelles au profit d’une guerre-éclair conduite à coups de bombardements terroristes. Lord Fisher estime que les conflits changeront radicalement de forme lorsque des milliers d’avions armés de bombes au gaz pourront exterminer par surprise les capitales adverses. Ce jour-là, la guerre navale comme la guerre terrestre n’auront plus aucune raison d’être39.

Risquons un diagnostic : comme la Jeune Ecole des années 1880, la pensée navale d’après-guerre souffre de « Jules-Vernite » aiguë, c’est-à-dire d’une tendance à extrapoler les virtualités scientifiques du moment sans tenir compte des blocages technologiques. D’autre part, à trop insister sur tel ou tel matériel de pointe, elle en oublie la grammaire de la stratégie et sa dialectique : toute arme nouvelle suscitant une parade, c’est la nouvelle balance des forces qui compte, non les moyens considérés isolément. Mais comme l’expliquera Castex en 1927, l’approche matérialiste est par principe incapable d’une telle synthèse : « A cause de sa nature analytique, l’école matérielle se subdivise en autant d’écoles qu’il y a d’armes : école du canon, école de la torpille, école du sous-marin, école de l’aéronautique, qui souvent s’ignorent ou se combattent… L’école matérielle est toujours nettement particulariste » 40. Les contradictions de lord Fisher n’ont pas d’autre cause.
Le sous-marin

Après la défaite des U-Boote, les traditionalistes ont proclamé « la faillite du sous-marin », bâtiment aussi lent, sourd, muet et aveugle en plongée que vulnérable en surface. Grave erreur, réplique la sous-marinade, car le rythme soutenu des innovations technologiques permet d’envisager des engins beaucoup plus performants que ceux de 1914-1918. L’accroissement de la vitesse en plongée facilitera l’approche des cibles rapides, zigzaguantes et protégées par des destroyers ; les sous-marins pourront dès lors s’en prendre aux bâtiments de combat, et non plus aux seuls marchands. Les progrès de l’écoute sous-marine, à laquelle certains spécialistes français s’intéressent depuis 1910, devraient permettre de localiser l’objectif sans sortir le périscope41. D’autre part, la TSF aidera le sous-marin à dépasser sa faiblesse principale : le manque de liaison avec les autres armes. Dès 1917, Maurice de Broglie a réussi à émettre depuis la terre en direction d’un sous-marin en immersion périscopique. A terme, on pourra donc diriger des meutes de sous-marins sur un objectif repéré par l’aviation. Un système de morse sous-marin permettrait même la coopération tactique entre plusieurs unités en plongée42. L’enjeu de ces recherches est capital, puisqu’il s’agit de faire du sous-marin, jusque-là cantonné à la guerre de course, un bâtiment apte à la « guerre d’escadre sous-marine » – programme que le commandant Baret, sous-marinier fanatique, n’hésite pas à qualifier de « Grand-Œuvre » 43.

La guerre de course, de son côté, est renouvelée par la tendance aux bâtiments géants multi-fonctionnels. En installant de l’artillerie lourde sur des submersibles de fort tonnage, on arrive au concept de « croiseur sous-marin » à grand rayon d’action, échappant en plongée aux bâtiments de ligne adverses et déclassant en surface les escorteurs légers affectés à la protection du commerce. Scheer, l’ancien chef de la Hochseeflotte, estime qu’une vingtaine de croiseurs sous-marins auraient mis à genoux l’économie anglaise bien plus sûrement que les croiseurs de surface de 1914 ; le croiseur sous-marin pourrait en outre acquérir un « rôle capital dans le combat de flottes », et en tout état de cause rendre définitivement impossible la maîtrise de la mer (perspective qui inquiète beaucoup les Britanniques)44. Partant de ces prémisses, certains utopistes préconiseront bientôt le « tout-sous-marin » : les grands submersibles, outre leur rôle corsaire, pourront, à les en croire, assurer la défense de l’outre-mer et des communications impériales, intercepter les sous-marins ennemis, participer à la guerre des littoraux, acheminer en France troupes et matières premières coloniales à la barbe d’un blocus de surface, etc.45. Les architectes navals dénoncent cependant l’irréalisme de ces vues : l’endurance et la rapidité en surface – 30 nœuds – sont payées par un accroissement de tonnage qui complique les évolutions sous-marines ; d’autre part ces bâtiments ne filent en plongée que 6 à 8 nœuds, contre 36 aux destroyers et croiseurs les plus modernes46.

D’ailleurs, le progrès technique ne jouant nullement en sens unique, les parades ASM se perfectionnent elles aussi. Il y a d’abord les défenses passives mises au point par les architectes navals pour permettre aux bâtiments de surface d’encaisser une ou plusieurs torpilles sans aller par le fond47. Du côté des défenses actives, l’arme aéronavale semble très prometteuse. La vitesse est en effet le facteur le plus important dans la chasse aux sous-marins : trois fois plus rapide qu’un destroyer moderne, l’avion repère les U-Boote en surface (voire en immersion périscopique), prévient les convois par TSF, capte leurs S.O.S. et se porte à leur secours en cas d’attaque ; muni de mitrailleuses et de grenades, il peut même attaquer l’ennemi avant qu’il n’ait eu le temps de plonger. Les patrouilles aériennes enlèvent donc au sous-marin ses principaux atouts, l’effet de surprise et la fuite48. On imagine aussi des hydravions ASM pourvus d’écouteurs, qui amerriraient pour traquer leur cible en plongée… Bref, « L’aviation est l’adversaire principal du sous-marin » 49.
L’aviation

L’aviation maritime a acquis durant le conflit une place capitale : en France, elle est passée de 8 appareils en 1914 à 1 264 en 191850. Le L.V. du Plessis de Grénedan y voit « l’auxiliaire indispensable d’une armée navale au combat » et souligne ses multiples atouts : reconnaissance (dont il n’exclut pas les dirigeables, qui ont efficacement éclairé la Hochseeflotte en mer du Nord), réglage des tirs, protection du littoral, attaque en haute mer, attaque des bases ennemies, chasse embarquée, escorte de convois, lutte anti-sous-marins par hydravions spécialisés…51 « Une escadre sans aviation est une escadre perdue », affirme le C.F. de l’Escaille52. Mais il accuse l’institution de rester « particulièrement indifférente » à cette arme, pourtant « appelée à amener dans la conduite de la guerre sur mer des transformations aussi profondes que l’invention de la poudre ou l’apparition de la machine à vapeur » 53 ; l’aviation permettrait par exemple d’attaquer les escadres dans leurs ports, c’est-à-dire d’imposer la bataille à une fleet in being 54. Ses partisans français citent en exemple les expériences tentées aux Etats-Unis, notamment celle de l’Ostfriesland, cuirassé confisqué à l’Allemagne et transformé en bâtiment-cible par l’US Navy : le 21 juillet 1921, l’Ostfriesland fut désemparé par treize bombes moyennes reçues de plein fouet, puis coulé par deux bombes lourdes éclatant sous l’eau à proximité de la coque – et ce en dépit d’une conception moderne, avec cloisonnements intérieurs, qui lui avait permis de survivre à l’explosion d’une mine lors de la bataille du Jutland55. L’avion torpilleur semble encore plus redoutable, parce que plus précis : il a pour avocat au sein de la marine française l’ingénieur principal Stroh, qui se réfère aux expériences allemandes et britanniques en la matière et suggère l’emploi de torpilles radioguidées depuis l’air56.

