LA VOIE SACRÉE ET LA NAISSANCE DES INSIGNES MILITAIRES

Christian Benoit

            Parler des insignes militaires dans un colloque consa­cré à l’émergence des armes nouvelles à Verdun peut appa­raître incongru, et je ne doute pas que beaucoup se soient demandés ce que ce sujet pouvait bien faire entre les chars et les avions, vraies créations de la Grande Guerre et spéciale­ment de l’année 1916.

            Mon propos n’est cependant qu’à moitié inattendu dans la mesure où c’est véritablement dans ces circonstances à Verdun que l’automobile et surtout le camion ont remplacé la voiture hippomobile, dont la capacité d’emport ne satisfaisait plus le besoin des armées, dont la vitesse de déplacement ne correspondait plus à l’accélération de la manœuvre, dont la faible endurance et les limites d’emploi du « moteur » – le cheval – bridaient la tactique des généraux. A partir de Verdun, le service automobile est devenu une subdivision d’arme du train, avant de l’absorber et de devenir le train lui-même, l’arme de la logistique.

            La deuxième moitié de la proposition contenue dans le titre de ma communication reste à expliciter. A l’heure actuelle, l’insigne est le support le plus commun, le plus accessible, le plus lisible de la symbolique militaire. Chaque corps se reconnaît à son insigne qui regroupe ses traits carac­téristiques, les symboles dans lesquels il donne à lire son his­toire et fait découvrir sa personnalité. L’insigne est une des manifestations de l’esprit de corps. En cela, il participe aux forces morales dont ont besoin les combattants dans la guerre que se livrent les armées en présence, sur le champ d’action de la guerre psychologique.  

            Les insignes militaires français sont apparus sur les camions qui roulaient sans arrêt sur la Voie sacrée au moment de la bataille de Verdun. Dès lors la question se pose de savoir pourquoi les insignes sont nés à ce moment-là et pourquoi ils sont toujours en service et occupent une place dominante dans la symbolique militaire.

La Voie sacrée  

            Ce nom donné par Maurice Barrès à la route qui relie Bar-le-Duc à Verdun exprime l’importance de cet axe routier qui pendant toute la durée de la bataille permet d’acheminer les renforts en hommes, d’évacuer les blessés et d’appro-visionner les unités engagées en armes, munitions et matériel. Le ravitaillement de la bataille de Verdun par la Voie sacrée est assuré par la mise en œuvre de 3 000 camions servis par 300 officiers et 8 000 hommes. Chaque jour en moyenne sont transportés 13 000 combattants, 6 400 tonnes de matériel, 1 500 tonnes de munitions, et consommés 2 tonnes de graisse, 20 000 litres d’huile et 200 000 litres de carburant. Pour assu­rer la « noria », c’est-à-dire la circulation dans les deux sens sur la route entre l’avant et l’arrière, des carrières sont ouver­tes le long de la route et des équipes de territoriaux et d’auxiliaires indochinois jettent sans cesse des pelletées de pierres sous les roues des véhicules qui se succèdent.

            En 1914, le service automobile ne compte que quel­ques dizaines de véhicules automobiles : voitures légères pour les quartiers généraux et camions tracteurs de pièces d’artillerie lourde dont les premiers groupes sont équipés peu avant la déclaration de la guerre. Au terme de la mobilisation, le service automobile aligne près de 7 000 véhicules, pour la plupart fournis par la réquisition, selon les plans précédem­ment établis. Les véhicules des particuliers et tous les autobus parisiens sont mis à la disposition de l’armée. Des actions spectaculaires sont menées par les autobus, bien avant les célèbres taxis de la Marne, comme le transport d’un bataillon du 45e régiment d’infanterie employé en renfort du corps de cavalerie pendant la phase de couverture de la mobilisation. Au moment de l’armistice de 1918, le service automobile ali­gne 95 000 véhicules qui transportent chaque mois 900 000 tonnes de matériel et 1 200 000 hommes.

            Le service automobile est organisé en sections qui regroupent 20 véhicules. La section est une unité commandée par un officier, qui s’administre elle-même. Les sections sont de plusieurs types identifiés par un sigle : TM (section de transport de matériel), TP (section de transport de personnel), RVF (section de ravitaillement en viande fraîche), SS (section sanitaire), TMR (section routière chargée du transport de matériaux pour la réfection des routes), TPT (section de trans­port de personnel télégraphique), SMA (section de munitions d’artillerie), SP (section de parc pour l’entretien des véhicu­les). Les sections portent des numéros : TM 670, TP 112, etc. Les sections sont réunies par quatre aux ordres d’un capitaine, en un groupe qui porte le nom de son chef : groupe Durant, groupe Denis, par exemple.

            Les routes sont toutes numérotées par le service auto­mobile sous le nom d’itinéraires : b.12, l.17, c.14, etc. Les unités elles-mêmes sont désignées par des numéros dès qu’elles sont embarquées sur les camions. Elles devien­nent : élément n° 117, élément n° 312.

Les commissions régulatrices automobiles  

            Sur la Voie sacrée, en mars 1916, il est compté jusqu’à 6 000 passages de camions en un seul point par jour, soit une moyenne d’un camion toutes les 14 secondes. Ces camions transportent, par semaine, environ 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel et ils effectuent un million de kilomètres. Ce résultat ne peut être atteint que grâce à une organisation rigoureuse des transports qu’assure la commission régulatrice automobile.

            La surveillance de la circulation est confiée au service automobile. Dès les premiers mois de la guerre, il parvient à rendre la circulation fluide par la définition et l’application de règles d’embarquement, de débarquement et de marche, une discipline stricte des convois en eux-mêmes. Mais il se rend bientôt compte que souvent ces convois, une fois mis en mou­vement, rencontrent des obstacles dus aux hasards de la route : autres convois coupant le chemin, encombrements aux croisements, passages à niveau obstrués, voitures à chevaux ralentissant la marche. Vers la fin de 1915 et au début de 1916, la direction du service automobile étudie la création d’un organe nouveau chargé de prévenir et de régler tout acci­dent survenant sur la route suivi par un convoi.  

            L’attaque allemande sur Verdun se déclenche, le 21 février 1916. Le lendemain la première commission régula­trice automobile (CRA), celle de Bar-le-Duc, est créée à midi. En moins de quatre heures, la route est entièrement dégagée et appartient à la commission régulatrice. Dès le lendemain, une division entière est transportée sur ses positions. Le 29 février, 3 000 camions empruntent la Voie sacrée.

            La route est d’abord gardée, c’est-à-dire réservée à l’usage exclusif des unités automobiles commandées par la commission régulatrice. Elle est divisée en cantons, système qui favorise la surveillance ainsi que l’entretien. Chaque can­ton a une longueur de 15 km. Tous les moyens sont centralisés dans les mains d’une seule autorité : celle du commissaire régulateur. Il fait jalonner et flécher les routes, organise la circulation transversale, dispose de plusieurs équipes qui se relaient jour et nuit pour effectuer les dépannages et dégager la voie en cas d’accident.

            Dans les jours qui suivirent la déclaration de guerre le 2 août 1914, le transport ferroviaire a donné la mobilité straté­gique aux armées dans la phase de concentration. Au cours du premier semestre 1916, le transport routier automobile démontre sa capacité à leur apporter la mobilité tactique qui leur faisait encore défaut.

Les insignes  

            La TP 670 transportant l’élément 112 sur l’itinéraire b.14 est un langage suffisamment rébarbatif pour que rapide­ment les soldats lui en substituent un autre plus humain. Les insignes sont nés.

            Ils sont nés d’autant plus vite qu’ils répondent à un vrai besoin éprouvé dans l’emploi des convois. La régulation du trafic impose un système simple que les insignes permet­tent de réaliser. Il est plus agréable, plus facile et finalement plus efficace de parler du Fiacre que de dire la TM 55, de la Coccinelle que de la SS 20. C’est une petite figure peinte sur la bâche ou sur la boiserie qui sert à distinguer les sections les unes des autres. Presque toutes les sections ont à la fin de la guerre leur insigne. Il est généralement choisi unique pour le groupe et reproduit avec une couleur propre à chacune des quatre sections. Le service automobile suit en cela la pratique du train des équipages en faisant usage des couleurs tradition­nelles des unités montées pour indiquer le numéro des sec­tions : bleu (1)., rouge (2), vert (3) et jaune (4).

