L’AVIATION  ALLEMANDE

Jean-Luc Susini

   

            La bataille de Verdun est une bataille d’arrêt, dans le but de stopper l’ennemi qui arrive en masse, en groupe. Elle concerne toutes les armes et notamment une arme nouvelle, l’aviation, qui apparaît petit à petit, et s’impose avec le début des combats à Verdun dans des circonstances particulières, liées à sa motorisation qui correspond à un moment de l’évolution technologique et surtout à son armement qui transforme finalement les missions jusque-là dévolues ou admises dans toutes les armées. Elle contribue à un changement d’attitude face à la mécanique, le moteur, à la perception d’une nouvelle dimension, la troisième, et à son intégration dans le quotidien militaire.

La motorisation en 1914

            Les forces aériennes ne sont pas en 1914 à l’image des forces terrestres et de leurs moyens de déplacement mécaniques [1]. Dans toutes les armes le cheval est roi ; ainsi le bataillon d’infanterie en compte 58 (20 de monte et 38 de trait) mais ne dispose d’aucun véhicule à essence ; le détachement de transmissions (Feldsignalabteilung/signaux optiques) du régiment de cavalerie compte 131 chevaux (113/18) et un seul véhicule à essence [2].

            Les Allemands disposent à l’échelon d’une armée d’une « Troupe de dirigeables » (Luftschifftrupp), de « Troupes aériennes » (Fliegertruppen), d’un « Détachement d’aviation de forteresse » (Festungs-Flieger-Abteilung), d’un « Parc de dépôts d’avions » (Etappen-Flugzeugpark) et d’un « Détachement d’aviation de complément » (Flieger-Ersatz-Abteilung). Les « Troupes de dirigeables » comprennent 149 hommes, dont 3 officiers disposent de 3 chevaux et de 10 véhicules à essence (1 VL et 2 PL).

            Les « Troupes aériennes » ont été renforcées depuis 1912, année où elles disposaient de 84 hommes, dont 13 officiers et de 8 véhicules (1 bus, 3 VL, 4 PL, dont un camion-atelier). En 1914, elles passent à un effectif de 128, dont 15 officiers et disposent de 16 véhicules (1 bus, 5 VL, 10 PL) qui correspondent à la spécificité des unités. Le parc de camions comprend 6 camions porte-avion, 2 camions pour le carburant, 1 camion-atelier et 1 camion pour les munitions et les bagages.

            Le « Détachement d’aviation de forteresse » compte 41 hommes, dont 4 officiers, et 2 véhicules (1 VL, 1 PL), le « Parc de dépôts d’avions » 83 hommes, dont 2 officiers, et 15 véhicules (5 VL et 10 PL), et le « Détachement d’aviation de complément » 102 hommes, dont 2 officiers, et 4 véhicules (1 bus, 2 VL, 1 PL) [3].

L’industrie aéronautique

            L’Allemagne dut entrer dans la bataille pour la production industrielle en organisant précipitamment la production pour satisfaire les besoins du front après que les Alliés, notamment les Français, eurent rationalisé les productions aéronautiques.

            L’Allemagne n’avait pas une industrie aéronautique propre si bien que les constructeurs développaient des produits à partir de brevets étrangers, en en achetant les droits ou en les imitant [4]. Ainsi, le moteur allemand construit par Maschinenbau à Oberursel/Taunus est un moteur rotatif en étoile français Gnome et Rhône construit sous licence ; le Fokker de reconnaissance A.1 (M.8) est une copie de Morane Saulnier « H » doté d’un Oberursel U.1 de 100 CV [5].

            La nécessité d’entretenir une telle industrie n’était pas un point de vue communément partagé par l’État, l’EM et les industriels pour des raisons stratégiques et de mentalité. Tout le monde s’accordait à penser qu’un conflit se limiterait à une très courte période tandis que peu croyaient en un développement technique quelconque. De ce fait, le public et le privé n’investirent pas dans cette branche de l’industrie qu’est l’aéronautique. L’avion passait finalement pour la dernière trouvaille de quelque inventeur, certes de génie, le dernier sport à la mode réservé à des jeunes en quête de sensations fortes. L’électricité n’était-elle pas considérée comme une simple invention sans avenir particulier ? La voiture comme le jouet du moment de quelque snobinard en mal d’« exotisme » ?