Faut-il pourtant conclure que l’avion tuera le cuirassé ? Des voix plus mesurées se font entendre, celle notamment du L.V. Leblond qui note que le Goeben, échoué aux Dardanelles, a essuyé plus de 200 attaques des bombardiers anglais de Moudros sans subir de dommages appréciables. Au terme d’une étude très serrée sur les probabilités mathématiques de coups au but lors du bombardement d’un navire manœuvrant, Leblond conclut que le risque n’est pas énorme ; la puissance d’une bombe de 500 kg ne dépasse d’ailleurs pas celle d’un obus de 380 mm auquel le cuirassé est censé résister57. Reste le problème de l’avion torpilleur : bien meilleur dans ce rôle que le sous-marin, qui a toutes les peines du monde à voir sa cible et à se positionner sur sa route, cet appareil prime aussi le torpilleur de surface en discrétion, rapidité et manœuvrabilité. Pourtant, de nouveaux calculs savants permettent au L.V. Leblond de relativiser les chances de coup au but si le cuirassé perturbe l’approche de l’avion torpilleur en changeant de cap et en ouvrant un feu nourri de DCA. Bref, « la différence entre l’avion torpilleur et le torpilleur de surface ne paraît pas tellement forte que, le torpilleur n’ayant pas tué le cuirassé, on soit en droit de conclure que l’avion torpilleur le fera disparaître » 58. Les autorités militaires anglo-saxonnes soutiennent d’ailleurs le même point de vue59.

Le débat n’est pourtant pas clos. L’argumentation de Leblond, fait en effet remarquer le L.V. Serre, repose sur l’hypothèse de l’attaque par un seul avion. Mais si l’on engage l’ennemi avec de puissantes vagues d’assaut aériennes, il aura beaucoup plus de mal à concevoir une manœuvre d’esquive efficace et sa DCA sera saturée60 ; le commandant de l’Escaille préconise à cette fin l’envoi simultané de 50 avions torpilleurs61. C’est l’adaptation à l’arme aérienne de « l’effet de masse » déjà théorisé par la marine impériale allemande pour les navires torpilleurs, avec cette différence que la charge des flottilles au Jutland a surtout eu un effet défensif (contraindre la Grand Fleet à s’éloigner pour éviter les gerbes de torpilles, dont pas une seule ne fit mouche), au lieu que la rapidité d’approche d’une vague d’avions torpilleurs aurait une signification authentiquement offensive.

Cette tactique de saturation commande entièrement le débat sur l’adaptation des flottes à l’arme aérienne. Pour combiner la mise en œuvre simultanée de plusieurs dizaines d’appareils, il ne suffit pas en effet de saupoudrer les moyens aériens au petit bonheur la chance sur les types de navires préexistants en y bricolant des dispositifs de catapultage et de récupération d’hydravions à la mer ; il faut un bâtiment ad hoc, nommément le porte-avions, dans lequel certains voient le remplaçant à terme du cuirassé62. « Tout croiseur doit être un bâtiment porte-avions », estime de l’Escaille63. Mais les contraintes techniques sont lourdes : en 1919-1920, les expériences d’appontages tentées par les Britanniques se sont soldées par 2/3 d’avions brisés64. La question taraude l’Amirauté, qui reconvertit en porte-avions le Béarn et organise des exercices d’appontage à Toulon dès l’automne 1920. La persistance des expériences françaises sur les dirigeables, tel au printemps 1921 le bombardement du cuirassé autrichien Prinz Eugen, atteste néanmoins une fâcheuse incertitude quant au matériel aéronaval.
La « marine d’assaut »

Ce fut l’une des croix des flottes alliées que de n’avoir pu agir directement contre la terre, bien qu’en 1917-1918 certains progrès sensibles aient été réalisés à cet égard ; aussi voit-on se poursuivre après-guerre les recherches sur les bâtiments spécialisés dans les opérations littorales et amphibies. Fisher, partisan durant le conflit d’un débarquement chez l’ennemi, envisage vers 1920 des transports de troupes sous-marins et amphibies : « Chacun de ces monstres, rempli de milliers d’hommes, de canons, de chevaux, de tracteurs, fait route à la mer comme un énorme hippopotame et grimpe lourdement sur la plage comme un tank » 65. Dans la Revue maritime, ce thème reste marginal par rapport aux débats sur les sous-marins et l’aviation ; il inspire toutefois quelques articles intéressants.

La genèse de la marine d’assaut est évoquée en 1921 par le L.V. Coindreau66. Cette arme s’est imposée dès lors que les belligérants ont adopté la stratégie de la « flotte en vie » et se sont abrités dans des bases apparemment inexpugnables. Commença alors un « siège naval » que Coindreau rapproche judicieusement de la guerre des tranchées, et qui ne pouvait être surmonté que par des moyens analogues : à « l’artillerie d’assaut » terrestre – les chars – devaient correspondre sur mer, pour « rétablir la situation en faveur de l’offensive », des bâtiments spécialisés67. Ceux-ci virent le jour en 1917 avec les canots explosifs filoguidés allemands (en anglais Electric Motor Boats ou EMB), et plus encore les vedettes électriques lance-torpilles et autres Motoscafi Anti-Sottomarini des Italiens. Ces derniers inventèrent même des embarcations capables de scier ou d’escalader les filets protégeant les rades autrichiennes… Les audacieux raids individuels ne furent d’ailleurs qu’un amuse-gueule, et l’année 1918 vit une manœuvre beaucoup plus ambitieuse avec l’attaque britannique sur la base des U-Boote de Zeebrugge (23 avril). Les petites unités d’assaut y furent intégrées à une force organisée, comportant plusieurs croiseurs et protégée par un cuirassé : semant la zizanie dans les défenses allemandes, elles permirent à un sous-marin de venir faire sauter l’entrée de la digue où débarquèrent les Marines, cependant que trois vieux croiseurs sacrifiés se sabordaient dans la passe. Bien qu’incomplet, cet embouteillage porta un rude coup au moral allemand.

L’incidence stratégique de telles opérations fut loin d’être nulle, puisque les « flottes en vie » commençaient à être sérieusement menacées à la fin de la guerre68. Coindreau se garde pourtant d’envisager la marine d’assaut comme ultima ratio de la stratégie navale : « Nous n’avons nullement eu l’intention de faire le procès du cuirassé au profit des avions, torpilleurs, sous-marins et bâtiments légers qui resteront toujours des armes auxiliaires » 69 ; mais il déplore que « seule de toutes les puissances en guerre, la France semble s’être complètement désintéressée de cette branche nouvelle » 70. Un autre théoricien, le C.F. Cochin, oriente plus nettement son apologie des opérations littorales dans le sens d’une critique des dogmes mahaniens et oppose « le combat de côtes, objectif précis, au combat naval, but stérile » 71. Le débat sur les matériels débouche donc, ici comme ailleurs, sur une remise en cause des principes stratégiques fondamentaux…

Le rôle de la mer dans la stratégie générale

Aussi diverses qu’elles soient, les différentes interprétations du conflit ont en commun de substituer aux vieux paradigmes mahaniens une conception plus souple de la stratégie navale. Alors que la doctrine d’avant-guerre se bornait pratiquement à la recherche de la « bataille décisive », il ne s’agit plus vers 1920 d’acquérir en un seul combat la « maîtrise de la mer », mais bien plutôt d’utiliser au coup par coup ses virtualités opérationnelles malgré la menace ennemie – état que Corbett avait appelé dès 1906 la « maîtrise en dispute » 72. D’autre part, les idées maritimes de 1914 étaient foncièrement tautologiques : le grand large y était à lui-même sa propre fin, sans que personne semble s’être soucié de son utilité dans la stratégie générale du conflit (cf. les réticences de la marine à organiser l’acheminement du XIXe Corps d’Armée en août 1914…). Il aura fallu quatre ans de guerre et beaucoup d’erreurs pour que l’on admette enfin la révolution conceptuelle défendue deux décennies plus tôt par Corbett : « L’importance réelle de la puissance maritime est son influence sur les opérations militaires » 73. Les forces navales doivent donc reconnaître leur subordination aux forces terrestres, ou tout au moins leur insertion dans la grande stratégie interarmées. L’heure du « décloisonnement » a sonné74.
Du plaidoyer pro domo à l’appui des terriens

Sans doute faut-il ici insister sur le contexte psychologique très particulier dans lequel baignent les marins de 1920, confrontés au même problème que leurs devanciers de 1871 : ils ne peuvent revendiquer aucun fait d’armes spectaculaire et les tâches de portefaix ou de garde-côtes dont ils se sont acquittés sont mal perçues du public, voire carrément ignorées. Malgré ses 115 navires et 11 500 hommes perdus en opérations75, la marine n’est pas citée dans la loi du 10 novembre 1918 félicitant les armées et leurs chefs ; traumatisée par la guerre des tranchées et les menaces sur Paris, l’opinion ne retient que les péripéties terrestres du conflit. Deux histoires cocasses résument la situation : celle d’abord de ce « glorieux déserteur » de la marine qui quitta son bord dès 1914 et s’engagea dans la Légion parce qu’il en avait assez de ne pas voir l’ennemi76, celle ensuite – rapportée par la Revue maritime – d’un officier de marine permissionnaire dont l’uniforme était à ce point inconnu des populations civiles qu’il fut tour à tour pris pour un militaire allié, un contrôleur du gaz et un agent de police ! Bref, la marine est plus que jamais « incomprise de la majeure partie de la nation » et doit expliquer patiemment son rôle à l’opinion et aux milieux parlementaires, qui inclineraient volontiers à lui couper les crédits pour renforcer l’armée de terre ou poursuivre le développement de l’aviation77.

