MICHELIN ET  L’AVIATION  DE BOMBARDEMENT 1911  –  1916

Antoine Champeaux

  L’élaboration d’une doctrine et la mise au point d’un bombardier

            Depuis 1889, deux frères président aux destinées de la manufacture de pneumatiques « Michelin et compagnie » : André Michelin (1853-1931) qui s’occupe de la gestion et de la publicité dans les bureaux parisiens de la firme 1 et Édouard Michelin (1859-1940) qui traite des questions techniques à Clermont-Ferrand.

            En fondant, le 6 mars 1908, le prix spécial Michelin et les coupes Michelin d’aviation, les frères Michelin veulent obtenir un certain retentissement pour l’entreprise et ses produits. Depuis qu’ils dirigent la manufacture, ils ont accu-mulé les coups publicitaires 2. Mais cette motivation commer-ciale se révèle secondaire lorsque l’on fait le bilan de leur action en faveur de l’aéronautique et, en particulier, de l’avia-tion de bombardement. Dans l’élaboration d’une doctrine du bombardement et dans sa mise en pratique par la difficile mise au point d’un bombardier, les frères Michelin font acte de patriotisme et confirment leur réputation d’industriels perfor-mants et audacieux.

Expériences de bombardement et invention de la traînée

            L’aéro-cible Michelin  

            Le 22 août 1911, André et Édouard Michelin créent les prix de l’aéro-cible Michelin et écrivent au Président de l’Aéro-club de France une lettre que tous les journaux repro-duisent. « On discute beaucoup la question de savoir si l’aéroplane militaire est un simple organe de reconnaissance, ou s’il peut devenir, à brève échéance, un engin de guerre terrible. Peut-il rendre impraticables les ponts, les nœuds de chemin de fer, couper en deux la mobilisation d’une nation, annihiler une forteresse, faire sauter un cuirassé ? (…) Peut-être faire plus encore : détruire les arsenaux, les centres d’approvisionnement, les poudrières de l’ennemi et rendre ainsi inutiles ses canons et ses fusils ? (…) Essayons donc de démontrer par des faits la puissance de l’aéroplane (…). Nous mettons à votre disposition une somme de cent cinquante mille Francs à distribuer en quatre prix dits : Prix de l’aéro-cible Michelin ».

            A cette occasion Michelin édite une série de 12 cartes postales qui illustrent déjà le rôle que pourrait jouer une aviation militaire équipée pour aller en masse importante bombarder l’ennemi avec de nombreuses bombes lâchées en traînée 3. Point de vue original et visionnaire lorsque l’on considère qu’à l’époque l’aéronautique est surtout considérée comme un « instrument de reconnaissance et d’éclairage », même si des expérimentations de grenades incendiaires pour avion ont été réalisées 4.

            A la fin de l’année 1911, André Michelin lance un appel par la voie du journal Le Matin. Dans cette lettre ouverte du 6 décembre, publiée dans toute la presse, André Michelin écrit : « Quelques milliers de Francs, deux cents et quelques appareils, quelques hommes, voilà tout ce qu’on nous donne pour une arme aussi indispensable, pour notre défense nationale que les fusils et les canons (…). Puisque le Gouvernement oublie ainsi son devoir, puisque aucun de nos députés n’a trouvé un mot à dire pour le lui rappeler, ne croyez-vous pas que l’opinion publique seule, consciente de la gravité de l’heure actuelle est capable d’exiger qu’on agisse ? (…). C’est pourquoi je me permets (…) de pousser le cri d’alarme, non comme fournisseur intéressé, puisque ni ma maison, ni moi, n’avons aucun intérêt dans l’aviation, mais comme un simple Français qui croit faire son devoir ».

Le lendemain, 7 décembre 1911, les frères Michelin créent un prix des « viseurs » et des « distributeurs de projectiles » 5.

            Les épreuves de l’aéro-cible Michelin sont organisées au camp de Châlons. En août 1912, le pilote Gaubert, assisté comme viseur du lieutenant artilleur américain Riley-Scott, gagnent les prix 6. Ils placent de 200 mètres de haut 12 projectiles sur 15 dans la cible de 20 mètres de diamètre, et de 800 mètres de haut, 8 bombes sur 15 dans la cible de 120 mètres sur 40. Le tracé de cette dernière cible en forme de hangar à dirigeable n’a pas été choisi au hasard. L’exploit de l’équipage qui réalise ainsi la destruction virtuelle du Zeppelin fait sensation. Mais si le bombardement aérien de précision est devenu une réalité, l’armée française est encore loin de disposer d’une subdivision d’arme organisée et équipée. « Les cellules sont trop fragiles et les moteurs pas assez puissants (…). Selon la doctrine en vigueur avant la Première Guerre mondiale, c’est dans la reconnaissance et l’observation que les aéronefs apparaissent les plus utiles » 7. Mais cela n’empêche pas les frères Michelin de continuer à plaider la cause de l’aviation en général, et de la spécialité du bombardement en particulier.