            A l’opposé, à l’état-major général, le GEM (prussien), un certain colonel Ludendorff, aux idées d’envergure, très en avance sur celles de son milieu et de son temps, se commet à encourager entre 1910 et 1912 les travaux et les réflexions d’un de ses subordonnés, le commandant Thomsen, qui plaide pour l’emploi d’aéronefs aux armées [6]. Mais ce colonel n’est qu’un parmi les 95 officiers du cadre du GEM. Le concours lancé par l’Empereur en 1913, tardivement, permet alors d’orienter la recherche vers la transformation du moteur à explosion tel que Daimler et Benz l’avaient conçu en un moteur d’avion.

            La France procède d’une tradition plus ancienne, allie quant à elle développement technologique et concept stratégique ; ainsi, en 1793, Carnot ne crée-t-il pas le corps des aérostiers ? En 1892, Clément Ader n’a-t-il pas pour mission du ministère de la Guerre de construire en secret un avion de bombardement pouvant atteindre l’Alsace-Lorraine [7] ?

            Cette industrie connut un développement rapide avec l’entrée en guerre et l’utilisation de l’aviation autrement que pour la seule reconnaissance.

            Les armées se trouvèrent dépourvues et pour satisfaire aux missions pratiquèrent une politique d’achats et de commandes. Elles achetèrent tous les appareils et les moteurs disponibles et passèrent des commandes qui ne purent toutefois pas être satisfaites, car les ouvriers spécialisés étaient mobilisés et l’infrastructure industrielle était inadaptée à l’effort demandé [8].

            Le retard pris était considérable et eut des conséquences tragiques sur le champ de bataille. L’aéronautique militaire dut être développée et les avions durent être construits en catastrophe à la fois pour suivre l’évolution technologique imprimée par l’ennemi (moteur en étoile, en étoile rotatif, en double étoile, en ligne, turbocompresseur, solidaire de l’hélice/puissance massique, « rendement de l’hélice » grâce à son dessin aérodynamique), combler les pertes matérielles et satisfaire les voeux des pilotes en fonction des nouvelles formes du combat aérien.

            Il est vrai que les deux pays entreprirent une course de vitesse et essayèrent de s’imposer l’un à l’autre par le biais de la technique. La guerre conditionna le progrès technologique au plan des moteurs, des carlingues et de la production.

L’industrialisation

            L’industrialisation de la production et sa rationalisation ont permis, outre la fabrication d’appareils et de moteurs, de leur apporter des améliorations techniques et de développer de nouveaux modèles. Une course à l’évolution technologique s’engagea si bien que la recherche de la performance technologique l’emporta sur la guerre et changea complètement l’image de l’aviation.

            De 1914 à 1918, l’industrie aéronautique fabriqua 47 000 appareils tous modèles confondus ; la production mensuelle évolua de 50 à 60 appareils en 1914 à 2 000 en 1918. La casse était énorme puisqu’en 1918 les forces aériennes allemandes disposaient seulement de 5 000 avions. Elle développa 1 000 modèles qui connurent des fortunes diverses, sous forme de monoplans, puis en majorité de biplans pour revenir aux monoplans sur la fin du conflit.

            Les chiffres de production de quatre grands constructeurs sont connus pour cette période : Albatroswerke (8082), LVG (5640), Fokker (3330), Rumpler (3106).

            Les Allemands mettent en ligne 8 types d’appareils en service dans l’aviation et dans la marine, répondant à la classification suivante : de A à E, G, I, N et R.