Il n’est donc nullement surprenant que le ministre Georges Leygues, suppliant en 1920 le Parlement de financer la rénovation d’une flotte à bout de souffle, insiste sur la complémentarité entre la terre et la mer :

La marine a exercé sur le déroulement et sur l’issue de la guerre une influence qui apparaîtra de plus en plus grande au fur et à mesure que sera démontrée la liaison étroite qui exista pendant les hostilités entre les armées de terre et les armées navales et que s’affirmera cette vérité que l’Entente aurait perdu la guerre si elle avait perdu la maîtrise de la mer… Sans les convois qui nous apportaient le blé, le charbon, le fer et l’acier, qui débarquaient en France des millions de soldats et leur matériel, nous n’aurions pu ni vivre ni vaincre 78.

Cette argumentation admet implicitement la primauté opérationnelle des campagnes terrestres, la mer ayant plutôt un rôle logistique. L’amiral Darrieus lui-même, pionnier de la doctrine classique du Sea Power, reconnaîtra en 1921 que la suprématie de la Royal Navy n’aurait pas servi à grand-chose si l’armée française n’avait tenu tête à l’armée allemande sur le continent : « La puissance n’est pas formée d’un élément envisagé isolément, mais de tous ses éléments intimement liés, sans en oublier un seul » 79.

Le « décloisonnement » stratégique est d’ailleurs également perçu par l’armée de terre qui – à l’exception de Mangin, grand lecteur de Mahan – n’avait guère soupçonné avant 1914 le poids de la puissance maritime. Le conflit lui a ouvert les yeux et le général de Castelnau tient devant la Chambre le même discours que Georges Leygues80. On assiste de ce fait à un renforcement institutionnel des liens interarmées. Un décret de 1920 adjoint au Conseil Supérieur de la Marine, avec voix consultatives, le chef d’état-major général de l’armée et un autre membre du Conseil Supérieur de la Guerre ; le chef d’état-major général de la marine et un autre membre du CSM sont de même adjoints au CSG. « L’expérience a montré jusqu’à quel point, dans une guerre moderne qui met en jeu toutes les forces vives d’une nation, action navale et action terrestre se complètent et s’enchaînent », note à ce propos le chroniqueur de la Revue maritime 81. Rapprochement des écoles aussi, avec les conférences prononcées par le maréchal Foch et le général Weygand à l’Ecole de Guerre Navale en mars-avril 1922 : une « liaison de plus en plus intime » s’établit entre l’EGN et le Centre des Hautes Etudes Militaires82.
Les rivalités budgétaires et le problème de l’air

Si marins et terriens s’accordent à reconnaître en théorie leur interdépendance stratégique, ils n’en demeurent pas moins jaloux de leurs spécificités respectives. La crise budgétaire freine en effet les progrès de l’esprit interarmées : la Revue maritime s’indigne de voir André Lefèvre, « porte-parole le plus autorisé des milieux militaires » à la Chambre, préconiser « la réduction des crédits de la marine, déjà si modestes, au profit de ceux de l’armée de terre, si largement dotée par contre, sous le prétexte que le sort des armes se décidera toujours sur terre. » L’enjeu du débat est la création d’un ministère unique de la Défense nationale – projet motivé par un souci d’économies plus encore que par des considérations stratégiques, et qui ferait « de la rue Royale une annexe de la rue Saint-Dominique » 83. Les multiples études sur l’importance comparée de la puissance terrestre et de la puissance maritime sont étroitement tributaires de ce contexte. Darrieus assimile par exemple le rôle de la mer aux « fondations » de l’édifice stratégique, ce qui signifie que les forces terrestres n’en sont que les superstructures84. Pour le L.V. René Marie inversement, « l’armée est le facteur principal » ; « Avant que d’être le facteur capital », rétorque le C.C. Richard, « il importe assurément d’exister ; et si cette existence est conditionnée par l’intervention d’un deuxième facteur d’essence navale, peut-on dire que ce dernier est moins capital que le premier ? » 85 De tels propos sont en vérité bien vains, puisque tous les protagonistes admettent la complémentarité de la terre et de la mer, mais ils traduisent éloquemment l’âpreté de la compétition budgétaire entre les armées…

Reste un troisième larron : l’air, véritable surprise stratégique de la Grande Guerre, qui a obtenu son autonomie en Angleterre et aspire partout à la même reconnaissance. En France comme ailleurs, ses partisans les plus extrémistes y voient l’arme absolue appelée à remplacer purement et simplement les autres forces86. Aussi la terre et la mer font-elles front commun pour contenir l’expansionnisme des aviateurs. « Le ministère de la Guerre, qui désire tant accroître son rayon d’action, peut aisément récupérer les pensions militaires et l’aéronautique », suggère-t-on dans la Revue maritime 87. Même le C.F. de l’Escaille, fervent apôtre de l’aviation, entend la cantonner au rôle de service et non d’armée autonome88. Toutefois, certains officiers supérieurs sont troublés par l’irruption de la troisième dimension et tentent de conjurer le péril en transposant à l’air les catégories classiques de la pensée navale. Ainsi l’amiral Habert :

La maîtrise de la mer, dont l’influence a été si considérable au cours des siècles écoulés, n’est plus qu’un facteur de la maîtrise des espaces qui appartiennent à tous. La conquête de l’air appelle la lutte pour la maîtrise de l’air, lutte d’une plus grande envergure encore que la dispute de la maîtrise des océans, mais pour laquelle les enseignements de la guerre sur mer ne devront pas être perdus89.

De même Darrieus :

Si jamais les armes aériennes rendaient réellement impraticable la navigation de surface (et il s’en faut de beaucoup que nous en soyons là), le problème ne serait que déplacé et changé de milieu. La maîtrise de la mer devrait se comprendre dans le sens de la domination de l’espace, et celle-ci appartiendrait incontestablement aux nations disposant des plus grands moyens90.

Ces dernières remarques traduisent à la fois un sens de l’évolution matérielle plus aigu qu’avant 1914 et une certaine permanence de l’approche philosophique en stratégie, puisque les tactiques récentes y apparaissent comme justiciables des principes intemporels de l’art. Par delà la confusion initiale, c’est bien vers une nouvelle synthèse que s’acheminent les doctrines navales d’après-guerre.