            Notre Avenir est dans l’Air  

            Le 1er février 1912, Michelin édite à un million d’exemplaires une brochure à couverture tricolore, intitulée « Notre Avenir est dans l’Air ». Cette brochure, distribuée gratuitement, reprend les idées exposées précédemment par André Michelin et dresse le bilan des actions entreprises par la manufacture ; elle cite également des articles de presse consacrés à la « quatrième arme » 8, ainsi que les « opinions de quelques compétences militaires et civiles » (dont le général Roques, le colonel Hirschauer et le lieutenant-colonel Estienne), et fournit une bibliographie sur le sujet. Conclusion de cette brochure : « Il faut à la France 5 000 aéroplanes et quand nous demandons 5 000 aéroplanes, nous demandons en même temps les hangars, les ateliers volants, les rechanges, les camions, tous les éléments qui feront de ces appareils, non point des impedimenta gênants et inutiles mais les oiseaux toujours prêts à prendre leur vol. Il lui faut 5 000 aviateurs militaires et quand nous demandons ces 5 000 aviateurs, nous demandons qu’ils ne soient pas une cohue inorganisée, sans statut, ne sachant où aller ni que faire mais une arme véritable avec ses chefs, ses pilotes, ses mécaniciens, ses aides travaillant tous, d’un même élan et sous une même discipline, pour le pays. Il lui faut 50 millions par an, 60, si c’est nécessaire ! Et nous sommes certains que la France ne reculera pas devant les sacrifices qu’on exigera d’elle. On lui demande assez d’argent pour des choses inutiles pour qu’on ait le courage de lui en demander lorsque la sécurité et l’avenir du pays sont en jeu. Au peuple de France d’exiger cela de ses représentants en se souvenant que désormais l’avenir de la France est dans l’air ».

            Quelques jours après la publication de cette brochure, André Michelin organise, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, une réunion de l’Association générale aéronautique. Lors de cette réunion du 11 février 1912, il suscite la création du Comité national d’aviation militaire. « Une propagande 9 ardente est organisée. Des fonds sont collectés : au cours des deux années qui suivent, quatre millions de francs or seront réunis. André Michelin refuse de laisser distraire un seul centime de cette somme pour un autre but que le but, et il prend à sa charge tous les frais d’administration du Comité (dont il est le trésorier). Ces quatre millions recueillis seront solennellement remis au ministère de la Guerre, le 22 janvier 1914. Ils serviront à créer et à équiper 70 terrains d’atterrissage et à construire 120 avions achetés par le Comité et mis à la disposition de l’état-major. C’est exactement ce dont disposera l’armée française lorsque, six mois plus tard, la guerre éclatera. 120 appareils de 14 marques différentes » 10.

            La traînée  

            Dès le début de la Grande Guerre, et sans attendre que les avions-bombardiers qu’il propose de construire soient réalisés, Michelin entreprend l’étude et la fabrication de leurs équipements, bombes et lance-bombes. Le choix se porte sur un calibre de 115 mm. Par la suite, d’autres calibres de bombes sont réalisés : obus de 75 contre le personnel, obus de 90 ou de 115 long, bombe de 50 kg et bombe éclairante, avec parachute, permettant d’éclairer l’objectif pendant huit minutes. Le lance-bombes Michelin est constitué de deux châssis, comportant chacun vingt bombes. Pour éviter un déséquilibre de l’avion, il est prévu que les bombes se décrochent alternativement de chaque châssis.

            « En complet désaccord avec l’officier chargé de l’Aviation au grand quartier général, (soutenant qu’il était) inutile de viser avec un avion de bombardement étant donné la dimension des objectifs à attaquer » 11, Michelin fabrique un viseur approprié. Cet appareil Michelin permet d’effectuer des visées très précises : avec des tables judicieusement établies, le bombardier peut, compte tenu de son altitude, de la vitesse de l’avion, du sens du vent et de sa vitesse, calculer exactement le moment exact du déclenchement du tir.