            – A : désarmé, biplace, monoplan (Eindecker/Taube),

            – B : désarmé, biplace, biplan (Doppeldecker),

            – C : armé, biplace, biplan,

            – D/Dr : armé, monoplace, bi/triplan (Doppel / Dreidecker),

            – E : armé, monoplace, monoplan, puis monoplan à ailes hautes,

            – G : armé, trois places, biplan à 2 moteurs, « grand avion » (GroBflugzeug),

            – I : avion blindé d’infanterie,

            – N : bombardier de nuit,

            – R : armé, plusieurs places, biplan à 3-6 moteurs, « avion géant » (Riesenflugzeug).

            La classification correspond aux missions imparties en fonction de l’armement, de la puissance des moteurs et de l’autonomie de carburant :

            – A : reconnaissance (Aufklärung),

            – B : observation (Beobachtung),

            – C : combat (défense aérienne, appui d’infanterie) / observation (artillerie et infanterie) / reconnaissance rappro-chée (moteur de 200-220 cv)/en profondeur (moteur de 260 cv)/autonomie (3 heures),

            – D/Dr : chasse (Jagdflugzeug),

            – E : monoplan, chasse,

            – G : bombardier de jour (450-520 cv, 450 kg de bombes, 7 heures),

            – R : bombardier (1 tonne de bombes sur 600 km).

            Certains constructeurs se sont spécialisés dans la fabrication de modèles, individuellement ou dans le cadre d’une coopération : Albatroswerke-Halberstadt, Fokker, Luft-flugzeug Gesellschaft, Platz fabriquent les D et Dr à partir de 1916 ; Albatros et Junker-Fokker fabriquent le I à partir de 1917 ; Bosch et Zeppelin conçoivent le R [9].

            Les motoristes sont par contre plus nombreux que les constructeurs et donnent leur nom à leurs moteurs qu’ils désignent en abrégé : Adler (Ad), Argus (As), Becker (Br), Basse & Selve (BUS), Benz (Bz), Conrad (C), Daimler (D), Deutz (Dz), Gaudenberger’sche Maschinenfabrik Georg Goebel (Goe), Körting (Kg), Man-Augsburg (Mana), Maybach (Mb), Opel (O), Royal Aircraft Factory (RAcF), Riedlinger (Rie), Rapp (Rp), Siemens & Halske (SH), Stöwer (St), Oberursel (U, UR).

            La puissance des moteurs évolue de 80 cv à plus de 400 cv conditionne les modèles, est classée dans 6 catégories : 80-100 cv, 100-150 cv, 150-200 cv, 200-300 cv, 300-400 cv, + 400 cv.

            L’amélioration de la puissance du moteur se traduit par une augmentation de la vitesse et de la capacité ascension-nelle.

            Les appareils atteignent 180 km/h (D et Dr), avec des vitesses de pointe de 100 km/h à 220 km/h. La vitesse ascensionnelle est en quelque sorte vertigineuse ; alors qu’il met 12 minutes en 1914, poussé par ses 80-100 cv, pour atteindre une altitude de 1 000 mètres, l’avion, avec ses 200-260 CV, grimpe à cette hauteur en 3 minutes en 1918 (Siemens) ; il gagne 1 minute entre 1915 et 1916 pour atteindre 2 000 mètres à 180 km/h (9 au lieu de 10) ; alors qu’il plafonne à 1 000 mètres en 1914, il atteint jusqu’à 7 000 mètres [10] ; il améliore encore ses performances entre 1916 et 1918, année où il grimpe à 6 000 mètres en 15/16 minutes à 190 km/h (biplan DIV de Siemens-Schuckert) [11].

            Ces performances engendrent de nouvelles conditions de combat et de nouveaux problèmes techniques. Le combat implique certes la perte de l’appareil mais aussi du pilote ou de l’équipage qu’il importe de sauver ; le parachute devient un attribut de tout personnel navigant en 1918 [12]. L’augmentation de l’altitude pousse à l’innovation puisque les masques à oxygène apparaissent tandis que les combinaisons chauffantes par un moyen électrique condamnent peaux de mouton et longs manteaux fourrés.