Les révisions doctrinales des « Historiques »

Aussi impérieux qu’ait été le retour des théories technicistes dans les années 1920, le camp des « historiques » n’a pas baissé les bras : il a au contraire revu et corrigé ses principes, tempérant leurs applications de détail pour coller de plus près à l’expérience des faits. En parodiant Auguste Comte, on pourrait dire que la pensée navale classique passe de l’âge théologique – celui de Mahan – à l’âge métaphysique, voire à l’âge positif.
Castex et la Synthèse de la guerre sous-marine (1920)

Dès 1920, Castex s’applique à endiguer les ardeurs matérialistes par une étude magistrale des stratégies navales de la Grande Guerre, parue sur plusieurs livraisons de la Revue maritime avant sa publication en librairie. Il réfute le caractère inédit du conflit et souligne par exemple ses analogies avec la guerre de Sécession, mais aussi avec les guerres de l’Europe classique, révolutionnaire et impériale. Dans tous ces cas – et Castex reste ici dans le droit fil de Mahan – la puissance maritime a fini par terrasser la puissance continentale : « La privation de la mer, discrète et terrible, invisible et mortelle, est comme un gaz asphyxiant stratégique, économique et politique » 91. De Pontchartrain à Tirpitz, selon le sous-titre suggestif de l’ouvrage, la puissance continentale a régulièrement cru pouvoir compenser son handicap maritime par l’adoption de « martingales », au premier rang desquelles figure la guerre de course ; mais « toujours, avec une persistance éloquente, l’histoire a enregistré sa faillite » 92. Cette permanence contrastant avec l’évolution des technologies et des tactiques navales, Castex en conclut très classiquement au primat de la philosophie militaire sur les facteurs matériels. L’échec de la course vient de ce qu’elle a généralement été envisagée comme moyen d’action exclusif, sans coordination avec la guerre d’escadre, au mépris du principe fondamental de liaison des armes :

Si le parti qui fait la course fait en même temps de la bonne “guerre militaire”, si ses forces navales sont agissantes, si elles font de la fixation offensive, l’ennemi n’aura pas trop de tous ses moyens pour parer le coup et il ne pourra consacrer que peu de navires à la défense de ses bâtiments marchands. L’action des corsaires s’en trouvera facilitée. Il y a donc liaison étroite, quoique lointaine, entre l’action des corsaires et celle des escadres. Si elles marchent ensemble, on peut espérer des résultats. Si l’on engage la première en supprimant la seconde, l’échec est certain, parce qu’on ne viole pas impunément une règle militaire essentielle 93.

Durant la guerre d’Indépendance américaine, l’attitude offensive de la flotte française avait contraint la défense britannique à l’éparpillement, d’où les succès inédits de nos corsaires. Tels n’ont pas fait les Allemands en 1914-1918, parce que l’écrasante supériorité en cuirassés de la Royal Navy les a dissuadés de mener une vraie guerre d’escadre. Bien qu’ils n’aient pratiquement jamais quitté leurs mouillages, les cuirassés alliés ont ainsi assuré la sécurité des flottilles ASM :

On voit clairement comment était charpentée l’organisation défensive des Alliés. Le bâtiment de commerce confiait sa protection aux patrouilleurs flottants et aériens, qui confiaient la leur à la flotte cuirassée. Cette masse se trouvait, en fin de compte, soutenir tout l’édifice de la guerre sous-marine et jouer ainsi un rôle énorme, que peu de personnes, même parmi les professionnels, ont nettement compris et pénétré 94.

Il n’est d’ailleurs que de considérer la panique qui s’empara des Amirautés alliées à chaque velléité offensive des grandes unités allemandes pour comprendre combien les capital ships sont restés la colonne vertébrale de la stratégie navale : dans les heures d’incertitude qui suivirent la bataille du Jutland, puis lors du bref raid accompli par le Goeben et le Breslau au débouché des Dardanelles le 20 juin 1918, « chacun s’est tourné vers la flotte cuirassée et a vu en elle la sauvegarde des patrouilleurs, de la marine marchande et du reste, regrettant peut-être le dédain dont il l’avait jadis enveloppée » 95.

Appliquant en sens inverse sa propre démonstration, Castex imagine un emploi offensif et non plus dissuasif des escadres cuirassées dans la lutte ASM : des raids à répétition contre le littoral ennemi auraient pour effet de fixer en défense les sous-marins, qui ne pourraient plus pendant ce temps menacer les communications96. La Grande Guerre offre quelques exemples de cette stratégie, qui culmina avec l’attaque des bases sous-marines elles-mêmes à Zeebrugge et Ostende. Ces assauts furent certes conduits par des hydravions et des bâtiments relativement légers, mais ils eussent été inconcevables sans le soutien à distance des cuirassés. Là encore, il n’y a rien de vraiment nouveau sous le soleil, et Castex rapproche systématiquement les exemples dont il s’inspire de certains épisodes des XVIIe et XVIIIe siècles : la capture par Rodney des bases corsaires de la Martinique en 1762, par exemple, sonna la fin de la course française aux Antilles.
Le temps des ambiguïtés

La Synthèse de la guerre sous-marine semble donc restaurer la doctrine historique dans toute sa splendeur. Au détour de la démonstration, une petite phrase relativise pourtant l’orthodoxie du propos et montre que Castex ne fait pas l’impasse sur les facteurs techniques :

La guerre de 1914 n’a fait en somme que vérifier une notion historique bien établie, avec ce correctif qu’au lieu d’exercer la “maîtrise de la mer”, le groupe des porte-canons de haut bord, ou la masse cuirassée, n’assure maintenant que la “maîtrise de la surface” 97.

La nuance est importante, car elle traduit l’ambiguïté sous-jacente de la doctrine de Castex sur laquelle Hervé Coutau-Bégarie a tant insisté98. En apparence, Castex ne remet pas en cause les dogmes mahaniens : de ce que les capital ships n’assurent plus que la maîtrise de la surface, on ne saurait en effet déduire théoriquement la ruine du Sea Power, puisque les flottilles sont censées venir à bout de la menace sous-marine. Le même raisonnement s’applique à la maîtrise de l’air, bien que cette question n’ait pas été au cœur des préoccupations de Castex en 1920 (l’expérience de l’Ostfriesland n’aura lieu qu’en 1921) : les porte-avions, ou plus récemment nos modernes frégates anti-aériennes, peuvent en principe juguler la menace aérienne. Il reste que la diversification des périls amène concrètement l’éparpillement des moyens défensifs. Un vaisseau de ligne du temps de la marine à voile pouvait affronter à la fois d’autres vaisseaux de ligne et des corsaires, au lieu qu’un capital ship de l’ère contemporaine doit s’en remettre à des bâtiments spécialisés pour affronter sous-marins et avions… La stratégie navale devient donc affaire de dosage entre les différentes armes, plus que de supériorité brute de la guerre d’escadre comme le voulait Mahan ; elle est de ce fait beaucoup plus ouverte et plus incertaine que par le passé, et la guérilla des marines secondaires dispose de moyens accrus99.

On relève chez Darrieus un tiraillement similaire entre orthodoxie et modernité. A l’appui de sa condamnation de la course comme moyen exclusif, Darrieus reprend les arguments historiques de Castex, tel le raccourci Pontchartrain-Tirpitz100. Il estime également que l’apparente inactivité des escadres au cours de la Grande Guerre n’a rien d’exceptionnel : durant les guerres de la Révolution et de l’Empire, c’est depuis ses ports que la Royal Navy bloqua la flotte française, ne maintenant guère devant Brest que des frégates de surveillance101. Toutefois, Darrieus rompt net avec la conception de l’offensive propre à la vulgate mahanienne :

Ceux-là se trompent gravement, qui sous le prétexte d’offensive rêvaient d’attaquer toujours et quand même n’importe qui, ou n’importe quoi, à la manière du taureau fonçant en aveugle sur un obstacle. L’esprit d’offensive doit se concevoir précisément dans le sens d’initiative et celle-ci a appartenu sans contestation possible aux Alliés pendant toute la durée de la guerre 102.

Ce fragment annonce de façon frappante le passage des Théories stratégiques (vol. IV) dans lequel Castex écrit « qu’on ne prend pas l’offensive comme on veut et quand on veut, en aveugle, par doctrine absolue, en tous temps et en tous lieux… » 103 Mais Darrieus camoufle plus ou moins la remise en cause du dogme en blanchissant l’école historique de ses responsabilités dans les outrances de 1914 et en substituant au couple Histoire-Matériel un couple « Ecole de l’expérience – école de l’empirisme et du débrouillage », celle-ci conduisant aux déboires que l’on sait, celle-là déduite de l’Histoire, donc toujours bonne et vertueuse (tant pis pour les faits !)104. Ambiguïté supplémentaire, Darrieus reste dédaigneux envers la défensive : il qualifie la Direction de la guerre sous-marine de « lamentable hérésie qui aboutit à la dualité de la conduite des opérations » 105.
Un Corbett français

S’il est parfois difficile de suivre le double langage de Castex et de Darrieus, un officier moins connu, le C.C. Richard, réussit à formuler sans détours une nouvelle synthèse très proche de celle de Corbett. Comme les « Matériels » de son temps, Richard se défie des grands théoriciens militaires : « Il semble que l’éthique nouvelle, née de la guerre, trouve Jomini, Clausewitz et Mahan franchement ennuyeux… Serait-ce le crépuscule des Idoles ? » 106 Mais si l’absolutisme des grands principes le rebute, il reste dans la lignée des « Historiques » en affirmant que « la grande guerre que nous venons de traverser n’a en rien différé de la plupart de celles qui l’ont précédée : même activité des corsaires – devenus submersibles -, même passivité des flottes militaires » 107 – et en définitive même victoire de la puissance maritime sur la puissance continentale.