            Rien, bien sûr, n’autorisent les soldats ou leurs chefs à dessiner et peindre des insignes sur les véhicules. Le com­mandement réagit devant cette pratique. Dans un premier temps, il interdit cette mode au nom du respect du matériel. Devant l’indifférence à son ordre, il demande alors que lui soit soumis les projets d’insignes pour approbation. Finalement, il doit se contenter d’enregistrer l’adoption des insignes sans intervenir. Cette façon de procéder est symptomatique de la manière dont le règlement entérine la pratique, incapable d’imposer ses vues. C’est le mode de fonctionnement normal que l’on rencontre dans toutes les affaires qui ont trait à la tradition.

            L’inspiration qui guide les créateurs d’insignes ne connaît pas de contrainte, elle est sans limite, aucune règle ne jugule les élans des hommes qui s’expriment librement. Les sources d’inspiration sont la vie quotidienne, les rêves, les sentiments des soldats. La femme est très présente, souvent représentée (femme masquée 1, parisienne courant pour mon­ter dans son autobus), parfois sous les traits de l’infirmière (l’infirmière, le retour du convalescent, la PCR ou la Poule de la Croix-Rouge). Tout un bestiaire, familier (chien, chat, che­val, taureau, cigale, escargot, coq, grenouille, poussin), exoti­que (éléphant, ours brun ou blanc, girafe) ou fantastique (griffon) fournit des motifs à près de 40 % des insignes connus. Le souvenir de la vie d’avant la guerre et aussi l’espoir de retrouver cette félicité avec le retour de la paix sont à l’origine de dessins (le Fiacre, le Flic, l’autobus). La vie du front et le déroulement de la guerre elle-même alimentent l’imagination des soldats (Alsacienne, cigogne, la Tête de nègre, la Statue de la liberté, le Sioux). Quelques réminiscen­ces de leurs humanités classiques complètent les sources d’inspiration des dessinateurs (discobole, statue antique,

amphores). La mission de la section dicte parfois le choix (la Borne, clé anglaise, roue ailée). Par antiphrase sans doute, le fer à cheval est choisi par une section. Les figures géométriques sont tout autant employées (disque, damier, carré, triangle). Les cartes à jouer et les dés offrent des possi­bilités multiples d’emploi que les chars découvrent à la même époque. Les CRA se dotent d’insignes qui souvent retiennent les couleurs vert et blanc du brassard qui identifie leur per­sonnel. Ce sont là les premières manifestations de règles, non écrites encore, qui régissent la conception des insignes, les premières traces de la symbolique militaire. Des jeux de mots peuvent être à la base d’un insigne (Le Vert blanc) mais aussi le mauvais goût (Le Singe affreux, d’après le nom du chef de groupe, le capitaine de Saint-Chaffray). Les insignes sont ces créations spontanées, révélatrices de l’univers des combat­tants.

            Le retour à la paix rend au commandement toute l’autorité qu’il avait dû concéder aux chefs au plus près des hommes engagés dans les combats. Cette remise en ordre est facilitée par la démobilisation de la plupart des unités en 1919, puis par la dissolution de nombreux corps de troupe à partir de 1923. La fin de la guerre et le retour à la paix doivent s’accompagner de la disparition des insignes peints sur les véhicules. L’organisation d’une exposition à Paris marque la volonté du commandement de faire sortir de l’usage courant ces insignes et l’annonce de leur présentation dans le nouveau musée de la guerre est une élégante façon de les supprimer. Témoignage d’un passé révolu et voué au souvenir d’une guerre définitive (la « der des der »), l’insigne est mort-né.

            L’exposition se tient à la galerie Georges Petit, organi­sée par l’union des arts et sa présidente, Mme Rachel Boyer. « 155 insignes – sur les 600 environ que renferme la collec­tion officielle du Grand Quartier Général -, sont présentés. La plupart des insignes ont été acquis par le musée de la Guerre, pour que s’en perpétue le souvenir » écrit le journaliste Paul Heuzé 2. De fait, certains insignes sont présentés ensuite dans le musée de la Grande Guerre, installé dans le pavillon de la Reine du Château de Vincennes. Le guide du musée, édité en 1931, signale leur présence dans l’escalier qui mène aux salles du premier étage : « A la rampe supérieure de l’escalier, remarquer une frise formée de spécimens des insignes dont étaient ornées les voitures automobiles militaires ». En bonne logique, « sur le mur d’en face, quelques aquarelles repré­sentant des insignes d’avions ».

Pourquoi les insignes apparaissent-ils à Verdun ?  

            Les insignes sont apparus dans ces circonstances parce qu’ils permettent de satisfaire un besoin immédiat, simple et précis tout en donnant une identité aux hommes qui les adop­tent. Depuis l’apparition d’un uniforme de teinte neutre – le bleu horizon – les soldats des différentes armes éprouvent un besoin urgent de s’identifier, de se reconnaître. Les insignes en tissu portés sur le collet des effets satisfont ce besoin dans un premier temps, mais quand l’homme est enfermé dans un engin – char, avion ou camion – une nécessité nouvelle appa-raît et les insignes fleurissent sur ces engins. Ils fleurissent d’autant plus que ce sont des armes jeunes, nouvelles qui ont besoin de s’affirmer pour exister et imposer leur existence.

            La tenue satisfait un besoin d’identité. Elle sert à indi­quer un état – militaire, policier, fonctionnaire, magistrat, ecclésiastique, enseignant, etc., l’appartenance à un groupe organisé – sociétés, associations, confréries, métiers, entrepri­ses, clubs, etc. -, ou encore une circonstance particulière de la vie personnelle – mariage, baptême, deuil, etc. Un vêtement de travail peut devenir tenue reconnue par l’usage : les infirmiè­res dans leurs manifestations revendicatives portent la blouse blanche qui les identifient sans ambiguïté. La mode vesti­mentaire sert à marquer son appartenance à une classe d’âge ou à une tranche de la société. Ces exemples qu’on pourrait multiplier et diversifier mettent en évidence le rôle joué par la tenue dans la vie de la société. Le besoin d’identité est collec­tif et individuel, la tenue étant un signe lancé par celui qui la porte pour indiquer son appartenance à un groupe humain clairement identifié. Ce signe s’adresse de façon symétrique aussi bien à ceux qui en font partie du groupe pour dire la confraternité qui unit les porteurs de la tenue qu’à ceux qui n’y appartiennent pas pour les exclure. Dans l’armée, la tenue répond à ce besoin fondamental. Le militaire affirme son état militaire par le port de l’uniforme, qui le distingue de tous les civils, et en même temps il affirme par ce moyen son identité personnelle : les attributs qu’il porte le définissent clairement aux yeux de qui sait interpréter les signes ; les insignes et les couleurs qu’il arbore le situent au sein de l’armée, indiquent son arme, son unité, son grade, disent assez clairement son histoire personnelle, son passé, son origine.

            La tenue militaire est devenue uniforme quand l’armée est devenue nationale. Quand Louis XIV « nationalise » l’armée, il la dote d’uniformes, mettant à la charge de l’État la fourniture du matériel militaire. L’uniforme est alors coloré pour permettre une identification de l’ami et de l’ennemi sur le champ de bataille, obscurci au moment du combat par l’emploi de la poudre noire qui dégage de grandes quantités de fumée en se consumant. La tactique impose l’emploi des unités en masses compactes bien repérées.

            Cette situation dure jusqu’à l’invention de la poudre sans fumée (poudre B) mise au point par l’ingénieur des pou­dres et salpêtres en 1886, à Vincennes. Le tir ne crée plus dès lors de nuées sombres. Les conséquences sont immédiates sur la tactique d’une part et sur l’uniforme d’autre part. Désor­mais, les troupes doivent chercher à se disperser sur le champ de bataille pour tenter d’échapper aux vues de l’ennemi. Elles doivent pour la même raison se faire discrète et ne plus se montrer ostensiblement, avant d’avoir recours au camouflage.

            Les uniformes de teinte neutre font leur apparition. Toutes les nations qui comptent sur la scène internationale de l’époque, toutes celles qui entendent y jouer un rôle abandon­nent leurs uniformes colorés. Les Britanniques en 1902 et les Américains en 1903 adoptent le kaki, les Allemands le feldgrau en 1907, les Russes le vert en 1907, les Italiens le gris-vert en 1909, etc. La plupart des pays d’Europe suit ce mouvement. Les Français gardent leurs uniformes anciens et n’en changent pas.