            Ces performances ne sont toutefois pas dues à la seule puissance du moteur mais aux nouveaux matériaux et aux techniques de montage. Le bois disparaît au profit du métal puis du duralumin (Junker J4) ; la soudure, le montage « dur » ou « souple » de parties de l’avion sont autant d’améliorations qui réduisent ou augmentent l’envergure des appareils et influent sur leur capacité d’emport.

            L’envergure des chasseurs est réduite de 14 à 7 mètres, celle des avions géants atteint 43 mètres.

            La capacité d’emport se mesure en kilogrammes de bombes et en armement. Le poids des bombes emportées passe de 3,5 kg en 1914, à 450 (G) puis 1 000 en 1916 et enfin 4 000 (R) [13]. L’armement est constitué d’une à trois mitrailleuses, une étant fixe ; il ne se limite plus au seul pistolet que le pilote consent à emporter ou à la carabine que l’observateur accepte.

            Toutefois, ces performances peuvent influer sur le cours de la guerre si la production industrielle suit et que l’effort entrepris peut être soutenu. Si elle sait dépasser le mode de fabrication sous licence et les balbutiements techniques, construire le moteur considéré comme le meilleur du monde (BMW3), l’Allemagne ne parvient pas à gagner la bataille de la standardisation, de la production en masse.

            Plusieurs facteurs contribuent à la défaite : la variété des modèles, les personnels et la qualité des matières premières.

            L’Allemagne développe en moyenne un modèle nouveau tous les 6 mois et l’assortit d’un moteur différent. Entre 1915 et 1916, le Oberursel de 160 cv équipe 40 chasseurs monoplaces E IV (M.15) Fokker ; Fokker construit pour sa part 45 types d’appareils différents [14]. Cette politique incohérente de la part des industriels se double d’une gestion incohérente des personnels de la part des militaires ; ils privilégient les gros bataillons d’infanterie engagés dans la guerre de position et ravissent aux usines leurs ouvriers, pratiquant ainsi la politique inverse de la France. Au rythme de production qui ne peut donc pas être soutenu par défaut de main-d’oeuvre s’ajoutent enfin le manque de matières premières et leur qualité déficiente, ce qui engendre des répercussions sur la production, le nombre de pièces fabriquées, la fiabilité des moteurs et les approvisionnements en carburant.

            La défaite qui s’ensuit, le ministère de l’Air l’attribue au retard technologique du début et à une production insuffisante due uniquement au manque de matières premières ; il exclut toute faute de la part des constructeurs et du commandement qui, l’un comme l’autre, n’entrèrent à aucun moment dans une certaine logique industrielle [15].

            Au printemps de 1918 l’Allemagne décroche définitivement, perd l’avance que lui avaient prodiguée le tir synchronisé et la puissance des moteurs tandis que la supériorité alliée devient incontestable.

L’Armement

            Aborder la question de l’armement revient à évoquer deux grandes figures de l’aviation de la Première Guerre mondiale, Roland Garros et le constructeur hollandais Anthony Fokker, à la personnalité contestée. L’un indirectement, l’autre directement permirent pour un temps le redressement allemand dans la bataille.

            Le 18 avril 1915 est une date charnière. Ce jour-là, la grande figure des ailes françaises, Roland Garros, qui effectuait une mission de bombardement sur une voie de chemin de fer est abattu au nord de Courtrai par de braves Territoriaux bavarois affectés à la défense des voies, le fusil à la main [16]. Une balle atteint le moteur, l’avion descend en vol plané, son pilote parvient à le poser, l’incendier et s’échapper avant d’être finalement fait prisonnier. Jusque-là rien de particulier, la routine, mais la particularité de la mitrailleuse attire la curiosité des Allemands. Cette mitrailleuse est placée sur le plan supérieur dans le champ de vision du pilote ; elle est fixe et tire dans l’axe de l’avion, entre les pales de l’hélice protégées en leur extrémité par un déviateur. Cette découverte fut, à en croire les Allemands, sensationnelle pour résoudre le problème que leur posaient le pilotage de l’avion et la desserte simultanée de la mitrailleuse mobile [17]. Dans ce cas, le pilote se sert de son avion comme d’un fusil, vise l’objectif en maintenant l’avion dans l’axe de tir.