            Michelin met également au point une méthode de bombardement : la traînée 12. Le lance-bombes Michelin est adapté à ce mode de bombardement. Au cours de l’été 1915, des essais sont réalisés avec des bombes fumigènes, sur le terrain des Gravanches, dans les environs de Clermont-Ferrand, en présence d’une commission militaire officielle. Un tir réel est même organisé sur le plateau de Lascamps : Michelin apporte la preuve de la valeur du bombardement en traînée. Michelin s’oppose là encore aux thèses du GQG qui ne conçoit le bombardement que comme « une attaque avec piqué sur l’objectif et lâcher de quelques bombes » et non pas comme un bombardement en traînée sur l’objectif effectué par masses d’avions. L’instruction du GQG/Service Aéronautique n° 68 du 1er février 1915, sur l’organisation et l’emploi des groupes de bombardement, précise que le tir est réalisé par des « procédés sommaires et surtout par la grande habileté du personnel » 13.

            Ce n’est que le 24 octobre 1916 que la commission de l’Armée « signale l’intérêt qu’il y aurait à ce que la méthode d’instruction et les procédés de bombardement de M. Michelin soient généralisés » 14.

« Le tir en traînée, maintenu partiellement en service malgré de vieilles et tenaces oppositions, vient d’affirmer à tel point sa supériorité au cours des récents événements que le GQG demande enfin qu’il soit généralisé. Il y aura eu deux années de perdues » 15.

            L’école de bombardement d’Aulnat

            Pour l’instruction et l’entraînement des aviateurs, André et Édouard Michelin décident de créer une école de bombardement 16, de même qu’on avait créé une école de la chasse. Dans cette école, les instructeurs s’efforcent d’apprendre au passager-bombardier les bases de son travail de bombardier et, en même temps, de favoriser la cohésion des équipages. Les frères Michelin réussissent à intéresser le général Gallieni, ministre de la Guerre, à leur projet d’école et obtiennent, grâce à son appui, la réquisition d’un terrain situé près d’Aulnat. Nivelé puis enherbé, le terrain est aménagé avec la construction des hangars et des baraquements pour l’escadrille. Il est opérationnel en avril 1916.

            Après la pluie, les lourdes terres de la Limagne deviennent collantes et les mottes de terre projetées par les roues des avions détériorent les hélices propulsives. Édouard Michelin fait alors réaliser une piste en ciment qui aboutit à une piste de desserte construite parallèlement aux hangars, d’où partent des bretelles desservant chaque abri. Cette piste d’envol, de quatre cents mètres de long et de vingt mètres de large, est la première piste en dur réalisée au monde 17.

            La formation des élèves-bombardiers commence par une série de tests pour déterminer leurs réflexes. Ils se familiarisent ensuite avec le matériel et suivent des conférences et des démonstrations. L’instruction sur le tir s’effectue grâce à un simulateur perfectionné, le « tapis-roulant », fonctionnant à différentes vitesses, et sur lequel sont peints des paysages divers, forêts, routes, hameaux et objectifs à atteindre. Réalisé du sommet d’une tour surplombant le tapis roulant, le tir est matérialisé par de

petites bombes de plomb comportant une pointe à l’avant pour venir se ficher dans la toile peinte.

            L’équipage est contrôlé lors des vols d’entraînement par un enregistreur-vérificateur de route », appareil composé d’une chambre noire, avec un objectif sur le dessus, au foyer duquel se trouve une tablette. L’observateur au sol suit la marche de tout avion passant au-dessus de lui et matérialise la trajectoire de l’avion d’un trait de crayon. Tour à tour observateur et pilote, les élèves rectifient leurs erreurs et se perfectionnent.

            La formation s’achève par des bombardements à tir réel effectués à l’altitude de plus de deux mille mètres sur le terrain de Malintrat, situé non loin d’Aulnat, et sur lequel a été construite une voie ferrée garnie de vieux wagons. Pour acquérir la capacité de réaliser ultérieurement des bombardements par masses d’avions, théorie préconisée par les frères Michelin, les équipages s’entraînent individuel-lement d’abord, puis en groupes de plusieurs avions.