Stratégiquement orthodoxe, le propos est tactiquement révisionniste et condamne le dogme de la bataille décisive plus nettement que ne l’ont fait Castex et Darrieus : « Notre art est plus délicat, plus nuancé, plus difficile aussi » 108 Selon le C.C. Richard, la bataille décisive a été indûment transposée de la stratégie terrestre à la stratégie navale sous l’influence de Clausewitz109. Ce dernier point est inexact, car Clausewitz était alors peu connu en France et c’est bien plutôt la doctrine de Jomini qui a modelé la pensée navale par le truchement de Mahan110. Mais le propos est fondamentalement juste ; l’attaque et la défense des communications, et surtout « le grand, le véritable moyen de la puissance navale » – le blocus111 – sont le véritable objet de la guerre navale :

Sur mer, la destruction des forces organisées de l’ennemi ne constitue pas comme à terre le moyen unique, nécessaire et suffisant pour imposer sa volonté à l’adversaire. La bataille, toujours souhaitable, n’est utile que dans la mesure où cette destruction s’impose pour atteindre le double objet qui constitue le véritable mode d’action de la puissance navale : maintien de l’intégrité de ses communications, rupture de celles de l’ennemi112.

A quoi Castex, sourcilleux gardien de la tradition cette fois-ci, répondra que « Maintenir l’intégrité des communications nationales, interdire celles de l’ennemi, ce sont déjà des conséquences, des corollaires… La mise hors de cause des forces organisées de l’ennemi est donc bien le véritable moyen, initial et fondamental – et le vieux principe subsiste ! » ; tout au plus admet-il que cette mise hors de cause peut être obtenue par le blocus, et non exclusivement par l’anéantissement des escadres adverses113.

Richard tempère également un autre dogme mahanien, « celui de l’inexistence des objectifs géographiques », corollaire de la recherche exclusive du combat ; si le facteur terrain compte évidemment moins en stratégie navale qu’en stratégie terrestre, on ne peut toutefois méconnaître la nécessité de protéger les bases d’une flotte ou d’attaquer celles de l’ennemi, de tenir des avant-postes où adosser le blocus, etc.114. On l’a bien vu en 1917-1918 avec les coups de main répétés de la Royal Navy contre les repaires des U-Boote. Le commandant Richard propose enfin une intéressante réflexion sur la notion de « flotte en vie », qui n’est pas « radicalement fausse » puisque la bataille n’est pas une nécessité absolue. Cette stratégie peut convenir aux marines de second rang « sous réserve que leur flotte manifeste réellement son existence par une activité inlassable, en liaison avec celle de ses corsaires » 115 – ce qui cadre fort bien avec la Synthèse de la guerre sous-marine…

Conclusion

La pensée navale française de l’après-Grande Guerre est beaucoup moins monolithique que celle de 1914. L’assaut techniciste, à défaut d’avoir pu engendrer une doctrine cohérente comme celle de la Jeune Ecole des années 1880116, a forcé les « Historiques » à revoir de fond en comble leurs postulats, à les nuancer et à les amender profondément. La puissance maritime est désormais intégrée à une vision stratégique globale : même si les liens interarmées restent ambigus, il semble globalement admis que la marine a pour mission principale de défendre et d’attaquer les communications, le combat d’escadres n’étant pas forcément la condition sine qua non de cette tâche. Parce qu’un tel combat ne peut être exclu, le cuirassé garde sa légitimité comme élément de dissuasion ; mais il n’assure plus à lui seul la « maîtrise de la mer », concept relativisé par la diversification des menaces. Une habile combinaison des moyens surfaciers, sous-marins et aériens peut atteindre des résultats auxquels les flottes de second rang de jadis n’auraient pas osé rêver…

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Notes:

1 V.A. Darrieus, “Le programme naval : les deux écoles”, RM, 1921, pp. 721-754 (p. 737).

2 C.A. Habert, “Les premiers jours de l’armée navale”, RM, 1920, pp. 737-754 (p. 740).

3 La flotte française a 25 % de cuirassés et 50 % de croiseurs de plus que la flotte austro-hongroise. Philippe Masson, “La guerre sur mer”, dans le collectif La Première Guerre mondiale, Flammarion, 1991, tome II, p. 442.

4 C.A. Habert, art. cit., p. 741. En mer du Nord, la Royal Navy bute exactement sur le même problème, et la confuse mêlée du Jutland, en 1916, ne changera pas fondamentalement la donne.

5 C.F. Baret, “Histoire et matériel”, RM, 1920, pp. 185-207 (p. 199).

6 C.F. Changeux, “La défense et la riposte contre l’attaque sous-marine”, RM, 1921, pp. 318-329 (pp. 318-319). Le C.V. Mabille du Chesne donnera une version moins négative de cet engagement : conduit avec un remarquable sang-froid, le tir du Voltaire a bel et bien contraint le sous-marin ennemi à la fuite, comme l’a reconnu l’Amirauté allemande. Mais le commandant du Chesne ne nie pas que le Voltaire ait gêné le Touareg (“Grenade et bombarde”, RM, 1924, pp. 1-12).

7 Changeux, p. 319 ; à rapprocher de l’amiral Darrieus : “La question célèbre de quoi s’agit-il ? resta complètement ignorée durant cette guerre” (“Le programme naval : les deux écoles”, RM, 1921, pp. 721-754 – p. 753). Cette question correspond à l’examen de la mission, première étape de la fameuse “Méthode de raisonnement tactique” en cinq temps, popularisée par Foch et toujours en vigueur dans les armées françaises. Pour un exposé succinct, voir le précieux petit ouvrage du contre-amiral (CR) Mathey, Comprendre la stratégie, Economica, 1995, pp. 78-83.

8 Cité par Hervé Coutau-Bégarie, Castex, le stratège inconnu, Economica, 1985.

9 Cité par Castex, Synthèse, RM, 1920, p. 26. Aube appliquait cette remarque au torpilleur, mais elle fut élargie au sous-marin par ses disciples de la Jeune Ecole : l’exiguïté de ces deux bâtiments ne leur permet pas d’emmener un “équipage de prise” apte à assurer le retour à bon port des navires ennemis capturés en épargnant la vie des passagers.

10 Pareil argument se retrouvera en 1921 sous la plume du général italien Douhet, le célèbre théoricien du bombardement aérien à outrance. Dans les deux cas, les assauts terroristes n’ont réussi qu’à rendre les guerres plus barbares encore, mais non pas moins longues…

11 Commandant Guierre, Bataille de L’Atlantique, J’ai Lu, 1967, p. 13.

12 Synthèse de la guerre sous-marine, RM, 1920, pp. 167-168 et 170.

13 Synthèse, op. cit., p. 168.

14 Cité par Philippe Masson, Histoire de la marine, tome II, Lavauzelle. L’amiral Lacaze était alors ministre de la marine.

15 Cdt. Guierre, op. cit., p. 35.

16 Chiffres donnés par Edmond Delage, “La crise de la guerre navale”, RM, 1921, pp. 330-360 (p. 349). Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Delage était le patron civil de la Section historique du Service historique de l’Etat-Major de la Marine.