            Le principe est le passage du tir à travers l’axe de l’hélice, compte tenu que le moteur tourne à 1 200 tours/minute et que la pale de l’hélice effectue 2 400 passages devant le canon (brevet de Schneider du 15 juillet 1913). La synchronisation est donc impérative entre la mitrailleuse et l’hélice ; mais, en cas de raté, un déviateur en métal permet de rabattre la balle sur le côté et de protéger ainsi la pale.

            Ce principe est pourtant connu des Allemands puisque deux de leurs constructeurs l’avaient déjà développé et déposé des brevets. En 1912, August Euler a pensé à une hélice blindée et à la mitrailleuse fixe au système de tir entraîné par l’axe du moteur ; mais la mitrailleuse était installée à l’avant du moteur. En 1913, Franz Schneider met au point la synchronisation du moteur (un Gnome !) et de la mitrailleuse actionnée au pied par le pilote [18]. Les brevets rejoignirent, à l’Office impérial des brevets, les multiples inventions qui ne voient jamais le jour ; il est vrai que personne ne croyait alors en l’aviation militaire. Il n’en demeure pas moins que Franz Schneider est le premier inventeur de la synchronisation.

            Toutefois, l’industriel Anthony Fokker est chargé d’évaluer la mitrailleuse de Roland Garros et s’acquitte de cette tâche dans son usine de Schwerin-Görries (Mecklembourg) [19]. Mais les balles de la mitrailleuse alle-mande d’un alliage en chrome, nickel et métal s’avèrent trop dures : suivant la consistance du déviateur, elles ricochent et occasionnent des pertes humaines (blessures ou mort), ou le transpercent et endommagent l’hélice.

            L’expérimentation dévoile deux aspects liés à la qualité de la munition par rapport à celle du déviateur et à l’évolution de la technique pour obtenir une meilleure syn-chronisation, étant entendu que le déviateur reste un adjuvant. Le système français du déviateur ne peut pas être repris car il est conçu pour absorber la balle française plus tendre pour être en cuivre. La solution réside dans la technique de la synchro-nisation qui évolue entre 1916 et 1918 d’un système de cran-tage à un système pneumatique.

            Le système de crantage entre le moteur et la détente permet le déclenchement du tir ; le système pneumatique (Schneider, Fokker) joue sur la pression des gaz dans le moteur qui agit sur la détente de l’arme en réglant ainsi sa cadence [20]. Le système Fokker s’impose pour sa fiabilité auprès des autres constructeurs et motoristes et met en action jusqu’à 3 mitrailleuses fixes [21]. Indépendamment du système en lui-même, Anthony Fokker a pour collaborateurs Boelcke, Immelmann, Kastner, Parschau et Josef Weiss, tous pilotes confirmés en combat aérien.

Le concept d’emploi

            L’avion en lui-même avait des performances limitées, si bien qu’on ne lui accordait aucun crédit en tant qu’arme et en limitait l’emploi à un rôle de reconnaissance.

            L’avion n’était pas considéré comme une arme en elle-même et peu s’interrogeaient sur l’éventualité d’un emploi militaire autonome. Il pouvait intervenir dans le cadre de missions de reconnaissance ou d’observation, de vision du champ de bataille, en complément des ballons qui, eux, étaient intégrés dans un concept d’emploi.

            On le disait bien trop rapide pour tout bien percevoir, atteindre éventuellement une cible avec son arme et participer directement à la bataille compte tenu de son altitude (800 mètres) qui le tient hors de la portée du feu ennemi.