            Le 27 janvier 1916, dans une lettre au secrétaire d’État de l’Aéronautique, André et Édouard Michelin invitent une commission officielle à venir suivre une démonstration effectuée par la première escadrille formée. Des expériences de bombardement sont effectuées le 29 juillet et le 2 octobre 1916. Des comparaisons sont même effectuées avec d’autres matériels de bombardement. Toutes les traînées réalisées avec lance-bombes et viseur Michelin coupent la voie ferrée qui sert de cible grandeur réelle, alors qu’aucune des bombes lancées avec le matériel de la Section technique de l’aéronautique ne touche la cible 18.

            Le 18 novembre 1916, Michelin fait la synthèse des résultats obtenus à Aulnat et propose que l’aviation de bombardement détruise « les dépôts de munitions » et « l’aviation ennemi » au sol. « Notre but est d’attaquer le terrain qui borde la limite extrême de l’action de notre artillerie » et de « transformer en zone de guerre la zone de repos et de ravitaillement de l’ennemi » 19. De longs mois sont nécessaires pour que les résultats obtenus à Aulnat soient communiqués au ministère et que la section technique de l’aéronautique adopte le lance-bombes et le viseur Michelin, non sans réticences 20.

            Comme pour l’adoption du procédé de tir en traînée, la persévérance des deux entrepreneurs et leur fidélité à la méthode Michelin – alliant, comme pour la fabrication des pneumatiques, le culte des faits à la qualité des recherches et des produits – ont donc fini par vaincre les réticences et même les oppositions à leur conception du bombardement. Ils allaient user des mêmes qualités pour faire aboutir la construction du bombardier adaptée à leur doctrine d’emploi.

L’effort de guerre et la mise au point du bombardier Breguet-Michelin  

            L’offre du 20 août 1914

            Poussés par leur patriotisme, dès le 20 août 1914, André et Édouard Michelin font au Gouvernement l’offre de construire gratuitement, dans leurs usines de Clermont-Ferrand, cent cellules d’avions de bombardement, d’un type à leur préciser et dont les moteurs adéquats seraient fournis par l’État. Ils proposent également de fabriquer « à prix de revient » tous les avions qui leur seraient commandés. Le Gouvernement enregistre l’offre le 15 novembre 1914 21. Le premier appareil choisi est un avion Breguet à moteur arrière 200 CV Canton-Unné. Au terme des essais demandés par la Commission Michelin, le Breguet est le seul aéronef capable d’emporter le poids de bombes requis, 400 kg.

            Mais la Commission Michelin doit néanmoins faire face aux groupes de pression défavorables aux avions Breguet 22. En effet, plusieurs accidents mortels survenus à ces appareils avant la guerre, avaient permis à leurs « détrac-teurs » de « répandre le bruit que les Breguet sont dange-reux » 23.

            Breguet-Michelin I et II

            L’appareil est réceptionné le 14 novembre 1914, avec l’immatriculation militaire BR 54. En février 1915, il est homologué pour être construit par Michelin sous l’appellation « BU 3 », c’est-à-dire Breguet du type B à moteur arrière 200 CV Canton-Unné.

            Pour la réception des avions que construit Michelin à Clermont-Ferrand, le champ de manœuvres des Gravanches est proposé et accepté. Lorsque Breguet sort le type, l’avion est réceptionné par Louis Breguet lui-même et, le 4 juin 1915, André de Bailliencourt, successivement pilote d’essai de Breguet puis de Michelin, convoie l’avion jusqu’à Clermont-Ferrand.

            L’appareil est immédiatement démonté. La fabrication des avions est organisée de manière industrielle dans un bâtiment neuf, qui avait été prévu pour la fabrication des pneus. Le directeur de l’un des services de fabrication de pneus est nommé à la direction du nouveau service aviation. Avec ses employés, il applique dans ces nouvelles fabrications, les procédés modernes, notamment l’emploi de gabarits. « Dans la construction aéronautique, Michelin inaugure l’emploi des méthodes américaines de taylorisation, travail sur gabarit, etc. qui font qu’à l’armistice, Michelin est sans doute le constructeur français sortant le plus grand nombre d’appareils par jour » 24.

            Vingt à vingt-cinq avions ont été équipés du moteur Canton-Unné : il s’agit des Breguet-Michelin de type I (BM I). Dès la fin de septembre 1914, Michelin demande à Renault de construire un moteur de 200 CV 25. Les appareils équipés du moteur Renault sont appelés BM II ou BLM, « Breguet à moteur Louis Renault fabriqué par Michelin » 26. La fabrica-tion et la réception des BM I et BM II s’échelonnent de juillet 1915 à juin 1916.

