CHAPITRE V – GORBATCHEV ET LA STRATÉGIE DÉFENSIVE

Très rapidement après l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, l’URSS va se trouver dans une situation paradoxale. Après quelque trente ans d’âpres débats qui ont abouti à la « victoire » de la dissuasion, cette dernière va être immédiatement condamnée par le nouveau secrétaire général. La vie officielle du principe de dissuasion a donc été de courte durée. Pourtant, en dépit de cette condamnation initiale, la rationalité du débat stratégique va reprendre le dessus et relativiser le rejet de la dissuasion. Se substitue à ce concept celui de la « suffisance raisonnable », fondement d’une stratégie « strictement défensive ». Néanmoins, ces deux notions nouvelles qui ont fait l’objet de nombreuses discussions, seront soumises à l’épreuve des faits – et du feu – en 1991. La guerre du Golfe a, en effet, permis aux militaires, qui ne les avaient jamais réellement acceptées, de remettre en question la plupart des conceptions proposées sinon imposées par M. Gorbatchev.

Dissuasion ou suffisance raisonnable ?

Il est communément admis que les relations entre Mikhaïl Gorbatchev et l’armée n’ont pas été des plus cordiales. Leur premier contact officiel a lieu le 11 juillet 1985 à Minsk. On ignore précisément ce qu’a dit le secrétaire général – est-ce déjà à cette date qu’il annonce les premières mesures de restrictions budgétaires ? – mais plusieurs témoignages ont confirmé que cette réunion de Minsk s’était mal passée128. Cause ou conséquence de cette rencontre, une semaine plus tard étaient prises les premières mesures de mise à la retraite de la plupart des chefs militaires soviétiques. Deux mois plus tard, M. Gorbatchev engageait ses premières critiques contre la dissuasion.

C’est à l’occasion de son voyage à Paris – sa première visite dans un pays occidental en tant que secrétaire général – qu’il engage les hostilités contre la dissuasion, mais aussi qu’il lance un certain nombre d’idées-forces de sa nouvelle politique. Dans son intervention à l’Assemblée nationale, l’hôte de la France affirme que : « La peur d’un châtiment insupportable reste pour l’instant ce qui empêche la guerre… Cependant, tout le monde comprend qu’une paix durable ne saurait reposer sur la seule peur. Il s’agit donc de savoir où chercher une alternative à la peur ou bien, pour reprendre le langage militaire, à la dissuasion » 129. La relative modération de son « offensive » de Paris peut s’expliquer à la fois par le fait qu’il s’agit d’un premier essai de critique de la dissuasion, mais peut-être aussi parce qu’il veut ménager son partenaire français, sachant l’importance que ce dernier accorde à la dissuasion nucléaire. Et, pour modérer encore son propos, M. Gorbatchev affirme également : « Si le désarmement général et complet est toujours un objectif noble mais lointain, il faut au moins s’entendre sur une suffisance raisonnable des armements, en premier lieu nucléaires, sur le maintien d’une stabilité stratégique au niveau le plus bas possible de cette suffisance » 130.

A priori, on aurait pu penser que les deux idées développées en ce début du mois d’octobre 1985, était complémentaires et que la suffisance raisonnable pouvait conduire au principe d’une dissuasion minimum sur lequel les deux superpuissances n’avaient pu s’entendre au début des années soixante. Or très rapidement, il va s’avérer que, dans l’esprit de M. Gorbatchev, il s’agit de deux notions distinctes voire opposées131. C’est au cours des premiers mois de l’année 1986 que va s’opérer une première clarification des concepts « stratégiques » du nouveau secrétaire général.

Le 15 janvier 1986, Mikhaïl Gorbatchev propose un plan de liquidation totale des armes nucléaires d’ici l’an 2 000. Outre son aspect « radical », ce plan est aussi une réponse politique – la première effectuée en tant que telle par un dirigeant soviétique – au discours du président Reagan du 23 mars 1983 sur l’IDS. L’objectif de cette proposition est de démontrer que si l’IDS a pour objectif de rendre l’arme nucléaire obsolète, l’URSS dispose d’un plan plus économique et moins déstabilisant permettant de liquider totalement toutes les armes nucléaires en quinze ans. Mais il s’agit aussi, plus globalement, de condamner le principe de la dissuasion. Or, jusqu’en 1987, c’est Mikhaïl Gorbatchev qui détient le monopole de cette condamnation. Deux raisons peuvent expliquer ce fait que, pendant près de deux ans, les experts se soient tus sur ce sujet.

La première de ces raisons tient au fait que les militaires, mais aussi la plupart des experts civils, ne souscrivent pas à cette condamnation, alors même qu’ils viennent d’adopter le principe de la dissuasion dans le concept stratégique. Mais comme l’on est encore dans un système soviétique qui, même s’il veut se moderniser n’en reste pas moins… soviétique, il ne sied guère de s’opposer directement à un secrétaire général du PCUS, tant pour des raisons de convenance que de simple prudence ! La seconde raison serait que les experts civils et militaires ne comprennent pas réellement ce que souhaite précisément M. Gorbatchev. Celui-ci tient un discours abstrait voire utopique qui ne correspond guère aux réalités tant en termes de stratégie théorique que de stratégie des moyens. Les armes nucléaires stratégiques sont toujours présentes dans l’arsenal soviétique et le discours stratégique ne peut pas ne pas en tenir compte. Comment dans ces conditions faire passer un message qui ne saurait en aucun cas être crédible ? En d’autres termes, M. Gorbatchev découvre avec quelque naïveté et beaucoup de présupposés idéologiques les questions stratégiques.

Le débat de 1987

L’année 1987 est incontestablement l’année des grands changements dans la politique soviétique, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Au cours de cette année, M. Gorbatchev se rend compte que les changements qu’il entendait introduire dans le système seront inefficaces s’il n’engage simultanément un processus de changement du système lui-même. Il est, dans ces conditions, possible de considérer que l’engagement des débats sur la dissuasion et la suffisance raisonnable au cours de cette année peut être relié au tournant qui s’amorce dans la vie politique soviétique. Le véritable lancement de ce débat sur la suffisance raisonnable n’apparaît pas à un moment innocent. C’est en effet durant cette première moitié de 1987 que l’URSS énonce la doctrine défensive du Pacte de Varsovie, qui, sur le moment, a été perçue à l’ouest comme étant un document essentiellement déclaratoire. Au même moment, M. Gorbatchev s’apprête à accepter le principe de l’option zéro qui mettra un terme à la crise des euromissiles132. Plusieurs articles, enfin, sont publiés sur le sujet de la suffisance raisonnable et de la dissuasion.

Or, les points de vue présentés dans ces différents articles ne sont pas tous convergents. Le premier en date de ces textes est celui du nouveau directeur de l’IMEMO, l’académicien E. Primakov133. Dans ce texte, l’académicien, allant à l’encontre des conceptions du secrétaire général, affirme le principe d’une dissuasion minimum : « Toute la planification et l’organisation militaires seront fondées sur le principe de la suffisance. Ceci signifie que seront mis en avant les moyens nécessaires en quantité et en qualité, susceptibles de dissuader la partie adverse et de garantir la sécurité de l’État au cas où, malgré tout, la guerre serait déclenchée ». Si ces considérations sont quelque peu éloignées de celles du secrétaire général – sans en être tout à fait opposées – M. Primakov adoptera un discours nettement plus « orthodoxe » quelques semaines plus tard dans la Pravda où il qualifie les moyens de la dissuasion d’ »amoraux » et d’ »incertains »134. Quatre jours plus tard, sous la plume d’un autre académicien, le physicien M. Markov, la même Pravda reprenait l’offensive contre la dissuasion qualifiée d’ »illusion dangereuse »135. On peut enfin citer, l’un des principaux éditorialistes de ce quotidien, également porte-parole de la « politique-soviétique-de-paix », Iouri Joukov, qui qualifiait la dissuasion de « doctrine née il y a quarante ans » et donc dépassée, mais aussi d’ »ersatz de paix » pour enfin retrouver ce qualificatif d’ »amoral » lancé par M. Gorbatchev dès le début de la campagne136.

Pourtant, dans le même temps l’Etoile Rouge continuait de défendre le principe d’une suffisance raisonnable fondée sur une dissuasion minimum. Lors d’une conférence de presse tenue au centre de presse du ministère des Affaires étrangères, M. V. Petrovski et les généraux Tchervov et Gareev affirmaient que « la doctrine militaire des pays socialistes a pour objectif de garantir une défense suffisante et de dissuader un agresseur » 137. Il semble ainsi que, durant les premières semaines de l’été 1987, une polémique se soit engagée sur le lien entre suffisance et dissuasion. Elle s’achève avec la publication d’un article du ministre de la Défense, le général Jazov, qui paraît devoir clore ce premier débat. Bien que l’article soit essentiellement consacré aux négociations en cours sur le désarmement – l’URSS vient d’accepter le principe de l’option zéro dans la crise des euromissiles – le ministre n’en développe pas moins sa conception – la conception officielle – de la suffisance raisonnable.

On retrouve dans l’article du ministre certaines des caractéristiques des débats de cette deuxième moitié des années quatre-vingt où l’on mentionne moins le terme de dissuasion que ses principes fondamentaux. Il s’agit, semble-t-il, pour le ministre de ne pas s’opposer directement au secrétaire général qui a montré son aversion pour le mot, sinon pour le concept, mais néanmoins de continuer de défendre ses convictions profondes. Le général Jazov affirme ainsi, et sans mentionner le terme de dissuasion, que « lorsque l’on parle de suffisance raisonnable, on pense qu’à l’étape actuelle, et pour les forces stratégiques de l’Union soviétique, la nature de la suffisance est déterminée par la nécessité d’interdire une attaque nucléaire susceptible de rester impunie et cela, dans n’importe quelles circonstances, fussent-elles les plus défavorables… La parité garantit la possibilité de réaliser une action en riposte en toutes circonstances et d’infliger à l’agresseur des dommages inacceptables » 138.

La conclusion que l’on peut tirer de cette citation est que, dans son ensemble, le ministre donne prudemment raison aux opposants du secrétaire général. En défendant, mais sans la nommer, tous les principes constitutifs de la dissuasion – dommages inacceptables, interdiction, maintien d’une capacité de riposte – le ministre désavoue en réalité les idées développées depuis deux ans par le pouvoir politique en démontrant que la dissuasion est destinée à jouer un rôle encore durable si l’on tient compte notamment de l’arsenal dont disposent les deux superpuissances et ce, malgré la décision de liquider toute une catégorie d’armes nucléaires, en l’occurrence les FNI. A la fin de 1987, on peut, dans ces conditions, considérer que l’URSS ne dispose plus de doctrine stratégique officielle qui fût admise par tous. A l’issue du débat de l’été 1987, il règne une grande confusion dans le discours stratégique soviétique ; confusion à laquelle le lancement effectif de la politique de « perestroïka » ne contribuera guère à mettre un terme. Pourtant le débat n’est pas achevé.

La suffisance : la reprise du débat

Ce qui paraît caractériser le plus les douze à dix-huit mois qui ont précédé la chute du Mur de Berlin est l’émergence voire la prééminence des « institutchikis » dans le débat sur la défense. Ce sont en effet des experts civils des questions militaires, issus des instituts de l’Académie des Sciences, qui vont occuper le devant de la scène en cette fin de la décennie quatre-vingt. Il ne sont pas apparus ex nihilo et, pour la plupart, ils remplissaient déjà une fonction politique avant l’accession au pouvoir de M. Gorbatchev. Représentants des principaux instituts, qui servent de « réservoirs d’experts » auprès du Comité central du PCUS, ces experts – certains sont, il est vrai, d’anciens militaires – faisaient déjà office de lanceurs d’idées ou de ballons d’essais sous Brejnev et même, dans une moindre mesure, sous Khrouchtchev.

L’on peut aussi penser que, après les déclarations du ministre de la Défense de juillet 1987 mettant fin au débat sur la dissuasion et proposant une définition « officielle » de la suffisance raisonnable, les militaires – par discipline ? – font moins entendre leur voix. De plus, encore marqués par des décennies de limitation de capacité d’expression et par la nécessité de respecter le principe de cohérence entre tout discours politique nouveau – et le discours stratégique ne fait pas exception – et l’idéologie dominante, les militaires ont pu hésiter à poursuivre un débat dans un cadre idéologique fluctuant. Enfin, à partir de 1988-89, les préoccupations des militaires, dont le prestige et les conditions de vie ne cessent de se dégrader, sont plus spécifiquement matérielles, laissant ainsi aux « institutchikis » le quasi-monopole du débat de fond. Il ne s’agira pas ici de développer toutes les positions avancées par ces experts, quel qu’ait été leur intérêt. On ne s’arrètera que sur deux d’entre elles particulièrement significatives à la fois du désarroi mais aussi du dégré d’ouverture dont la presse soviétique fait preuve en cette fin de décennie. La première présente les diverses conceptions que l’on peut avoir de la doctrine défensive ; la seconde propose, de manière quelque peu provocatrice, l’adoption par l’URSS d’un concept que l’on pourrait qualifier de dissuasion du faible au fort.

En juin 1988, deux experts de l’Institut des États-Unis établissent les grandes lignes de ce qui peut être perçu comme l’ensemble des positions en présence dans un débat qui porte sur la notion de défensive. Les deux auteurs de cet article – Andreï Kokochin, directeur-adjoint de l’institut et le général Valentin Larionov, chercheur au même institut, et qui avait été secrétaire du comité de rédaction du manuel de stratégie du maréchal Sokolovski – pourraient donc avoir été chargés de présenter l’état du débat. Publiées dans un premier temps dans la revue de l’IMEMO139, les thèses des deux auteurs sont reprises dans une brochure du Comité soviétique pour la sécurité et la coopération en Europe, diffusée près d’un an plus tard, en russe et en anglais140. L’essentiel du travail de ces deux auteurs consiste à présenter, dans les deux types de publication, « quatre variantes hypothétiques… destinées à stimuler la recherche » sur les conceptions stratégiques défensives applicables en cas de confrontation armée directe entre les deux alliances militaires sur le continent européen. L’intérêt de ces quatre variantes tient essentiellement au fait d’avoir été présentées durant cette phase d’euphorie et de début de célébration de la fin de la « guerre froide » qui précède la chute du Mur de Berlin.

La première de ces quatre variantes consiste, en cas d’engagement d’hostilités par l’autre partie, à entreprendre une riposte immédiate et à mener une opération offensive décisive et sans compromis. Comme le remarquent eux-mêmes les auteurs, cette variante s’inscrit dans une tradition qui « remonte aux guerres napoléoniennes et a dominé la pensée politique et militaire durant les deux guerres mondiales » 141. Sans nécessairement remonter à 1812, il est clair que cette variante se différencie peu de la « doctrine Sokolovski », notamment en ce que l’une comme l’autre envisage une victoire militaire totale sur l’adversaire-agresseur par une frappe foudroyante et destructrice sur ses centres de décision et ses groupements de forces armées. L’élément qui donne à cette variante sa dimension défensive est le moment choisi pour engager l’offensive puisqu’il s’agit d’attendre l’engagement des hostilités par l’autre. Mais, en réalité, Sokolovski ne disait, explicitement, rien d’autre, ce qui n’empêchait pas sa doctrine d’inclure, implicitement, le principe d’une frappe préemptive. Le principal argument avancé pour défendre cette variante est que « beaucoup considèrent que [cette conception] est indispensable pour maintenir, même aujourd’hui, le moral des forces armées » et que ces idées sont aussi très populaires « dans une importante fraction de la population peu versée dans la chose militaire ». En d’autres termes, cette variante pourrait n’avoir été mentionnée ici que pour mémoire et s’appliquerait peu aux conditions nouvelles.

La deuxième variante prévoit également le maintien de capacités de contre-offensive, mais celles-ci ne seraient engagées qu’après avoir repoussé les premières actions offensives de l’ennemi, incluant même l’abandon d’une portion du territoire national. Mais la contre-offensive qui s’ensuit devrait, comme dans la variante précédente, « aboutir à la destruction totale de l’ennemi sur son propre territoire… et être menée au niveau tant opératif (armée, groupe d’armées, fronts, flottilles et flottes) que stratégique (groupe de fronts et de flottes sur les théâtres d’opération) ». L’exemple-type de cette variante est la bataille de Koursk en 1943142. La différence entre cette variante et la précédente réside essentiellement dans le fait que, sans pour autant l’exclure, la différenciation entre frappe préemptive, offensive et contre-offensive est plus claire que dans la première variante. Mais l’aboutissement du conflit est, dans l’un et l’autre cas, identique : si une guerre est engagée, elle doit s’achever par la destruction complète de l’agresseur. Là encore, la principale différence tient au moment de l’engagement des opérations offensives et/ou de contre-offensive.

La nature défensive des deux variantes suivantes se manifeste de manière plus évidente puisque la troisième variante prévoit de n’autoriser la destruction des forces de l’ennemi que dès lors qu’elles se trouvent encore sur le territoire du pays agressé. L’objectif de la guerre consiste alors à n’aboutir à rien d’autre qu’à un retour au statu quo ante. Mais si cette conception défensive trouve des précédents dans l’histoire – il est fait notamment référence à la bataille de Khalkhin-Gol en 1939 et à la guerre de Corée – les deux auteurs n’émettent pas moins quelques objections quant à la validité de cette variante dans les conditions actuelles. Ils posent notamment trois questions : l’agressé aura-t-il la volonté de s’abstenir d’exiger de l’agresseur réparation et revanche ; comment mesurer les compensations pour les pertes subies et enfin la partie agressée aura-t-elle la volonté de s’arrêter à la seule destruction des groupements armés de l’agresseur ou bien sera-t-elle tentée de pousser plus loin la contre-offensive143 ?

Sans doute parce que les précédents n’existent pas, la présentation de la dernière variante est nettement moins développée que les trois précédentes. Elle prévoit que « sur une base contractuelle ou par la force de l’exemple, aux niveaux stratégique et opératif, les deux parties choisiront une variante exclusivement défensive sans capacités matérielles de mener des opérations offensives ou contre-offensives. Une haute mobilité des forces ne serait négociée que pour les formations armées de niveau tactique et pour la contre-attaque (bataillon, régiment ou au plus division) » 144.

Plus globalement, et les deux auteurs le mentionnent à plusieurs reprises, on constate que l’un des principaux éléments de différenciation entre les quatre variantes tient au contenu de la notion de victoire qu’elles incluent. Si l’idée de victoire est toujours présente, le concept qu’elles recouvrent est totalement différent, à la fois sur le plan militaire et sur le plan politique. Les deux premières variantes développent une conception de la victoire militaire susceptible de conduire à une victoire politique – c’est-à-dire à une victoire totale. Les deux suivantes excluent une telle conception puisqu’elles se limitent à l’obtention de victoires militaires partielles dont la somme ne serait pas susceptible de conduire à une victoire politique totale dans la guerre. Dans ces deux derniers cas, la guerre est conçue comme ne pouvant être gagnée par aucune des parties. Pourtant, ce qui frappe à la lecture de ce texte – et la multiplication de ses supports éditoriaux confirmerait l’importance qu’on a voulu lui accorder – est que, s’il s’agit de développer la problématique de la défensive, à aucun moment il n’est question de prévention des guerres. Ce texte reste dans une perspective de confrontation entre les deux systèmes et de guerre possible. En résumé, l’on peut considérer que ce texte permet à quiconque souhaiterait écrire sur la notion de défensive, de faire perdurer un certain nombre d’ambiguïtés sur ce point et, tout en donnant l’illusion de se rallier aux conceptions officielles, de conserver une vision résolument offensive.

La seconde proposition digne d’intérêt et lancée durant cette période est moins classique. Il s’agit d’un article, publié dans une revue du ministère des Affaires étrangères, par deux chercheurs du même Institut des États-Unis : Radomir Bogdanov et Andreï Kortunov145. La thèse défendue par ces deux auteurs est que, pour assurer une dissuasion minimum, l’URSS pourrait se permettre de réduire, même unilatéralement, son arsenal nucléaire de 95 % : « Pour garantir la dissuasion minimale, il suffit de garder 500 ogives nucléaires de puissance variée, installées sur les missiles monoblocs mobiles SS 25 basés au sol et sur les sous-marins Delta 4 dotés de 16 missiles avec, au total, 64 ogives. Il s’agit donc de moins d’un vingtième du nombre actuel des ogives ; nous croyons que tout le reste peut être liquidé sans nul préjudice pour la sécurité du pays » 146.

Les deux auteurs vont alors démontrer la justesse de leur calcul par un raisonnement en dix points dans lequel ils réfuteront par avance toutes les objections susceptibles de leur être opposées. L’intérêt de cet article ne tient pas seulement à son aspect provocateur évident, mais surtout au fait que, en URSS, l’on n’hésite plus à aborder directement de telles questions. Car, outre une analyse très précise du fonctionnement de la dissuasion minimum, les deux auteurs ont proposé de fait – mais sans le nommer explicitement – l’introduction du principe de la dissuasion du faible au fort.

L’acceptation d’un tel principe eut certes impliqué que l’URSS perde son statut de superpuissance, mais « si l’URSS tend au pluralisme en politique mondiale, si nous renonçons au statut de superpuissance qui nous a été imposé, à quoi bon s’accrocher à la bipolarité militaire ? » Et ce d’autant plus que « le renoncement unilatéral de l’URSS au statut de superpuissance nucléaire et son adhésion à la  » dissuasion minimale  » renforceront la pression de l’opinion sur les gouvernements français et britannique pour les amener à réduire leurs programmes de modernisation des forces nucléaires » 147. Ainsi, derrière un projet utopique – tout au moins pour les conditions spécifiques de l’URSS de 1989 – les auteurs ne perdent pas pour autant de vue certaines des constantes de la « politique soviétique de paix ». Malgré cet aspect particulier du projet, il était évident que les militaires ne pouvaient pas ne pas réagir à une telle proposition.

C’est un général-lieutenant de réserve, E. Volkov qui est chargé de répliquer aux propos des deux auteurs. Il le fera à deux reprises dans le quotidien de l’armée. Une première fois en nommant les « coupables », qu’il critique en les renvoyant à certaines prises de position de R. McNamara : ce dernier, précise le général Volkov, comble de l’insulte pour les auteurs hérétiques, venait lui-même de prôner la parité ! Le général Volkov reproche également à MM. Bogdanov et Kortunov d’avoir totalement changé leurs points de vue par rapport à des textes qu’ils ont publiés en 1983, d’oublier le paramètre IDS et surtout d’envisager l’unilatéralité des réductions148.