            De ce fait, l’avion n’était pas armé puisqu’il ne lui importait ni d’attaquer ni de se défendre [22].

            Les missions se différencièrent pourtant et l’avion, qui travaillait au profit du commandement ou d’une arme, gagna en autonomie lorsque la guerre aérienne s’instaura à partir de 1915. Auparavant, l’avion servait à l’observation aérienne au profit du commandement, puis au réglage des tirs au profit de l’artillerie ; il établissait la liaison entre les premières lignes et le reste de l’infanterie ; l’avion était utilisé pour des missions de bombardement du champ de bataille, des infrastructures voisines, des forteresses, des agglomérations et de leurs populations, voire même d’attaque de trains de blessés [23] ; enfin, il fut utilisé pour protéger l’action de ses frères et éloigner l’adversaire, ce qui donna naissance à la chasse [24].

            Mais les potentiels disponibles étaient insuffisants tandis que la supériorité de l’ennemi ne cessait de croître. Ainsi, au printemps de 1915, l’avion a disparu du ciel et ne représente plus les yeux du commandement tandis que sur le terrain le fantassin paie les manques du temps de paix : à Verdun, tous les Drachen basés sur la rive droite ont été abattus alors que les Tauben, qui ne peuvent pas dépasser l’altitude 800, succombent sous les coups de l’artillerie antiaérienne.

            Les missions ont évolué et l’avion a été, de fait, intégré au champ de bataille, qui évolue lui aussi, pour être impliqué dans des combats aériens. La guerre quant à elle s’est transformée d’une guerre de mouvement en une guerre de position qui en fin de compte exige la supériorité aérienne pour sortir d’une impasse tactique. Aussi l’avion se rapproche du terrain et perd de son altitude pour mieux voir et observer, photographier ou rendre compte. Il est alors pris par le feu de l’infanterie ou de l’artillerie, pris en chasse par l’aviation adverse qui le provoque en un singulier duel.

            L’avion ne saurait alors y faire bonne figure car les Français disposent de deux excellents appareils, le MoraneSaulnier Parasol et le Nieuport-Bébé [25].

            La technique conditionne de ce fait l’emploi tactique et peut modifier le cours de la bataille terrestre. Relever le défi en s’aménageant des chances de succès implique la mise à disposition d’appareils de qualité sur le plan technique, adaptés à la mission et bénéficiant d’un équipement en conséquence. Les avantages ainsi obtenus conditionnent la supériorité aérienne d’un belligérant dans le court et le long terme ; cette supériorité désoriente l’adversaire qui ne voit plus de près pour régler ses tirs d’artillerie et synchroniser l’avance de son infanterie, de loin pour comprendre les mouvements de troupes et les intentions adverses.

            La supériorité se gagne en combat aérien, avec des appareils armés. Pour les Allemands le tournant se situe avec la réalisation d’une prouesse technique au printemps de 1915 : la mise en service de la mitrailleuse qui tire à travers les pales de l’hélice, sa cadence de tir dépendant de la vitesse du moteur. En mai 1915 dans le secteur de Douai, le constructeur Fokker, en présence du Kronprinz, fait une démonstration de tir au sein du 62e Détachement d’aviation [26]. Il a adapté sur son Fokker A.1 une mitrailleuse 08/15 de 7,9 mm tirant 500 coups par minute [27]. Cette invention est reprise par l’ensemble des constructeurs allemands, Ago, Albatros, DFW, Roland Rumpler, etc.

            Cette invention s’avère capitale sur deux points : elle accorde ses lettres de noblesse à l’aviation qui se constitue en arme et la rend indispensable sur le champ de bataille. Les Allemands en prennent conscience lors de la bataille de la Somme en 1916, où le succès de toute action terrestre dépend du soutien aérien, et a fortiori plus tard lors des offensives de Picardie ou devant Saint-Mihiel [28].

            Encore faut-il organiser cette aviation au niveau du commandement et développer son emploi tactique.