17 Amiral Sims, US Navy, cité par Edmond Delage, art. cit., p. 332.

18 2e trimestre 1917 : 2 236 934 tonnes ; 3e trimestre : 915 513 tonnes. Les pertes des U-Boote croissent en conséquence : 25 unités détruites par les Alliés en 1916, 66 en 1917, 71 en 1918. Delage, art. cit., pp. 358-359.

19 Cité par E. Delage, art. cit., p. 341. C’est également l’avis de Tirpitz, qui incrimine les réticences du chancelier von Bethmann-Hollweg face à la guerre sous-marine totale. Cf. compte-rendu des Mémoires de Tirpitz par Delage, RM, 1920, pp. 34-52. De fait, Bethmann-Hollweg craignait à juste titre les conséquences diplomatiques des torpillages. Cf. “Les dessous politiques de la guerre sous-marine allemande”, série d’articles d’Edmond Delage, RM, 1920 et 1921. Un autre officier allemand, le C.C. Gayer, donne une interprétation différente du problème, qui selon lui n’était pas uniquement politique mais aussi stratégique : le haut-commandement, continuant de croire à une guerre relativement courte malgré la défaite de la Marne, ne pensait pas avoir le temps de préparer un “grand coup” sous-marin. Il différa donc la mise au point des U-Boote océaniques jusqu’en 1916-1917 (compte-rendu de lecture de la RM, 1921, p. 275).

20 Castex, Synthèse de la guerre sous-marine, RM, 1920, p. 479.

21 “Les premiers jours de guerre de l’armée navale”, art. cit., p. 754.

22 C.F. Baret, “Histoire et matériel”, RM, 1920, pp. 192-sqq. Le primat reconnu au combat montre que les “matériels” ont su faire leur autocritique et s’éloigner des travers de leurs précurseurs des années 1880. On ne peut donc réduire l’école matérielle à la Jeune Ecole, qui n’en fut qu’un moment – pas plus que, dans le camp d’en face, on ne peut faire de Castex le simple continuateur de Mahan.

23 Idem, p. 196.

24 Idem, pp. 192-193. Castex se dit en bas de page “pleinement d’accord” sur les limites de l’œuvre de Mahan.

25 Voir le rapport du C.F. Vandier, en date du 26 avril 1918, dans la préface de Hervé Coutau-Bégarie aux Principes de stratégie maritime de Corbett, Economica, 1993, pp. 16-20.

26 RM, 1922, pp. 659-660. Paradoxalement, la méconnaissance de Corbett dans le camp des “matériels” tient beaucoup à la suspicion dont il fut victime chez les “historiques” eux-mêmes, qui lui reprochaient son prétendu manque d’esprit offensif. En Angleterre, Corbett se vit imputer la timidité de Jellicoe lors de la poursuite de la Hochseeflotte après la bataille du Jutland ; son historique de cet épisode fut désavoué par l’Amirauté, et il en mourut de chagrin. En France, le Service historique de la Marine fit traduire les Principes de Corbett, mais ils ne furent pas publiés et Corbett ne fut guère connu que par les injustes critiques adressées par Castex à ses “discutables sophismes stratégiques”, RM, 1921, pp. 103-104. Sur Castex lecteur de Corbett, voir la préface de Hervé Coutau-Bégarie aux Principes, op. cit., pp. 21-24.

27 Voir les textes du Commandant Abeille en 1911-1912, cités dans notre article “L’influence de Mahan sur la marine française”, art. cit.

28 Idem, pp. 202-203.

29 Baret ne veut pas entendre parler d’une telle “synthèse à la Hegel” : “Des esprits français ne pourraient jamais s’y plier”, idem, pp. 205-208.

30 Selon le mot de Pelletan, cité dans le “Programme d’action” du Commandant Z, Marine française , 2e semestre 1895, pp. 337-343.

31 Cf. “Chronique” de la RM, 1920, p. 559. Seule une étude prosopographique permettrait de mesurer le degré de corrélation entre l’affiliation des officiers à telle ou telle faction doctrinale et leur statut socio-professionnel. De toutes façons, cette corrélation n’est pas absolue, certains amiraux ralliés à la méthode historique étant par ailleurs de remarquables techniciens : ainsi Darrieus, pionnier du sous-marin (voir Henri Darrieus et Bernard Estival, Gabriel Darrieus et la guerre sur mer, Service historique de la Marine, 1995).

32 “La Jeune Ecole”, mémoire du C.F. Ceillier resté inédit jusqu’à sa publication dans L’évolution de la pensée navale, pp. 228-229.

33 Rapport du vice-amiral de Gueydon, inspecteur général du personnel et des écoles, au ministre de la Marine, 7 mars 1919, cité par le C.V. G.L.V. Laurent, “Le Haut Enseignement”, RM, 1922, pp. 603-617 (p. 607).

34 Remarquons que les deux premières thèses renvoient à l’alternative posée par l’amiral Habert en 1920, cf. supra.

35 Le Dreadnought était cantonné dans la fonction de canonnier, mais le choix de l’artillerie lourde qui explique sa taille considérable était déjà une réaction à la diversification des menaces : il s’agissait en effet de pouvoir écraser l’ennemi tout en restant hors de portée de ses torpilles.

36 Cf. Edmond Delage, “Lord Fisher”, RM, 1920, pp. 327-348 (pp. 345-sqq).

37 Les innovations de sir Percy Scott dans le domaine du télépointage avaient permis le combat d’artillerie à très longue distance propre aux dreadnoughts.

38 Article de Fisher dans le Times, cité par le L.V. Leblond, “L’avion tuera-t-il le cuirassé ?”, RM, 1920, pp. 577-599 (p. 577). Delage, art. cit., relève les contradictions du tonitruant amiral sans peut-être apercevoir suffisamment ce qu’elles contiennent de provocation. En bon lord britannique, Fisher aime l’excentricité…

39 “Le débat en Grande-Bretagne”, chronique de la RM, 1920, pp. 278-280. L’idée d’un raid aérien de destruction massive sur Berlin avait été agitée en Grande-Bretagne vers la fin de la Grande Guerre. La perspective d’un déclassement total des stratégies terrestres et navales par la guerre aérienne est à cette époque illustrée par les théories du général italien Douhet, qui préfigurent les débats sur la signification stratégique de l’arme atomique.

40 C.V. Castex, cité par les amiraux Henri Darrieus et Bernard Estival, “Darrieus et la renaissance d’une pensée maritime en France avant la Première Guerre mondiale”, L’évolution de la pensée navale, pp. 93-94. Il s’agit là d’un problème éminemment philosophique : le matérialisme, qui excelle à penser l’organe, est incapable de penser l’organisme.

41 C.C. Baret, “La prétendue faillite du sous-marin, suite”, RM, 1921, pp. 58-65 (p. 61).

42 C.F. J. Cochin, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (pp. 191-192).

43 C.C. E. Baret, art. cit., RM, 1921, p. 790. La tactique des meutes et la coopération des sous-marins avec l’aviation seront mises en œuvre par la U-Bootewaffe de la Seconde guerre mondiale. En 1944, les Allemands sortiront les types XXI, XXIII et XXVI, bâtiments révolutionnaires qui marquent le véritable passage au sous-marin intégral, naviguant toujours en plongée grâce au Schnorkel, doté de puissants hydrophones et d’un sonar actif ; le type XXVI file 26 nœuds en plongée. Par la suite, le progrès le plus sensible sera accompli avec l’avènement du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), dont on a pu dire après les Malouines qu’il était le Capital Ship des temps modernes.

44 “Les idées de l’Amiral Scheer”, article traduit de l’allemand, RM, 1921, pp. 268-272. Les craintes britanniques apparaissent dans le compte-rendu d’un article de l’amiral Hall, RM, 1922, pp. 396-397. L’installation de canons lourds sur des sous-marins remonte à la Grande Guerre : cf. les bâtiments britanniques de la classe M, monitors submersibles destinés à l’appui-feu contre la côte des Flandres, ou encore les divers U-Boote allemands à capacité océanique.

45 C.F. J. Cochin, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (pp. 193-sqq.).

46 Brassey’s Naval and Shipping Annual, cité par la RM, 1921, p. 256. Le grand ingénieur français Laubeuf, pionnier des sous-marins, partage ces réserves. RM, 1923, p. 238.