Le même général Volkov réitère ses critiques deux mois plus tard, dans le même quotidien. Sans citer, cette fois, le nom des « coupables », sa critique s’attache plus au fond du problème, défendant la conception officielle – au moins celle de l’armée – de la suffisance raisonnable : « En ce qui concerne la tâche des forces nucléaires stratégiques, l’essentiel, conformément à la doctrine défensive adoptée par notre pays, est de dissuader l’agresseur de déclencher une guerre nucléaire en le menaçant de dommages inacceptables portés par une frappe en riposte ». Néanmoins, une capacité dissuasive peut être garantie par « des forces nucléaires stratégiques réduites au plus bas niveau possible, mais seulement si leur réduction est fondée sur la réciprocité, la simultanéité et l’entente » 149. En d’autres termes, le principe de la dissuasion minimum est parfaitement admis à condition qu’elle reste équilibrée mais également que les États-Unis renoncent au déploiement de leurs systèmes de défense spatiale.

La tendance générale qui se fait jour en cette fin de l’année 1989 dans les milieux militaires officiels – tout au moins pour ceux qui refusent d’adopter des positions extrêmes – est celle d’une forte réduction des armes stratégiques. Le chiffre de 500 ogives n’est alors pas considéré comme invraisemblable – à condition bien sûr qu’une telle réduction soit opérée dans le cadre d’une parfaite réciprocité américano-soviétique150. En ce qui concerne les armes tactiques déployées en Europe, les Soviétiques prônent leur liquidation totale, réalisant ainsi une « troisième option zéro » ; mais cet aspect sera plus largement développé au cours des semaines qui ont précédé la signature des accords FCE en novembre 1990.

À la fin de l’année 1989 – et l’on peut penser que l’article a été rédigé avant la chute du Mur de Berlin – le ministre de la Défense définit une nouvelle fois la suffisance qualifiée désormais de « défensive ». Le général Jazov reconnaît l’existence d’un déséquilibre – qui jusqu’à présent avait été nié, y compris par le ministre lui-même, quelques mois auparavant – entre « l’aspect politique de la doctrine qui avait toujours été défensif » et son aspect technique qui « privilégiait les actions offensives décisives en cas de déclenchement d’une guerre contre l’URSS » 151. Or, désormais, affirme le ministre, cette contradiction disparaît du contenu de la nouvelle doctrine (voir plus loin)152. Ceci dit, le ministre, qui admet le principe de l’asymétrie, n’en rappelle pas moins que ce dernier ne peut être dissocié de celui de la parité qui reste l’élément essentiel de la stabilité stratégique. De plus, si les réductions quantitatives, y compris sur une base asymétrique, sont acceptables, elles ne doivent pas pour autant empêcher une modernisation qualitative des armements : « En parlant d’une modernisation qualitative de nos forces armées, nous pensons non à un changement de sens de la course aux armements, non à une augmentation de la puissance de feu des armées et de la marine, mais à son maintien dans les limites de la suffisance pour la défense au moyen d’une dépense minimum pour un niveau garantissant de façon fiable la sécurité du pays » 153. Une fois encore, le ministre est chargé de clore le débat mais, cette fois, à un moment où des événements d’une portée considérable conduiront les Soviétiques à reprendre l’ensemble de leur débat stratégique.

La fin de l’affrontement est-ouest

L’année 1990

Si l’année 1989 a été celle des bouleversements et des révolutions, l’année qui lui succède est marquée, pour l’URSS, par une succession de défaites ; des défaites que, néanmoins, Moscou a su largement monnayer. De l’acceptation d’une unification rapide de l’Allemagne, et du retrait de toutes ses forces déployées dans les différents pays de l’Europe centrale, à l’acceptation du principe de la liquidation des structures militaires du Pacte, il est incontestable que Moscou s’est soumise à des conditions qui eussent été inenvisageables quelques mois auparavant. Cette série d’abandons successifs a confirmé que la politique européenne de l’URSS avait effectivement changé et que la doctrine Brejnev avait vécu. Avec l’invasion du Koweït en juillet 1990 et l’attitude adoptée alors par Moscou, confirmation était donnée que, dans sa politique mondiale aussi, l’URSS avait renoncé à ses conceptions antérieures fondées sur une vision idéologique et manichéenne des relations internationales.

Ces ralliements successifs à une vision des relations internationales fondée sur le droit marquait la véritable entrée de l’URSS dans la communauté internationale et confirmait sa volonté de se présenter comme un État de droit. Ces authentiques changements ont pourtant été perçus comme autant de reniements et d’abandons par certaines catégories de la population soviétique. L’armée, ou tout au moins une partie de celle-ci, a fait partie de ces groupes opposés à la politique du président de l’URSS même si elle ne manifeste explicitement son hostilité qu’à partir de la fin de l’été de 1990. Mais il est aussi vrai que l’intégration de l’ensemble de l’Allemagne au sein de l’OTAN et le principe du retrait des troupes soviétiques de Hongrie, de Tchécoslovaquie puis de Pologne, vont obliger les militaires à repenser l’ensemble de leur dispositif antérieur. La réduction et le redéploiement des forces vont naturellement conduire à une réévaluation doctrinale, mais elle se fera de façon relativement discrète et tardive et ce, même si les revendications corporatistes et les discours politiciens l’ont souvent emporté sur le débat stratégique proprement dit.

L’un des premiers articles traitant des questions doctrinales parus au cours de l’année 1990 a été publié au mois de juin. Là encore, l’on retrouve cette opposition entre la dissuasion et la « stabilité stratégique »154. Les deux auteurs de cet article rappellent quelques vérités déjà bien connues telles que : « la stabilité ne s’établira qu’à mesure de la réduction du niveau de confrontation nucléaire et jusqu’à la liquidation totale des armes nucléaires dans les arsenaux militaires ». Mais, à côté de ce discours dont le ton renvoie à de vieux souvenirs, l’article va encore plus profondément dans la « réaction » en amalgamant plusieurs concepts montrant que les réflexes du passé sont encore très présents dans certains milieux militaires. Le raisonnement mérite d’être intégralement reproduit : « La stabilité stratégique par la réduction progressive du niveau de l’équilibre jusqu’à la liquidation totale de l’arme nucléaire se fonde sur le principe de la désidéologisation des relations inter-étatiques. Ceci donne la possibilité de développer un processus de coexistence pacifique entre États à systèmes sociaux différents dans un cadre tel qu’il est difficile d’en prévoir le déroulement chronologique. C’est là sa supériorité sur le concept absolument idéologisé qu’est la dissuasion ».

Ce texte paraît au moment où Moscou s’apprête à accepter la perte de son glacis centre-européen et l’intégration de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN ; mais aussi au moment où certains militaires, tel le général Makachov, futur candidat à l’élection présidentielle russe de 1991, commencent à critiquer publiquement l’abandon par l’URSS de ses intérêts vitaux en Europe. Or, on constate dans cet article de l’Etoile Rouge un retour en force des conceptions qui avaient cours depuis au moins les années cinquante et qui, tout en accusant l’adversaire d’un tel travers, contiennent une dimension idéologique que l’on croyait dépassée. Tout d’abord en limitant la coexistence pacifique aux seules relations interétatiques, les auteurs semblent oublier les célébrations multiples de la « fin de l’affrontement » qui justement auraient dû, semble-t-il, avoir définitivement aboli de telles restrictions à l’application de la coexistence155. En d’autres termes, par cette restriction, les deux colonels annulent de fait leur démonstration qui accusait l’Occident d’idéologiser ses conceptions en matière de sécurité et de défense. Ils montrent ainsi que, au moins chez certains, mais qui ont leurs soutiens dans la presse militaire, les changements intervenus sur la scène internationale sont acceptés avec quelque restriction, comme en témoigne le contenu d’un projet de nouvelle doctrine militaire.

Un projet nouvelle doctrine

Au mois de novembre 1990, le ministère soviétique de la Défense rend public un projet de document sur la doctrine militaire156 destiné, en principe, à présenter la nouvelle conception défensive de l’URSS. Or, ce projet du ministère maintient une ambiguïté certaine quant au sens qu’il convient de donner à la nature strictement défensive de la doctrine. Très classiquement, le texte se subdivise en deux parties, la première est consacrée à l’aspect politico-militaire de la doctrine et la seconde à l’aspect militaro-technique. Le texte affirme, ainsi, sur le premier point, qu’une guerre est un moyen inacceptable pour obtenir un objectif politique, que l’URSS n’engagera pas la première une action armée, qu’elle n’a pas de prétention territoriale, qu’elle liquidera ses bases militaires à l’étranger et qu’elle se refuse à porter les différends idéologiques sur le plan des relations internationales157. Sur le plan politique, ce texte n’apporte rien de particulièrement neuf et même la question de la liquidation des bases militaires en territoire étranger n’est envisagée que sur la base de la réciprocité entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie.

La seconde partie qui porte sur l’aspect technico-militaire est plus instructive en ce qu’elle consiste à déterminer les menaces et à préparer les forces armées à les contrer. Or, ce texte ne paraît pas avoir réellement pris en considération les changements intervenus sur la scène internationale, notamment lorsqu’il présente les principales menaces auxquelles est confrontée l’URSS : « le haut niveau de confrontation, notamment en Europe et dans la région Asie-Pacifique… ; la poursuite de la  » politique à partir d’une position de force  » menée par les États-Unis » ainsi que les bases militaires de ces derniers encerclant l’URSS. Les deux types de guerres auxquelles l’URSS doit se préparer sont la guerre nucléaire qui aurait des conséquences catastrophiques pour l’humanité et de laquelle on ne peut sortir victorieux. La seconde catégorie de guerres est la guerre classique qui peut être une guerre longue. Dans les conditions actuelles, une telle guerre, d’une part, mettrait en œuvre des armes dont les effets peuvent être assimilés à ceux des armes nucléaires et, d’autre part, pourrait à tout moment de son déroulement devenir nucléaire158. Le bilan que le texte tire de ces considérations est que les « forces armées soviétiques doivent être préparées à remplir toutes les fonctions défensives dans tous les cas de figure et… en temps de paix à les maintenir à un niveau de suffisance raisonnable et fiable pour la défense… afin, en temps de guerre, de défendre la souveraineté et l’intégrité du territoire soviétique » 159.

Selon ce document, le contenu de la suffisance diffère selon qu’il s’agit de l’arme nucléaire ou des armes classiques. Pour ces dernières, il suffit de « disposer d’une quantité minimale d’armes nécessaire pour assurer une défense fiable mais insuffisante pour mener des actions offensives de grande envergure ». On reste donc ici dans un cadre très général qui a caractérisé le discours soviétique depuis 1987. Par contre, la suffisance dans le nucléaire est présentée avec plus de précision que pour les armes classiques. Elle est déterminée par des « paramètres qualitatifs et quantitatifs, nécessaires pour porter une frappe en riposte, dont les conséquences dénieraient à l’agresseur toute supériorité » 160. Les forces nucléaires stratégiques, ajoute ce document, ont pour fonction d’interdire toute agression nucléaire qui resterait impunie en garantissant une riposte inacceptable. On reste donc, dans ce domaine, dans la conception la plus classique de la fonction dissuasive des armes nucléaires et, pourrait-on dire, dans une conception qui aurait, depuis le milieu des années soixante, toujours été celle de l’URSS, tout au moins pour ce qui concerne ses seules armes nucléaires stratégiques. En d’autres termes, le document du ministère fixe, pour les armes nucléaires, une ligne peu compatible avec les grandes idées du secrétaire général mais qui, dans les conditions stratégiques de la fin de 1990, contient sa propre logique. Par contre, plus globalement, le document aborde d’une manière nettement plus ambiguë ce qui est appelé la « stratégie défensive » : « Au début de l’agression, le principal mode de l’action armée est la défense. La suite de l’action des forces armées sera déterminée par le caractère des actions militaires de l’adversaire et dépendra des moyens et modes de lutte armée qu’il utilisera » 161.

Face à cette conception pour le moins souple de la défensive adoptée par les Soviétiques, ne peut-on considérer que l’on se trouverait face à un texte qui envisagerait une doctrine militaire quasi inchangée par rapport au passé ou tout au moins qui cherche à relativiser la notion de défense ? En effet, rien dans ce texte ne prévoit d’exclure de grandes opérations de contre-offensive qui viseraient à l’anéantissement total de l’adversaire jusque sur son propre territoire. Si l’on tient compte du fait que, d’une part, ce texte a été publié à un moment où l’armée semble de nouveau faire entendre sa voix et que, d’autre part, l’armée n’a jamais été particulièrement favorable à ces idées de suffisance raisonnable dans leur acception gorbatchévienne, on pourrait considérer ce document comme une vision minimaliste de la suffisance, à la fois en termes politiques et en terme techniques.

En fait, ce qui paraît caractériser ce texte est sa capacité à mécontenter tout le monde. Les « réformateurs » jugeront que ce document ne va pas assez loin dans la définition de la nature strictement défensive de la doctrine. Ils pourront aussi critiquer son ambiguïté qui permet une lecture selon laquelle le changement de conception de la doctrine n’apparaît pas de prime abord. Il mécontentera aussi de nombreux militaires – pas nécessairement « conservateurs » – qui reprocheront à la fois les sous-entendus critiques de l’ancienne doctrine et réfuteront le bien-fondé d’une doctrine strictement défensive, jugeant que les forces armées soviétiques doivent être à même de « mener n’importe quel type d’action armée »162.

Or, au début de 1991 se produit un événement qui aura, sur le débat stratégique, des répercussions considérables, et fournira aux adversaires de l’adoption d’une doctrine – et d’une stratégie – « strictement défensive », nombre d’arguments nouveaux et de poids : le déclenchement de l’opération « Tempête du désert ».

La guerre du Golfe : révélateur et avertissement

La guerre du Golfe conduit en effet les Soviétiques à revoir un certain nombre de leurs positions tant en matière diplomatique que de politique de défense. Le soutien soviétique à la coalition anti-irakienne, dès le lendemain de l’invasion du Koweït, a pu être perçu comme la confirmation que de véritables changements étaient intervenus dans la pratique de la politique étrangère soviétique. Mais, sur un plan plus strictement militaire, l’opération « Tempête du désert » est étudiée avec soin à Moscou. On n’insistera pas ici sur les conclusions qui ont été tirées en matière d’armement ou d’organisation des forces163, mais seulement sur ses conclusions en termes de doctrine.

Dès la fin du mois de janvier 1991, les premières offensives à l’encontre du document de 1990 sur la doctrine militaire paraissent dans la presse militaire. Sans nécessairement utiliser le même vocabulaire, en se référant directement ou non à la guerre du Golfe, tous exigent que l’on abandonne la conception défensive, accusée implicitement d’avoir été érigée en dogme, et suggèrent de lui substituer une conception de « réponse adéquate » : « Aujourd’hui, il serait plus juste d’adopter dans le document [sur la doctrine militaire] la position suivante :  » le développement de la théorie et de la pratique de l’art militaire sera réalisé en vertu de la conception de la stratégie de réponse adéquate «  » 164. Sans utiliser la même expression, deux mois plus tard, le général Rodionov ne dit pas autre chose lorsqu’il demande que les armées soient formées à mener n’importe quel type d’action. La guerre du Golfe pourrait avoir donné aux militaires des arguments nouveaux en faveur d’une doctrine stratégique plus flexible, une flexibilité qui, logiquement, ne saurait aller que dans un sens plus offensif.

Le fait que, de plus en plus, des Soviétiques insistent sur la surprise et sur la destruction du potentiel militaire adverse montre bien qu’il existe un mouvement en faveur de l’abandon de la conception strictement défensive qui avait les faveurs du pouvoir politique. Les analyses de l’état-major soviétique tendraient à démontrer que si les forces terrestres gardent une fonction essentielle pour parachever la victoire militaire, les forces aériennes ont désormais acquis une importance considérable dans le déroulement des opérations165. En un sens, on pourrait se demander si l’on ne retrouverait pas, mutatis mutandis, la doctrine dite de Sokolovski, l’attaque aérienne massive se substituant aux frappes nucléaires. On retrouverait alors ce double aspect de la doctrine dans une phase d’opposition avec le maintien d’un discours politique en faveur d’une politique de prévention des guerres, prévoyant la mise en place d’un « contingent spécial destiné à prévenir l’escalade vers un conflit armé, placé sous l’égide des Nations unies » 166. Par contre l’autre aspect de la doctrine reviendrait à adopter une stratégie militaire nettement plus offensive et, comme l’affirmait un représentant de l’état-major soviétique, « La doctrine défensive ne signifie pas une stratégie défensive » 167.

À la fin de l’année 1990, le débat sur la défense semblait proche de sa conclusion. Or, la guerre du Golfe a incontestablement relancé ce débat qui remet en cause les acquis des dernières années. C’est dans ce cadre mouvant qu’intervient la disparition de l’URSS – de fait le 19 août 1991, officielle le 8 décembre suivant – qui conduit, à son tour, le nouveau pouvoir en place à Moscou à préparer la rédaction d’une nouvelle doctrine pour un État nouveau.

 

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Notes:

 

128 Le tome 2 du recueil des œuvres de M. Gorbatchev (Izbrannye Retchi i Stat’i, Moscou, Politizdat, 1987), couvrant la période de février 1984 à octobre 1985, ne mentionne aucun des discours qu’il prononce à Minsk, y compris celui devant les “ouvriers de la ville”, pourtant publié dans la Pravda du 12 juillet 1985. Par ailleurs, selon un observateur américain, ce serait à Minsk que M. Gorbatchev aurait informé la hiérarchie militaire que “le temps des changement radicaux était venu”. Ce dont l’armée aurait été “outrée et horrifiée” (H. Gelman, “Gorbachev’s First Five Years in the Soviet Leadership”, Rand Corp., Santa Monica, mai 1990, pp. 85-86).

129 M. Gorbatchev, Discours et articles choisis, Moscou, Édition du progrès, 1985, p. 384.

130 Ibid., p. 369.

131 Cette question sera d’ailleurs au centre du débat qui se déroule deux ans plus tard, en 1987.

132 L’acceptation par M. Gorbatchev de l’option zéro – et même “double zéro – est en parfaite cohérence avec la première phase de sa proposition du 15 janvier 1986 sur la liquidation totale de l’arme nucléaire.

133 Krasnaja Zvezda, 12 juin 1987. Avant de prendre la direction de l’IMEMO en 1985, M. Primakov était directeur de l’Institut d’Orient de l’Académie des Sciences. Il deviendra membre du conseil présidentiel en mars 1990, chargé plus particulièrement des affaires du Proche Orient. Il aura notamment un rôle important durant la crise puis la guerre du Golfe. Nommé chef du renseignement extérieur (SVR) au lendemain du putsch d’août 1991, il devient, en janvier 1996, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.

134 Pravda, 10 juillet 1987.

135 Pravda, 14 juillet 1987.

136 Pravda, 21 juin 1987.

137 Krasnaja Zvezda, 23 juin 1987. M. Petrovski est alors vice-ministre des Affaires étrangères et le général Gareev, porte-parole du ministère de la défense.

138 Pravda, 27 juillet 1987 et Krasnaja Zvezda, 28 juillet 1987.

139 A. Kokochin, V. Larionov, “Protivostojanie sil obchtchego naznatchenija v kontekste obespetchenija strategitcheskoj stabil’nosti” (La confrontation des forces classiques dans le contexte de la garantie de la stabilité stratégique), MEiMO, 6, juin 1988, pp. 23-31. Le terme “sily obchtchego naznatchenija” – littéralement : forces à destination générale – correspond aux forces classiques et nucléaires tactiques utilisées sur le champ de bataille ou sur un théâtre d’opération (Dictionnaire encyclopédique militaire, 2e édition, p. 671). En 1992, A. Kokochin sera nommé premier vice-ministre de la défense.

140 A. Kokochin, A. Konovalov, V. Larionov, V. Mazing, Problems of Ensuring Stability with Radical Cuts in Armed Forces and Conventional Armaments in Europe, Moscou, Novosti, 1989.

141 MEiMO, 6, 1988, art. cit., p. 24.

142 Ibid., p. 26.

143 Ibid., pp. 27-28.

144 Ibid., p. 28.

145 R. Bogdanov, A. Kortunov, “De l’équilibre des forces”, Vie internationale, 8, août 1989, pp. 3-15. L’article est paru en russe dans le numéro de juillet. Les deux auteurs avaient déjà présenté succinctement leur thèse dans un article publié dans les Nouvelles de Moscou, n° 23, du 4 juin 1989. (Vice-président du comité soviétique pour la défense de la paix, R. Bogdanov avait longtemps été directeur-adjoint de l’Institut des États-Unis).

146 Ibid., p. 9.

147 Ibid., pp. 11-12. On peut regretter que les deux auteurs n’aient pas précisé de quelle manière, ni par qui, le statut de superpuissance a été “imposé” à l’URSS.

148 Krasnaja Zvezda, 28 septembre 1989 (Le général Volkov ne mentionne dans sa critique que l’article publié dans les Nouvelles de Moscou. Est-ce à dire que l’argumentaire développé dans la Vie internationale serait, à ses yeux, convaincant ?).

149 Krasnaja Zvezda, 30 novembre 1989.

150 Les auteurs soviétiques, civils comme militaires, restent encore très discrets, au moins dans leurs publications, quant au sort qu’ils entendent réserver aux forces tierces.

151 D. Jazov, “Novaja model’ bezopasnosti i voorujennye sily” (Le nouveau modèle de sécurité et les forces armées), Kommunist, 18, décembre 1989, p. 65. Dans un article publié dans la Krasnaja Zvezda le 30 avril 1988, le ministre s’en était pris avec une grande virulence contre tous ceux, notamment à l’ouest, qui cherchaient à dissocier l’aspect politico-militaire et l’aspect militaro-technique de la doctrine. Les deux aspects, affirmait alors le ministre, étaient liés par une relation dialectique et ne pouvaient être opposés l’un à l’autre.

152 Ibid., p. 66.

153 Ibid., p. 69.

154 Colonels V. Dimitriev et V. Strebkov, “De la stratégie de dissuasion à la stabilité stratégique”, Krasnaja Zvezda, 5 juin 1990.