L’Organisation des Forces Aériennes

            Le 8 octobre 1916 est créé le poste de général commandant les forces aériennes ; le titulaire en est le général de corps d’armée von Hoepner assisté du lieutenant-colonel Thomsen, son chef d’état-major, et du commandant Siegert. Leur mission est l’organisation de l’aviation allemande à l’avant sur le plan tactique, à l’arrière pour la production industrielle.

            Les forces aériennes doivent comprendre les unités engagées sur le front ou stationnées sur le territoire national, ayant une mission d’attaque ou de défense aérienne, et être constituées en une arme propre.

            Ce projet se heurte à l’opposition de la Marine et des États membres de l’Empire allemand. La Marine considère que la mer, même dans sa composante aérienne, lui appartient et n’admet pas d’intrus sur son territoire. Les États membres soulèvent un aspect juridique ; cette aviation serait supranatio-nale, dépendrait du Reich qui s’emparerait ainsi de la souve-raineté de l’air des États et renforcerait son autorité sur eux en dehors de toute convention [29].

            Seule l’armée de Terre se départit finalement de ses unités.

            Les officiers aviateurs brevetés d’EM en service dans les états-majors d’Armée deviennent « Commandants de l’aviation ».

            L’aviation se développe alors et décuple ses formations et ses effectifs entre 1914 et 1918 ; elle passe de 33 Détachements à 306 unités tandis que son personnel navigant passe de 450 à 4 500 hommes (pilotes, observateurs et tireurs à la mitrailleuse) [30].

            Entre octobre 1916 et le printemps de 1917, elle doit mettre sur pied : 

            – 17 commandements de l’aviation au niveau de chaque Armée,

            – 14 chefs de groupes au niveau des CA à titre de conseillers techniques,

            – 98 détachements d’aviation de combat au profit de l’artillerie et de l’infanterie,

            – 30 escadrilles de chasse supplémentaire à 14 aéronefs pour le front de l’ouest,

            – 120 monoplans (Eindecker),

            – 30 escadrilles de protection (Schutzstaffeln),

            – 6 escadrilles spécifiques,

            – 3 escadres de combat dotées d’avions lourds.

            Pour le commandant Thomsen, il fallait mobiliser toutes les forces intellectuelles et techniques pour résoudre ce problème le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions [31].

L’emploi tactique

            A Verdun, on assiste dans les deux camps à la naissance de la chasse sur le plan organique et à celle d’une organisation nouvelle liée à une tactique nouvelle. La bataille aérienne qui s’engage est une bataille d’arrêt pour stopper l’avion ennemi qui arrive en masse si bien que le combat jusque-là individuel devient celui d’un groupe, du groupe de combat.

            Les Allemands regroupent les monoplans en unités et les emploient en unités constituées.

            Les Français constituent des Groupes de Combat et font évoluer les avions par groupe de 3 ou 4 pour contrecarrer la nouvelle structure allemande et compenser le désavantage induit par l’emploi de la mitrailleuse synchronisée. Le Groupe de Combat comprend plusieurs escadrilles dotées de Nieuport ; les avions interviennent ensemble par groupe de 3 ou 4 selon des modes du type « combat tournoyant » pour prendre de l’altitude et fondre dans le dos de l’ennemi.

Conclusion

            L’Allemagne aborde le conflit avec un retard en nombre et en qualité de ses avions. Elle le compense grâce à l’emploi de la mitrailleuse synchronisée sur ses chasseurs. Mais la bataille aérienne de Verdun, la première de l’histoire, est révélatrice de l’amorce de la défaite conditionnée par la perte de la bataille industrielle ; les Allemands portent l’effort sur le développement mécanique lié à la puissance du moteur et non pas sur le développement industriel. L’Allemagne n’a pas disposé d’un chef suffisamment éclairé, comme en France le général Estienne, pour, avec constance, imposer des vues alors non partagées et faire entrer le pays dans une logique industrielle.