47 Aux filets de protection de 1914 succèdent après guerre des soufflages en tôlerie sous la ligne de flottaison ou des coques feuilletées à trois cloisons, avec de l’eau entre chacune. Le compartimentage intérieur, déjà étudié par l’ingénieur français Bertin à la fin du XIXe siècle, est renforcé. On dédouble enfin les générateurs d’électricité pour pouvoir continuer à alimenter les pompes d’évacuation malgré la destruction d’une partie des installations. Les architectes navals britanniques semblent en pointe dans ces recherches, fait révélateur quant à l’inquiétude de l’Angleterre face aux sous-marins. Cf. RM, 1922, pp. 249-250, et 1923, pp. 451-465.

48 H.C. Bywater, article paru dans Naval and Military Record du 28 décembre 1921, repris dans RM, 1922, pp. 387-389. Bywater mentionne la possibilité de repérer le sous-marin grâce à des hydrophones installés à terre qui capteraient les explosions de torpilles et indiqueraient leur azimut ; le recoupement des azimuts relevés par différentes stations d’écoute donnerait la position du sous-marin, comme dans le cas de la radiogoniométrie. Selon Bywater, ce système a été utilisé durant la guerre en mer du Nord.

49 L.V. Benoît, “A propos de La prétendue faillite du sous-marin”, RM, 1921, pp. 679-680. Noter que l’idée d’hydravions-détecteurs annonce nos modernes hélicoptères ASM ou avions de patrouille maritime.

50 RM, 1922, p. 179.

51 L.V. du Plessis de Grénedan, “L’aéronautique maritime”, RM, 1920, pp. 373-396. En décembre 1923, du Plessis de Grénedan trouva la mort aux commandes du dirigeable Dixmude, perdu en Méditerranée, RM, 1924, pp. 106-107.

52 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation d’escadre”, RM, 1923, pp. 289-295 (p. 291). De l’Escaille, alors lieutenant de vaisseau, avait commandé les 8 hydravions envoyés à Port-Saïd par l’amiral Boué de Lapeyrère fin 1914. Cette escadrille surveillait les mouvements turcs en Syrie ; dès le 28 décembre 1914, de l’Escaille avait détecté l’avance ottomane dans le Sinaï et annoncé le coup de main ennemi sur le canal de Suez, qui fut repoussé par la marine française le 2 février 1915 (voir G. Assollant, “L’œuvre de la marine française dans la défense du canal de Suez”, RM, 1921, pp. 19-41 et 182-200).

53 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation maritime”, RM, 1921, pp. 324-333 (p. 326).

54 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation d’escadre”, art. cit., p. 290.

55 RM, 1921, pp. 555-561. D’autres bâtiments ex-allemands avaient été coulés par l’aviation américaine peu auparavant : le sous-marin U-117 en juin 1921, le destroyer G-102 et le croiseur Frankfürt en juillet ; le cuirassé américain Iowa, radioguidé depuis un autre navire, a même servi de cible mobile (quoique non défendue). Mais l’Ostfriesland a été le premier cuirassé moderne coulé par bombardement aérien, d’où le retentissement mondial de cette expérience.

56 H. Stroh, “Aéroplanes et torpilles automobiles”, RM, 1920, pp. 93-94.

57 L.V. Leblond, “L’avion tuera-t-il le cuirassé ?”, RM, 1920, pp. 577-599.

58 L.V. Leblond, art. cit., suite, pp. 760-772 (p. 770). La méthode comparatiste de Leblond évoque celle de Mahan. Cf. la comparaison du torpilleur de surface et du brûlot de l’ère classique dans The Influence of Sea Power in History, chap. 2.

59 Maintenant la primauté des cuirassés dans le budget naval 1921-1922, le Premier Lord de l’Amirauté britannique estime que l’aviation doit rester leur “auxiliaire”, cité par la RM, 1920, p. 557. Par la suite, le bombardement de l’Ostfriesland – cible immobile et non-défendue – ne changera pas substantiellement les choses : “L’avion, de même que le sous-marin, le destroyer ou la mine, a ajouté aux dangers déjà connus par le cuirassé mais n’a pas rendu ce dernier inutile. Le cuirassé demeure le plus grand facteur de la puissance navale”, notait le général Pershing dans son rapport officiel sur cette expérience, cité par la RM, 1921, p. 560).

60 L.V. H. Serre, “Réponse au L.V. Leblond”, RM, 1921, p. 673.

61 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation maritime”, RM, 1921, pp. 324-333 (p. 331).

62 L.V. Serre, art. cit., Le C.F. Paul Chack estime lui aussi que le porte-avions est sans doute “le capital ship de demain” et loue la marine américaine d’avoir été la seule à le comprendre, au rebours du “conservatisme naval” de l’Amirauté française (“Chronique”, RM, 1922, p. 384). Le porte-avions avait notamment les faveurs de l’amiral Sims, patron de l’US Navy, qui avait été pleinement convaincu par l’expérience de l’Ostfriesland et ne croyait pas à la possibilité d’installer une DCA efficace sur les cuirassés. Sur ce point l’expérience lui donnera tort : dans les Task Forces américaines de la Seconde guerre mondiale, la puissante DCA des cuirassés s’avèrera la protection rapprochée la plus efficace pour les porte-avions.

63 “De l’aviation maritime”, art. cit., p. 332.

64 Du Plessis de Grenedan, art. cit., p. 389.

65 Fisher, cité par E. Delage, “Lord Fisher”, art. cit., p. 347. Fisher avait proposé dès le début de la Grande Guerre plusieurs scénarios amphibies : capture d’Anvers, débarquement au Danemark ou en Poméranie puis marche sur Berlin…

66 “La marine d’assaut”, RM, 1921, pp. 31-55.

67 Idem, pp. 31-34.

68 Les résultats les plus spectaculaires furent enregistrés par les Italiens avec le torpillage de plusieurs cuirassés autrichiens : le Wien en rade de Trieste (10 novembre 1917), le Viribus Unitis en rade de Pola (14 mai 1918), le Szent Istvan devant Cattaro (10 juin 1918) ; des vedettes rapides furent également employées par les Anglais et les Allemands devant la Belgique. Durant la Seconde guerre mondiale, on verra se multiplier les opérations contre les “flottes en vie” : raid sous-marin allemand contre Scapa Flow (13 octobre 1939), bombardement aérien de la flotte italienne à Tarente (11 novembre 1940), opérations menées par des “torpilles humaines” italiennes contre l’escadre britannique d’Alexandrie (20 décembre 1941), attaque du Tirpitz dans l’Altenfjord par des sous-marins de poche anglais (22 septembre 1942)…

69 “La marine d’assaut”, art. cit., p. 51.

70 Idem, p. 47. En réalité, c’est la marine dans son ensemble qui est passée au second plan des préoccupations de guerre françaises, réflexe bien compréhensible à l’heure où l’armée allemande campe en Picardie… Il faut souligner par ailleurs que le désastre des Dardanelles et de Gallipoli a porté un rude coup au concept d’opération amphibie. Un article du L.V. Bécam traite de cette question et s’attache à réhabiliter les débarquements : l’échec de 1915 vient de ce que les Alliés ont perdu l’effet de surprise en accumulant les retards, non d’une impossibilité a priori de telles opérations. Bécam insiste également sur les progrès du matériel de débarquement. “Le débarquement”, RM, 1923, pp. 77-91.

71 J. Cochin, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (p. 181). Cet article s’accompagne de l’habituelle rhétorique anti-cuirassés de l’école matérielle.

72 Corbett, Green Pamphlet, in Principes de stratégie maritime, traduction française, Economica, 1993, p. 250.

73 Corbett, cité par H. Coutau-Bégarie dans sa Préface aux Principes, op. cit., p. 14. Certains adversaires français de Mahan, sans atteindre la densité conceptuelle de Corbett, avaient pressenti ce fait : “L’empire de la mer est un mot désormais vide de sens en dehors de l’exploitation des grandes routes maritimes du globe”, écrivait par exemple Freysinn en 1903 (“La proie et l’ombre : l’empire de la mer”, article paru dans Marine française, l’organe de la Jeune Ecole).