            L’escadre Michelin

            Pour l’emploi des cent avions construits par Michelin, il est prévu que vingt-cinq appareils constituent une réserve et les soixante-quinze autres, sous un commandement unique, forment trois groupes de trois escadrilles de huit à dix appareils. Les personnels et les avions sont rassemblés à Avord, où il existait déjà des écoles de pilotage pour d’autres avions 27. Le commandement de l’escadre Michelin, que l’on appelle aussi la division Michelin, est confié au lieutenant de vaisseau Dutertre.

L’avion Breguet-Michelin a une envergure de près de dix-huit mètres, un moteur puissant de deux cents CV et il est destiné à emporter des charges jamais utilisées aupara-vant : aussi, son pilotage est-il nettement différent de celui des appareils en usage. Il y a pas mal de « casse » à l’école : sur les cent avions, soixante-huit ont été réparés 28. C’est la Marine qui fournit les mécaniciens. Par la suite, la Marine reprend ses mécaniciens, et cela soulève des difficultés pour l’unité 29. L’escadre, incomplète (par manque d’approvision-nement en moteurs), quitte Avord, le 20 septembre 1915, pour s’installer à Oiry en Champagne. A la fin de novembre 1915, quarante-sept avions ont été réceptionnés, soixante-quinze à la fin janvier 1916. Les Breguet-Michelin sont surtout utilisés pour des missions de bombardement de nuit.

            L’opposition à cet avion continue à se manifester par des campagnes de presse : ainsi, en janvier 1916, Victor Margueritte écrit dans L’Information que « sur les 70 appa-reils construits (…) seuls 2 (sont) au front, les 68 autres ayant été mis hors d’usage à l’essai ». Information inexacte mais désastreuse pour le moral des pilotes.

            Finalement, l’escadre est dissoute le 5 février 1916, son chef ayant été capturé par l’ennemi, à la suite d’une panne de moteur, à bord d’un avion Breguet de chasse 30. Les appareils sont regroupés pour former deux escadrilles dans le GB 5 31.

            Le choix du terme escadre Breguet-Michelin était motivé par l’importance de la formation (soixante-quinze avions), par la présence d’un officier de marine à sa tête et d’un grand nombre de mécaniciens de la Marine dans ses ateliers. Sans doute cette structure d’un groupe autonome, mobile et puissant, était-elle trop audacieuse en 1915. « Pendant la Première Guerre mondiale, en matière aéronautique, tout a été inventé, expérimenté pendant que les doctrines d’emploi (…) finissent par être trop en avance sur le matériel » 32.

            En 1918, le terme escadre sera repris par le général Vuillemin, « quand l’aviation offensive, constituée enfin avec maîtrise et efficacité, se transformera en une arme nouvelle dont l’intervention pèsera aux heures décisives » 33.

            Breguet-Michelin IV

            Pour susciter la réalisation d’un avion capable de bombarder Essen, la ville des usines de Krupp, les dirigeants de l’aéronautique militaire organisent, en octobre 1915, le « concours SN » : chargé de 800 kg, l’avion doit être capable de monter à deux mille mètres et de parcourir 600 km à une vitesse de 120 km/h. Deux appareils, un Schmitt et un Breguet, réussissent à exécuter les conditions du concours. L’appareil Schmitt n’est pas retenu par la Commission parce qu’il n’a pas de moteur à l’arrière. Le Breguet SN est choisi pour être construit à prix coûtant par Michelin. En fait, le Breguet SN est une amélioration des avions Breguet BM II et BLC et reste un prototype. Louis Breguet met au point un autre avion, le type IV, que les frères Michelin acceptent de construire, ayant reçu une commande de deux cents exemplaires. Le premier BM IV est réceptionné le 24 avril 1916. La fabrication des avions s’échelonne d’avril 1916 à mai 1917.

            Les appareils sont numérotés du n° 201 à 300 et de 1001 à 1100. La cadence de sortie des appareils est d’un avion tous les deux jours. Comme pour les BM I et II, les commandes de moteurs ne sont pas effectuées à temps, ce qui occasionne des retards dans la fabrication.