155 C’est M. Chevardnadze qui, le premier, dans un discours prononcé le 27 juillet 1988, avait levé cette restriction à l’application de la coexistence pacifique aux seules relations inter-étatiques. En affirmant qu’il pouvait y avoir coexistence dans le domaine idéologique, il mettait fin à l’un des principes essentiels sur lesquels était fondé le dogme du “processus révolutionnaire mondial” et donc de la “lutte des classes” qui se trouvaient à la base du discours soviétique également en matière de politique étrangère (Vestnik MID, n° 15, 1988, p. 32).

156 “O voennoj doktrine SSSR (proekt)” (La doctrine militaire de l’URSS (projet), Voennaja Mysl’, supplément au numéro de novembre 1990, pp. 24-28.

157 Ibid., p. 24.

158 Ibid., p. 26.

159 Ibid., pp. 26-27.

160 Le fait d’ajouter à cette affirmation que “cette suffisance peut être perçue comme une étape intermédiaire avant une liquidation totale des armes nucléaires” pourrait être interprété comme un geste de “bonne volonté à l’égard d’un pouvoir politique qui, même s’il en parle moins, envisage encore le principe d’une liquidation totale des armes nucléaires.

161 Ibid., p. 28. Ce passage est à relier aux quatre variantes de la doctrine défensive présentées par A. Kokochin et V. Larionov.

162 C’est notamment le cas du général I. Rodionov, directeur de l’Académie de l’État-major général et futur ministre de la Défense (en juillet 1996), qui ouvre une discussion sur la nouvelle doctrine dans les pages de la revue de l’état-major : “O nekotoryh polojenijah sovetskoj voennoj doktriny” (Quelques considérations de doctrine militaire soviétique), Voennaja Mysl’, 3, 1991, pp. 2-9.

163 L’un des premiers articles publiés par la presse soviétique sur ce sujet insiste notamment sur le rôle de l’aviation – à la fois comme force de frappe, comme instrument de la logistique et comme moyen d’acquisition du renseignement – dans l’obtention de la victoire par la coalition (Gal. maj. A. Maljukov, Krasnaja Zvezda, 14 mars 1991). On peut également mentionner les articles du lieutenant-colonel S. Petchorov sur la désinformation dans les crises du Proche-Orient, Voennaja Mysl’, 2, 1991, pp. 68-74 ; des colonels Romanov et Tchigak sur l’utilisation des moyens spatiaux dans la région du Golfe, Voennaja Mysl’, 3, 1991, pp. 76-80 ; du général S. Bogdanov sur les “leçons de Tempête du désert”, Krasnaja Zvezda, 17 mai 1991.

164 Gal. maj. (CR) I. Vorob’ev, “Vse li vzvecheno v nachej doktrine ?” (Tout a-t-il bien été considéré dans notre doctrine ?), Krasnaja Zvezda, 26 janvier 1991.

165 Sur les analyses de l’état-major soviétique voir notamment l’étude de M. Fitzgerald “Soviet armed forces after the Gulf War : demise of the defensive doctrine ? Report on the USSR (RFE/RL research institute), vol. 3, n° 16, 19 avril 1991, pp. 1-4. Ainsi, la nomination du maréchal d’aviation Chapochnikov à la tête du ministère de la défense au lendemain du putsch manqué du 19 août peut ne pas être perçue comme relevant exclusivement d’un choix politique. C’est en effet la première fois dans l’histoire de l’URSS qu’un aviateur prend en main les destinées de l’armée soviétique.

166 Comme le préconise le général Rodionov dans son article de Voennaja Mysl’ (pp. 8-9) avec toutefois cette restriction que, selon MM. Kokochin et Larionov, il n’existe à l’heure actuelle aucun plan ou modèle de désescalade des crises et conflits (art. cit. Kommunist, 15, 1990, p. 104).

167 Gal. maj. Sliptchenko, cité par M. Fitzgerald, art. cit., p. 3.

Publié dans Uncategorized | Commentaires fermés sur CHAPITRE V – GORBATCHEV ET LA STRATÉGIE DÉFENSIVE

CHAPITRE III – L’ACQUISITION D’UNE CULTURE NUCLEAIRE (1963-1976)  

Tandis que l’occident restait obnubilé voire obsédé par la doctrine Sokolovski, les Soviétiques n’ont cessé de poursuivre leur réflexion sur le nucléaire. Plus précisément, ils vont s’imprégner d’une culture nucléaire qui fait défaut dans l’ouvrage de l’ancien chef de l’état-major. Néanmoins, dès la publication de la première (1962) puis de la deuxième (1963) édition du manuel de Sokolovski, des analyses sur la future guerre tentent d’intégrer la spécificité de l’arme nucléaire et de nuancer le concept officiel des frappes nucléaires massives. La crise de Cuba a joué un rôle incontestable dans la réévaluation de la doctrine affichée. Les leçons que tirent les Soviétiques de cette crise sont également tirées dans le domaine de la stratégie navale qui a toujours été le parent pauvre des armées russes et soviétiques. Enfin, il est incontestable que la confrontation des experts soviétiques et américains lors des négociations sur la limitation des armes stratégiques a contribué à l’émergence d’une nouvelle génération de penseurs militaires en URSS.

La « révolution dans la science militaire »

En dépit du fait que la stratégie affichée soit une stratégie de guerre et même de guerre nucléaire, de nombreux signes laissent supposer que, derrière cette vision volontariste et offensive, l’URSS se range progressivement au principe de la limitation d’un tel conflit et de la sanctuarisation de son territoire national. Sans changer son discours officiel, Moscou n’en modifie pas moins sa vision de l’équilibre des puissances par la relance du débat stratégique puis par l’engagement de négociations sur la limitation des armements. Il apparaît de plus en plus clairement que Moscou n’envisage plus comme seule option un conflit nucléaire mondial majeur. Certes, Moscou ne cesse d’affirmer qu’il n’est pas possible de limiter un conflit nucléaire et qu’un tel conflit ne saurait être que mondial, mais, dans le même temps, c’est vers cette éventualité d’une guerre nucléaire limitée que semble s’orienter l’URSS.

L’accord de 1963 sur une liaison directe entre la Maison Blanche et le Kremlin (« téléphone rouge ») puis la signature, la même année, d’un traité sur l’interdiction des essais nucléaires dans les trois sphères montre bien qu’il s’est produit, dans la conception soviétique, une évolution profonde. La crise de Cuba, qui a porté l’URSS, les États-Unis et le monde « au bord du gouffre », a joué un rôle primordial dans le lancement, en décembre 1963, du mot d’ordre de la « Révolution dans la chose militaire »61.

Du débat de 1957-59 sur la future guerre à la « révolution » de 1964, l’URSS est passée d’une réflexion sur la conduite d’une guerre menée avec des armes nucléaires à une réflexion sur la nécessité de penser la guerre autrement. Si, pour les Soviétiques, la guerre nucléaire reste possible, il semble qu’elle ait été progressivement exclue comme moyen de régler les différends avec les États-Unis, ennemi principal. La révolution dans la chose militaire marque véritablement l’entrée de l’URSS dans une logique nouvelle, la logique du nucléaire. La crise de Cuba a fait prendre conscience aux dirigeants politiques soviétiques – dix ans après Malenkov ! – que la fonction de l’arme nucléaire pourrait bien être, d’abord, politique.

La crise de Cuba a donné suffisamment d’arguments aux militaires pour pouvoir s’opposer aux visions d’un Khrouchtchev de plus en plus critiqué à l’intérieur du pays. Même si le discours reste inchangé – malgré la « révolution » annoncée par le ministre – la réflexion peut, dès la fin de 1963 et le début de 1964, s’orienter dans des directions qui lui étaient jusqu’alors interdites. L’armée semble prendre sa revanche sur les vexations qu’elle a le sentiment d’avoir subies depuis la fin des années cinquante : réduction drastique des forces, priorité au tout nucléaire au détriment des autres armes, retour en force des organes politiques de l’armée, quasi-disparition de la marine… L’objectif de la révolution dans la chose militaire est bien de « corriger certains erreurs concernant la sur-évaluation du rôle du nucléaire ». Dès lors, les débats vont s’orienter à la fois vers des thèmes théoriques mais aussi opérationnels. On reparle – discrètement – de Clausewitz mais aussi de l’opération en profondeur qui avait été quelque peu négligée depuis la guerre. La révolution dans la chose militaire correspond à un moment où se dissocient deux discours stratégiques : un discours de plus en plus politique qui continue de prôner le « concept sokolovskien » – quand bien même Sokolovski ne croit plus en son propre discours ! – comme étant la « ligne » de la doctrine soviétique ; et un discours plus opérationel qui se manifeste par la publication d’articles et d’ouvrages qui relativisent cette doctrine, quand ils n’en sont pas la simple négation.

L’une des manifestations de ces débats stratégiques est le retour en grâce de Clausewitz62, même si le nom du général prussien n’est pas toujours mentionné. L’absence de référence explicite à Clausewitz tient au fait qu’il y a incompatibilité entre ses visions, encore qualifiées « d’idéalistes » et de « métaphysique bourgeoise », et le caractère « scientifique » de l’idéologie marxiste-léniniste. Dans cette perspective, se développe un discours sur la distinction entre la bataille et l’objectif de la guerre, la victoire, qui est désormais susceptible d’être obtenue dans une seule bataille décisive. Avec l’arme nucléaire, la stratégie et la tactique voient leurs objectifs unifiés ; le but et les moyens de la guerre se trouvant alors confondus. La guerre absolue dans le domaine du politique – inconciliabilité des systèmes et victoire finale du communisme – peut devenir aussi absolue dans le domaine purement militaire : la bataille peut réaliser les objectifs mêmes de la guerre.

Ces réflexions ont conduit certains auteurs à développer aussi une théorie de la crise à l’âge nucléaire fort peu courante en URSS à l’époque. Ainsi Nikolaj Nikolski publie-t-il en 1964 un ouvrage – qui sera ensuite violemment critiqué – dans lequel il affirme que « pour le politique, la victoire militaire n’est plus la question centrale ; pour le militaire, au contraire la victoire est l’essence de la guerre. La politique obtient souvent la victoire sans guerre » 63.

Et il ajoute, propos imprudents à l’époque en URSS, que « si la guerre ne peut plus servir de moyen pour obtenir les buts [de la politique], la crise devient un instrument de la politique ». Autant de considérations qui ressortissent à un débat sur la dissuasion, une notion qui reste largement au niveau du non-dit à l’époque, tout au moins chez les politiques. D’autres auteurs, tel le général Talenski qui avait déjà fait entendre sa différence dès 1953 et dont les idées seront régulièrement condamnées – tout en étant autorisé à publier ! -, méritent quelqu’attention. Rétrospectivement, ses idées semblent avoir été plus largement partagées dans les milieux militaires que ses censeurs voulaient bien l’affirmer ; elles seront d’ailleurs réhabilitées ultérieurement64.

Poursuivant ses réflexions développées dans les années cinquante, Talenski s’interroge, à partir de 1963, sur les conséquences d’une guerre nucléaire et, plus largement, sur la relation entre guerre et politique, autre thème constant du débat militaire en URSS. En mars 1963, Talenski fait ainsi une brève allusion à la possibilité d’instaurer un principe de « dissuasion minimum » dans son commentaire des plans de désarmement proposés simultanément par l’URSS et par les États-Unis. Il affirme à ce sujet : « L’Union soviétique est d’accord pour qu’une partie des fusées intercontinentales et des armes thermonucléaires restent à la disposition des États-Unis et de l’Union soviétique… à titre de force de dissuasion minimum. En outre, il est admis que les moyens de défense anti-aérienne et anti-missiles seront conservés » 65 (voir plus loin). Mais c’est surtout à partir de la fin de 1963 que Talenski commence à formuler une conception qui n’est pas sans rappeler celle que Malenkov avait tenté d’imposer en 1953-54. Il affirme ainsi que « l’arme nucléaire… donne à la guerre éventuelle un caractère qualitativement nouveau. Ne pas le comprendre signifie ne pas voir l’évolution qui se déroule dans le monde » 66. Ce qui est sans doute le plus important dans cet article – et l’on peut penser que Talenski en est l’initiateur, compte tenu de ses antécédents – est cette considération selon laquelle « la bombe réduit jusqu’à un certain point les possibilités qu’a ce régime [impérialiste] de provoquer une catastrophe universelle » 67.

Talenski a, en effet, toujours été un partisan fervent de l’introduction de la notion de dissuasion – nombre de ses écrits en témoignent. Parmi ceux-ci, un article paru en 1964 s’attaque au concept de stratégie anti-forces, développé aux États-Unis et considéré comme un concept de première frappe. C’est à l’occasion de cette critique des conceptions occidentales qu’il reprend et développe ses deux idées majeures et, pourrait-on dire, constantes. La première est que l’arme nucléaire « a rendu la guerre absolument inconcevable sur le plan politique. Cela aurait des conséquences catastrophiques pour l’humanité toute entière » 68. Sa seconde grande idée consiste à penser que « du point de vue de la stratégie, de puissantes forces de dissuasion, jointes à une défense anti-fusées efficace, élèvent substantiellement la stabilité de la dissuasion réciproque » 69. Certes, Talenski précise que, à la différence de l’URSS, le principe sur lequel est fondé la dissuasion aux États-Unis est un « système de dissuasion par la terreur ». Mais il n’en reconnaît pas moins implicitement le principe de l’équilibre stratégique – même si le terme ne fait pas encore partie du « vocabulaire international » courant – qui est garanti par l’existence d’une dissuasion mutuelle entre les deux systèmes. Il en déduit que les armes nucléaires soviétiques ont, elles aussi, une fonction dissuasive, même si l’URSS ne peut reconnaître l’aspect « menaçant » de ses armes.

Mais c’est dans le dernier article publié avant sa mort que Talenski tire les conclusions qui s’imposaient de ses écrits antérieurs à un moment où certains auteurs, plutôt « conservateurs », admettent, même si cela est sans enthousiasme, que les armes nucléaires soviétiques remplissent une fonction effectivement dissuasive70. Pourtant, dans cet article, publié en 196571, Talenski ne parle plus de dissuasion. C’est, semble-t-il, au moins pour lui, une chose considérée comme acquise et sur laquelle il a d’autant moins de raisons de revenir que, justement elle semble avoir été admise. Par contre, il traite de l’un des principes sur lesquels la dissuasion est fondée : la relation entre guerre et politique. On sait que les Soviétiques ont toujours été très attachés à la « formule » de Clausewitz revue par Lénine. Or, Talenski affirme, dans ce texte, que « de nos jours la pire des illusions serait de croire que la guerre thermonucléaire peut encore servir d’instrument de la politique, que l’on peut simultanément atteindre des buts politiques en employant l’arme nucléaire et s’en tirer soi-même sans dommages ; que l’on peut trouver des formes acceptables de guerre atomique ». Puis, après avoir critiqué la stratégie anti-forces des États-Unis, il conclut : « la guerre a cessé d’être un moyen politique pour se transformer en instrument de suicide national et social » 72.

Comme Malenkov en son temps, Talenski, avec quelques autres tel N. Nikolski, est donc l’un des rares auteurs soviétiques à chercher à penser la guerre en termes stratégiques, au-delà du dogme établi, et à tirer de véritables conclusions. Quoique marginalisé depuis le début des années cinquante, Talenski peut également être perçu comme le porte-parole d’une « hétérodoxie officielle », comme un « iconoclaste organique », permettant aux autres auteurs de mieux fixer une ligne qui, pour n’être pas nécessairement stratégiquement fondée, n’en doit pas moins préserver sa propre logique – ou tout au moins en préserver l’apparence. Mais, pour certains, cette dissuasion ne saurait être qu’une dissuasion ex post (intra-war deterrence) dans la mesure où sa fonction concerne d’abord les relations soviéto-américaines tout en conservant l’hypothèse du déclenchement d’un conflit en Europe.

La guerre limitée et le retour de l’opération
en profondeur

Parallèlement au débat sur la dissuasion, se déroule un débat sur la possibilité de mener une guerre limitée, nucléaire ou non, sur le continent européen. Malgré les apparences, ces deux débats ne sont pas contradictoires, tout au moins dans les conditions de l’URSS et de cette époque. Car le débat sur la dissuasion se rapporte bien à l’interdiction d’un conflit avec l’autre superpuissance mais non à la possibilité d’affronter l’adversaire idéologique sur un théâtre tiers, en l’occurrence européen.

Quelque peu délaissée depuis l’apparition des armes nucléaires et balistiques et la priorité absolue que Khrouchtchev avait accordée à ces armes, la question de l’opération en profondeur revient à l’ordre du jour à partir de 1964. Certes, l’on peut estimer que le concept « sokolovskien » des frappes nucléaires massives pourrait être conçu comme une variante – avec d’autres moyens et à une autre échelle – de l’opération en profondeur73. Mais la reprise de cette question en 1964 est aussi la marque d’un changement radical d’attitude au sein de l’armée au moment où une transition politique s’engage à la tête de l’État. La conjoncture politique n’est pas la seule raison de la résurgence de cette notion première de l’art opératif soviétique car il apparaît, de plus en plus, que l’armée soviétique est bien acquise au principe d’une guerre limitée au continent européen. D’ailleurs n’est-ce pas cette hypothèse conflictuelle qui a les faveurs des politiques comme des militaires depuis 1945 – la question ne se posant pas avant 1940. De 1945 à 1957-61, l’URSS ne dispose en effet d’aucun moyen pour porter la guerre ailleurs qu’à sa périphérie immédiate – essentiellement en Europe. A partir de 1963, c’est la logique du nucléaire qui se met en place – tout au moins implicitement – conduisant à une situation de dissuasion mutuelle de fait entre les deux superpuissances. La raison fait alors suite à la nécessité. Par contre, la période 1961-63 constitue une parenthèse dans les conceptions stratégiques soviétiques au cours de laquelle les Soviétiques ont les moyens de leur discours offensif et de leur politique volontariste.

Une série d’articles paraît dans la presse militaire sur cette question de l’opération en profondeur à partir du début de 196474. Le rythme des publications sur ce thème s’amplifie au cours de l’année suivante, notamment dans la revue confidentielle de l’état-major ainsi que dans la revue d’histoire militaire – mais, comme souvent, l’histoire est un prétexte pour parler du présent. En 1965, l’auteur d’un article consacré à l’art opératif dans les années trente affirme par exemple que l’opération en profondeur, quoiqu’insuffisamment élaborée avant la guerre, reste toujours d’actualité75. Et cet auteur d’ajouter encore plus clairement : « La révolution dans la chose militaire n’exclut en rien la possibilité d’utiliser à l’avenir les différentes formes d’action militaire qui ont prévalu dans le passé » Et ce d’autant plus que « la presse militaire étrangère attire l’attention, ces derniers temps, sur la possibilité d’actions militaires sans usage de l’arme nucléaire » 76.

Pour sa part, la revue de l’état-major publie, en 1965, au moins trois articles sur ce sujet. En novembre 1965 notamment, le général d’armée P. Kourotchkin, alors directeur de l’Académie Frounze, rappelle l’actualité de l’opération en profondeur en insistant sur le rôle central des blindés et du soutien aérien dans les opérations modernes en précisant : « Bien sûr, le soutien des groupements de chars sera considéré d’une toute autre manière en raison de l’utilisation des armes nucléaires, y compris par l’aviation. Dans le même temps, il est impossible de ne pas compter sur l’aviation, porteuse de munitions classiques tant dans une guerre nucléaire que dans une guerre non nucléaire » 77.

Ces quelques exemples montrent bien qu’un mutation est en train de se produire dans la réflexion stratégique soviétique, une mutation que, imperceptiblement, l’on peut ressentir a posteriori dans les deuxième et troisième éditions de Sokolovski. Certes, ce dernier n’aborde pas directement la question de l’actualité de l’opération en profondeur. Mais, liée à cette dernière, l’évolution de son appréciation de la guerre limitée montre aussi qu’il réussit à faire passer le message du changement. Sur le chapitre de la guerre limitée, Sokolovski reste dans la plus pure orthodoxie estimant qu’il est impossible de limiter une guerre surtout « si les puissances nucléaires sont engagées dans ce conflit ». Par contre, il précise en ajoutant dans la deuxième édition que « la stratégie soviétique doit étudier également les moyens de mener de telles guerres [locales] de sorte qu’elles ne se transforment pas en guerre mondiale et que l’on puisse obtenir une victoire rapide sur l’ennemi » 78. Mais surtout, allant dans le même sens, une phrase qui se trouve dans les deux premières éditions du Manuel disparaît dans la troisième : là où il estimait, en 1962 et 1963, que si, dans une guerre locale, des armes nucléaires étaient employées, cette guerre se transformerait nécessairement en une guerre nucléaire mondiale, en 1968, ces considérations ont disparu. Ceci laisserait suggérer que, dans un conflit local, voire limité, l’emploi du nucléaire ne déboucherait pas nécessairement sur l’apocalypse et le « grand échange américano-soviétique ».

Cette dissociation entre guerre – limitée – en Europe et guerre mondiale, entre champ de bataille européen et sanctuarisation des territoires des deux superpuissances a incontestablement contribué à ce que les Soviétiques aient accepté de s’asseoir, à partir de 1968, à la table des négociations sur les armes stratégiques qui déboucheront sur la signature de l’accord SALT en 1972. Mais, outre l’accord intérimaire sur les armes stratégiques, SALT comprend surtout un traité sur la limitation des systèmes antimissiles. Cette question, qui a été l’objet d’un débat en URSS, a surtout provoqué une importante polémique entre Washington et Moscou.

De la PVO aux ABM

La défense anti-aérienne a été, dans les années cinquante, l’une des priorités de l’URSS. Mais la crainte d’une guerre nucléaire aérienne change d’échelle avec le développement des missiles. Les Soviétiques cherchent désormais à se prémunir aussi d’une frappe balistique intercontinentale. Le discours soviétique public de la fin des années 1950 et du début des années 1960 insiste alors sur deux points : d’une part, la supériorité militaire indéniable de l’URSS et du camp socialiste ; d’autre part, son invincibilité compte tenu, de ses traditionnels avantages géographiques et géopolitiques et surtout de ses capacités antiaériennes et anti-missiles.