74 Nous empruntons le terme au général Poirier (postface aux Transformations de la guerre du général Colin, Economica, 1979). Ce décloisonnement des divers fronts et milieux géographiques est une caractéristique essentielle de la géostratégie par rapport à la stratégie opérationnelle classique, cantonnée à une seule dimension (cf. notre article “Une définition de la géostratégie”, Stratégique, n° 58, 1995-2, pp. 85-120). La géostratégie, en somme, est le pendant militaire du phénomène plus global de mondialisation.

75 Chiffres avancés par Jean Meyer, Histoire de la marine française, Ouest-France, 1994, p. 325.

76 Cf. André Corvisier, “Le destin insolite d’un glorieux déserteur dans la guerre de 1914 et la presse de guerre”, Revue historique des Armées, n° 203, juin 1996.

77 C.V. Vincent-Bréchignac, “La marine et le service à court terme”, RM, 1921, pp. 1-11.

78 RM, 1920, pp. 268-274 (p. 269).

79 “Le programme naval : les deux écoles”, RM, 1921, pp. 721-754 (p. 733).

80 “Sans le concours constant, ardent, fervent de notre admirable marine, nous n’aurions pu alimenter la bataille et la France n’aurait pas gagné la guerre”. RM, 1921, p. 109. De même, dans son livre La guerre mondiale, le lieutenant-colonel Corda écrit que “Les puissances de l’Entente ont pu remporter la victoire finale parce que leurs forces de haute mer leur ont assuré envers et contre tout la maîtrise de la mer”, cité par la RM, 1922, pp. 709-710.

81 RM, 1920, pp. 550-551.

82 RM, 1922, pp. 818-sqq. Ce rapprochement aurait été souhaité conjointement par les commandants des deux écoles, l’amiral Ratyé et le général Debeney. Peut-être faut-il rapprocher la venue de Foch à l’EGN des remarques faites par le C.F. Changeux et l’amiral Darrieus à propos de l’oubli de la question “De quoi s’agit-il ?” par la marine (cf. supra).

83 RM, 1921, pp. 830-831. Un article de 1922, estime que l’indispensable coordination stratégique de la terre et de la mer doit être assurée par le gouvernement et le Conseil Supérieur de la Défense Nationale, mais que les questions administratives propres à chaque armée doivent rester l’apanage de ministères spécialisés sous peine d’“impossibilité par congestion” ; ce débat agite également l’Angleterre (RM, 1922, pp. 260-261).

84 “Le programme naval : les deux écoles”, art. cit., p. 733.

85 Lettre du L.V. Marie, RM, 1921, vol. 2, pp. 534-538 (p. 535) ; réponse du C.C. Richard, idem pp. 808-819 (p. 810). S’il subordonne étroitement la mer à la terre, Marie ne remet pas en cause la nécessité d’une forte marine comportant des cuirassés. Richard estime de son côté que l’armée allemande n’a pas été enfoncée en 1918 et que sa capitulation tient à la révolution engendrée par le blocus naval. C’est la version allemande des faits, mais il faut ajouter que l’offensive Pétain prévue pour le 14 novembre 1918 aurait vraisemblablement pulvérisé les défenses ennemies. Pétain, très significativement, en espérait une victoire continentale à dominante française pour équilibrer la victoire maritime à dominante anglo-saxonne… (voir Guy Pedroncini, Pétain, le soldat et la gloire, Perrin, 1989, pp. 410-sqq.).

86 Un capitaine d’aviation français, estimant que les missions logistiques de la marine seraient entièrement assurées par l’air avant un demi-siècle en raison de la plus grande vélocité des avions, en aurait conclu que “Le ministère de la rue Royale n’est d’ores et déjà que le futur ministère de l’Air”. L.V. Guichard, “Petite chronique du temps de paix”, RM, 1922, pp. 375-376.

87 RM, 1921, p. 831.

88 Selon de l’Escaille, un éventuel ministère de l’Air serait aussi incongru qu’un ministère de l’Artillerie ou des sous-marins (“De l’aviation maritime”, art. cit., p. 333).

89 “Les premiers jours de guerre de l’armée navale”, RM, 1920, p. 754.

90 “Le programme naval : les deux écoles”, art. cit., p. 747.

91 Synthèse de la guerre sous-marine, RM, 1920, p. 9.

92 Idem, p. 10.

93 Idem, p. 14. Castex insiste en qualifiant la liaison des armes de “principe de la guerre le plus fondamental” (p. 17).

94 Idem, p. 486. Georges Leygues exprimait la même idée de façon plus intuitive dans son discours au Parlement (cf. supra), soulignant la complémentarité entre “les vaisseaux de haut bord qui réduisirent à l’impuissance les escadres de ligne de l’ennemi” et “les bâtiments légers qui gagnèrent la guerre sous-marine” (p. 269).

95 Idem, p. 492. Le Goeben et le Breslau n’étaient pas stricto sensu des capital ships, mais les Alliés n’avaient dans ce secteur que des bâtiments de flottilles… En 1921, le C.C. Richard reprendra de façon plus imagée l’argumentation de Castex : pour comprendre à quoi ont servi les cuirassés alliés, il suffit de se demander ce qui se serait produit “si, en face de la flotte de haute mer allemande, un prodigieux magicien avait soudainement volatilisé en 1914 la Grand Fleet” (“Les idées tactiques de l’amiral Jellicoe”, RM, 1921, pp. 216-225 (p. 225).

96 Idem, pp. 496-497.

97 Idem, p. 489.

98 Cf. Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Fayard, 1985, pp. 101-sqq. et pp. 153-sqq. L’analyse d’Hervé Coutau-Bégarie porte essentiellement sur les contradictions implicites des Théories stratégiques publiées par Castex à partir de 1929. Il est intéressant de les trouver en germe dès la Synthèse.

99 A vrai dire, le problème du dosage se posait déjà aux amirautés d’antan sous la forme suivante : combien de vaisseaux pour combien de frégates ? Mais les deux types de bâtiments partageaient globalement la même technologie, et la formation des équipages restait commune, ce qui n’est assurément plus le cas de nos jours.

100 “Le programme naval : les deux écoles”, pp. 740-741.

101 Idem, p. 738.

102 Idem, p. 739.

103 Cité par Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, op. cit., p. 106.

104 Darrieus, art. cit., pp. 753-754.

105 Idem, p. 753.

106 “Le Jutland et les principes, essai philosophique”, RM, 1921, pp. 577-606 (p. 602).

107 Idem, p. 578.

108 “A propos de la fleet in being”, RM, 1921, pp. 808-819 (p. 815).

109 “Le Jutland et les principes”, art. cit., p. 587. Thème repris par le C.F. Cochin dans un sens nettement plus Jeune Ecole, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (p. 176).

110 Voir l’article de Bruno Colson, “Jomini, Mahan et les origines de la stratégie maritime américaine”, au vol. I de la présente collection, pp. 135-151, ainsi que le chapitre 10 de son livre La culture stratégique américaine, FEDN-Economica, 1993. Mahan n’a lu Clausewitz que sur la fin de sa vie ; bien que le C.C. Richard ne soit pas plus tendre avec Jomini, il a sans doute préféré charger Clausewitz en tant que théoricien prussien…

111 “Le Jutland et les principes”, art. cit., p. 592.

112 Idem, p. 591.

113 Castex, “A propos de l’article Le Jutland et les principes”, RM, 1921, pp. 103-104.

114 “Le Jutland et les principes”, pp. 591-592. Pour le coup, note Richard, l’industrialisation de la guerre tend à rapprocher stratégie terrestre et stratégie navale, car les forces terrestres doivent elles aussi défendre les bassins miniers, les zones industrielles, etc.

115 Idem, p. 589.

116 Et ce vraisemblablement parce que la Jeune Ecole raisonnait surtout sur deux systèmes d’armes : le torpilleur et le croiseur, au lieu que la panoplie des années 1920 est beaucoup plus diversifiée.

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