            Ils sont pourtant à l’origine de l’invention qui a poussé les armées à adopter des uniformes de teinte neutre. Ils sont avertis de la mise en service de ces nouveaux uniformes par les attachés militaires en poste à l’étranger qui fidèlement rendent compte des changements intervenus. Les archives du Service historique renferment les témoignages de leur activité de renseignements. La série MR (mémoires et reconnaissan­ces) contient les documents publiés par les pays qui ne font pas mystère de leur décision. Les nouveaux uniformes sont décrits et étudiés, des morceaux de tissu sont même joints aux notices, comme par exemple dans les cartons contenant les archives de l’attaché militaire près l’ambassade de France à Rome. La presse spécialisée en rend compte fidèlement. Les revues militaires étudient l’évolution des uniformes dans les armées étrangères. La Revue d’infanterie, par exemple, publie dans chacun de ses numéros entre juillet 1913 et juillet 1914 une étude du commandant Bertrand intitulée : Le fantassin en campagne dans les principales armées. En 1902, le comman­dant Lavisse publie Sac au dos, un ouvrage dans lequel il fait une étude comparative des différentes armées européennes, sur deux questions : l’allégement du fantassin et la visibilité des uniformes. Il ressort nettement des expériences effectuées sous la forme de tirs à différentes distances sur des cibles tendues de tissu des diverses nuances qui habillent les armées observées que la couleur bleu foncé qui vêt l’infanterie fran­çaise est la plus visible.

            Le constat est fait sans ambiguïté et la conclusion s’impose d’elle-même. Les uniformes français doivent être changés sans tarder. En fait ils ne le sont pas ! Les raisons de ce refus de s’adapter aux exigences du combat moderne tien­nent à l’histoire de la IIIe République et à son origine, ainsi qu’aux règles qui régissent son fonctionnement.  

            La défaite de 1870 a entraîné la chute de l’Empire et l’instauration de la République. Cette dernière s’est construite en rejetant les causes de la défaite sur l’Empire qui est accusé de n’avoir pas su préparer l’armée française à vaincre, de ne lui avoir pas donner les moyens de battre l’Allemagne alors que le peuple français est vaillant. Le courage malheureux des soldats est célébré, notamment par l’art. La peinture présentée dans les salons officiels fait une très large place aux sujets militaires qui retracent la guerre de 1870-1871. Une part importante de l’œuvre d’Édouard de Neuville, par exemple, est consacrée à cette guerre. Des monuments aux morts dédiés aux mobiles, notamment dans la région parisienne et sur la Loire exaltent le sacrifice de la Nation en armes levée contre l’envahisseur.

            A partir de 1871, les manifestations patriotiques visent à entretenir la Nation dans le sentiment de la revanche que la France devra prendre sur l’Allemagne en récupérant ses pro­vinces perdues. La défaite sera effacée par la victoire. L’armée s’y prépare. Le moyen le plus patent de parvenir au but pour­suivi sera de remporter la victoire dans la tenue portée lors de la défaite. L’uniforme sera alors lavé de la souillure de la défaite. Le soldat est figé dans sa tenue de 1870. Il n’est pas question d’en changer en dépit des nécessités nouvelles. Tou­tes les tentatives d’esprits clairvoyants sont combattues au nom du maintien d’un passé figé, sacralisé. « J’ai tenu à protester en faveur du légendaire pantalon garance que les soldats de France n’ont pas toujours porté, mais qui est devenu la caractéristique même de notre soldat moderne, l’uniforme consacré par la gloire, et je dirai sacré par la défaite 3» lit-on dans la presse. Les débats à la Chambre des députés se font l’écho de cette pensée. Le ministre de la Guerre, Estienne, venu devant la commission de l’armée justi­fier ses demandes de crédits, s’écrit : « Supprimer le pantalon rouge ? Non ! Le pantalon rouge, c’est la France ! ».

            Les raisons d’ordre psychologique ne sont pas les seules à empêcher le changement de l’uniforme. Le processus de prise de décision dans ce domaine s’y ajoute.

            Jusqu’à la fin du Second Empire, le choix de l’uniforme avait toujours été une prérogative du souverain ou du ministre de la Guerre. Napoléon III avait, en moins de vingt ans de règne, donné quatre uniformes différents à l’infanterie (1855, 1858, 1860, 1867). Les hommes au pouvoir après 1871 sont conscients du coût de telles pratiques pour le budget de l’État. En élus attentifs à ménager les finances publiques alimentées par l’impôt, ils veulent s’assurer que toute dépense inutile est évitée. Cette sagesse doit aussi leur valoir la reconnaissance des contribuables et leur ménager les suffrages des électeurs. Les parlementaires se donnent le pou­voir de légiférer en la matière. L’article 10 de la loi de 1873 relative à l’organisation de la nouvelle armée, voté lors de la séance du 16 mai adopte la disposition suivante au sujet des uniformes : « Il n’en peut être créé de nouveaux, ni apporté de changements dans la constitution normale de ceux qui exis­tent, dans leur équipement et uniformes, si ce n’est partielle­ment et à titre d’essai, qu’en vertu d’une loi ». Il faut donc une loi pour que soit adopté un nouvel uniforme. Le ministre de la Guerre qui veut entreprendre une réforme doit disposer d’une durée de vie ministérielle suffisante 4 pour concevoir et faire étudier un projet avant de le faire adopter par les deux Chambres. Dans la pratique, il faut beaucoup de courage à un homme politique pour se lancer dans une telle aventure. Les obstacles à vaincre les font tous reculer sauf un. Maurice Berteaux, qui est bien près de réussir en 1912. Le malencon­treux accident dans lequel il est tué anéantit avec lui son projet de tenue réséda. Son successeur fait mine de poursuivre son œuvre mais en confiant à deux peintres, Édouard Detaille et Georges Scott, le soin d’étudier les nouveaux uniformes, il est sûr de faire capoter le projet tant leur volonté de raviver les fastes du Premier Empire va à l’encontre du besoin et provo­que un rejet unanime. C’est ce qui ne manque pas de se pro­duire. C’est ainsi qu’en 1914, avec l’assentiment général de l’opinion publique et le soutien presque unanime des jour­naux, favorables au maintien des uniformes colorés, l’armée française porte une tenue qui dans beaucoup de ses aspects est celle de 1870.

            Les premières semaines de guerre de 1914 sont catas­trophiques, les pertes immenses. La défaite est évitée de jus­tesse. Les raisons de l’échec sont multiples. Le reproche fait à l’uniforme d’être trop voyant cache mal les autres faiblesses de l’armée française sur lesquelles on se montre plus discret en public. La tactique et les moyens sont déficients. Néan­moins, l’uniforme rendu responsable de tous les maux est l’objet de toutes les critiques. Des mesures sont immédiate­ment prises par le général Joffre pour diminuer la visibilité du pantalon rouge notamment. Ce dernier est maintenant vili­pendé avec autant de virulence qu’il avait été défendu précé­demment. Il est décidé d’adopter enfin un uniforme de teinte neutre. Le choix de Joffre se porte sur le kaki mais la France n’en fabrique pas et la Grande-Bretagne ne peut lui venir en aide alors qu’elle doit équiper de nombreux contingents four­nis aussi bien par la conscription nouvellement adoptée que par ses colonies associées à son effort de guerre. En désespoir de cause, la solution retenue est le drap tricolore.