C’est en fait surtout à partir de 1961 que l’URSS affirme la nécessité d’une défense anti-missile efficace, comme elle l’exigeait pour la défense antiaérienne. Cette date n’est pas innocente. Elle tient compte non seulement de l’évolution du facteur technique mais également du facteur politique. Techniquement, l’URSS dispose alors d’une deuxième génération de missiles, qui sont désormais véritablement intercontinentaux (SS 7, SS 8) et d’une première génération d’ABM ; les États-Unis disposant, quant à eux, du Minuteman et, surtout des SLBM Polaris. Dans le domaine politique, 1961 est l’année du XXIIe Congrès du PCUS c’est-à-dire un moment de la vie politique soviétique où est fixée la « ligne » pour au moins les cinq années à venir. Mais c’est aussi le moment où la tension est-ouest atteint apogée avec la première crise de Cuba et la crise de Berlin qui, engagée trois ans auparavant, trouve son dénouement dans l’érection du Mur. Enfin, l’année précédente, l’incident de l’avion-espion U2 abattu en territoire soviétique avait fortement marqué les esprits en URSS et renforcé l’idée que la menace américaine viendrait bien de l’espace aérien. Ces années 1961-63 sont bien les années de tous les dangers !

C’est dans ce contexte qu’un article, paru dans la presse militaire, fait état de nouvelles menaces de guerre mondiale, y compris des risques de son déclenchement par erreur, en raison notamment de la présence permanente dans le ciel ouest-européen de bombardiers stratégiques porteurs de l’arme nucléaire. Ces appareils étaient, écrivait l’auteur de cet article, « susceptibles d’être victimes d’accidents, de perdre une bombe ou leur présence d’être mal interprétée par les radars… et donc provoquer l’engagement d’un conflit » 79.

En tout état de cause, cette préoccupation d’ordre défensif ne préjuge en rien des principes stratégiques déclarés qui restent essentiellement offensifs. De plus, les Soviétiques ont toujours estimé – mais ceci tient plus du discours politique que de la stratégie militaire -, qu’ils avaient sur l’ouest, et surtout sur l’Europe occidentale, un avantage géographique indéniable. L’immensité de leur territoire permet la dispersion des objectifs économiques et militaires ce qui les prémunit d’une destruction totale en cas d’attaque adverse. Ceci dit, les bombardiers stratégiques, puis, surtout, les missiles ont considérablement affaibli voire anéanti l’un des principaux « alliés » de la Russie – soviétique ou non – : « le général Hiver » ; comme d’ailleurs, ils ont fait perdre aux États-Unis leur situation d’insularité qui les avait jusqu’alors préservé de tout adversaire crédible. Il devenait par conséquent indispensable de penser à réduire les effets d’une attaque atomique contre le territoire soviétique quand bien même il n’était pas concevable qu’il fût totalement détruit. Cette préoccupation d’une défense anti-missile se fait publiquement ressentir dès la première moitié des années 1960, essentiellement entre 1962 et 1967, c’est-à-dire au moment où l’URSS commence à déployer ses premiers systèmes ABM. Tout en valorisant amplement cette « réalisation de la science soviétique », on remarque pourtant quelques allusions – fort discrètes – aux difficultés rencontrées dans l’élaboration de ces armes.

Le 4 mars 1961, les Soviétiques expérimentent avec succès leur premier système antimissiles80. Mais l’information ne sera rendue publique que près de deux ans plus tard lorsque le général Biriouzov, commandant en chef des forces des missiles stratégiques, annonce que « l’URSS a résolu avec succès le problème de la destruction des missiles adverses en vol » 81. Un réseau de missiles anti-missile – « Griffon » selon le nom de code OTAN – est déployé dès 1962 autour de Leningrad. Mais sa faible efficacité conduit les Soviétiques à le démanteler dès 1964. La même année, une deuxième génération de ces missiles – système « Galosh » – est déployée, cette fois autour de Moscou. Dès 1963, politiques et experts militaires insistent sur la supériorité et la prééminence dont ils disposent sur les Américains dans ce domaine. Il est d’ailleurs intéressant de relever que les arguments qui sont alors échangés pour ou contre les systèmes ABM entre l’URSS et les États-Unis se retrouvent, mais inversés, vingt ans plus tard à propos du projet IDS.

Pourtant, à côté du discours politique triomphaliste sur les ABM, les milieux militaires paraissent plus dubitatifs quant aux effets de ces systèmes. Tout en glorifiant cette technique nouvelle et en exigeant de « trouver des moyens nouveaux pour parer aux coups adverses » 82, certaines voix se font entendre qui mettent en garde contre l’optimisme ambiant. L’un des plus dubitatifs, ou tout au moins des plus prudents dans ce domaine, a été le maréchal Sokolovski. Tant dans son manuel de stratégie que dans divers articles, il fait preuve d’un certain scepticisme quant à l’efficacité d’un tel système. Il affirme certes que les moyens anti-missiles auront dans la future guerre une fonction croissante. Mais, dans le même temps il s’empresse de montrer les difficultés auxquelles sont confrontés les Américains83. On retrouve cette même perspective dans un article qu’il publie en 1964 dans l’organe du ministère de la défense84.

Dans le même état d’esprit, on peut lire, dans l’un des rares ouvrages consacrés à l’arme atomique et publié en 1964, que « dans les conditions de l’utilisation de munitions nucléaires, une défense absolue des objectifs est pratiquement impossible à l’ouest » 85. Il s’agit certes de l’ouest, mais comment ne pas penser que ce discours puisse être également à usage interne tentant de limiter le scepticisme ambiant. L’auteur de cet ouvrage ajoute en effet que : « dans cette question de défense active, il ne faut pas sombrer dans des appréciations pessimistes quant aux possibilités de défense contre les moyens de destruction ». Pourtant, hymne obligé à la science soviétique, le chapitre s’achève sur la conclusion que « la science peut trouver les moyens correspondants [pour la défense], aussi efficaces que les moyens pour l’offensive » 86. Après le limogeage de Khrouchtchev, les Soviétiques se montreront encore plus prudents sur ce chapitre et, conscients de leur difficultés, accepteront d’engager des négociations sur ces systèmes. Ce qui n’empêchera pas le savants soviétiques de poursuivre les recherches dans cette direction, même après la signature du traité SALT I.

Les années soixante-dix

La décennie soixante-dix a été plus marquées par les négociations sur la limitation des armes balistiques que par un véritable débat stratégique. Qualifiées, à partir de 1985, d’époque de la « stagnation », les années brejnéviennes ne sont pas pour autant insignifiantes dans le domaine de la réflexion stratégique. Certes, la réflexion officielle est effectivement limitée à la publication par le ministre de la Défense d’un ouvrage qui n’apporte que quelques impedimenta idéologiques au dogme sokolovskien87. Mais, dans le même temps, les Soviétiques cessent de revendiquer une supériorité stratégique, largement factice au cours des années soixante, pour réclamer et proclamer le principe de la parité et de l’équilibre stratégique. Ce changement de discours permet d’effectuer une « pause » dans la course quantitative aux armements et de signer, en 1972, le premier accord de limitation des armements nucléaires, SALT 1. Cette parité, mutuellement reconnue par l’accord, permet ainsi aux Soviétiques d’admettre, au moins implicitement, l’existence d’une situation de dissuasion mutuelle entre les deux superpuissances et, par là, la sanctuarisation de leurs territoires respectifs. Cette situation de parité stratégique conduit alors Moscou à aborder, une fois encore, à la fin de la décennie soixante-dix, la question de la guerre limitée en Europe (voir chapitre 4).

Mais, simultanément, l’on assiste à la montée en puissance de l’armée – ainsi que de la diplomatie et du renseignement – dans le processus de prise de décision politique. En 1973 les ministres de la Défense et des Affaires étrangères ainsi que le chef du KGB font leur entrée au Bureau politique du PCUS, l’instance suprême de décision en URSS. Le principe d’automaticité de la présence de ces trois organes qui semble être alors établi en fait désormais des instruments essentiels de la vie politique en URSS. Cette mutation dans l’organisation du pouvoir tient au fait que, confronté aux Américains lors des négociations SALT, le pouvoir soviétique a pris conscience de ses carences dues à l’imperméabilité presque absolue existant entre les trois grands secteurs de l’action extérieure. Car, si la négociation SALT n’a pas à proprement parler provoqué de nouveau débat officiel sur la stratégie, il a incontestablement révélé un certain nombre de faiblesses dans l’organisation et la réflexion stratégique en URSS88. C’est vraisemblablement à ce moment que le chef de la délégation militaire soviétique à SALT, le général – futur maréchal – Ogarkov prend conscience de la nécessité de revoir le dogme sokolovskien. Or, tant que le maréchal Gretchko dirigeait le ministère de la défense, toute réflexion stratégique de fond semblait devoir être figée, au moins officiellement. Il faut attendre la disparition du ministre en 1976 et son remplacement par un homme du complexe militaro-industriel, Dimitri Oustinov, pour que cette réflexion puisse commencer à s’exprimer.

C’est ainsi que se met en place, à partir du milieu des années soixante-dix, ce que l’on peut désigner comme une « coalition techno-bureaucratique » d’hommes de l’appareil qui, conscients de l’impasse dans laquelle se trouve l’URSS, prône une réforme globale du système soviétique, destinée à éviter que le pays ne perde son statut de superpuissance. Les trois hommes à la tête de ce mouvement « réformateur » sont justement trois des principaux responsables de la puissance du pays : le ministre de la Défense, un homme du complexe militaro-industriel ; un officier opérationnel qui, en 1977, devient chef de l’état-major général, le maréchal Ogarkov ; et le chef du KGB, Iouri Andropov. Mais ce mouvement « réformateur » – à ne pas confondre avec un quelconque mouvement « démocrate », même si des éléments de démocratie doivent être introduits dans le système afin d’en préserver la puissance – ne pourra faire entendre sa voix qu’à partir de la fin de la décennie (voir chapitre suivant). Il est pourtant un domaine de la pensée stratégique soviétique dans lequel la première moitié de cette décennie apporte un changement radical : celui de la stratégie navale.

La « doctrine Gorchkov »

Parent pauvre des armées russes et soviétiques, la marine a traditionnellement un rôle de protection des frontières maritimes. Or, entre la fin des années soixante et le milieu des années quatre-vingt, la marine soviétique connaît un essor considérable. Cet essor est le résultat de la conjonction d’une vision stratégique, d’un projet politique visant à faire de l’URSS une puissance mondiale et d’une conjoncture internationale favorable à ce projet. Mais cette « rencontre » est aussi, une fois encore, le fruit des leçons tirées de la crise de Cuba au cours de laquelle, selon les propos du maréchal Malinovski, « Khrouchtchev a bien regretté de ne pas avoir eu de porte-avions ». Le commandant en chef de la marine, l’amiral Gorchkov, avait été désigné par Khrouchtchev en 1956 pour remplacer l’amiral Kouznetsov, personnalité trop forte au goût du pouvoir politique et aux exigences trop explicites en faveur de la marine. L’amiral Gorchkov est alors nommé pour gérer docilement la pénurie de son arme au service d’un pouvoir politique qui ne pense alors qu’en termes de nucléaire stratégique. L’amiral Gorchkov sert, dans un premier temps, ce pouvoir mais commence à relever la tête dès le lendemain de la crise de Cuba. Il exige alors une modernisation des forces navales visant à développer une flotte de haute mer89, Khrouchtchev étant encore premier secrétaire du PCUS. Dès le limogeage de ce dernier, son successeur, Léonide Brejnev, souscrit plus volontiers aux pressions des marins et engage l’URSS dans un vaste programme de constructions navales tirant, au moins en partie, les leçons de Cuba. Par ailleurs, la phase de décolonisation qui s’engage en 1960 crée, en Afrique notamment, de nombreux vides politiques qu’il convient de combler. Or, jusqu’à présent, toute superpuissance qu’elle ait été depuis 1945, l’URSS n’en était pas moins restée une puissance essentiellement régionale. Si l’on excepte ses missiles intercontinentaux, sa capacité d’intervention extérieure se limite à ses frontières immédiates : l’URSS n’a pas les moyens de projeter sa puissance au-delà des mers. Le lancement de ce programme de constructions navales va naturellement de pair avec l’engagement, par Moscou, d’une politique qui devient véritablement mondiale.

Aux moyens navals nouveaux et à la politique de puissance qui se met alors en place doit désormais correspondre une stratégie nouvelle. C’est l’amiral Gorchkov qui, dans un article publié en février 1972 dans la revue de la marine soviétique – Morskoj Sbornik – lance le débat sur l’élaboration d’une stratégie navale spécifique90. L’amiral y défend la thèse selon laquelle, outre la nécessité de se doter d’une stratégie navale distincte de la stratégie terrestre et nucléaire, la marine peut, d’une part, avoir un rôle décisif dans l’issue d’un conflit ; et, d’autre part, jouer un rôle diplomatique, également en temps de paix. De ces considérations, l’amiral conclut qu’une grande puissance doit avoir une grande marine. Il est alors pris à parti par le maréchal Gretchko, son ministre de tutelle, qui lui répond qu’il ne saurait y avoir de stratégie navale propre et qu’en aucun cas, la marine ne saurait appliquer et, à plus forte raison imposer ou déterminer, la politique mondiale de l’URSS en temps de paix. En temps de guerre, la marine doit conserver son rôle de défense côtière, les SNLE ne constituant qu’un élément des troupes des missiles – même si le commandement en est distinct – destiné à frapper le sol de l’adversaire. La polémique s’achève en 1974 avec la victoire du marin sur le terrien, du subordonné sur le supérieur. Le maréchal Gretchko est contraint – par le pouvoir politique – de reconnaître le rôle de la marine dans la politique mondiale de l’URSS. En 1976, l’amiral Gorchkov publie alors un ouvrage dans lequel il énonce les principes de la stratégie navale de l’URSS, principes qui avaient déjà été énoncés dans les article de sa polémique avec le maréchal Gretchko91.

Cette polémique éclate à un moment où, d’une part, le programme de construction navale lancé à partir de 1964 commence à produire ses effets et où les premiers bâtiments de haute mer entrent en service ; d’autre part au moment où de nouveaux « vides politiques » à combler apparaissent en Afrique australe (Mozambique, Angola) et dans la Corne de l’Afrique (Somalie, Ethiopie). Désormais, l’URSS dispose des moyens de sa politique, quand bien même il convient de relever l’absence de porte-avions dans ce programme de construction navale, seuls ayant été construits des porte-aéronefs (classe Kiev)92. Pourtant, l’URSS garde un certaine nombre de handicaps en tant que puissance navale, des handicaps qui sont dus à son histoire et à sa culture stratégique essentiellement continentale. En premier lieu, l’URSS manque de bases navales de par le monde, de relais de sa puissance. Elle ne disposera jamais que d’une seule base au sens plein du terme : la base de Cam Ranh, au Viêt-nam. Ailleurs, elle ne disposera que de points d’appuis ou de facilités de mouillage lesquelles ne peuvent en aucun cas remplacer une véritable base navale93. Ainsi, le Mozambique, pourtant allié de l’URSS, lui refusera la construction d’une base à Beira qui ne constituera jamais qu’un point d’appui.

Par ailleurs, la configuration même de l’espace soviétique ne lui permet pas d’avoir accès à des mers ouvertes en permanence pour ses bâtiments de surface, soit pour des raisons climatiques pour ses flottes du Nord (Mourmansk) et du Pacifique (Vladivostok) ; soit parce qu’elles sont fermées par des détroits contrôlés par des pays de l’OTAN ou alliés des États-Unis : flotte de la mer Noire avec les détroits turcs, flotte de la Baltique avec les détroits danois, et flotte du Pacifique avec les détroits japonais. Enfin, si le programme de construction navale a impressionné par son ampleur, la qualité des bâtiments ne pouvait guère rivaliser avec celle des États-Unis. Cette série de handicaps a ainsi conduit à s’interroger, derrière les discours officiels, sur les objectifs navals réels de l’URSS.

Si l’on observe la localisation de sa présence, essentiellement dans l’océan Indien, Moscou semble avoir, avant tout, cherché à se réserver à la possibilité de couper les routes d’approvisionnement en matières premières et énergétiques de l’Occident. La concrétisation d’un tel projet n’aurait pu se concevoir que dans deux hypothèses : soit à l’intérieur d’un conflit déjà engagé, soit comme un casus belli. En d’autres termes, malgré la prodigieuse montée en puissance des forces navales soviétiques, l’URSS n’a jamais réussi à se présenter comme une puissance maritime, susceptible d’obtenir la maîtrise des mers. Cette politique de force visant à transformer l’URSS en puissance mondiale a, en fin de compte, été un échec : échec militaire, échec politique et échec économique. C’est ce que Mikhaïl Gorbatchev a bien compris lorsque, dès son accession au pouvoir, en 1985, il remercie l’amiral Gorchkov pour ses quelque trente ans de » bons et loyaux services » et qu’il engage une politique de résolution des crises dans ces lieux éloignés qui n’avaient provoqué que troubles tant sur la scène internationale qu’à l’intérieur du pays.

L’ère Gorchkov a ainsi constitué une parenthèse non seulement dans la stratégie navale de l’URSS mais également dans sa conception de la puissance. L’URSS n’est pas une puissance navale, et a peu de chances de le devenir jamais. L’URSS est une puissance régionale, certes imposante, mais ne peut guère prétendre (re)devenir une puissance mondiale. Il n’en demeure pas moins que son arsenal stratégique lui permet de continuer de prétendre au statut de superpuissance avec ce que cela implique de responsabilités pour le maintien de la paix ou pour le déclenchement d’une guerre mondiale. Le débat stratégique de la fin des années soixante-dix et du début de la décennie suivante en témoignent.

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Notes:

 

61 Cette “campagne” est lancée par la publication d’un article du maréchal Malinovski, ministre de la Défense : “Revoljucija v voennom dele i zadatchi voennoj petchaty” (la révolution dans la chose militaire et les tâches de la presse militaire) Kommunist Voorujennyh Sil, n° 21, décembre 1963, pp. 8-10.

62 Depuis la campagne de critique lancée par Staline en 1946 (voir chapitre 1), le nom de Clausewitz avait pratiquement disparu des écrits militaires en URSS.

63 N. Nikolski, Osnovnoj Vopros Sovremennosti (La question principale de notre temps), Moscou, MO, 1964, p. 362. N. Nikolski est chercheur à l’Institut d’Économie Mondiale et de Relations Internationales (IMEMO) de l’Académie des Sciences.

64 A. Kokochin, op. cit., p. 135 le considère notamment comme étant “l’un des principaux théoriciens militaires soviétiques de cette époque [depuis 1953]”.

65 N. Talenski “Sincère ? Oui. Réaliste ? Non”, Vie internationale, 3, 1963, p. 105.

66 N. Talenski, A. Ermonski, D. Melnikov, “Le problème majeur du XXe siècle”, Vie internationale, 9, 1963, pp. 10-17.

67 Ibid., p. 16.

68 N. Talenski, “Les systèmes anti-fusées et le problème du désarmement”, Vie Internationale, 10, 1964, p. 16.

69 Ibid., p. 17. (On reviendra plus loin sur cette question des ABM).

70 Voir notamment A. Timorin, dans le recueil des travaux de l’Académie Lénine (formation des officiers politiques), Trudy Akademii, n° 39, 1962, pp. 58-87.

71 N. Talenski, “Réflexions sur la dernière guerre”, Vie internationale, 5, 1965, pp. 16-22

72 Ibid., p. 19.

73 Ce qu’ont alors, discrètement reconnu certains en URSS, tel le général N. Lomov dans un article intitulé : “Influence de la doctrine militaire soviétique sur le développement de l’art militaire”, Kommunist Voorujennyh Sil, n° 21, 1965, p. 21. Le général Lomov était alors chef du département de stratégie à l’Académie de l’état-major.

74 Krasnaja Zvezda, 10 janvier et 6 juin 1964.

75 P. Altuhov, “L’expérience de l’histoire militaire et le développement de la chose militaire”, Voenno-Istoritcheskii Jurnal, 9, 1965, p. 5.

76 Ibid., p. 8.

77 P. Kurotchkin, “Les opérations de chars dans la profondeur opérative”, Voennaja Mysl, novembre 1964, Traduit dans Selected Readings from Military Thought 1963-1973, Washington, USGPO, 1982, pp. 83-84.

78 V. Sokolovski, op. cit., 2e édition, pp. 242 et 234.

79 N. Suchko, et al. “Le développement de la théorie marxiste-léniniste sur la guerre et l’armée”, Kommunist Voorujennykh Sil, (KVS) n° 18, 1961, p. 21.

80 A. Kokochin, op. cit., p. 213.

81 Krasnaja Zvezda, 4 décembre 1962.

82 E. Rybkin, “La nature de la guerre balistique nucléaire”, KVS, n° 17, 1965, p. 55.

83 V. Sokolovski, op. cit., (2e édition), pp. 246 et 393-394.

84 Krasnaja Zvezda, 28 août 1964.

85 S. Krasil’nikov (red.), Atom i Orujie (Atome et armement), Moscou, Voenizdat, 1964, p. 13.

86 Ibid., pp. 24-25.

87 A. Gretchko, Les Forces armées de l’État soviétique, Moscou, éditions du Progrès (en français), 1977 (l’ouvrage a été édité en russe en 1974 et réédité en 1975). Le maréchal Gretchko succède au maréchal Malinovski en 1967 et reste en fonction jusqu’à sa mort en 1976.

88 Selon H. Kissinger, ce sont les Américains qui ont fourni aux diplomates soviétiques les informations sur la composition de l’arsenal de l’URSS, ce que les experts militaires soviétiques refusaient de faire. A la Maison Blanche, Paris, Fayard, 1979, pp. 543-544.

89 Voir notamment les articles de l’amiral Gorchkov dans Krasnaja Zvezda, 5 février 1963 et 21 mars 1964.

90 L’amiral Gorchkov poursuit le débat dans chaque numéro de Morskoj Sbornik jusqu’au numéro de février 1973.

91 S. Gorchkov, Morskaja Mochtch Gosudarstava (La puissance navale de l’État), Moscou, Voenizdat, 1976 (suivi d’une 2e édition parue en 1979).

92 Il faut attendre 1991 pour que le premier porte-avions soviétique voie le jour. Compte tenu des aléas de la politique soviétique, ce bâtiment portera successivement les noms de “Léonide Brejnev”, puis de “Tbilissi” pour être finalement baptisé “Amiral Kouznetsov”, du nom du prédécesseur de l’amiral Gorchkov. Il est lancé le 1er décembre 1991.