            La première escadrille comprenant dix appareils Breguet-Michelin type IV est la BM 120. Elle quitte Aulnat, le 24 août 1916, pour rejoindre Luxeuil. Désarmé face à la chasse allemande, le BM IV est finalement réservé aux expéditions de nuit 34. Cette utilisation, qui devient une véritable spécialité, avait été prévue à Aulnat, où des exercices de nuit avaient été réalisés. Les avions sont regroupés au sein du 5e groupe de bombardement. Les BM IV « disparaissent par

voie d’extinction », les trois dernières escadrilles de nuit (BM 118, 119 et 121) étant transformées en Voisin-Peugeot en 1918.

            A propos de ces bombardements de nuit on a pu écrire : « (Les) pilotes avaient fini par acquérir, sur ces engins si décriés, une véritable maîtrise et en tiraient un rendement honorable » 35. « La lenteur des avions français devenait un avantage la nuit car le pilote devait faire le point (…). Il fallait qu’il vole lentement pour bien observer. Les vieux avions français à hélices propulsives offraient tous ces avantages (…). Les vieux Farman, Breguet-Michelin, Voisin pouvaient poursuivre leur carrière opérationnelle » 36.

            Le bombardier de la victoire : le Breguet-Michelin XIV B2

            A la suite du concours SN d’octobre 1915, un nouveau concours est organisé au cours de l’été 1916. A ce concours, Breguet présente un appareil trimoteur appelé type XI ou « Corsaire », composé de deux carlingues de Breguet type V. Bien qu’il ait satisfait aux conditions du concours, la fabrication de cet avion n’est pas poursuivie.

            Dès juin 1916, Louis Breguet commence l’étude et la construction d’un appareil de toute nouvelle conception. « Abandonnant la thèse sacro-sainte du moteur arrière, il revient à ses réalisations d’avant-guerre, à moteur avant. Cet appareil est appelé type XIV » 37. Le prototype est prêt le 21 novembre 1916, pour une première séance d’essais en vol, menée par Louis Breguet. Après diverses modifications, l’appareil est confié à la Section technique de l’aviation, au début du mois de janvier 1917. Louis Breguet réalise une version bombardement de l’appareil, et livre les plans de ce B2 à Michelin qui en a reçu commande.

            Pour la troisième fois, Michelin est donc chargé de construire, à Clermont-Ferrand, un avion Breguet. Le premier Breguet-Michelin XIV B2, sorti en mai 1917 des usines de Clermont-Ferrand, est acheminé à Villacoublay en juin, pour y subir des essais officiels devant la Section technique. Le lance-bombes Michelin (dont la capacité est ramenée de vingt à seize bombes) et le viseur Michelin ont été adaptés à cet appareil. En mai 1917, Michelin construit les dix-huit derniers BM 4 et le premier BM XIV B2 38. L’arrivée de cet appareil sur le front permet de reprendre les bombardements de jour dans la zone des armées et de les réaliser en groupes d’avions. Devenus « les Rois du ciel » 39, les équipages adoptent de nouvelles formations de vol. Disposés en triangle, les avions volant à des altitudes différentes et se défendent l’un l’autre. Le Breguet-Michelin XIV B2 se révèle « comme l’un des instruments les plus efficaces pour obtenir la victoire » 40. C’est ainsi qu’au printemps de 1918, l’escadre Vuillemin – reprise de l’appellation de la première formation Breguet-Michelin, en 1915 – concourt à briser les offensives alleman-des sur la Somme. Michelin écrit : « L’année 1918 vit l’épanouissement définitif de la guerre aérienne (…). Tous les grands chefs étaient gagnés à l’idée du bombardement. La théorie que nous exposions dès 1915 : voir utiliser l’avion comme un canon qui porterait sur les arrières de l’ennemi, détruirait ses voies de communication, ses dépôts de munitions et empêcherait ses concentrations de troupes, recevait sa pleine application » 41.

            Le Breguet-Michelin XIV B2 est l’avion adapté au bombardement en « traînée » par « masses d’avions », conception du bombardement défendue, dès 1911, par les frères Michelin, et adoptée par le général Duval à partir de mars 1918. « Lorsque la guerre s’achève, l’aviation de bombardement, née au début des hostilités, a atteint sa pleine maturité » 42. Louis Breguet, André et Édouard Michelin y auront pris une part essentielle.

            Au cours de la Première Guerre mondiale, Michelin a construit 1 584 avions Breguet-Michelin XIV B2 (71), 8 600 lance-bombes et fabriqué 342 000 bombes de calibres divers. « Cet effort industriel considérable (…) n’a pas toujours été jugé comme il le mérite » 43. En effet, il est souvent fait allusion aux « déboires » des BM I, II et IV ; mais c’est oublier qu’il ne s’agit là que des trois cents premiers appareils construits par la manufacture, sur 1 884 ! Et l’on oublie également que c’est Michelin qui a construit la totalité des Breguet XIV version bombardement.