            Devant la menace de guerre, les parlementaires avaient fini par adopter en juillet 1914 un uniforme de teinte neutre. Le nom retenu, s’il témoigne de l’esprit dans lequel sont les parlementaires à la veille de la guerre et de leur refus de sortir d’une logique colorée, s’explique par le mélange des laines employées pour le tisser : 60 % de laine blanche, 30 % de laine bleue, 10 % de laine rouge. La couleur obtenue est un gris-bleu à nuance violette. Le projet n’aboutit cependant pas car la teinture rouge manque. En effet, depuis la déclaration de guerre, la France n’en dispose plus. La teinture utilisée était l’alizarine synthétique importée d’Allemagne, depuis que la garance, plante tinctoriale traditionnelle, avait cessé de fournir la matière nécessaire. La plante n’était plus produite en quan­tité suffisante pour les besoins de l’intendance. Le ministère de l’Agriculture enregistrait la production de 81 quintaux en 1881 ; pour 1882 il notait qu’il n’en était plus question et l’année suivante, il signalait que « cette culture a complète­ment disparu ». Le fantomatique groupe de pression des garanciers accusés d’avoir imposé le maintien du pantalon rouge pour conserver des débouchés à leur production est une légende tenace que l’on propage encore parfois 5. Le pantalon si français que défendaient les tenants de l’immobilisme était en fait teint d’un produit allemand ! Les seules laines blanches et bleues disponibles donnent un drap bleu clair (nom offi­ciellement adopté par la décision du 25 novembre 1914) que l’histoire a retenu sous le nom de bleu horizon depuis qu’un journaliste de L’Illustration a évoqué « un nouveau manteau gris-bleu, dit couleur d’horizon 6».

            Les uniformes colorés permettaient, au premier coup d’oeil, de faire la différence entre un hussard et un chasseur à pied, un artilleur et un cuirassier. Le soldat entré en guerre dans ses uniformes du XIXe siècle est soudain anonyme. Le changement brutal de tenue impose la mise en place d’un jeu de signes permettant d’identifier les armes et les subdivisions d’armes. La notice provisoire du 9 décembre 1914 sur les nouveaux uniformes qui généralise l’emploi du drap bleu clair introduit des pattes de collet dans ce but. La tradition impose le choix de couleurs et d’attributs entérinés par l’usage, avec quelques adaptations nécessaires pour répondre à une grande demande immédiate, avec un jeu limité de possibilités. La couleur du fond des écussons indique l’arme d’appartenance et les soutaches et numéros d’une nuance autre précisent la subdivision d’arme. La présence des soutaches indique une arme combattante, leur absence un service. Ce système, qui est resté en vigueur jusqu’en 1990 quand a été adoptée la tenue terre de France, est bientôt assimilé et donne satisfac­tion, au moins par défaut.

            Quand les hommes se retrouvent à bord d’engins, le besoin d’identité se manifeste à nouveau. C’est là que les insignes apparaissent. A Verdun, au printemps 1916, les conditions sont réunies pour cette apparition. La beauté des tenues, leur ancienneté, leur conformité à la tradition, la per­manence des modèles et des couleurs leur avaient donné un côté presque intangible que les nouveaux uniformes ont anéanti. S’il est possible de changer aussi radicalement les uniformes que personne jusque-là ne s’avisait de modifier ni même envisageait d’adapter à des considérations locales ou du moment, il est possible de s’affranchir d’un interdit incon­scient. Le règlement de discipline générale en son article 26 a beau dire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale que « les bre­loques apparentes sont interdites », les insignes fleurissent sur les uniformes.

            Les insignes de poitrine sont nés en même temps et pour les mêmes raisons que les insignes peints. Si les Français adoptent les insignes au cours de l’année 1916, ils ne sont pas les premiers sur ce terrain. Les Russes portent des insignes métalliques dès avant la Première Guerre mondiale, insignes de corps et insignes d’école que les officiers arborent pour rappeler l’académie militaire où ils ont été formés. Les Bri­tanniques entrent en guerre avec des insignes dont le dessin souvent remonte au moins au Premier Empire, au temps des plaques de shakos.

            Les insignes de poitrine sont apparus dans des unités à tradition forte comme les chasseurs à pied – certains bataillons sont dotés d’un insigne dès 1916 ou 1917 – ou dans les armes de création récente – aviation, chars de combat, service auto­mobile – qui ne négligent rien de ce qui peut les aider à se forger un esprit de corps. Au printemps 1917, l’artillerie spé­ciale en cours de formation se dote d’un attribut commun à toutes les formations. Il s’agit de la salamandre, insigne à la fois de subdivision d’arme et de spécialité, marque d’appartenance à une formation mais aussi signe apparent d’une qualification reconnue. Ce n’est sans doute pas le pre­mier insigne à se présenter comme une broche, mais il est le premier à être d’emploi généralisé, bien qu’il ne soit pas offi­ciel. Le général Estienne, le commandant des chars, le consi­dère comme un « bijou de fantaisie » et lui préfère un attribut tissé – un heaume de profil sur deux canons posés en croix – dont il rend le port réglementaire par l’ordre général n° 1 du 3 septembre 1917. Au même moment, l’insigne du train auto­mobile se dessine peu à peu. C’est d’abord une roue de camion – référence à la Fortune souvent représentée dressée sur la roue et portant une corne d’abondance, par analogie à la mission du service automobile livrant les approvisionne­ments – à laquelle sont ajoutées des ailes. La roue se trans­forme peu à peu en couronne d’engrenage, symbole de la motorisation. L’insigne du train est officialisé par circulaire ministérielle du 28 mai 1931 pour les plateaux du ceinturon de grande tenue des officiers, puis la note n° 72 du 12 novembre 1939 de l’inspection générale du train l’impose comme base distinctive des insignes à créer. Cette décision est confirmée en 1940 pour les unités de l’armée d’armistice. Il figure toujours sur les bérets et depuis 1990 sur les fourreaux d’épaule des trainglots.

L’officialisation des insignes  

            Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il est tenté de revenir à la règle ancienne. Le 23 septembre 1920, une circulaire détermine les dispositions à observer pour les « vignettes distinctives » des véhicules automobiles de l’artillerie et du train des équipages. Le 29 juillet 1921, une seconde décision introduit des restrictions : « Les vignettes dont il s’agit seront maintenues provisoirement et seulement sur les véhicules du service automobile, en raison de l’utilité qu’elles peuvent présenter pour la police de la circulation (…). Toutefois, certains sujets de vignettes tolérés pendant la campagne devant être évités en temps de paix, les sujets choi­sis par les chefs de corps ou de service seront, au préalable, soumis au ministre (cabinet) (…). Les vignettes figurant sur les voitures hippomobiles de toute nature seront effacées ». Cette mesure est de peu effet. Une nouvelle fois, le règlement entérine la pratique, quand le 11 janvier 1940 il fixe que les insignes sont « placés sur les flancs du véhicule ». En prati­que, l’insigne est généralement peint sur la portière, ou en arrière des sièges lorsque les véhicules ne comportent pas de portière, ou bien encore placé sur un panneau amovible fixé sur les ridelles de certaines caisses bâchées.

            Dans les années trente, les insignes peints sur les véhi­cules fleurissent aussi vite que les insignes métalliques sur les uniformes. La similitude de dessin entre la vignette peinte sur le véhicule et la broche émaillée de poitrine ancre l’insigne dans la tradition du corps et en fait un élément d’identité.

            En 1935 7 est institué un attribut commun aux unités des troupes motorisées à porter sous la forme d’une broche accrochée à l’uniforme. C’est un premier pas officiel vers l’adoption des insignes. La circulaire ministérielle 8 du 23 novembre 1937 dispose que « tout nouvel insigne sera doré­navant soumis à l’approbation du commandant de région militaire ». C’est admettre l’existence et tolérer implicitement le port des insignes d’unités. Pendant ce temps, la direction de la cavalerie tente de codifier les insignes pour tous les régi­ments de l’arme. Elle confie au chef d’escadrons Brachmann le soin d’établir un projet qui ne voit pas le jour en raison de tous les attributs royaux et impériaux apparaissant sur les des­sins proposés en référence à l’origine et au passé de ces corps. Le projet est ajourné ; en fait il est enterré.

            La circulaire 9 du 25 juillet 1938 précise les règles. « Les insignes distinctifs métalliques » sont réservés aux corps de troupe, avec quelques exceptions, en particulier pour les troupes dites indigènes. Il est interdit de porter plus de deux insignes métalliques. Toute création nouvelle est à soumettre au chef d’état-major de l’armée par l’intermédiaire de la direction d’arme ou service concerné, ce qui revient à retirer au commandement régional le pouvoir de décider en la matière. Les insignes déjà réalisés peuvent être vendus et portés sous réserve de respecter la limite fixée du nombre d’insignes portés. En 1940 10, le commandant en chef sur le front du Nord-Est rappelle que les projets doivent être soumis au 3e bureau de l’état-major de l’armée et que quatre exem­plaires des insignes réalisés doivent lui être fournis. Cette dis­position est confirmée en 1945 11 mais limite à deux le nombre d’exemplaires à fournir. Les textes de 1938 et 1940 préfigu­rent l’homologation et la constitution d’une collection offi­cielle annoncée dès 1919.