93 A la fin des années soixante-dix, l’URSS disposait de facilités de mouillage : dans l’océan Indien en Inde (Madras, Cochin, Bombay), dans les îles Nicobar, Seychelles, Maurice ; en Ethiopie à Dahlak (après avoir perdu Berbera en Somalie), au Yémen du sud à Aden et, au large, à Socotra. En Méditerranée, elle disposait de facilités à Lataquié et Tartous en Syrie. Mais elle n’avait rien ni dans l’Atlantique nord ni dans le Pacifique.

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CHAPITRE II – UNE RÉFLEXION SUR LA GUERRE NOUVELLE (1953-1963)

Dès la mort de Staline, s’engage de fait un processus de déstalinisation. Pourtant, si c’est dans un ouvrage publié par les éditions militaires que les premières critiques du « génial stratège » apparaissent, l’armée est l’une des dernières composantes de la société à s’engager dans cette voie. La réflexion et le discours stratégiques restent bloqués. Durant la première moitié des années cinquante, les préoccupations des Soviétiques dans le domaine strictement militaire consistent à se protéger d’une attaque « atomique aérienne éclair » qui serait déclenchée par les « impérialistes ».

Par contre, c’est essentiellement dans les milieux politiques que, dès 1954, s’ébauche une réflexion sur les effets d’une guerre atomique. Le débat stratégique des années 1953-55 constitue plus un enjeu de pouvoir dans la course à la succession de Staline qu’il n’est, au moins pour certains, le résultat d’une véritable réflexion stratégique. Néanmoins, même si cette réflexion tarde à s’engager dans les milieux militaires, les recherches soviétiques dans les domaines atomique et balistique se poursuivent sans relâche et dans le plus grand secret.

L’atome : un enjeu politique

Le premier responsable politique à aborder publiquement la fonction politique de l’arme atomique été Piotr Pospelov, alors secrétaire du CC et suppléant du Présidium33. Dans un discours qu’il prononce le 21 janvier 1954, il rappelle d’abord la possibilité d’établir des relations de coexistence pacifique, mais aussi, la « nécessité de renforcer la défense de la Patrie socialiste ». Il mentionne ensuite l’importance du plan d’électrification de l’URSS lancé par Lénine pour conclure : « Aujourd’hui, nous avons entre nos mains une source d’énergie encore plus puissante que l’électricité. Les savants soviétiques ont travaillé avec succès pour utiliser les possibilités colossales de l’utilisation de l’énergie atomique pour l’édification du communisme et non pour l’assujettissement et l’extermination des peuples, non pour l’anéantissement de la civilisation mondiale » 34.

Cette appréciation de Pospelov est importante. Mais, ce même thème prend une importance encore plus grande lorsque le Premier ministre, Georgi Malenkov, aborde à son tour cette question qui devient dès lors un élément du discours officiel. Dans le discours électoral qu’il prononce le 12 mars 1954, Malenkov affirme ainsi : « Le gouvernement soviétique est favorable à la poursuite du relâchement de la tension internationale, pour une paix solide et durable et s’oppose résolument à la politique de guerre froide en ce qu’elle est une politique de préparation à une nouvelle guerre mondiale qui, avec l’utilisation des moyens modernes de lutte armée, conduirait à la destruction de la civilisation mondiale » 35.

Cette conception de la guerre atomique conduisant nécessairement à la destruction de la civilisation mondiale se retrouvera en plusieurs occasions, dans les semaines qui suivent le discours de Malenkov. Mais l’on peut également relever que ce thème ne semble préoccuper que les milieux politiques et seulement certains de ses représentants. En effet, quelques jours avant ce discours, les forces armées soviétiques célébraient leur fête, comme chaque année, le 23 février. Or, aucun des articles, aucun des éditoriaux, publiés traditionnellement en cette occasion, n’ont abordé, directement ou indirectement, la question de la guerre nucléaire36. Il est vrai que, dans le domaine militaire, l’on assiste au cumul de deux phénomènes préjudiciables à toute publicité : le goût du secret, encore mieux tenu dans le domaine de la balistique que dans le domaine atomique ; et la résistance au changement des officiers des armes classiques qui, comme ailleurs, ne sont guère enthousiastes devant la perspective d’une marginalisation de leur arme au profit d’une politique du « tout atomique ».

Mais, à ce discours politique du Premier ministre sur les conséquences d’une guerre atomique, se substitue rapidement un autre discours tout aussi politique présentant une conception qui fera office, plusieurs années durant, de position officielle du gouvernement soviétique en la matière. Lors de la première session du Soviet suprême nouvellement « élu », la nouvelle « ligne » est présentée par Nikita Khrouchtchev. Après avoir rappelé les enseignements des deux guerres mondiales, celui-ci affirme que « si les impérialistes se hasardent à déchaîner une nouvelle guerre, elle aura inévitablement pour effet la faillite de tout le système capitaliste » 37. En d’autres termes, une guerre atomique est possible et l’URSS en sortira nécessairement victorieuse.

À partir de ce moment, la position politique de Malenkov commence à se dégrader au profit de son principal rival, Khrouchtchev et ce, jusqu’à sa mise à l’écart définitive en juin 1957. Dans le même temps, Khrouchtchev – certes avec parfois des inflexions par rapport à sa position de 1954 – s’affirme de plus en plus comme le détenteur de la ligne officielle intangible. Avec l’affirmation et l’imposition de sa propre vision sur la guerre atomique incluant un concept d’emploi, Khrouchtchev met fin, pour plusieurs années, à toute analyse – au moins publique – sur la fonction spécifique de l’arme atomique.

Du point de vue de l’évolution des conceptions stratégiques à l’âge nucléaire en URSS comme aux États-Unis, il est indéniable que ce n’est qu’à partir de 1954 que l’on peut réellement parler de dissuasion. Certes, l’idée de dissuasion n’est pas née avec l’arme atomique et, par conséquent, parler en soi de dissuasion avant cette date n’est pas un anachronisme. Par contre s’il s’agit de dissuasion nucléaire, et à plus forte raison de dissuasion mutuelle, on peut douter de son bien fondé avant cette date38. Et ce, d’autant plus que dès le moment où les États-Unis vont commencer à intégrer le principe de dissuasion dans leur concept stratégique, l’URSS ne cessera de le condamner. Mais, à l’inverse, si l’on se situe dans la perspective de la conception alors en vigueur du rapport des forces en présence, cette idée peut avoir sa logique, surtout si on la rapporte au discours malenkovien.

On peut, en effet, replacer cette conclusion dans la perspective du discours de Malenkov du 12 mars 1954. Malenkov a sans doute été, de tous les dirigeants soviétiques, le seul qui aurait pensé l’arme atomique en termes effectivement de stratégie ; ou, tout au moins, le seul qui, dès 1949, aurait compris que cette arme allait changer non seulement les formes de conduite de la guerre mais également la nature de la guerre elle-même ; que cette arme était destinée à avoir une fonction plus politique que militaire.

Les considérations de Malenkov de mars 1954 sur la « destruction de la civilisation » découlent de cette approche stratégique. Son discours aurait été, sur ce point, influencé par deux facteurs. L’un de ces facteurs est d’ordre interne et serait lié au compte rendu que le Premier ministre aurait reçu de l’essai thermonucléaire d’août 1953. L’assistant de Kourtchatov qui avait assisté à l’explosion aurait été particulièrement impressionné par la puissance de cette arme nouvelle et ses effets considérables. Il aurait fait partager cette impression au Premier ministre. Sa déclaration de mars 195439 aurait ainsi été le résultat de sa réflexion quant aux conséquences catastrophiques qu’aurait l’utilisation de l’atome dans une guerre mondiale, indépendamment de toute considération d’ordre idéologique. Car, il est indéniable qu’en termes de stricte orthodoxie marxiste-léniniste, Khrouchtchev, en affirmant la supériorité du système soviétique et la victoire de l’URSS, est dans la « ligne » alors que, en envisageant le caractère suicidaire d’une guerre nucléaire, Malenkov se situe dans une logique résolument « révisionniste ».

L’autre facteur qui aurait influencé les propos de Malenkov pourrait tenir à un certain mimétisme soviétique à l’égard des États-Unis. A la suite du discours de Foster Dulles de janvier 1954 énonçant la doctrine des « représailles massives », Malenkov aurait été conduit à considérer qu’une guerre atomique ne pouvait conduire qu’à un suicide généralisé. En adoptant cette stratégie de représailles massives et en se référant au concept de dissuasion, certains experts américains estiment que les États-Unis auraient fait un « cadeau » à Malenkov et à l’URSS40 : avec leur nouvelle doctrine stratégique, les États-Unis auraient en effet reconnu implicitement que les deux superpuissances avaient, dès cette époque, une égale capacité dissuasive, ayant, l’une et l’autre, acquis les capacités de se détruire mutuellement. Malenkov aurait alors saisi l’occasion qui lui avait été « offerte » pour répondre positivement à son adversaire principal et, sans pour autant utiliser les mêmes termes, développer, à la manière soviétique, l’idée d’absurdité et donc d’interdiction de la guerre par l’atome.

Si l’on considère cette hypothèse comme plausible, on peut alors considérer que le débat de politique intérieure qui s’en est suivi en URSS et qui a conduit au rejet des conceptions de Malenkov, aurait été l’une des premières causes d’une course aux armements rendant difficile puis impossible la mise en œuvre d’une dissuasion minimum entre les deux grands. Mais, dans le même temps, alors que l’arme atomique et ses vecteurs en étaient encore à leurs premiers balbutiements, était-il réaliste d’envisager que les deux principaux protagonistes s’abstiennent de poursuivre leurs recherches, leurs travaux et leurs essais ? Les « pressions » en faveur d’une montée en puissance du potentiel tant nucléaire que balistique ne provenaient pas seulement des militaires ou du « lobby militaro-industriel » mais il semblait provenir tout autant des scientifiques et, bien sûr, des politiques41.

Les débats militaires

Marquée par le dogme stalinien, l’armée dans son ensemble a longtemps hésité à réévaluer les concepts en vigueur depuis la guerre. Certes, certaines voix, vite marginalisées, telle celle du général Talenski en 1953, se font alors entendre mais il faut attendre la seconde moitié de la décennie avant qu’un véritable débat soit lancé.

Il est pourtant une question qui dépasse les années staliniennes : celle de la perception de la menace. De la fin de la guerre jusqu’au milieu des années soixante de manière ininterrompue puis, plus épisodiquement, depuis les années soixante-dix, l’URSS perçoit deux types de menaces. La première est plus politique, théorique, voire abstraite, et consiste en une guerre atomique avec les États-Unis, considérés comme l’ennemi principal. La seconde menace est celle contre laquelle Moscou ne cessera de se préparer à combattre et qui obsède véritablement les Soviétiques : le « revanchisme et le militarisme allemands ». Cette formule n’est pas seulement un slogan parmi d’autres, visant notamment à renforcer la cohésion des peuples en URSS et dans les pays du Pacte de Varsovie autour de Moscou. Elle est aussi le reflet d’une réelle inquiétude42. Dès la fin des années quarante, l’URSS se montre en effet particulièrement vigilante à l’égard de tout ce qui peut contribuer au relèvement de l’Allemagne : création de la RFA en 1949, projet de CED, accords de Paris, perspectives de doter la RFA de l’arme nucléaire… Il s’agit là d’une dimension qu’il convient de ne pas sous-estimer au regard d’un discours stratégique qui mentionne plus l’ennemi principal – américain, atomique, aérien – que cette menace concrète, proche, immédiate et allemande. Cette distinction entre ennemi principal et menace principale43 a déterminé la réflexion stratégique soviétique des années cinquante axée – traditionnellement – à la fois sur l’offensive et la défensive.

La dimension défensive du discours stratégique de cette époque tient, à la fois, à une certaine rationalité politico-militaire héritée de Staline et à l’évolution des armements. Il semble qu’au lendemain de la guerre, Staline n’ait pas réellement cherché à étendre la sphère d’influence de l’URSS – tout au moins en termes de conquête militaire – au-delà de ce qui avait été implicitement admis entre alliés. C’est-à-dire au-delà des limites traditionnelles de la zone d’application du panslavisme. Les tentatives d’extension de l’influence soviétique en Turquie et en Iran en 1946-47 montent bien les limites que Staline n’était pas prêt à dépasser44. Les dernières années du règne de Staline semblent ainsi marquées par une posture essentiellement défensive sur le plan militaire, attendant que l’URSS soit à même de reconstituer ses forces militaires et se dote des outils nécessaires lui permettant d’adopter une approche plus offensive.

Une vision défensive : la PVO

Durant la première moitié des années cinquante, l’URSS est hantée par l’éventualité d’une offensive occidentale. Elle s’attend au déclenchement par les États-Unis d’une guerre atomique aérienne par surprise. Si la dimension défensive du discours a incontestablement une fonction de propagande, il semble que l’URSS ait aussi pris au sérieux cette menace et ait cherché par tous les moyens à s’en préserver. C’est à cette époque qu’elle développe ses moyens antiaériens, les troupes étant progressivement dotées de missiles sol-air. La PVO – troupes de la défense antiaérienne – est ainsi érigée, en 1954, en armée à part entière – au même titre que l’armée de terre, l’aviation ou la marine – à la tête de laquelle est placé un commandant en chef ayant rang de vice-ministre de la défense. Ce qui dénote de l’importance accordée alors à cette arme et, par là, à cette menace.

C’est dans cette même perspective de guerre nucléaire aérienne éclair qu’en septembre 1954 est organisée la première manœuvre en ambiance nucléaire réelle. Il ne s’agit pas seulement pour l’URSS d’empêcher que les avions américains franchissent les frontières soviétiques, mais également de tester la capacité des hommes à combattre en zone radioactive45. Cette manœuvre est bien sûr annoncée dans le cadre d’une vision défensive mais l’on peut penser qu’il peut tout aussi bien s’agir d’une charge atomique lancée dans une conception offensive de la part de l’URSS. Car, dès l’année suivante, s’engage un véritable débat sur la future guerre dans lequel la vision offensive est très présente.

Une vision offensive : les frappes préemptives

Marquées par l’apparition de nouvelles armes offensives dans l’arsenal soviétique au service d’une politique de défense qui se précise, les prémices de ce débat sur la future guerre sont à la fois prospectives et rétrospectives. Le débat est rétrospectif en ce qu’il remet en cause implicitement l’un des dogmes staliniens établis pendant la guerre : celui des « facteurs temporaires » déterminant l’issue de la guerre. Mais il est aussi prospectif en ce qu’il propose de réévaluer le rôle de la surprise dans la guerre et avance le principe des frappes « préemptives » qui sera considéré, à partir des années soixante, comme l’un des principes fondamentaux de la stratégie soviétique.

Le 24 mars 1955, le quotidien de l’armée, l’Etoile Rouge, publie un article du « maréchal de chars » (général d’armée) Pavel Rotmistrov consacré à la « réévaluation de la science militaire soviétique »46. Que dit le général Rotmistrov ? En premier lieu que, si la surprise est un « instrument des États impérialistes agressifs », il convient de réévaluer ce point « dans les conditions de l’utilisation des armes atomiques et thermonucléaires ». Il estime ensuite que, dans la mesure où les « impérialistes » envisagent de mener une « guerre éclair ou super-éclair » il convient de considérer que « le rôle de la surprise s’accroît de plus en plus ». Enfin, concession au dogme stalinien, ce « rôle croissant de la surprise ne réduit en rien celui des facteurs permanents ». De ces trois points, il tire la conclusion que, face à une menace d’attaque par surprise de la part des « impérialistes », les forces soviétiques « ne doivent pas considérer passivement un tel état de fait… Il s’agit d’empêcher qu’une attaque par surprise ne soit lancée et que l’on soit pris à l’improviste. Ceci n’est possible que dans les conditions d’une grande vigilance et d’une excellente préparation au combat… qui donnent la possibilité de faire échouer tout projet de l’agresseur et d’écraser ce dernier ».

Le principe de la frappe préemptive qui n’est que suggéré dans l’article de l’Etoile Rouge est par contre explicitement mentionné dans la revue de l’état-major. Rotmistrov y affirme ainsi : « Le devoir des forces armées soviétiques est de ne pas permettre une attaque par surprise de l’ennemi et, dans le cas où il tenterait une telle chose, non seulement de repousser victorieusement cette attaque, mais aussi de porter une contre-attaque ou même une frappe préemptive par surprise et d’une force destructrice énorme » 47.

Le lancement de ce débat sur la surprise n’est pas le fruit du hasard. Trois facteurs peuvent l’expliquer. Le premier de ces facteurs est d’ordre politique. Malenkov, qui avait perdu la « bataille » pour le pouvoir l’année précédente, est contraint d’abandonner ses fonctions de Premier ministre en février 1955 ; dans ces conditions, il ne peut plus prétendre imposer, dans la doctrine stratégique, le principe de la dissuasion qui paraissait avoir ses faveurs. La vision khrouchtchévienne d’une guerre, même nucléaire, susceptible d’être menée et, étant menée, aboutissant uniquement à la victoire de l’URSS, est de ce fait confirmée comme ligne officielle. Il convient désormais penser la conduite d’une telle guerre.

Le second facteur est politico-militaire et concerne le changement de ministre de la Défense : le maréchal Joukov remplace le maréchal Boulganine. Un maréchal « politique », qui n’a jamais suscité de grand respect au sein de l’armée, se voit remplacé par un « vrai » militaire et non des moindres : le vainqueur de la bataille de Berlin voire de la guerre. Ce changement de ministre permet alors aux militaires de se consacrer plus immédiatement à une réflexion proprement militaire, sachant que leur nouveau ministre – et ce sera l’une des causes de sa chute en octobre 1957 – fera tout pour les préserver des officiers politiques et du dogmatisme dans la réflexion stratégique.

Le troisième facteur est d’ordre technique. Si, pour les Soviétiques, la conquête de la puissance atomique a été primordiale, une autre conquête est encore plus essentielle pour eux : celle des vecteurs destinés à projeter cette puissance. Sans même revenir sur les recherches interrompues des années trente, il est un fait que, dès 1944, l’URSS se préoccupe en priorité de la construction de fusées. Or, en 1955 – les essais dureront toute l’année – les Soviétiques viennent d’expérimenter leur premier missile balistique, de portée intermédiaire. Les R-5M (SS 3 selon le nom de code OTAN) sont capables de transporter une charge nucléaire de 200 kt à une distance de quelque 1 000 km48. L’essentiel pour l’URSS tient au fait que ce type de missile est le premier qui soit réellement le fruit du travail de Korolev et de son équipe et non une simple reproduction des fusées allemandes V1 et V2, comme le furent les R1 et R2. Encore extrêmement discrets sur ce chapitre, les militaires soviétiques exerçant quelque responsabilité connaissaient sans doute l’état de la recherche dans le domaine balistique. Il est ainsi très vraisemblable que le général Rotmistrov ait pris en considération cette avancée technique dans ses réflexions. Mais il semble aussi avoir pris en compte les menaces que représentent ces armes nouvelles pour les armes classiques : l’une des causes de la méfiance des militaires à l’encontre de Khrouchtchev trouve sa source dans leurs conceptions opposées sur le rôle respectif des armes classiques et des armes balistiques et nucléaires dans la future guerre.

À partir de 1957, date de l’essai du premier missile intercontinental, Khrouchtchev devient en effet un farouche partisan du « tout nucléaire » et est prêt à sacrifier les autres types d’armes et les effectifs de l’armée soviétique. Ce que les militaires n’acceptent pas. Mutatis mutandis, l’on se retrouve dans le même cas de figure qui opposait, dans les années trente, un Toukhatchevski qui voulait développer les blindés et l’aviation à un Vorochilov ou, surtout, à un Boudenny partisan de la prééminence du rôle de la cavalerie. Dans les années soixante, c’est en fin de compte une voie moyenne qui est officiellement adoptée ; une voie dont on trouve déjà des signes dans les articles de Rotmistrov. Celui-ci affirme en effet : « Les seules armes atomiques et thermonucléaires ne résolvent pas l’issue de la guerre. C’est seulement par une frappe massive par surprise et au moyen de toutes les armes et armées complétant et exploitant les effets des coups atomiques que l’on peut obtenir des succès importants et durables dans les actions militaires actuelles » 49.

Ainsi, on peut considérer que, à partir de 1955, le débat stratégique est lancé en URSS. Mais, à la différence des années vingt et trente la littérature ouverte – et même confidentielle – ne s’en fait guère l’écho et ce n’est que par des circuits détournés que, à l’époque, l’occident en aura connaissance50. Le grand défi qu’il convient alors de relever est de prendre en considération non plus seulement l’arme atomique mais aussi le fait que, depuis 1957 – dans ses principes – et surtout depuis 1961 dans les faits, l’URSS dispose, pour la première fois, des moyens de projeter sa puissance nucléaire sur le sol de son ennemi principal. Il convient donc d’intégrer ces « nouveaux moyens de combat » dans le concept stratégique en préservant tout à la fois l’essentiel de la culture stratégique russe et les intérêts particuliers des représentants des principales armes classiques.

L’élaboration de la « doctrine Sokolovski »

Ce que l’on sait des réflexions engagées par l’état-major général51 montre que les thèmes de discussion ne sont guère éloignés de ceux développés dans les années vingt et trente : offensive ou défensive, guerre longue ou courte, rôle des différentes armes, rôle de la surprise, importance de la phase initiale de la guerre. Ce que révèle également la discussion sur l’élaboration de la future doctrine militaire est le processus de décision en la matière dans l’URSS post-stalinienne. C’est le pouvoir politique qui, en 1957, invite l’état-major général à engager une réflexion sur la future guerre en tenant compte des moyens nouveaux dont dispose l’armée soviétique. C’est au pouvoir politique qu’un « groupe spécial » d’experts de l’état-major remet ses conclusions et c’est toujours le pouvoir politique qui présente publiquement les conclusions qu’il a tirées de ce rapport. Ensuite seulement, le pouvoir politique confie à l’ancien chef de l’état-major, le maréchal Sokolovski, le soin de constituer une équipe pour rédiger un manuel destiné à présenter au public la nouvelle « ligne » du discours stratégique soviétique à l’âge nucléaire.