* Professeur à l’université Paul Valéry, Montpellier III, Institut d’études germaniques.

[1] Gilles, XII.

[2] Reichsarchiv, p. 512-514.

[3] Reichsarchiv, p. 524-525.

[4] Supf, 495.

[5] « Fokker », Neue Deutsche Biographie, p. 285. Kroschel, 75.

[6] Benoist-Méchin, Histoire de l’Armée allemande. De l’Armée impériale à la Reichswehr (1918-1919), Albin Michel, Paris 1936, 409 p., p. 30. Supf, 306. Cité d’après les mémoires du colonel (er) Thomsen.

[7] Carlier Claude, L’Affaire Clément Ader. La vérité rétablie, Perrin, Paris 1990, 266 p., p. 135 et suiv., 236 et suiv.

[8] Supf, 496.

[9] Supf, 512.

[10] Supf, 499, 500, 511.

[11] Supf, 517.

[12] Bay H St A, Pr. A. Sig 2628 1918.

[13] Supf, 500, 520.

[14] Kroschel, 131, 76. Armé suivant le modèle de 2 ou 3 mitrailleuses fixes 08/15. Supf, 303.

[15] Gilles, XII.

[16] Koerber, 8.

[17] Supf, 300, 506.

[18] « Reith August Heinrich, dit Euler. Né le 20 novembre 1868 à Oelde/Westphalie, décédé le 1er juillet 1957 à Feldberg/Forêt Noire. Ingénieur de l’Université Technique d’Aix-la-Chapelle, pilote et constructeur à Darmstadt puis Francfort/Main, il construit sous licence en 1908 le biplan des frères Voissin », Neue Deutsche Biographie, p. 686.

« Euler », Wer ist wer, Ed. 1914, p. 395.

Schneider, Reichspatent Nr. 276 396 v. 15. Juli 1913.

[19] « Fokker Anthony Anton ». Né le 6 avril 1890 à Java, de nationalité hollandaise, décédé le 23 décembre 1939 à New York, épouse en 1919 à Haarlem Elisabeth von Morgen (née en 1895), fille du général prussien Curt von Morgen et de Else Guthmann (Wesr ist wer, Ed. 1914, p. 1144, Ed. 1922, p. 1066). Divorcé en 1923, il épouse en 1929 Viola Lawrence (décédée en 1929), Neue Deutsche Biographie, p. 285.

Kroschel, 75. Il crée sa première usine en 1913 à Berlin-Johannisthal, s’installe en 1914 à Schwerin.

[20] Brevet du 12.06.1916.

[21] Kroschel, 139, 157.

[22] Supf, 497.

[23] Supf, 498.

[24] Gilles, XIII.

[25] Supf, 299.

[26] Supf, 303.

[27] Kroschel, 75, 131.

[28] Carlier Claude, L’Affaire Clément Ader. La vérité rétablie, Perrin, Paris 1990, 266 p., p. 174 et suiv. Gilles, XIII.

[29] Les États allemands (duchés, grands duchés, principautés, royaumes, villes libres) constituent la Confédération allemande présidée par le Roi de Prusse qui porte le titre d’Empereur d’Allemagne ; ils comprennent par ordre alphabétique : Anhalt, Bade, Bavière, Brême, Brunswick, Hambourg, Hesse, Lippe, Lubeck, Mecklembourg-Schwerin, Mecklembourg-Strelitz, Prusse, Reuss (branche aînée), Reuss (branche cadette), Saxe, Saxe-Altenbourg, Saxe-Cobourg-Gotha, Saxe-Meiningen, Saxe-Weimar, Schaumbourg-Lippe, Schwarzbourg-Rudolstadt, Schwarz-bourg-Sonderhausen, Waldeck, Wurtemberg. Seules la Bavière, la Prusse, la Saxe et le Wurtemberg disposent d’une armée ; les autres États fournissent des contingents administrés par la Prusse.

[30] Supf, 313, 314, 499.

[31] Cité d’après Supf, 305.

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