            De plus, cette contribution industrielle, essentielle pour la constitution de l’aviation de bombardement française, s’est accompagnée d’une doctrine d’emploi. C’est ainsi que les frères Michelin peuvent être considérés comme des précurseurs en matière de bombardement stratégique, même si leur rôle, essentiel lui aussi, est ignoré dans les ouvrages relatifs à cette question. Puisse cette communication contribuer à faire un peu mieux connaître la profonde originalité et l’importance de l’effort de guerre – fourni à prix coûtant, il ne faut pas l’oublier non plus – des frères Michelin.

            Une fois l’armistice signé, André et Édouard Michelin auraient bien continué la construction d’avions. Mais conformément aux engagements qu’ils avaient pris en 1914, ils arrêtèrent cette production et reprirent aussitôt leur activité de tradition, le pneumatique.

* DEA d’histoire contemporaine, capitaine, Enseignement militaire supérieur scientifique et technique, Service historique de l’armée de Terre.

1 Sur la manufacture Michelin, voir R. Miquel, La Dynastie Michelin, La Table Ronde, 1962, et A. Jemain, Michelin, un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1980.

2 Voir A. Champeaux, Les guides illustrés Michelin des champs de bataille, mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Paris IV-Sorbonne, 1984, pp. 131-134.

3 Archives Michelin, documents n° 1338-1348.

4 P. Facon, « Aperçus sur la doctrine d’emploi de l’aéronautique militaire française (1914-1918) », Revue historique des armées n° 3/1988, p. 80. P. Facon, « L’armée française et l’aviation (1891-1914) », Revue historique des armées n° 3/1986, p. 87.

5 La somme de 10 000 Francs n’a pas été attribuée.

6 En 1913, Varcin, Fourny et Gaubert se partagent les prix de l’aéro-cible Michelin.

7 Claude Carlier, « L’aéronautique militaire française dans la Première Guerre mondiale », Mémoire de la Grande Guerre, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 376.

8 Cinquième arme de l’armée de Terre, en fait, après l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie et le génie.

9 Les termes de « comité » et de « propagande » sont repris dans l’intitulé du comité que fonde André Michelin, en 1921 : le Comité de propagande aéronautique.

10 F. Gillet, Archives Michelin, Mémoire de Fernand Gillet sur Michelin et l’Aéronautique, non daté, p. 25. En fait, en août 1914, l’aéronautique militaire se compose de 27 escadrilles et possède 162 avions de 11 modèles différents. Cf. F. Pernot, « Barès, 1914-1917, ou l’aviation militaire à l’épreuve de la Grande Guerre », Revue historique des armées n° 3/1993, pp. 4 et 8.

11 Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, p. 13.

12 Note du 11 novembre 1914 au directeur de l’aéronautique, et lettre du 19 février 1915 au directeur de l’aéronautique, in Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, pp. 11-14.

13 SHAA, A021.

14 M. d’Aubigny, Rapport sur les travaux de la Commission de l’Armée pendant la guerre 1914-1918 : Aéronautique, Paris, 1919, p. 14.

15 Ibid., note 1, p. 14.

16 La création de l’École d’aviation de Clermont-Ferrand fait l’objet de la note n° 26989-4.C/12 de la Direction de l’Aéronautique militaire, du 23 juin 1916 (SHAA, A027 dossier 3).

17 Archives Michelin, cliché n° 7376.

18 Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, croquis p. 16.

19 Ibid., pp. 20-21.

20 « Sept mois de perdus pendant lesquels aucun programme rationnel de bombardement, aucune méthode d’emploi des appareils de jour de nuit n’a pu être établie ». Lettre de M. d’Aubigny, Président de la sous-commission de l’Aéronautique au sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique, du 2 mai 1917, in M. d’Aubigny, op. cit., p. 107.

21 Lettre datée de Bordeaux, in Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, 1919, p. 11. Dans son livre L’Aviation française de bombardement, Paul Hartman, 1939, René Martel situe l’offre de Michelin à la fin de l’année 1914 et son acceptation au début de 1915 (p. 106). L’offre est bien faite le 20 août 1914. C’est l’homologation de l’avion qui date, elle, de février 1915.