Il convient également de mentionner que la stratégie énoncée à partir de 1962 s’inscrit dans le cadre d’une politique, lancée par Khrouchtchev dès 1955, et qui engage une importante réduction des forces armées. Entre 1955 et 1959, le pouvoir politique avait annoncé trois réductions d’effectifs qui, cumulées, auraient dû aboutir à une réduction totale de 2,1 millions d’hommes. Il semblerait que, dans les faits, ces réductions aient été limitées à 1,2 million, ce qui est déjà significatif. Or, en janvier 1960, lors de la session du Soviet suprême, Khrouchtchev annonce une nouvelle réduction de 1,2 million d’hommes destinée à ramener les effectifs totaux de l’armée à 2,4 millions, contre 4,750 millions en 1955. L’argument avancé par le premier secrétaire est à la fois économique et militaire. Sur le plan militaire, les armes de destruction massive exigent des troupes nettement inférieures à celle des armes classiques, il est donc possible de réduire fortement les effectifs sans préjudice pour la sécurité de l’URSS. De plus, les hommes ainsi rendus disponibles seront transférés vers l’économie nationale et serviront au redressement du pays prévu par le plan de sept ans adopté en 1959, lors du XXIe Congrès. C’est dans cette perspective que Khrouchtchev présente les grandes lignes de la nouvelle stratégie militaire qui servira de « ligne » pour l’ouvrage de Sokolovski. Mais, dans le même temps, Khrouchtchev doit prendre garde de ne pas donner l’impression que cette nouvelle stratégie au service de la guerre future est fondée sur le principe des « petites armées techniciennes », régulièrement condamné lorsqu’il s’agit des armées occidentales.

De leur côté, les militaires soviétiques acceptent difficilement une telle déflation des effectifs. Certains généraux et maréchaux ont d’ailleurs manifesté leur opposition à une telle politique et se verront sanctionnés. C’est le cas du maréchal Sokolovski qui se voit limogé de son poste de chef de l’état-major. Mais comme il est aussi considéré comme l’un des officiers les plus compétents de cette époque, c’est à lui qu’est confié le soin de diriger le collectif d’auteurs chargé de rédiger l’ouvrage de synthèse sur la stratégie militaire.

on retrouve dans la première édition du manuel de Sokolovski52 mise en vente en librairie au cours de l’été 1962, les grandes lignes de la « stratégie » présentée par Khrouchtchev et son ministre de la Défense, le maréchal Malinovski, lors de la session du Soviet suprême des 14 et 15 janvier 196053. Mais l’ouvrage de Sokolovski est plus formalisé, plus complet et mieux intégré dans une vision globale de la situation passée et présente. Destiné à être publié, ce manuel – comme tout énoncé de doctrine stratégique – est donc plus un discours politique sur la stratégie que l’expression de la stratégie réelle des armées soviétiques. Certes, un tel discours, pour être crédible, doit s’appuyer sur des faits incontestables, notamment sur les capacités du pays en matière d’armement et sur une culture stratégique. L’ouvrage de Sokolovski doit ainsi être pris pour ce qu’il est – l’expression d’un discours politique à un moment donné – mais rien de plus. D’ailleurs, en 1966, Sokolovski tentera de modifier le contenu de son ouvrage pour le faire mieux coïncider avec les réalités stratégiques du moment mais il n’obtiendra pas l’approbation du pouvoir politique (voir plus loin).

La stratégie soviétique, telle qu’elle est présentée par Sokolovski, est divisée selon deux perspectives : idéologique et militaire. L’aspect idéologique, passage obligé de tout discours politique – et politico-militaire – rappelle, d’une part, que si une guerre avec l’impérialisme n’est plus inéluctable – en vertu du principe de la coexistence pacifique – elle reste possible et, le cas échéant, sera nécessairement une guerre de classes, une guerre entre les « deux systèmes sociaux opposés » ; d’autre part, et selon la même perspective, la victoire sera nécessairement remportée par l’URSS et ses alliés ou, plus précisément, par « la formation sociale communiste ». Car, étant une guerre de classes, elle ne saurait déboucher que sur la disparition du capitalisme en tant que système politique, économique et social54. Ces principes obligés étant énoncés, que dit Sokolovski sur les aspects plus militaires de la guerre ?

En premier lieu, la future guerre mondiale sera marquée par une utilisation massive des armes nucléaires dès sa phase initiale visant à obtenir « l’anéantissement ou la capitulation de l’adversaire dans les plus brefs délais ». Cette phase initiale aura pour objectif la destruction des forces armées adverses ainsi que ses arrières en utilisant « les moyens de destruction stratégiques de longue portée ». Enfin l’exploitation des frappes nucléaires sera effectuée par « les moyens terrestres se trouvant au contact des forces adverses » 55.

Les perspectives présentées sont donc celles d’une guerre courte dans laquelle les buts de la guerre sont susceptibles d’être obtenus par une frappe nucléaire massive dès la phase initiale de la guerre. Or, dès la deuxième édition (1963), Sokolovski admet également – discrètement faute, sans doute, d’avoir pu l’affirmer plus clairement pour des raisons politiques – que la future guerre mondiale est également susceptible de se prolonger ; ce qui implique une économie de guerre plus solide qu’elle ne l’est sans doute, afin d’éviter une répétition des « erreurs » de 1941.

Les conceptions stratégiques avancées dans cet ouvrage méritent certaines explications. Comme l’ont remarqué certains officiers, parties prenantes aux débats de cette époque, le manuel de Sokolovski est avant tout l’expression d’une stratégie soviétique classique dans laquelle a été introduite la dimension nucléaire. L’on retrouve en effet le principe de l’opération en profondeur destinée à effectuer une percée décisive dans les arrières de l’adversaire. Seule change finalement l’échelle de ces coups massifs et la nature du résultat obtenu au regard du déroulement de la guerre. Ce qui était conçu comme un moyen de victoire sur un champ de bataille, voire sur un théâtre d’opération, se retrouve comme moyen d’obtention de la victoire dans la guerre elle-même.

Néanmoins, la spécificité de l’arme nucléaire, sa fonction politique, n’est pas réellement prise en compte, tant par les politiques que par les militaires. Et ceci, pour deux raisons, l’une politique, l’autre, du ressort de la réflexion stratégique soviétique de l’époque. Sur le plan politique, les années 1961-63 sont celles de l’apogée de la diplomatie offensive menée par Khrouchtchev. L’URSS dispose en effet, pour la première fois, des moyens militaires de son discours politique. Ce n’est pas un hasard si ces premières années de la décennie ont été celles au cours desquelles ont éclaté les deux crises les plus graves qu’aient connues les relations est-ouest : Berlin (1961) et Cuba (1962). Pour la première fois, en 1961, l’URSS peut effectivement frapper directement le sol américain56. Le vision politique volontariste de Khrouchtchev est ainsi soutenue par un arsenal crédible et opérationnel depuis l’expérimentation, en 1961, de la deuxième génération des missiles intercontinentaux, les SS 7. Khrouchtchev a, dès lors, l’illusion de l’invulnérabilité de l’URSS et se lance dans une politique du risque calculé. On peut ainsi considérer que les trois premières années de la décennie soixante ont été celles où la guerre nucléaire était devenue une réalité envisageable par l’URSS. Pourtant, la crise de Cuba, suivie du retrait soviétique, a conduit les dirigeants politiques soviétiques à approfondir leur réflexion sur la stratégie quand bien même le discours officiel reste inchangé.

À mi-chemin du politique et du militaire, les Soviétiques revendiquent également, à l’époque, leur supériorité sur l’adversaire, les notions d’équilibre et de parité n’apparaissant qu’à la fin de la décennie soixante. Les dirigeants soviétiques tendent justement à convaincre l’Autre mais aussi leur propre peuple que, grâce à son arsenal nucléaire et balistique, l’URSS dispose d’une écrasante supériorité sur les États-Unis, confirmant la prééminence du système communiste57. La fonction essentielle du discours stratégique de ce début des années soixante est donc bien d’épouvanter l’adversaire potentiel. On serait en quelque sorte dans cette situation paradoxale où, tout en réfutant la fonction dissuasive des armes nucléaires, les Soviétiques accordent à leur discours politico-stratégique cette même fonction ! Cette hypothèse semble confirmée par le général Larionov qui, en 1991, explique que, lorsque il préparait la troisième édition de son ouvrage, Sokolovski avait souhaité en réviser le contenu afin de mieux l’adapter aux réalités nouvelles. A l’époque, et compte tenu de la très forte montée en puissance des arsenaux nucléaires, Sokolovski avait estimé nécessaire d’indiquer dans la nouvelle édition que l’URSS avait abandonné « le principe de la frappe nucléaire comme forme principale de l’action stratégique et reconnaissait l’importance des opérations classiques » dans la guerre58. La « censure » le lui refusa et exigea que soit maintenu tout « ce qui avait été publié dans la deuxième édition » car il s’agissait de « continuer d’induire l’adversaire potentiel en erreur concernant nos points de vue et, surtout de l’effrayer » 59.

Si l’idée de dissuasion est présente chez certains auteurs militaires soviétiques à l’époque, elle ne pouvait en aucun cas être explicitement adoptée. En effet, une stratégie de non-guerre est foncièrement incompatible avec, d’une part, un concept d’emploi explicitement affiché et, d’autre part, avec la conception marxiste-léniniste de la guerre qui considère celle-ci comme l’un des instruments de l’évolution des sociétés. Or, là encore, la désinformation contenue dans l’ouvrage de Sokolovski sert parfaitement les intérêts de l’autre camp, justifiant ainsi ses craintes. Pourtant, très rapidement l’on se rendra compte que le discours affiché ne correspond plus aux réalités et, dès 1964, il existe suffisamment d’indices pour considérer que le discours sokolovskien est périmé. Car l’ouvrage de Sokolovski, considéré par les Américains comme un ouvrage fondamental, doit être replacé à sa juste place : un ouvrage parmi d’autres sur la stratégie. En aucun cas, il ne peut être mis sur le même plan que des textes « fondateurs » tels l’Histoire du PC(b)US (1938), le manuel d’Économie politique de l’Académie des Sciences (1954)… qui ont fixé la nouvelle norme de réflexion dans leurs domaines respectifs. L’ouvrage de Sokolovski ne fixe pas la « ligne » et ne met pas un terme à la réflexion stratégique en URSS. Les critiques dont il fera l’objet et la publication d’ouvrages ou articles qui n’en reprennent pas les principes en sont un témoignage flagrant. L’ouvrage de Sokolovski présente un point de vue – imposé par le premier secrétaire du PCUS de l’époque – mais ne coïncide pas nécessairement avec les analyses développées par l’état-major. Ce dernier ne manquera pas d’ailleurs de faire connaître des points de vue différents tout au long des années soixante et soixante-dix.

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Notes:

 

33 En 1954, c’est P. Pospelov qui est chargé de prononcer le discours traditionnel du 21 janvier, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Lénine. Il sera par la suite responsable de la commission chargée de dénoncer les crimes de Staline au XXe Congrès. Le Présidium correspond, à l’époque, au Bureau politique.

34 Pravda 22 janvier 1954.

35 Pravda , 12 mars 1954.

36 Voir notamment les articles ou éditoriaux publiés dans la Pravda, les Izvestija, l’Etoile Rouge du 23 février 1954, respectivement par le général Jeltov (chef du Glavpu) et les maréchaux Sokolovski (chef d’état-major général) et Vasilevski (premier vice-ministre de la Défense).

37 Pravda, 12 mars 1954.

38 Il est évident que l’adoption du concept de représailles massives fondé sur le principe de la dissuasion nucléaire n’est pas apparu le 12 janvier 1954. Le discours de Dulles a été précédé d’un certain nombre de ballons d’essai, de prises de position sur ce point dès le début de la décennie. On peut se référer aux articles de Kennan en janvier 1950 ou de Dulles lui même, en décembre 1951 et en mai 1952 (voir L. Freedman, The Evolution of the Nuclear Strategy, New York, St Martin’s Press, 1987, pp. 66-67 et 84-86).

39 Vospominanija o Kurtchatove (Souvenirs sur Kourtchatov), Moscou, Nauka, 1987, p. 41 (L’assistant dont il est question ici est l’académicien A.P. Aleksandrov).

40 Entretien avec A. Horelick (Rand Corp./UCLA), avril 1989. Même si l’ambassadeur américain à Moscou, Charles Bohlen, était très favorable à Malenkov, l’idée d’un “cadeau” d’Eisenhower à Malenkov peut paraître excessive. Il est néanmoins évident que le discours de Dulles a influencé Malenkov dans ce sens.

41 Voir notamment A. Sakharov, Mémoires, Paris, Le Seuil, 1990, chap. 11 et 12.

42 Voir notamment G. H. Soutou, L’Alliance incertaine, Paris, Fayard, 1996.

43 Pour plus de détails sur cette distinction, voir J.-C. Romer, “Image de l’ennemi et perception de la menace en URSS (1945-1965)”, Cahiers de l’IHTP, n° 28, juin 1994, pp. 145-155.

44 Certes, les déclarations de Staline à Maurice Thorez, le 18 novembre 1947 pourraient laisser supposer le contraire : “Si Churchill avait attendu encore un an avant d’ouvrir un second front au nord de la France, l’armée rouge serait allée jusqu’en France” (voir Izvestija, 18 juin 1996). Il convient néanmoins de nuancer ces affirmations et de les replacer dans le contexte particulièrement tendu de l’automne 1947 : deux mois plus tôt, lors de la conférence constitutive du Kominform, les communistes français s’étaient aussi fait accuser par les Yougoslaves de n’avoir pas tenté de prendre le pouvoir en 1945-46. Ces propos semblent plus avoir été du ressort de l’idéologie voire du dogmatisme que de la géostratégie.

45 Cette information, connue quoique gardée secrète par les Soviétiques, a fait l’objet de nombreuses publications depuis 1989 donnant de nombreux détails sur le déroulement de la manœuvre (Krasnaja Zvezda, 29 septembre et 16 novembre 1989 ou Nezavisimaja Gazeta, 14 septembre 1994).

46 Krasnaja Zvezda, 24 mars 1955. Cet article constitue la version “édulcorée” et publique d’un article publié le mois précédent dans la revue confidentielle de l’état-major, Voennaja Mysl, n° 2, 1955, pp. 14-26 intitulé “Du rôle de la surprise dans la guerre moderne”.

47 Voennaja Mysl, art. cit. n° 2, 1955, p. 20.

48 Ja. Golovanov, op. cit., pp. 458-461.

49 Voennaja Mysl, 5, 1955, art. cit., p. 25.

50 Notamment par l’intermédiaire des documents fournis par un agent des États-Unis en URSS, le colonel Oleg Penkovski, dont les papiers seront traduits et publiés à New York en 1965 et traduits en français sous le titre : Carnets d’un Agent Secret (Penkovsky’s Papers), Paris, Tallandier, 1968.

51 Ibid., pp. 234-242.

52 Voennaja Strategija (Stratégie militaire), Moscou, Voenizdat, 1962 ; une deuxième édition est publiée en 1963 et une troisième en 1968. La première traduction française (de la troisième édition) est publiée à l’Herne en 1984 sous l’égide de la FEDN.

53 Compte-rendu sténographique de la session du Soviet suprême, Moscou, Politizdat, 1960, pp. 36-45 et 82-85.

54 V. D. Sokolovski, op. cit., (2e édition), p. 258.

55 Ibid., pp. 249-250.

56 Les missiles SS6, expérimentés en 1957, peuvent certes atteindre le territoire des États-Unis. Mais leur portée, de l’ordre de 6 000 km, implique qu’ils soient déployés en Nouvelle-Zemble ce qui les rend particulièrement vulnérables à d’éventuelles frappes aériennes américaines. Vulnérables aussi en raison du temps (12 heures) nécessaire au remplissage des réservoirs de carburant. Enfin, les conditions climatiques particulièrement rudes rendent aléatoire le fonctionnement de l’électronique qu’ils contiennent. Les SS 6 sont de bons missiles qui, produits à une centaine d’exemplaires, feront d’excellents… lanceurs de satellites. Seuls 4 à 6 exemplaires de ces SS 6 ont été fournis à l’armée. Les SS7 ont, quant à eux, une portée de 11 000 km.

57 Ceci fut une des causes de la crise du “missile gap” développée aux États-Unis lors de la campagne électorale de Kennedy. Or, Kennedy une fois élu, l’on a très rapidement appris que les chiffres présentés par la CIA étaient faux. Mais cette campagne est particulièrement exemplaire de la désinformation de l’un servant la désinformation de l’autre. L’on ignore si Khrouchtchev lui-même croyait à ses propos, mais les officiers soviétiques engagés dans les débats politico-stratégiques étaient informés de la réalité de l’équilibre des forces, très nettement en faveur des États-Unis.

58 V. Larionov, Nezavisimaja Gazeta, 6 août 1991. Le général Larionov a été le secrétaire de rédaction des trois éditions du Manuel de Sokolovski.

59 Ibid., Le terme “effrayer” (Ustrachat’) employé ici correspond à l’un des deux termes utilisés par les Soviétiques pour traduire “dissuasion” (Ustrachenie).

 

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CHAPITRE PREMIER – STRATÉGIE ET IDEOLOGIE

La stratégie soviétique
à l’âge classique (1917-1955)

Lorsque les bolcheviks prennent le pouvoir en 1917 en Russie, leur objectif est, tout au moins théoriquement, d’instaurer une société – et non pas un État – d’un type nouveau. Cette société ne saurait se limiter à la seule Russie et, au moins jusqu’en 1919-20, les dirigeants soviétiques sont convaincus que « l’étincelle de la révolution enflammera » l’ensemble du continent européen. En 1920, ces espoirs déçus n’empêchent pas les nouveaux dirigeants de penser la Russie comme le laboratoire d’une nouvelle société. Il convient alors de repenser le mode de fonctionnement de tout un État – destiné, selon Marx et surtout Engels, à disparaître – et de tous ses appareils. L’armée est naturellement l’un de ces appareils d’État sur lequel il convient de réfléchir en ce qu’il doit également permettre de garantir la survie de la révolution bolchevique. L’organisation de l’armée est ainsi au premier plan des préoccupations des dirigeants du Soviet de Petrograd. Mais très vite d’autres questions apparaissent : celle de la doctrine militaire du nouvel État, puis de sa stratégie. Les années vingt et, dans une moindre mesure, les années trente, ont ainsi été particulièrement riches en débats sur les questions militaires, des débats également marqués par une liberté d’expression que l’on ne retrouvera plus ultérieurement.

Lecteur assidu de Clausewitz5, Lénine concevait la guerre comme la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais à la célèbre formule de Clausewitz, le « père » de la révolution bolchevique russe ajoutait que la guerre était la continuation tant de la politique intérieure que de la politique extérieure. La dimension sociale des rapports de force – ou plus précisément de la « corrélation des forces » – est en effet une constante de la pensée militaire soviétique. Car, selon Lénine, des guerres surgissent les révolutions qui font avancer le cours de l’Histoire jusqu’à son étape ultime : l’instauration du communisme dans le monde6. Cette analyse théorique fera office de position officielle pour expliquer que la révolution de 1917 est le fruit de la Première Guerre mondiale ; comme les doubles révolutions « anti-féodales » et « anti-capitalistes » en Europe et en Chine sont les fruits de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux guerres mondiales résultant quant à elles de l’affrontement inéluctable entre les puissances impérialistes.

Mais la révolution bolchevique est aussi confrontée à un autre dogme issu du marxisme, celui de la disparition de l’État et de ses appareils. Or, l’armée constitue l’un des principaux appareils d’État. Il conviendrait donc logiquement de prévoir sa suppression. Le jeune État bolchevique tente d’appliquer ces thèses marxistes orthodoxes dans les premières semaines qui suivent la prise du pouvoir. Mais très vite, face à l’ampleur de la tâche et face à la guerre qui se poursuit sur plusieurs fronts, les dirigeants soviétiques prennent conscience que la thèse du dépérissement de l’État n’est guère applicable, au moins dans l’immédiat. Dès le début de 1918, sont ainsi restaurés les principaux appareils de l’État et notamment l’armée.

L’organisation de l’armée

Le 15 (28) janvier 1918, le Conseil des Commissaires du Peuple publie un décret sur la création d’une « Armée Rouge des Ouvriers et des Paysans » (RKKA). Celle-ci est destinée à soutenir le nouveau régime mais aussi les révolutions socialistes qui ne manqueront pas de se développer en Europe7. Léon Trotski devient le premier commissaire du peuple (ministre) aux affaires militaires. Il est chargé de l’organisation de cette armée – même si l’historiographie stalinienne a attribué cette paternité à… Staline ! Or, Trotski est conscient qu’un armée doit être commandée et que personne ne peut s’improviser chef militaire. Par un décret du 19 mars 1918, il décide de faire appel aux officiers de l’armée impériale qui « acceptent », plus ou moins volontairement, de se rallier au nouveau régime. Ce seront les « spécialistes militaires » (voenspets). Mais ces officiers d’ancien régime, quel que soit leur grade, sont aussi considérés comme idéologiquement douteux. Ils seront par conséquent systématiquement contrôlés par des « commandants politiques » (politruk) grâce à l’instauration du principe du « double commandement ». Selon ce principe, tout ordre donné par un officier, à quelque niveau hiérarchique que ce soit, doit être avalisé par le commandant politique. Le double commandement, instauré en 1919, est aboli en 1924 ; il est rétabli de 1937 à 1940 lors de la grande purge dans l’armée, puis de juillet 1941 à octobre 1942 lorsque les survivants de ces purges sont sortis de leurs camps pour monter au front à la suite des premières défaites de l’armée rouge. Entre ces périodes, et depuis 1942, le double commandement ne s’est pas exercé en URSS, les dirigeants soviétiques considérant que leurs officiers – tous membres du PCUS – étaient politiquement « sûrs » et n’avaient plus besoin d’un contrôle politique des ordres militaires en vertu du principe du « commandement unique ». Il convient enfin de préciser que les Politruk ne doivent pas être confondus avec les officiers politiques, chargés de la formation et du contrôle politique des personnels militaires mais qui ne prennent pas directement part au commandement militaire. Ces officiers politiques, créés en même temps que les politruk, subsistent quant à eux sans interruption jusqu’en septembre 1991.

Ce n’est donc véritablement qu’à partir de 1921-22, après la fin de la guerre civile et de « l’intervention étrangère », que les Soviétiques commencent à réfléchir sur les questions d’organisation de l’armée et de doctrine militaire. Le commissaire aux affaires militaires, Léon Trotski – une « non-personne » dans l’historiographie soviétique – est alors confronté à deux grandes questions : la nature de l’armée et la relation entre l’armée et la politique.