            La mode des insignes de poitrine se développe égale­ment parce qu’il est possible alors de les faire réaliser et de les acquérir à un prix abordable. Un fabricant niçois, Drago, met sur le marché des insignes émaillés qui restent parmi les plus beaux jamais fabriqués. Il fait connaître ses réalisations par des procédés encore peu fréquents. Le numéro du 15 juillet 1939 de L’Illustration présente en double page centrale les insignes qu’il a réalisés pour les unités qui, la veille, ont défilé sur les Champs-Élysées. La mobilisation quelques semaines plus tard entraîne la mise sur pied de nombreuses unités de réserve qui trouvent dans l’insigne un moyen commode et rapide de se donner un symbole commun. La demande est telle pendant la drôle de guerre que les fabricants habituels de médailles et broches et les émailleurs ne peuvent faire face. De petits ateliers se lancent dans la fabrication. L’armistice ne met pas fin aux projets qui n’ont pas abouti et les amicales régimentaires prennent le relais des corps dissous. C’est ainsi, par exemple, que l’insigne de la 4e division cuirassée du géné­ral de Gaulle est livré à l’amicale des anciens en 1941.

            La Seconde Guerre mondiale voit naître de nombreux insignes, en particulier pendant la drôle de guerre et la Libé­ration. Ne pouvant plus juguler le phénomène, le commande­ment reconnaît l’existence des insignes. Le 3e bureau de l’état-major demande au Service historique de l’armée de Terre de lui fournir les avis dont il a besoin pour prendre ses décisions. Le Service historique crée en juin 1945 le bureau d’études de la symbolique militaire mais demande que la décision soit de son ressort exclusif, ne voulant pas être un simple donneur d’avis. Satisfaction lui est donnée en 1948. Le bureau de la symbolique militaire est, à partir de 1951, rattaché directe­ment au cabinet du ministre de la Défense nationale, pour traiter des insignes de l’ensemble des armées. Les résultats ne sont pas satisfaisants et le 1er septembre 1955, le bureau rega­gne le sein du Service historique qui détient les archives, base de l’étude des insignes. Cependant le pouvoir d’homologuer les insignes est donné à un officier général placé à la tête du bureau d’études. Ce n’est qu’en 1960 que le pouvoir d’homo-logation est donné aux chefs des différents chefs des services historiques. En 1961, le bureau d’études devient section sym­bolique. Aujourd’hui chaque service historique, Terre, Marine, Air, Gendarmerie, comporte une section symbolique chargée, entre autres, de ces questions, les services communs étant du ressort de l’armée de Terre.

Le marquage des véhicules  

            L’histoire des insignes peints ne s’est pas arrêtée avec la fin de la Première Guerre mondiale et les années qui l’ont suivie immédiatement. En 1939, les véhicules portent souvent encore ces insignes mais aussi diverses marques d’identifi-cation. Les symboles d’arme voisinent avec les insignes d’unités élémentaires.

            Les symboles d’arme sont créés par circulaire du 11 janvier 1940, afin de permettre l’identification de l’arme d’appartenance au premier coup d’oeil. Des « figures géomé­triques simples, de couleurs différentes incluses dans des car­rés blancs de 20 cm de côté » sont peintes « à l’avant du véhi­cule ». Six symboles, de 15 cm sur 10 cm, sont retenus : un rectangle jaune pour l’infanterie, un losange bleu pour la cavalerie, un triangle rouge pour l’artillerie, un ovale brun pour le génie, un cercle vert pour le train, une étoile à six pointes orange pour les forces aériennes.

            Les unités élémentaires sont identifiées par la couleur d’un des éléments de l’insigne de corps. Selon la circulaire du 11 mars 1937, les insignes à peindre sur les véhicules du train automobile apparaissent en bistre sur un fond obligatoirement blanc, au centre d’une roue dentée à vingt dents, de couleur bleu ciel (compagnie hors rang), brun (1ère compagnie), bleu foncé (2e compagnie), vermillon (3e compagnie) et jonquille (4e compagnie).

            Au sein des unités élémentaires, d’autres insignes permettent d’identifier les petites formations. Dans les com­pagnies de chars de combat, le système des quatre as (pique, coeur, carreau, trèfle, dans l’ordre du jeu de bridge) est employé de manière réglementaire pour désigner les sections. La cavalerie utilise parfois ce système pour identifier les pelotons d’un escadron. L’artillerie y a quelque fois recours. Il se rencontre plus rarement dans le train automobile qui utilise plutôt, pour l’identification de ses plus petites unités élémen­taires, voire de chaque véhicule, divers systèmes numériques.

            A partir de 1943, l’armée française adopte le système américain d’identification des unités, qui englobe tous les besoins et toutes les circonstances, servant aussi bien pour la circulation routière que pour l’embarquement à bord des navi­res. Les marques peintes apparaissent sur les véhicules et les matériels ou les sacs à paquetage. Un jeu complet de signes de couleurs différentes permet de désigner très précisément les plus petites unités. Le système est si complexe qu’on peut douter de son efficacité et qu’à l’heure actuelle seulement il livre ses secrets à de rares spécialistes. C’est sans doute pour­quoi les grandes unités françaises emploient des marques peintes qui reprennent les traits essentiels de leurs insignes métalliques. Les trois croissants tricolores de la 3e division d’infanterie algérienne peints au pochoir directement sur la carrosserie des véhicules ou sur les pancartes directrices répondent plus sûrement et plus efficacement aux nécessités de l’heure que les barres de couleurs variées d’emploi officiel.

            Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les marques peintes sont réduites à des idéogrammes d’un gra­phisme normalisé simple mis en vigueur au sein de l’OTAN, sur le modèle américain. Ces dessins géométriques peints en blanc sur fond noir désignent aussi bien les plus grandes uni­tés que les plus petites. Les insignes peints n’ont cependant pas totalement disparu des véhicules, ils sont parfois encore présents pour des raisons de promotion des armées. Dans les actions extérieures, surtout celles à caractère humanitaire ou celles conduites sous l’égide d’organisations internationales, ce sont les couleurs nationales qui sont employées.

Aujourd’hui  

            Les insignes font partie de la vie quotidienne des corps. C’est souvent la marque distinctive unique d’un régi­ment qui figure sous tout document qu’il émet. Il sert à l’identifier. Certains de ces insignes ont acquis une telle per­sonnalité qu’ils sont désignés par un nom, comme au temps de leur origine. Les dragons parachutistes du 13e régiment parlent de L’Impératrice pour désigner leur insigne. L’homologation des insignes assure la pérennité des modèles et sert en fait à en protéger la création originale. C’est la raison pour laquelle près de 200 insignes, dont une large majorité au profit des promotions d’élèves des écoles militaires, sont homologués chaque année par la section symbolique de l’armée de Terre.

            Mais aujourd’hui l’emploi des insignes de corps ne satisfait plus entièrement les besoins. La demande est forte pour l’adoption d’insignes par les unités de rang inférieur au régiment. De nombreux insignes non officiels voient le jour chaque année, notamment au cours des opérations extérieures. Le processus de leur création est identique à celui de leurs devanciers au cours de la Première Guerre mondiale. Pour l’instant, aucune homologation n’est envisagée, mais il n’est pas interdit de penser que cette situation évolue vers la régula­risation d’une situation de fait, ne serait-ce que pour éviter les débordements.

            La collection officielle dont la constitution est envisa­gée dès 1919 existe réellement. Chaque service historique en détient une des insignes de son armée. Le musée de la symbo­lique militaire de l’armée de Terre, en voie d’achèvement, est ouvert au public dans sa nouvelle présentation depuis 1994. Il a vocation à montrer tous les insignes qui ont été portés depuis la Première Guerre mondiale. Il ne manque pas de faire référence aux vignettes peintes sur les camions qui roulaient sur la Voie sacrée. Ces dessins ne furent pas des créations sans lendemain. Le 1er régiment du train, qui assure le soutien de l’administration centrale et de l’état-major de l’armée de Terre, porte un insigne inchangé, au moins dans son motif sinon dans son dessin, du Petit Poucet que le 19e escadron du train des équipages, qui accomplissait alors la même mission, s’était choisi !