22 « T’ai-je dit que Yence avait été désigné pour assister Mr. Michelin, mais avec comme mission de le dissuader de s’occuper du Breguet, et le pousser à offrir 3 groupes d’Escadrilles Voisin !!! Yence lui-même me l’a avoué et il est un véritable ami, maintenant ». Lettre de Louis Breguet à son frère Jacques, mobilisé au front comme lieutenant d’artillerie, du 4 mars 1915, in Archives Michelin, Lettres d’André de Bailliencourt à Guy Michelin, 3 décembre 1970. Voir aussi Georges Huisman, Dans les coulisses de l’Aviation 1914-1918, La Renaissance du Livre, 1921, p. 298.

23 L. Claude Breguet, « 10 ans d’avions Breguet 1909-1919 », Revue historique des armées, n° hors série 1969, pp. 99-113. L’auteur ajoute : « Cet état d’esprit durera encore jusqu’à l’apparition du BRE XIV. André de Bailliencourt (…) dit que les avions Breguet de ces années avaient besoin d’être pilotés et qu’ils n’offraient pas la facilité de pilotage des Voisin qui volaient presque tout seuls ». Ibid., p. 106.

24 Lettre de François Breguet, neveu de Louis Breguet, à A. de Bailliencourt, in A. de Bailliencourt, art. cit., 3 décembre 1970.

25 M. d’Aubigny, op. cit., p. 72. Sur Renault et l’aviation, voir aussi Gilbert Hatry, Renault usine de guerre 1914-1918, Éditions Lafourcade, 1978, pp. 51-55.

26 R. Martel (op. cit., p. 106) écrit : « Le Renault (…) donna de nombreux mécomptes et fut remplacé par Canton-Unné ». C’est l’inverse qui se produit. Le moteur Canton-Unné se révèle peu sûr (les pilotes et les mécaniciens le surnomment le « Canton mal luné »), et il est remplacé par le moteur Renault. R. Martel fait plusieurs fois la confusion, de même qu’il confond les BM I et II avec le BM IV.

27 Cf. les rapports journaliers de l’escadre Breguet-Michelin, du 27 mai au 16 juin 1915 (SHAA, A027 dossier 2).

28 A. de Bailliencourt ne partage pas l’avis de G. Huisman qui juge le BM « dangereux à piloter » (op. cit., p. 107). Cf. supra note 23.

29 M. d’Aubigny, op. cit., p. 47.

30 Avion Breguet – à moteur arrière Canton-Unné – de chasse, qui n’est pas construit par Michelin, contrairement à ce qu’affirme R. Martel, op. cit., p. 107.

31 Note du 4e bureau du Secrétariat d’État de l’Aéronautique militaire n° 4335 -4/12 du 5 février 1916, sur la dissolution des unités de l’Escadre BM et la création des GB 5 et 6 et des parcs 105 et 106 (SHAA, A 021).

32 Claude Carlier, art. cit., p. 394.

33 René Martel, op. cit., p. 107. Voir aussi la note du GQG – Service Aéronautique n° 14 436 du 13 février 1918 sur la constitution d’escadres de bombardement et leur organisation (SHAA, A 021).

34 Cf. Rapport de Lemaître remis en février 1917 au général Guillemin au sujet de l’utilisation de l’avion Breguet-Michelin type IV pour le bombardement de nuit in M. d’Aubigny, op. cit., p. 112.

35 André Martel, op. cit., p. 308.

36 Jean-Marc Marill, 1914-1918, l’Aéronautique militaire française, naissance de la cinquième arme, thèse de troisième cycle, Université de Paris I-Sorbonne, 1985, p. 183 ; voir aussi p. 213.

37 A. de Bailliencourt, art. cit., 22 février 1970.

38 Ayant une vitesse au sol de 198 km/h, l’avion vole à 168 km/h à trois mille mètres d’altitude et à 145 km/h à cinq mille mètres. Il monte à cinq mille mètres en 47 minutes avec l’équipement complet Michelin, soit l’emport de 32 bombes de 8 kg (260 kg de bombes).

39 A. de Bailliencourt, art. cit., 22 février 1970.

40 Ibid.

41 Michelin, Notre Sécurité est dans l’Air, p. 21.

42 Marie-Catherine Dubreuil, « Le bombardement en 1916, une année charnière », Revue historique des armées, n° 2/1996, p. 61.

43 L.-C. Breguet, art. cit., p. 112.

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