La première question est résolue de manière quasi naturelle. En 1922, le jeune État soviétique ne peut, pour des raisons économiques, mettre en place une véritable armée de masse comme certains, tel Toukhatchevski, le souhaitent. C’est donc, dans un premier temps, une petite armée régulière, doublée d’une milice territoriale, qui se substitue aux troupes de l’armée rouge qui sont progressivement démobilisées. Entre 1921 et 1924, les effectifs de la « première » armée rouge passent ainsi de 5,5 millions à 562 000 hommes, augmentés de 42 divisions de milices territoriales. De telles forces, peu nombreuses et surtout mal équipées, « ne pouvaient par conséquent assurer que des fonctions défensives limitées ». Mikhaïl Frounze, qui vient alors de succéder à Trotski, reconnaît lui même en 1925 : « Si nous avions le choix entre une armée de 1,5 à 2 millions d’hommes et le système actuel des milices, d’un point de vue militaire, tout plaiderait en faveur de la première solution. Mais nous n’avons pas le choix. Le système de milice, combiné avec des unités d’encadrement, permet sans aucun doute de garantir la sécurité du pays » 8. Ces choix tiennent certes à la priorité accordée, en ces années de NEP, à la reconstruction de l’économie soviétique mais aussi à l’instauration, durant ces mêmes années, de la première période de « cohabitation pacifique », temporaire, entre les deux systèmes antagonistes. Dans ces conditions, le Kremlin n’envisage, dans l’immédiat, ni la poursuite de « l’exportation armée de la révolution » – après l’échec subi en Pologne – ni d’avoir à se défendre d’une offensive des puissances « impérialistes » contre le nouvel État soviétique.

À partir de 1926-27, la NEP ayant fait ressentir ses premiers effets positifs, le pouvoir soviétique peut envisager la montée en puissance de l’armée rouge, en termes d’effectifs comme de moyens. Le budget de la défense augmente de près de deux fois entre 1924 et 1927 pour atteindre 12,7 % du budget de l’État. En décembre 1926, est adopté un plan de construction navales pour les années 1926-32 qui prévoit la modernisation de la flotte existante et la construction de 12 sous-marins9. Mais le changement intervient réellement en 1927, lorsque Staline devient de fait le seul maître en URSS et annonce la fin de la NEP et de la « période de cohabitation pacifique »10. Néanmoins, si la période d’ouverture de l’économie soviétique s’achève en cette année 1927, il n’est pas question de mettre un terme – fin de la « cohabitation » oblige – à la montée en puissance de l’armée rouge. Au cours de cette même année sont ainsi lancés les premiers programmes d’armements, nécessaires à la mise en œuvre d’une stratégie nouvelle qui commence à voir le jour (voir plus loin).

Armée, politique et doctrine militaire

Avant d’aborder les questions de stratégie proprement dite, les Soviétiques devaient répondre à la seconde question qui se posait à eux : celle concernant les liens entre l’armée et la politique. Cette question a fait l’objet de débats importants qui ont eu des effets incontestables sur la nature des futurs concepts stratégiques encore en germe. Sans entrer ni dans les détails ni dans les nuances, on peut considérer que ces débats ont vu s’opposer deux thèses. La première est défendue par le commissaire du peuple aux affaires militaires, Léon Trotski, soutenu par un ancien général de l’armée tsariste, Alexandre Svetchin. Cette thèse réfute le fait qu’il puisse y avoir une doctrine militaire, et à plus forte raison une stratégie, spécifiquement prolétarienne, marxiste-léniniste. Paradoxalement, le père du concept de « révolution permanente » estime notamment qu’il ne saurait y avoir de théorie militaire purement marxiste : « On ne peut construire un règlement de campagne avec le marxisme », affirme-t-il ainsi lors d’un débat qui se déroule le 1er mars 1922. Il est en cela suivi par le général Svetchin, sans doute pour des raisons différentes de celles de son « ministre ». L’ancien général tsariste – rallié, comme de nombreux autres voenspets, autant par obligation que par volonté de défendre la « Russie éternelle » – réfute la thèse selon laquelle la future guerre ne saurait être que révolutionnaire. Et dans cette perspective, une stratégie n’a pas à s’encombrer des impedimenta d’une idéologie, fût-elle révolutionnaire. Certes, pour cette guerre future, Svetchin propose dans son ouvrage, Stratégie, la désignation d’un « Commandant en chef suprême » – appelé aussi « chef militaire intégral » – qui unifierait tous les pouvoirs – politique et militaire – sur le théâtre d’opération. Il estime en effet qu’un commandant en chef en opération ne peut être « suprême » en ce qu’il « ne maîtrise pas tous les éléments de politique intérieure et extérieure, ni la situation des arrières de l’armée au combat, n’ayant pas le pouvoir dans tout l’État » 11. Svetchin est, sur ce point, soutenu par le futur maréchal Chapochnikov qui, dans son ouvrage paru la même année 1927 – Mozg Armii, le Cerveau de l’Armée – précise, en se référant à Clausewitz : « Le stratège commandant en chef ne commande qu’une partie de l’armée ». Cette idée du « stratège intégral » proposée dans les années vingt et rejetée à l’époque sera en fin de compte reprise implicitement par Staline pendant la « grande guerre patriotique » avec le Comité d’État à la défense (GKO) et la « Stavka VGK » (Grand quartier général) dont il prend la direction.

À ces partisans de la séparation de la stratégie et de la politique (de l’idéologie), s’opposent des hommes qui, comme Frounze et Toukhatchevski, sont favorables à l’introduction d’une doctrine militaire marxiste-léniniste. Paradoxalement, c’est Svetchin qui lance le débat sur la doctrine militaire dans un article qui porte ce titre paru en 1920 dans la revue Voennoe Delo et qui a disparu dans la tourmente de 1937. Mais c’est bien Frounze qui propose, dès 1921, l’élaboration d’une « doctrine militaire unique »12 qui restera une référence pour toute la pensée militaire soviétique et même post-soviétique. Cette doctrine est « unique » en ce qu’elle doit recueillir non seulement l’assentiment de toutes les forces armées13 mais surtout en ce qu’elle doit unifier les points de vue de l’armée, du pouvoir politique et de toute la société soviétique, en un mot, « être l’expression de la volonté unique de la classe sociale au pouvoir » 14.

La définition de la doctrine militaire donnée par Frounze en 1921 sera explicitement reprise jusqu’aux derniers jours de l’URSS. Cette définition, pour le moins condensée, est la suivante : il s’agit des « conceptions adoptées par une armée dans un État donné, établissant le caractère de l’organisation des forces armées de ce pays ; des méthodes de préparation et de conduite des forces au combat sur la base de l’idéologie dominante dans l’État donné ; des objectifs – et des moyens pour les atteindre – auxquels ces forces sont confrontées et qui découlent de la nature de classe de l’État et qui sont déterminés par le niveau de développement des forces productives du pays » 15. Et, surtout, Frounze – sans doute pour nuancer le caractère particulièrement « idéologique » de sa définition mais aussi sans doute pour la clarifier – précise que la doctrine militaire unique comprend deux aspects distincts et complémentaires : un aspect technique et un aspect politique. Le premier concerne toutes les questions d’organisation de l’armée, sa préparation au combat et les méthodes de conduite des opérations, c’est-à-dire toute la partie militaire ; le second aspect se rapporte à la nature du régime politique du pays donné et aux moyens sociaux à la disposition de l’armée.

Après de nombreux débats, cette doctrine est officiellement adoptée lors du XIe Congrès du PC(b)R, en avril 1922. Mais, même au cours de ce Congrès – Staline ne domine pas encore totalement la scène politique soviétique – les débats sur la doctrine continuent. Trotski dira notamment : « Je pense que la doctrine militaire unique et tous ces débats sont secondaires. Plus important et plus difficile serait de faire en sorte que, dans l’armée rouge, il n’y ait plus de poux ! Voilà notre doctrine immédiate… » 16. Quant à Toukhatchevski, il fait taire ses préventions sur les ingérences du politique sur le militaire qu’il avait exprimées en 1920 – notamment à l’encontre de Staline lors de la défaite de Varsovie – pour soutenir Frounze… tout en parlant d’autre chose !

Le cadre idéologique de la pensée militaire une fois fixé, les stratèges soviétiques – l’URSS entrant dans une phase de paix et de reconstruction – peuvent désormais réfléchir sur les concepts stratégiques du nouvel État soviétique.

L’élaboration des concepts stratégiques

Comme pour la doctrine militaire, ce sont encore de « vrais » débats qui se déroulent en URSS au cours des années vingt et qui se poursuivent jusque vers le milieu des années trente. Ces débats portent essentiellement sur trois questions : celle de l’offensive ou de la défensive ; celle de la spécificité de la phase initiale de la guerre et celle de l’opération en profondeur. Sans perdre de vue le caractère « révolutionnaire » de l’État soviétique, les positions des protagonistes sont en effet souvent contrastées et rendues publiques. Elles font également référence aux réflexions de stratèges du passé, russes, mais aussi allemands. Du passé, il ne peut être totalement fait table rase, même si la circonspection reste de rigueur !

Défensive, offensive et phase initiale de la guerre

Dans le débat sur l’élaboration d’une stratégie offensive ou défensive, l’on retrouve les mêmes protagonistes et les mêmes regroupements que dans le débat sur la doctrine : Svetchin prône plutôt la défensive ; Toukhatchevski et, dans une moindre mesure Frounze, plutôt l’offensive. Ces positions tiennent aussi aux conditions dans lesquelles se sont produits le ralliement des anciens officiers tsaristes à l’armée rouge, certains, comme le général Andreï Zaiontchkovski, n’hésitant pas à « faire du zèle » dans le sens de l’offensive révolutionnaire17.

L’idéologie révolutionnaire qui fut celle des années du communisme de guerre est naturellement offensive et volontariste. Que de fois n’a-t-on pas répété dans le jeune État soviétique que la révolution russe devait être l’étincelle qui embrasera le monde ! De cette approche idéologie il découle presque naturellement la nécessité d’élaborer une stratégie offensive destinée à « porter la flamme révolutionnaire » dans le monde – ou tout au moins en Europe. Cette conception d’une guerre qui ne saurait être que révolutionnaire est notamment défendue – au moins dans les débats des années vingt – par Toukhatchevski. Néanmoins, il convient de préciser que si celui-ci s’est rallié volontairement à la cause révolutionnaire, il l’aurait fait, selon de nombreux témoins, non pas tant par conviction marxiste-léniniste que par nationalisme russe. Les bolcheviks lui paraissaient alors les seuls à même de restaurer la puissance de l’empire, perdue par l’impéritie du pouvoir tsariste. Il étaye, dans ces conditions, son argumentation non seulement sur le marxisme-léninisme mais aussi, en se référant à Clausewitz et à sa « stratégie de destruction »18. Certes, Toukhatchevski ne prône pas l’offensive systématique et considère, en 1923, que si « l’offensive est dans la plupart du temps gagnante… la défensive permet de gagner du temps ».

C’est une position presque radicalement inverse que défend dans son ouvrage Stratégie, un Svetchin beaucoup plus nuancé dans ses affirmations. Pour le général russe, la future guerre ne sera pas nécessairement une guerre révolutionnaire ou une guerre de classes et, sans exclure cette possibilité, il considère comme dangereux de se limiter à cette seule hypothèse. Il estime notamment que la future guerre pourrait être « une guerre prolongée exigeant une mobilisation progressive d’énormes ressources et l’effort de tout le peuple ». Il met ainsi en garde les partisans – sous-entendu Toukhatchevski – d’une guerre aux succès rapides et fondée sur la « stratégie de destruction » susceptible de décider de l’issue de la guerre par une série d’opérations offensives rapides. Svetchin prône plutôt une « stratégie d’usure » estimant que l’anéantissement des forces vives de l’adversaire ne saurait être que l’objectif partiel d’une opération et non le but de la guerre19.

Dans cette perspective d’une guerre susceptible d’être prolongée, Svetchin suggère également que « la période initiale de la guerre » soit considérée comme une période spécifique de la guerre. Cette période comprend une « période de prémobilisation » suivie d’une « période particulière » incluant la mobilisation générale, le déploiement et la concentration des troupes précédant les premières grandes opérations. C’est d’ailleurs surtout dans cette phase initiale que Svetchin concevait la mise en œuvre d’une stratégie défensive, faisant référence en cela à la stratégie engagée par Barclay de Tolly et appliquée par Koutouzov en 1812. Cette notion de la « période initiale », qui avait été oubliée à la veille de Seconde Guerre mondiale, deviendra par la suite l’une des constantes de la réflexion stratégique soviétique. Sans pour autant qu’il soit fait référence à l’origine des idées de Svetchin qui avait, il est vrai, actualisé une notion développée initialement par un stratège russe du XIXe siècle, Genrikh (Henri) Leer (1829-1904)20.

Toutefois, durant les années vingt et jusqu’au début de la décennie suivante, sans totalement les rejeter, il ne convenait pas de faire trop explicitement référence aux théories du passé et surtout du passé tsariste. Il faut attendre la reprise en mains du pouvoir politique par Staline pour que soient réhabilitées les idées – tout au moins certaines d’entre elles, soigneusement sélectionnées – et surtout les formes de l’ancienne armée russe, à commencer par le rétablissement des grades et des distinctions sur les uniformes. Dès lors, les généraux victorieux de l’armée impériale seront régulièrement glorifiés jusqu’à l’apothéose d’un culte de Koutouzov – dont Staline se voulait la réincarnation – durant la Seconde Guerre mondiale.

Pourtant, même si Svetchin peut être considéré comme le principal stratège soviétique des années vingt, il sera marginalisé après la publication de son ouvrage en 1927, à un moment où une génération plus jeune prend la relève et propose, à son tour, une véritable réflexion stratégique. C’est en effet à la fin de cette décennie que, tirant les leçons des idées développées par Svetchin, la « jeune garde » des officiers soviétiques établira l’un des éléments essentiels de l’art opératif soviétique : l’opération en profondeur.

Art opératif et opération en profondeur

La notion d’art opératif, sous-jacente depuis 1922, est explicitée par Svetchin dans son ouvrage de 1927 qui précise et développe cette catégorie, propre à la science militaire soviétique. L’art opératif – souvent considéré comme l’équivalent des notions de « grande tactique » ou de « petite stratégie » telles qu’elles existent dans les concepts stratégiques occidentaux – désigne un ensemble d’opérations qui dépassent le seul champ de bataille mais qui ne recouvrent pas la totalité des buts de la guerre. Il concerne la stratégie devant être menée au niveau d’un théâtre d’opération regroupant plusieurs groupes d’armées ou fronts21. Cette catégorie nouvelle de l’art militaire a été immédiatement adoptée par les pouvoirs politique et militaire.

Ainsi, l’Académie militaire Frounze ouvre-t-elle, en mai 1931, une « faculté d’art opératif » dont le premier responsable est le colonel Georgi Isserson22. Simultanément, un groupe d’officiers réfléchit sur les opérations susceptibles de réaliser les tâches de cet art opératif. Les premières ébauches de la réflexion, engagée à la fin des années vingt par des hommes comme M. Toukhatchevski, N. Varfalomeev, I. Ouborevitch, V. Triandafilov… se retrouvent dans le Règlement de Campagne de 1929. Mais c’est V. Triandafilov qui, le premier, exprime le plus clairement l’idée de l’opération en profondeur. Dans un rapport qu’il présente en 1931 à l’état-major général de l’armée rouge, il affirme notamment : « Avec l’utilisation de nouveaux moyens de combat, s’ouvrent des possibilités d’attaques simultanées contre l’adversaire dans toute la profondeur de son dispositif tactique ; des possibilités d’emploi simultané de plusieurs échelons de chars et d’infanterie avec un soutien d’artillerie et d’aviation attaquant l’adversaire jusqu’à ses premières lignes de défense. Cette frappe puissante aura donné à l’attaque rapidité et impétuosité. L’action tactique en profondeur sur les unités combattantes de l’adversaire a aussi ouvert les perspectives de l’art opératif ; elle a créé les conditions pour la préparation et la conduite des opérations modernes sur un vaste espace » 23.

Ces idées seront reprises par la « jeune garde » des officiers soviétiques qui, derrière Toukhatchevski, cherchent à faire de l’armée rouge une armée moderne préparée à la guerre future. Toukhatchevski, nommé en 1931 commissaire adjoint aux affaires militaires et directeur de l’armement, met alors tout en œuvre pour que l’armée rouge soit dotée de l’équipement nécessaire pour mener ces « opérations en profondeur »24. C’est dans cette perspective que la production de chars et d’avions augmente dès cette époque pour atteindre son apogée en 1937. De plus, le champ d’application de l’opération en profondeur va progressivement s’étendre : prévue initialement – au début des années trente – pour être appliquée au niveau de l’armée, elle est élargie, dans la seconde moitié de la décennie, au groupe d’armées puis au front dans son ensemble. Toutefois, cette vision de la guerre future ne satisfait pas les « idéologues » de l’armée rouge et notamment le successeur de Frounze à la tête du commissariat du peuple, Kliment Vorochilov, adversaire, comme Staline, de Toukhatchevski depuis la guerre russo-polonaise. Mais aussi, pour des raisons moins idéologiques, d’autres opposants à l’opération en profondeur se manifestent dans ce débat et notamment le futur maréchal Boudenny, officier de cavalerie, qui apprécie peu de voir de fait son arme marginalisée, dévalorisée.

Malgré ces oppositions, l’idée semble avoir été admise par la majorité de l’état-major si l’on en croit les grandes manœuvres organisées en 1935 dans la région du Dniepr en Ukraine et axées autour de l’expérimentation de l’opération en profondeur. Ces manœuvres ont impressionné les observateurs étrangers qui sont alors convaincus que l’armée rouge est parfaitement prête pour une guerre de grande envergure. Mais ceci se déroulait avant que ne débute la grande purge de 1937 qui allait détruire non seulement les hommes mais aussi les idées et les moyens pour les mettre en œuvre.

Car Toukhatchevski ne s’est pas contenté de la seule rénovation des idées. En tant que responsable de l’armement, il a également engagé un processus de modernisation des moyens. Ces moyens nouveaux consistent naturellement en un développement rapide de la production de chars et d’avions, mais aussi en une amélioration de la technique du parachutage, autre moyen essentiel de l’opération en profondeur. Deux types de chars sont alors développées dans ces années trente : le T.34, considéré comme l’un des meilleurs chars de la Deuxième Guerre mondiale et le char lourd « KV » (Kliment Vorochilov). Mais à la veille de la guerre, une partie importante de ces matériels notamment les chars étaient en révision longue ou moyenne. Il est vrai que, après la purge de 1937, Staline, qui ne croyait pas aux chars ni, suivant l’avis de Vorochilov, à l’opération en profondeur, avait aussi désorganisé la production d’armement mise en place par les officiers éliminés. Et ce, malgré la bataille de Khalkin Gol (20-31 août 1939) contre les Japonais – considérée a posteriori comme le premier exploit du vainqueur de la Seconde Guerre mondiale – et au cours de laquelle le général Joukov met en pratique, au moins en partie, la théorie de l’opération en profondeur, faisant un emploi massif des chars.

Mais la volonté destructrice de Staline est allée encore plus loin. En effet, Toukhatchevski, sans doute Russe avant d’être Soviétique, avait pensé non seulement les armes de la prochaine guerre mais celles des guerres pour un avenir plus lointain. Il s’est notamment intéressé de très près, à partir de 1931, lorsqu’il devient directeur de l’armement, à la construction d’un engin de bombardement susceptible d’effectuer un vol stratosphérique. Cet intérêt s’inscrit pleinement dans la logique de la réflexion globale de Toukhatchevski qui recherche d’abord la vitesse, la surprise et l’invulnérabilité tout en tenant compte des contraintes géopolitiques de l’URSS. Cet intérêt pour les armes de l’avenir le met alors en contact avec un jeune ingénieur, Sergeï Korolev, qui, en 1931, commence à réfléchir sur les plans d’une fusée25. Mais, dans ce domaine aussi, la grande purge de 1937-38 marque un coup d’arrêt. Korolev, accusé de collusion avec le « groupe trotskiste » de Toukhatchevski, est arrêté en juin 1938. Les recherches sur la balistique sont interrompues jusqu’en 1944, c’est-à-dire jusqu’au moment où les Allemands effectuent leurs premiers tirs de V1.

Or, cette réflexion sur les fusées est en parfaite coïncidence avec la culture stratégique russe. Dès le début du XIXe siècle, au lendemain de la « guerre patriotique » de 1812, est développée une réflexion sur les armes de jet et l’extension de l’artillerie. C’est en 1820 que, à l’initiative de Barclay de Tolly, est fondée « l’Académie d’artillerie et de balistique »26, reflet évident de la préoccupation d’une puissance qui pense aux armes d’un champ de bataille continental. C’est cette même vision qui est reprise à partir de 1944 puisque, en URSS, les missiles sont d’abord conçus comme une extension de l’artillerie et non, comme aux États-Unis, de l’aviation. La purge de l’armée met donc un terme à toute la « révolution dans la chose militaire » qui s’était engagée depuis les années vingt, révolution dans la réflexion stratégique comme dans l’armement. Dès la fin des années trente, commence à se développer le culte de la personnalité qui conduira à rapporter tout succès au « génie stratégique » du guide suprême : Staline.

Staline : le « plus grand stratège
de tous les temps »

À partir de 1937, la réflexion dans le domaine stratégique, comme dans les autres domaines, se tarit en URSS. Toute science devient science marxiste-léniniste et Staline est son grand maître. Ce n’est qu’après les premiers revers de l’armée rouge en 1941-42 que Staline tente de donner, lui-même, un nouvel « élan » à la stratégie, faisant appel aux idées développées par des Svetchin, des Toukhatchevski et quelques autres, tout en se gardant bien de faire explicitement référence à ces « ennemis du peuple ». La conception stratégique de Staline a été énoncée successivement en 1942 et en 1946 ; une conception qui est plus une explication a posteriori d’une situation difficile que le fruit d’une véritable réflexion stratégique.