Références bibliographiques :

François Vauvillier, Jean-Michel Touraine, L’automobile sous l’uniforme, 1939-1940, Éditions Ch. Massin, 1992.

Louis Delpérier, L’habillement et l’équipement du soldat français, 1871-1914. Thèse pour le doctorat de 3e cycle pré­sentée à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 1983.

Jean de Lassalle (commissaire-colonel), La symbolique mili-taire, 2e édition, réservée aux membres de la Société d’études historiques Symboles et traditions.

Alain Huyon (colonel) et Jean-Claude Mourot (capitaine), Les insignes du train., Service historique de l’armée de Terre, 1988.

* Lieutenant-colonel, chef de la Division des traditions du Service historique de l’armée de Terre

1 Quand le nom d’une section est connu, il est transcrit en italiques. Les autres noms sont des descriptions sommaires des insignes, sans préjuger du nom employé à l’époque.

2 « L’automobile dans la guerre », L’Illustration, n° 3 961, 1er février 1919.

3 L’Illustration, n° 2459, 12 avril 1890.

4 44 ministres de la Guerre se succèdent en 44 ans entre 1871 et 1914.

5 C’est une illustration parfaite du rôle du bouc-émissaire dans une société qui se sent menacée.

6 N° du 16 janvier 1916.

7 Modificatif du 10 octobre au bulletin officiel, édition méthodique n° 105.1.

8 Circulaire ministérielle n° 11416.1/EMA

9 Circulaire ministérielle n° 6662.1/EMA

10 Note n° 11768-1/NE du 23 avril 1940.

11 Circulaire ministérielle n° 1766/EMA/H du 25 août 1945.

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LE RETOUR DU MOUVEMENT : LES CHARS

Philippe Meyer et Guy Pedroncini

 

 

            Avant de développer sommairement quelques aspects de ce très important et très vaste sujet, je voudrais vous dire que ce n’était pas moi qui aurait dû faire cette communica­tion, et elle est pour moi l’expression d’une amitié et d’une grande tristesse.

            Philippe Meyer avait fait, sous la direction d’André Corvisier et moi-même, une remarquable maîtrise sur les chars et leur emploi de 1917 à 1931. Pour ce colloque, il avait accepté de traiter l’émergence des chars. Un accident mortel l’en a empêché avant même qu’il ait pu commencer à rédiger sa communication.

            Par affection pour lui et pour ses parents, pour que sa mémoire ne disparaisse pas – peut-être un jour pourrons-nous publier ses recherches – en m’inspirant de sa maîtrise, j’ai décidé de vous présenter cette émergence de l’arme nouvelle que sont les chars d’assaut.  

            Les chars d’assaut se préparent dans l’ombre et com­mencent à en émerger au cours de l’année 1916. Ils montrent bien comment naît peu à peu une arme nouvelle au milieu des problèmes techniques, industriels, humains et tactiques qu’elle soulève. Les chars sont révélateurs aussi, comme l’aviation, les sous-marins, les gaz, de la délicate confrontation entre l’imagination qui crée l’arme et les réalités de son utilisation.

            Au fond, il faut redire que la limite des contraintes c’est l’imagination.

            Les hommes ont toujours rêvé ou imaginé de bouscu­ler les obstacles, et de vaincre la résistance de l’adversaire en le terrorisant et en l’écrasant sous une masse en mouvement irrésistible. Il suffit de rappeler les chars à faux des Perses, les éléphants d’Hannibal, les charges de cavalerie jusqu’au mo­ment où le cheval se trouva incapable physi-quement de porter une cuirasse apte à résister aux armes nouvelles d’alors, le canon et le fusil.

            L’idée d’un engin puissant et protégé apte à se mou­voir sur n’importe quel terrain tout en restant largement invulnérable n’avait pas disparu. Léonard de Vinci écrivait en 1482 à Ludovic Sforza qu’il construisait « actuellement des véhicules sûrs et fermés qui sont invulnérables et quand ils avancent avec leurs armes aucun ennemi ne peut résister. Derrière eux l’infanterie peut venir en sûreté et sans rencon­trer d’opposition ».

            Pendant la guerre de Crimée, pour triompher de la boue de Baklava, furent employés des tracteurs – Boydel -munis de sabots de roue. Cela suggéra – James Cowen – l’idée de fabriquer un engin de combat blindé muni de faux, mais Palmerston rejeta cette proposition jugeant l’engin trop bar­bare.

            En 1905 à son tour le commandant Levavasseur avait pensé à doter l’armée de véhicules blindés pour transporter en sécurité les munitions des mitrailleuses, grosses consommatri­ces. L’automitrailleuse avait aussi fait son apparition, mais dans la guerre de 1914 elle avait un handicap sérieux : elle ne pouvait pas progresser dans un terrain bouleversé 1.

            Et ce ne sont pas les brouettes blindées imaginées à l’automne de 1914 qui pouvaient résoudre la question posée par les tranchées.

            Il fallait trouver un engin nouveau qui permette de franchir les tranchées, d’être le feu qui avance irrésistible­ment, qui détruise les réseaux de fils de fer barbelé et neutra­lise les mitrailleuses. Ce fut le char.

            Avec l’aviation il allait permettre de sortir de la guerre de siège pour retrouver la guerre de mouvement, d’un mou­vement d’ailleurs limité.

            Dans le cadre de cette communication, il est évidem­ment impossible d’examiner dans le détail tous les problèmes techniques, industriels et tactiques posés par les chars appelés d’abord artillerie d’assaut. Les chars français – leur évolution, leurs liens avec l’infanterie, l’artillerie et l’aviation -mériteraient à eux seuls plusieurs colloques. Je me limiterai aux questions posées par la naissance des chars et par leur utilisation tactique.

La naissance des chars

            C’est du côté des Alliés que s’impose l’idée d’un en­gin capable de bousculer, de franchir les tranchées dès lors que ni la puissance grandissante de l’artillerie, ni les énormes sacrifices humains n’apparaissent comme capables de les surmonter 2.

            Les Anglais avancent une conception issue de la ma­rine : le cuirassé terrestre, énorme monstre de fort tonnage. Mais elle rencontre un obstacle en posant de difficiles pro­blèmes de réalisation à l’industrie. Cela ouvre la voie à une autre conception : celle d’un char léger. Il va naître de la ren­contre du général Estienne et de Louis Renault. Il se heurte à des rivaux, les chars moyens Schneider et Saint-Chamond aux déplacements lents : 5 à 8 km/heure. Il faudra attendre 1935 pour que l’augmentation de la puissance des moteurs permette d’atteindre 35 à 45 km/h.

            En France, le précurseur est le général Estienne, la querelle de paternité que lui fera un député, un certain Breton, ne va pas loin. Estienne est un polytechnicien, à l’ironie mor­dante. Ce n’est pas une clé qui conduit nécessairement au suc­cès. Il avait cependant affirmé dès le 25 août 1914 – la date mérite d’être soulignée – que « la victoire appartiendra à celui qui réussira à monter un canon sur une voiture capable de se mouvoir en tous terrains ».

            Le 12 décembre 1915, il peut exposer son projet au général Joffre. Il faudrait disposer d’un engin de 12 tonnes avec 15 à 20 millimètres de cuirasse et qui roulerait à une vitesse de 6 à 9 km/h. Il devrait être équipé de chenilles inspi­rées du tracteur américain Holt pour se mouvoir dans les ter­rains bouleversés. Joffre se montre très intéressé et il soutient Estienne qui, le 25 décembre, rencontre le général Pétain. Les deux hommes avaient uni leurs idées tactiques à la bataille de la Marne : Estienne commandait l’artillerie de la 6e division de Pétain. Ils avaient accru l’efficacité de leurs batteries en coordonnant les réglages de l’artillerie avec l’observation aérienne.

            Au cours de l’entrevue, il pose trois questions au géné­ral Pétain. Dans l’état actuel de l’armement, peut-on espérer faire mieux qu’en Champagne ? La réponse est non. Alors est-ce que des cuirassés terrestres pourraient être utiles ? Pétain répond : oui. Estienne lui demande s’il estime que pour réali­ser son idée, il disposera d’un an avant que la guerre finisse. La réponse est oui 3.