Le 23 février 1942, lors de la première fête de l’armée rouge après le début de la guerre et alors que les forces soviétiques sont en pleine déroute, Staline promulgue le « décret du commissaire du peuple à la défense n° 55 » dans lequel il établit une distinction entre les « facteurs temporaires et le facteurs permanents déterminant l’issue d’une guerre » 27. Théorie on ne peut plus d’actualité puisqu’elle consiste d’abord à démontrer que la Blitzkrieg dont l’URSS, après d’autres, a été la victime en 1941 est naturellement le fruit d’une surprise qui ne saurait être considérée comme un facteur permanent. En d’autres termes, les premières défaites de l’armée soviétique ne laissent en rien présager une éventuelle victoire finale de l’Allemagne : les victoires allemandes ne peuvent être que temporaires car elles s’appuient sur des éléments tels que « la surprise, le déploiement du potentiel militaire, la mobilité des armées ». Or, ces éléments sont sans effets au-delà de la période initiale de la guerre s’ils ne sont relayés par des « facteurs permanents » – sous-entendu que l’URSS possède et non l’Allemagne – tels que : « la solidité des arrières, le moral de l’armée et de la population, le nombre et la qualité des divisions, l’armement et la capacité d’organisation du commandement » 28. Tel est le premier élément de « l’apport essentiel » du guide suprême à la science militaire. Cette « théorie des facteurs permanents et temporaires » reviendra ainsi comme un leitmotiv dans la littérature militaire soviétique jusque vers le milieu des années cinquante. Mais cette théorie est d’abord une théorie politique et ne saurait être considérée comme le reflet de la stratégie soviétique de l’époque. En effet, surtout après la fin de la guerre et avec le développement de l’arme atomique, l’élément de surprise est particulièrement prisé par des stratèges encore largement soumis à un strict contrôle politique.

Le deuxième « apport » de Staline à la science militaire est tout autant, sinon plus, rétrospectif et dogmatique qui le premier. Il consiste à établir une distinction entre les guerres de la « période manufacturière » et celles de la « période mécanisée ». Cette distinction est établie par Staline dans sa réponse à une lettre qui lui a été envoyée en février 1946 par un de ses officiers – le colonel Razin29. Là encore, il s’agit d’assumer, en termes idéologiques, la reprise des idées avancées par Toukhatchevski et de les attribuer au « plus génial stratège de tous les temps ». Pourtant, cette distinction est pour le moins simpliste et factice puisqu’elle reprend l’opposition, déjà effectuée par Lénine, sinon par Hobson et Hilferding, entre capitalisme concurrentiel et capitalisme monopoliste (impérialisme).

Seuls les Soviétiques, et notamment le premier d’entre eux, ont compris que l’on ne pouvait faire la guerre comme elle avait été pensée par les stratèges – notamment allemands – du XIXe siècle qui pensaient une guerre aujourd’hui dépassée. Mais le « grand Coryphée de la science militaire » a compris que la guerre devait désormais passer à une phase mécanisée ce qui a permis à l’armée rouge de battre une armée allemande qui appliquait une stratégie dépassée. Se référant aux Moltke, Schlieffen, Luddendorf, Keitel et d’autres, Staline affirme ainsi – car, il s’agit d’abord de critiquer tout ce qui vient d’Allemagne – que au cours des « trente dernières années, l’Allemagne a été à l’origine de deux conflits sanglants … et par deux fois a été vaincue ». Et l’Allemagne a été vaincue car ses généraux fondaient leur stratégie sur les enseignements de Clausewitz, théoricien de la « période manufacturière ». Mais cette « théorie » de Staline a aussi pour fonction de critiquer quiconque – et, en 1946, il convient d’entendre les États-Unis – chercherait à mettre en œuvre une stratégie inspirée de Clausewitz et fondée sur la surprise. En d’autres termes, là encore la fonction de ce discours « stratégique » est d’abord d’ordre politique.

Enfin, le dernier dogme instauré par Staline et considéré comme infaillible, est celui des étapes de la stratégie soviétique. Une stratégie héritée de la pensée russe – et surtout pas allemande – et notamment de celle de Koutouzov – et surtout pas de Barclay – un Balte d’origine écossaise ! Là encore, l’on assiste à une réécriture de l’histoire et à son exploitation a posteriori destinée notamment à justifier les défaites de 1941-42. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’URSS a, selon Staline, mis en œuvre une stratégie comprenant trois phases successives : la « défense stratégique active en profondeur », la « contre-offensive stratégique » et les « opérations stratégiques offensives ». Ce que ne dit pas Staline est que, en 1812, ces trois phases avaient été plus ou moins consciemment préparées alors qu’en 1941, l’URSS est prise au dépourvu, même si, rétrospectivement, l’on trouve les mêmes principes dans les deux cas.

À côté de ces discours destinés à alimenter la propagande en faveur du généralissime, quelle stratégie a été appliquée durant la guerre ? Mal préparée et surtout désorganisée après les purges de 1937, l’armée rouge se laisse surprendre par l’attaque de 1941. Dès lors, et devant l’urgence, l’on fait sortir des camps les officiers ayant survécu aux purges afin de renforcer l’encadrement de l’armée rouge. Ces officiers seront d’ailleurs à leur tour encadrés par les politruk que l’on restaure pour l’occasion. Après avoir « laissé » la Wehrmacht pénétrer dans la profondeur du territoire soviétique, l’armée rouge prépare la contre-offensive et, disposant des moyens qui lui ont manqué en 1941, peut mettre en œuvre les théories développées dix ans plus tôt. Le premier exemple de l’application de l’opération en profondeur est celui de la bataille de Koursk (juillet-août 1943) qui est considérée par l’historiographie soviétique comme le moment où l’URSS reprend l’initiative stratégique. « Dans la bataille de Koursk ont été développés l’organisation de l’interaction stratégique entre les groupes de fronts, l’utilisation des réserves stratégiques pour changer le rapport des forces en sa faveur. A été acquise une nouvelle expérience de concentration de forces et des moyens dans une direction décisive. Ont tout d’abord été utilisées les blindés dans leur nouvelle organisation, comme échelon vers la victoire. L’aviation soviétique a fini par obtenir la maîtrise du ciel » 30.

Pourtant, si les théories développées dans les années vingt et trente ont finalement permis à l’URSS de l’emporter sur l’Allemagne, ces mêmes théories sont vite oubliées – au moins officiellement – au lendemain de la guerre pour en venir à une vision totalement doctrinaire de la stratégie qui ne peut s’éloigner des grands principes énoncés par Staline. Durant les dernières années du stalinisme, toute réflexion est en effet bloquée, et ce, malgré l’apparition d’armes nouvelles : atome et fusées. Que pouvaient en effet peser de telles « révolutions » dans l’armement face aux théories émises par le « génial » Staline ? Certes, il convient de relativiser cette absence de réflexion sur les conséquences de l’apparition l’atome dans la guerre, au regard de l’absence de réflexion dans les autres grands pays31. Mais il n’en demeure pas moins que la réflexion stratégique en URSS se trouve gelée. C’est seulement après la mort de Staline que, timidement, une réflexion sur la guerre future peut reprendre.

Ce gel de la pensée stratégique est particulièrement manifeste lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire de Staline au cours de laquelle l’on assiste à une véritable débauche de discours sur son « génie stratégique ». Pourtant, certaines voix se font entendre dès 1947 sur les perspectives de la sécurité internationale. Un académicien soviétique d’origine hongroise, Evgeni (Jenö) Varga estime en effet que, tirant les leçons de la Seconde Guerre mondiale, les « impérialistes » hésiteront à engager une guerre contre l’URSS et ses alliés en raison du changement de la « corrélation des forces » intervenu après 1945. Il en déduit que la guerre entre les deux systèmes n’est plus inévitable comme il était pourtant établi par le dogme instauré par Lénine lui-même. Mais il estime aussi qu’une guerre « inter-impérialiste », comme le furent la Première et la Seconde Guerre mondiale, n’est plus, elle non plus, inévitable. Varga dispose alors d’un fort soutien politique et le sort de ses idées reste étroitement lié au destin de son protecteur : Georgi Malenkov.

L’idée d’une non-inévitabilité des guerres entre les deux systèmes suivra ainsi son cours et finit par être admise par Staline lui-même lors de sa dernière intervention en octobre 1952. Il est vrai que, en 1952, Malenkov, qui avait subi une éclipse entre 1948 et 1950, est revenu en cour et qu’il est alors considéré comme le dauphin de Staline. C’est à partir de ces considérations que les Soviétiques vont instaurer, dès le lendemain de la mort de Staline, le 5 mars 1953, le dogme de la coexistence pacifique entre les deux systèmes. Ce dogme, repris à son compte par Nikita Khrouchtchev est érigé en « ligne générale de la politique étrangère soviétique » lors du XXe Congrès du PCUS (1956). La coexistence pacifique entre les deux systèmes antagonistes a été rendue possible par l’évolution du rapport des forces dans lequel l’arme atomique tient une place essentielle. Dans le débat stratégique qui suit la mort de Staline, atome et coexistence occupent ainsi une place centrale.

 

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Notes:

 

5 Les Cahiers de Lénine sur Clausewitz, présenté par B. Friedl, Paris, Médicis, 1947.

6 Ces thèses sont notamment développées par Lénine dans L’Impérialisme, stade suprême du Capitalisme, publié en 1917.

7 KPSS o Voorujennykh Silakh Sovetskogo Sojuza (Le PCUS et les Forces Armées de l’Union soviétique), Moscou, Voenizdat, 1981, p. 25. Le décret est promulgué le 23 février 1918. Ce jour, considéré comme la date officielle de la création de l’armée rouge, devient le jour de la “fête de l’armée”.

8 Nezavisimaja Gazeta, 27 décembre 1995.

9 Ibid.

10 I. Stalin, Sotchinenija (Œuvres), Moscou, Gosizdat, tome 11, 1952, p. 288 (Discours au XVe Congrès du PC(b)R).

11 A. Svetchin, Strategija, Moscou, 1927, p. 45, cité dans A. Kokochin, Armija i Politika (Armée et politique), Moscou, MO, 1995, pp. 46-47.

12 M. Frunze, “Edinaja voennaja doktrina i krasnaja armija” (La doctrine militaire unique et l’armée rouge), article paru dans la revue Armija i Revoljucija, n° 1, 1921, in Izbrannye Proizvedenija (œuvres choisies), Moscou, Voenizdat, 1977, pp. 30-51.

13 “Transformer l’armée en un organisme monolithique soudé de haut en bas non seulement par une idéologie politique commune mais aussi par une unité de vues sur le caractère des problèmes militaires que doit affronter la république, sur les moyens de les résoudre ainsi que sur le mode d’entraînement des troupes au combat”. Cité par M. Gareev, Frunze, Voennyj Teoretik (Frounze, théoricien militaire), Moscou, Voenizdat, 1985, p. 75

14 M. Frunze, op. cit., p. 34.

15 Ibid., p. 34-35

16 A. Kokochin, op. cit., p. 42 (discours de L. Trotski au XIe Congrès du PC(b)R).

17 Ibid., p. 176.

18 Ibid., p. 180. Voir également S. de Lastours, Toukhatchevski, Paris, Albin Michel, 1996.

19 Ibid., pp. 82-85.

20 Ibid., p. 101.

21 Voir notamment Voennyj Enciklopeditcheskij Slovar’ (Dictionnaire militaire encyclopédique), Moscou, Voenizdat, 1986, (article “art opératif”), pp. 513-514.

22 Voennaja Akademija im. Frunze (l’Académie militaire Frounze), Moscou, Voenizdat, 1988, p. 85.

23 Cité par A. Kokochin, op. cit., p. 192. Triandafilov meurt dans un accident d’avion le 12 juillet 1931, soit peu de temps après la présentation de ce rapport.

24 Cité par A. Kokochin, op. cit., pp. 193-194

25 Ja. Golovanov, Korolev, fakty i mify (Korolev, faits et mythes), Moscou, Nauka, 1994, pp. 224-225 et pp. 249-251.

26 Voir notamment Krasnaja Zvezda, 6 décembre 1990.

27 J. V. Stalin, Œuvres, Stanford, 1967, tome 2 (XV), pp. 36-44 (cet ouvrage est la continuation, par la Hoover Institution, de la publication des œuvres de Staline, interrompue en URSS en 1952).

28 Ibid., p. 39.

29 Le lettre de Razin et la réponse de Staline, datées du 23 février 1946 sont publiées un an plus tard dans l’organe théorique du CC, la revue Bolchevik, n° 3, février 1947, pp. 4-7.

30 Dictionnaire encyclopédique militaire, op. cit., (article “bataille de Koursk”), p. 385

31 A part l’amiral Castex, en France, Bernard Brodie, William Borden ou George Kennan aux États-Unis et quelques autres, personne ne s’est réellement préoccupé de repenser la stratégie au regard de l’apparition de cette nouvelle arme.

 

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INTRODUCTION

La stratégie de tout État est largement déterminée par sa géographie. Plus que pour tout autre État, ce principe s’applique à la stratégie de la Russie, quel qu’ait pu être son régime politique au cours de ce siècle : impérial, soviétique, fédéral. Lorsque, en décembre 1991, l’URSS cesse d’exister en tant que « réalité géopolitique », surgissent de nouvelles interrogations sur le nouvel espace russe. C’est alors que Boris Eltsine remet en vogue la célèbre formule de Catherine II : « la Russie n’est pas un pays, c’est un univers ». Un « univers » qui connut son apogée à la fin du XIXe siècle puis, à nouveau, après les troubles révolutionnaires de 1917-1922, tout au long du XXe siècle et notamment entre 1945 et 1991.

Cet « univers » a aussi fasciné certains des « pères » de la géopolitique, tel sir Halford Mackinder qui voyait en la Russie la puissance continentale par excellence, avec ses avantages mais aussi ses contraintes, sur le plan militaire comme sur les plans politique et économique. Malgré les progrès dans la technique des armements – avec les missiles intercontinentaux notamment – la conception stratégique russe (soviétique) reste profondément marquée par la continentalité du territoire qu’elle a à défendre. Sans revenir aux invasions mongoles du XIIIe siècle – encore que celles-ci aient largement déterminé la perception russe de la menace, puis celle de l’ennemi héréditaire – la première prise de conscience matérialisée de la continentalité de la Russie et des possibilités de son exploitation militaire remonte à 1812 : utilisation de la profondeur du territoire, rôle des arrières, repli stratégique et contre-offensive déterminante et destructrice. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Russes (Soviétiques) ont immédiatement établi un parallèle et même une filiation entre la « guerre patriotique » de 1812 et la guerre de 1941-1945 : la « grande guerre patriotique ». Et Staline de se prendre pour le nouveau Koutouzov.

La Russie, à l’apogée de son empire, puis l’URSS, ont ainsi constitué un gigantesque territoire qui s’étend, de la partie orientale de la grande plaine d’Europe centrale jusqu’à l’océan Pacifique et de l’océan Arctique à la mer Noire et au désert de Gobi, sur une superficie de 22,4 millions de km2 (superficie de l’URSS après 1945). Il s’agit pour l’URSS de défendre 67 000 km de frontières dont 20 000 terrestres1. Cette immensité est aussi marquée par l’enclavement du territoire et son ouverture sur des espaces peu protégés par des obstacles naturels ainsi que par l’absence de frontières maritimes ouvertes. Car, malgré ses quelque 47 000 km de côtes, les ouvertures de la Russie sur la mer ne lui permettent pas d’en faire une puissance navale potentielle : au nord-ouest, la mer Baltique est fermée par les détroits danois qui peuvent contrôler les mouvements de la flotte russe ; au nord, l’océan Arctique ne permet guère la navigation de surface et était inutilisable jusqu’au développement des sous-marins nucléaires et des brise-glace à propulsion nucléaires au cours des années soixante. La façade Pacifique, quant à elle, est à la fois prise par les glaces un partie de l’année et, plus au sud, fermée par les détroits japonais. Enfin, au sud, la mer Noire voit ses sorties vers la Méditerranée contrôlées par les détroits turcs, objet de nombreux conflits entre la Russie et la Turquie au cours des siècles. En d’autres termes, les sorties russes vers « le grand large » sont pour le moins limitées et contrôlables.

Les frontières terrestres, occidentales et extrême-orientales, sont par contre largement ouvertes ne comprenant aucun obstacle naturel. A l’ouest, la grande plaine d’Europe centrale est, depuis la chute de l’empire romain le lieu privilégié des invasions : d’est en ouest ou inversement selon les siècles. Si une partie de la frontière méridionale, en Asie centrale, est fermée par les contreforts de la chaîne himalayenne, plus à l’est, les obstacles naturels sont de moindre ampleur, laissant toutes les possibilités d’invasions en provenance de l’Extrême-Orient. Enfin, la chaîne de l’Oural – frontière officielle et symbolique entre l’Europe et l’Asie – ne constitue en aucune manière une barrière infranchissable. Cette situation géographique et l’expérience de l’histoire ont ainsi, logiquement, fortement marqué les conceptions géostratégiques russes puis soviétiques. Moscou craint par dessus tout à la fois les invasions terrestres venant de l’ouest (1812, 1941), l’instabilité aux frontières, surtout méridionales ; mais aussi, depuis le XIIIe siècle, les Russes ont gardé la hantise de nouvelles invasions de « Hordes » venant de l’Asie. Ceci explique la relation dialectique particulièrement forte existant, dans les concepts stratégiques russes, entre offensive et défensive.

Défensive, la stratégie russe l’est à l’égard de ses frontières occidentale et chinoise. Cette vision défensive – qui n’exclut pas des actions offensives ou des fuites en avant – répond à ce complexe d’encerclement par des puissances potentiellement hostiles et a largement déterminé tout un pan de sa pensée militaire. Mackinder parlait, pour qualifier la partie centrale de la Sibérie (Heartland), de « la plus grande des forteresses naturelles qui existent sur la terre » bénéficiant de « la plus forte position défensive ». La préoccupation première de la Russie est alors d’empêcher que ne se renouvellent les tentatives d’invasion dont elle a été la victime à partir de 1237 – suivie de trois siècles d’occupation tatare – puis en 1812 et en 1941. La formation d’un glacis centre-européen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ressortit au moins autant à cette vision défensive et à son complexe d’encerclement2 qu’à une vision impériale, panslaviste et offensive prônée par les dirigeants russes successifs depuis Pierre le Grand.

La stratégie russe est par contre offensive dès lors qu’il s’agit de ses autres frontières et que ces frontières s’avèrent menacées par l’instabilité, le désordre ou par des conflits limitrophes. Cette vision a permis à la Russie d’étendre son empire vers l’est et vers le sud comme, plus tard, elle justifiera, au moins en partie, ses interventions en Afghanistan, en 1979, puis en Géorgie et au Tadjikistan dans les années quatre-vingt-dix. Cette préoccupation face à l’instabilité aux frontières a été très clairement explicitée, en 1864, par le prince Gortchakov, ministre russe des Affaires étrangères. Dans un mémorandum, destiné à justifier, auprès des puissances occidentales, l’expansion de l’Empire dans ses marches asiatiques mais aussi, indirectement, caucasiennes, il affirme : « La situation de la Russie en Asie centrale est semblable à celle de tous les États civilisés qui entrent en contact avec des tribus nomades à moitié sauvages, dépourvues de toute solide organisation sociale… En conséquence, l’État est contraint à un choix : mettre un terme à ses efforts continus et condamner ses frontières à des troubles permanents, ce qui rendrait impossible la prospérité, la sécurité et le progrès culturel ; ou bien avancer de plus en plus loin au cœur des terres sauvages, où les grandes distances augmentent à chaque pas les difficultés et les épreuves… » 3.

Ce bref rappel de la vision du monde prévalant en Russie est nécessaire à la compréhension des concepts stratégiques qui seront développés par le régime soviétique. Car ces « tendances lourdes » ne sont jamais loin des considérations idéologiques que les dirigeants soviétiques mettront en avant dans leurs discours et ce, dès les années qui suivent la révolution de 1917. L’idéologie ne saurait être considérée comme un ensemble vide mais comme un élément complémentaire, plus conjoncturel, au service d’un projet politique profondément ancré dans les mentalités. C’est ce qui découle des différentes doctrines stratégiques que les Soviétiques puis les Russes développent depuis le début des années vingt jusqu’à la fin de ce siècle. Les éléments de rupture ne sauraient être totalement dissociés des facteurs de continuité et dépassent le simple phénomène d’hystérésis.

Lorsque le parti bolchévique prend le pouvoir en 1917, et après quelque mois d’hésitation, il met sur pied un armée organisée puis lui propose une doctrine. Dans la deuxième moitié des années vingt, parallèlement à la réforme de l’armée rouge, est lancé un véritable débat stratégique. Les considérations développées alors doivent répondre à la nouvelle idéologie dominante mais aussi aux impératifs de l’évolution des armements, tirant les leçons de la Première Guerre mondiale. Ce sont ces considérations que l’on trouve chez Svetchin puis chez Toukhatchevski et Triandafilov. Pourtant, à la fin de la décennie suivante, Staline engage une grande purge dans l’armée qui anéantit non seulement les hommes mais aussi leurs idées. La réflexion stratégique soviétique est alors gelée jusqu’à la disparition du « généralissime » en 1953. A la mort de Staline, qui coïncide avec le développement de l’arme thermonucléaire, les Soviétiques commencent à réfléchir sur la nature de la nouvelle guerre tentant de concilier techniques nouvelles, orthodoxie idéologique et tendances lourdes de la pensée stratégique russe. Tel est le sens de la doctrine présentée par le maréchal Sokolovski qui, dans sa première version, n’est rien d’autre que le concept stratégique soviétique (russe) classique auquel l’on a ajouté l’éventualité de l’emploi d’une arme nouvelle.

Mais, très rapidement, Sokolovski lui-même, puis ses successeurs, prennent conscience que le discours affiché ne correspond plus aux réalités. De nuances en révisions plus ou moins officielles, le concept stratégique est totalement réévalué à la fin de la décennie soixante-dix. Mais l’acquis des débats de ces années est, à son tour, officiellement remis en cause au milieu de la décennie suivante par Mikhaïl Gorbatchev qui prône une stratégie explicitement et strictement défensive. Lorsque l’URSS disparaît en décembre 1991, l’état-major prépare un nouveau discours stratégique qui a cette caractéristique d’être autant le fruit des leçon de la guerre du Golfe de 1991 que de la disparition de l’État soviétique. Cette nouvelle doctrine est celle d’un État russe nouveau et réduit mais qui, amputé d’une partie de son territoire, a encore quelques difficultés à se situer dans l’espace, dans le temps et à se doter d’une culture politique qui soit à la fois même et autre.

 

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