            Fort de ces deux appuis Estienne va rencontrer Louis Renault. Celui-ci se dit submergé de commandes et en dépit de l’intérêt qu’Estienne a éveillé en son esprit, il assure ne pas pouvoir se lancer dans cette construction.

            Le commandant Ferrus, du service automobile de l’Armée, met alors Estienne en rapport avec un ingénieur du Creusot, Brillié. Lui aussi est séduit par les idées d’Estienne et il assure que la maison Schneider réalisera le char qu’il propose.

            Le 21 décembre 1915, il est de nouveau reçu par Joffre et il l’informe qu’il a trouvé l’appui technique indispensable. Le Creusot peut démarrer immédiatement la fabrication du char. Ce char Schneider aura un canon de 37, deux mitrailleu­ses, 6 hommes d’équipage. Il pèsera 13 tonnes 5 et roulera à 6 km/heure. 400 unités sont prévues immédiatement.

            Le 7 janvier 1916, Estienne retourne voir Pétain qui lui renouvelle son appui. Les choses s’accélèrent alors en janvier 1916.

            Le 24, le lieutenant-colonel Maurice Gamelin, chef du 3e bureau du GQG envoie une note au 1er bureau : « Il y a lieu de poursuivre la réalisation de l’engin », et le 27 il précise que la réalisation du cuirassé terrestre est à faire avant le printemps de 1917. Il insiste sur le fait que le cuirassé terrestre devra pouvoir circuler dans tous les terrains, atteindre 7 km/heure, gravir des rampes de 40 %, franchir des tranchées de 1,50 m de large et traverser les réseaux de fil de fer. Enfin Gamelin confirmait la commande de 400 engins.

            Estienne a réussi : l’armée française aura des chars.

            La direction du programme lui échappe : elle est con­fiée à un ingénieur de la maison Schneider, Deloule. Mais celui-ci a l’élégance d’y associer Estienne en le tenant cons­tamment au courant de l’évolution de la réalisation du pro­gramme.

            Le 21 février 1916, dans l’ombre de la bataille de Verdun qui commence, des essais ont lieu : le 23 le compte rendu fait état d’une large réussite. Les chars ont franchi des tranchées de 1,75 m et même de 2 m. Ils ont aussi traversé deux réseaux très solides de fils de fer « comme un éléphant traverse une touffe de fougères ». L’engin répond donc par­faitement à ce que l’on attend de lui.

            Le 27 février, le sous-secrétariat d’État à l’Artillerie et aux Munitions fait savoir au sujet des tracteurs présentés par Estienne « qu’un marché a été passé le 25 avec la maison Schneider pour la fourniture de 400 tracteurs chenillés et blindés » : le rythme de fabrication sera de 100 appareils par mois, l’achèvement des 400 tracteurs est prévu pour le 25 novembre 1916 4.

            La seule demande supplémentaire porte sur un allon­gement de 30 cm des chenilles pour faciliter le franchissement des tranchées. Le sous-secrétariat demande aussi que soit ajoutée une coupole pour que conducteur puisse voir : il sera le commandant de l’engin.

            C’est alors qu’Estienne se voit contester sa paternité des chars. Le député Breton rappelle qu’il a proposé, en novembre 1914, une automobile blindée avec des scies circu­laires pour couper les fils de fer barbelés et qu’en septembre 1915 Schneider lui avait présenté un appareil capable de sec­tionner ces fils. En décembre 1915, ce projet avait d’ailleurs été communiqué à Estienne 5.

            Schneider faisait d’autre part valoir qu’il avait obtenu, le 15 janvier 1915, un brevet pour une automitrailleuse blin­dée à roues et qu’il considérait que le vrai point de départ du char était là. Des essais avaient été faits, le 16 juin 1915, devant Poincaré lors de sa visite 6.

            Comme souvent l’idée était dans l’air, mais c’est Estienne qui avait réussi à intéresser Joffre et obtenu la com­mande de l’État. Par ailleurs son engin était plus complet.

            Le 26 mars 1916, Estienne apprenait l’existence du char Saint-Chamond lancé par le service automobile de l’Armée. Il était doté d’une cuirasse plus épaisse que le char Schneider, avait une forme de bateau à l’avant et ses trains de roulement étaient protégés par des plaques blindées. Celles-ci furent rapidement abandonnées car elles s’embourbaient. Ce char apportait aussi des solutions originales : chaque chenille était entraînée par un moteur électrique actionné par une dynamo recevant son courant d’un moteur à essence Panhard situé au centre de la coque du char. Il était doté d’un canon de 75 et de 4 mitrailleuses.

            Le Saint-Chamond avait cependant un vice fonda­mental : son nez effilé allait se ficher dans la terre lors des franchissement des tranchées. Le char s’immobilisait et était facilement détruit par l’artillerie adverse 7.

            La réalisation de ces programmes fut plus lente que prévue : les derniers Saint-Chamond – la commande avait été aussi de 400 appareils – sortirent en mars 1918.

            C’est alors que le général Estienne estima nécessaire de concentrer les efforts sur un char léger plus maniable dont la production pourrait être plus rapide. Au début de juillet 1916, il rencontrait Louis Renault et il lui proposa la cons­truction d’un char léger à côté des chars Schneider et des chars lourds anglais qu’il avait été invité à voir en juin 1916.

            Il reçoit alors de Joffre une aide décisive : en octobre 1916, il est nommé commandant de l’artillerie d’assaut, ce qui lui donne une plus grande autorité pour agir.

            Louis Renault lui ayant donné son accord, Estienne soumet son projet à Joffre : le char léger Renault aurait 4 tonnes, de 16 à 22 millimètres de blindage, il roulerait à 12 km/heure mais en ralentissant à 2 km/heure il pourrait gravir des pentes de 80 % 8.

            Ce qui frappe, c’est qu’Estienne pense déjà qu’ils pour­ront être utilisés soit en soutien de l’infanterie, soit en forma­tions autonomes. Joffre donne son accord et son soutien : ainsi vont naître les chars FT 17 (faible tonnage).

            Le prototype sort en février 1917 : il a 5 m de long, 1,74 m de large, 2,14 m de hauteur. Il pèse 7 tonnes et a une vitesse maximum de 8 km/h. Il est doté d’une excellente mobilité.

            Le choix, le 20 juin 1917, du nouveau commandant en chef, le général Pétain, de demander la fabrication non plus des 1 000 chars initialement prévus mais de 3 500 pour le printemps de 1918 oblige Renault à faire appel, pour leur construction, à Berliet et à Somua (Société d’outillage méca­nique et d’usinage d’artillerie).

            Au total, deux sortes de chars furent fabriquées : les mâles avec un canon de 37 et les femelles avec des mitrailleu­ses.

            Le char FT 17 devait recevoir le baptême du feu le 31 mai 1918 dans la forêt de Retz, et le 18 juillet 300 chars purent être lancés dans la contre-offensive qui marque le commencement de la défaite allemande : leur intervention fut décisive dans la zone de la forêt de Villers-Cotterêts. Leur tactique d’emploi était désormais largement adaptée aux con­ditions de la lutte et elle associait les chars non seulement à l’infanterie mais aux barrages mobiles de l’artillerie et à l’action de l’aviation. Le couple char-avion naissait.

            A la fin de la guerre, il apparaissait que le char avait profondément modifié les conditions de la lutte. Sans doute son rôle serait-il apparu encore plus décisif si l’offensive de Lorraine pour laquelle des centaines de chars étaient prévus avait eu lieu.

            Il faut citer Fuller : « Le char de combat révolutionna entre 1916 et 1918 l’art de la guerre tel qu’on le comprenait depuis l’abandon de l’armure individuelle » 9.

            Pour être complet, il faudrait naturellement examiner les réalisations des autres pays belligérants.

            Je dois me borner à quelques indications sommaires.  

            En Angleterre, il faut souligner le rôle de Winston Churchill qui a permis à sir Albert Stern et aux colonels Swinton, Elle et Fuller de créer l’arme blindée anglaise. On constate une fois encore que le rôle de certains hommes est souvent décisif. Il faut redire que seul un homme ne peut pas tout faire, mais souvent sans lui les réalisations resteraient à l’état de vœux pieux.

            Le Comité crée le 24 février 1916 – le début de la bataille de Verdun est vraiment lié dans l’ombre aux chars – et dont le président fut Eustace Tennysson d’Eyncourt, était une émanation de la Royal Navy. Il aboutit à la création des chars Mark I futur Mark V appelé Mother. Finalement pour des raisons de secret le nom de tank fut adopté : c’était le nom des réservoirs d’eau du Deccan, et on pensait que ce nom n’attirerait pas l’attention des espions ennemis.

            Au total, 150 furent construits en 1916, 1 110 en 1917 et 1 359 en 1918. Soit 2 619 contre plus de 4 000 en France 10.

            En Allemagne, peu de chars ont été construits : le Haut Commandement allemand n’a réalisé que très tardivement l’importance des chars et leurs effets sur le moral des com­battants. Après avoir utilisé quelques chars capturés aux Alliés, les Allemands s’orientèrent vers de très gros chars A 7 V surchargés d’armements : un canon de 57, 6 mitrailleuses et 18 hommes d’équipage. Ils étaient peu mobiles, avec une garde au sol insuffisante : 40 cm. Une centaine avaient été prévus : 35 seulement furent achevés.

            A la fin de la guerre aux chantiers de la Seyne se pré­parait un véritable cuirassé terrestre : il devait peser 40 tonnes, avoir un puissant armement, 7 hommes d’équipage, rouler à 6,4 km/heure et disposer d’une puissance de 150 cv (les Panther allemands atteindront 600 cv et les Sherman améri­cains 400).

            Il n’atteignait pas les 45 tonnes du char allemand A 7 V, mais il se trouvait dans la catégorie des chars lourds.  

            Quelles conclusions peut-on dégager de ce rapide tour d’horizon des modèles de chars ?

            En France, leur construction a posé de gros problèmes industriels. Les usines françaises furent finalement capables de sortir 700 chars par mois au maximum – Renault ayant fabriqué les 2/3 de la production en septembre 1917. En effet elle se heurtait aux difficultés de l’approvisionnement en matières premières – il fallait importer de l’acier des États-Unis et de Grande-Bretagne, et la guerre sous-marine à outrance posait de graves problèmes de fret. Rappelons que Roberto Nayberg a montré qu’en décembre 1917 Clemenceau avait menacé le président Wilson d’une paix séparée si les États-Unis n’envoyaient pas de quantités plus importantes de pétrole en France 11.

            L’industrie se trouvait également en situation difficile pour la main-d’œuvre : la saignée des premières années de la guerre avait été trop forte.

            Aussi avec le recul du temps, il apparaît que le général Estienne en obtenant d’orienter les fabrications vers les chars légers a su trouver les solutions militaire et industrielle les mieux adaptées à la situation générale.

            La mise en œuvre tactique des chars liée à l’aviation a apporté à la victoire finale une contribution irremplaçable. On reste étonné qu’en août 1918 Foch ait encore jugé que « pour vaincre il nous faut la supériorité numérique la plus forte pos­sible. Si les avions, si les chars mangeaient trop d’effectifs ce serait une erreur ». Heureusement que cette erreur fut commise.

Les problèmes tactiques : comment utiliser les chars  

            Dès le 5 septembre 1916, les Anglais avaient utilisé quelques chars, mais c’est lors de la bataille de Cambrai qu’ils en lancèrent un nombre important – 330 – dans une offensive où ils intervinrent par surprise et obtinrent d’importants résultats.

            C’est l’Instruction du 30 octobre 1917 qui détermina la tactique employée. A raison d’un char par 100 mètres de front d’attaque, ils devaient agir par compagnies fortes de 12 chars et n’ayant qu’un seul objectif à atteindre. L’infanterie devait suivre les blindés eux-mêmes protégés par un barrage mobile d’artillerie.

            Les chars ouvrirent bien la route, mais l’infanterie sui­vit mal. Les Allemands s’adaptèrent en se concentrant dans les villages. Cependant le front allemand fut percé et l’avance atteignit sept kilomètres.

            Ce succès resta limité : les contre-attaques allemandes reprirent une partie du terrain perdu, et surtout certaines limi­tes des chars apparurent. Par exemple à Flesquières, il avait suffi d’une pièce de 77 pour détruire 10 tanks et arrêter une journée entière la progression de l’attaque.

            Mais après Cambrai les possibilités des chars ne sem­blaient plus contestées 12.

            De leur côté, les Français avaient peu à peu découvert avant Cambrai la nécessité de protéger les chars par l’artillerie et par l’infanterie pour leur éviter des pertes excessives. Les attaques du 16 avril des chars du commandant Bossut obéirent à ces idées tactiques dans la région de Berry-au-Bac.

            Mais il restait à faire de cette arme nouvelle une arme pleinement efficace.

            Les premiers mois du commandement en chef du général Pétain ont constitué un moment décisif pour l’avenir des chars.

            Ils avaient certes été considérés comme pouvant apporter un appui non négligeable dans la lutte immobile des tranchées.

            Dès le 9 octobre 1916, Estienne avait posé quelques bases de leur utilisation : « L’artillerie d’assaut précède l’infanterie, l’éclaire, lui ouvre le chemin et couvre sa pro­gression. La mission d’un groupe d’AS comporte trois phases successives : faciliter la prise de la première position par l’infanterie… s’emparer des batteries ennemies et sitôt qu’elles sont prises, le groupe d’AS sans attendre l’infanterie qui s’efforce de le rallier le plus tôt possible se porte à l’attaque de la seconde position » 13.

            Mais cette manière de voir avait été critiquée, notam­ment par Franchet d’Esperey. Il estimait que l’artillerie d’assaut devait être « un coup de force suivi d’un coup de surprise ». Mais Nivelle avait rejeté cette conception et refusé à Franchet d’Esperey l’emploi des chars « pour l’entrée en opération ».

            Ces tâtonnements avaient fini par l’engagement des chars en dispositif serré offrant à l’artillerie adverse « un but trop visible », et sauf exception ils ne franchirent pas la pre­mière position allemande. Leurs pertes furent considéra­bles : sur 128 chars engagés, 76 furent détruits. Ces pertes de 60 % apparurent comme considérables, mais en 1940 la contre-attaque d’Abbeville se solda par des pertes équivalentes.

            Aussi, leur premier engagement apparut comme propre à décourager les partisans de l’arme nouvelle. Un emploi plus habile des chars les 5 et 6 mai redonnèrent espoir. En effet, engagés dans le terrible secteur du Moulin de Laffaux, ils réussirent à réduire rapidement les nids de mitrailleuses et à pratiquer facilement les brèches nécessaires dans les fils de fer.

            Ces résultats étaient d’autant plus encourageants que le bilan de leurs défaillances techniques est lourd : les leviers de direction devenaient brûlants, les chenilles étaient trop étroites et les carters d’huile avaient une fâcheuse tendance à se déta­cher. Pourrait-on porter rapidement remède à ces délicates questions ?

            En mai 1917, on était dans le domaine technique et dans le domaine tactique à la période de rodage.

            Comme Joffre, le général Pétain avait porté un intérêt constant aux chars. Le 15 mai, le destin des chars, au total décevants en avril et en mai, était encore en suspens. Sa confiance à leur égard est décisive.

            La première action à mener était l’amélioration techni­que des chars. Dès le 23 mai, il s’étonnait qu’aucune des déci­sions prises antérieurement n’ait été suivie d’effets. Le 12 juin, le général Estienne fixait à trois mois le délai indispen­sable pour parvenir à une amélioration de l’état des chars avant de les engager de nouveau dans le combat.

            Ce délai devait permettre de réviser les programmes antérieurs : au 31 mai, le bilan des fabrications s’établissait à 314 chars Schneider et à 83 chars Saint-Chamond effecti-vement livrés. C’était insuffisant.

            Aussi, le 12 juin, Estienne se prononçait nettement pour la construction des chars légers : il fallait tout concentrer sur eux pour que le millier qui devait sortir en 1917 soit effectivement produit.

            C’est alors que dans une longue lettre 14 le général Pétain prit position. Il proposait au ministre de l’Armement de porter à 3 500 le nombre des chars légers à fabriquer pour 1918. Sa décision intervenait au moment où les chars Renault étaient techniquement au point. Le 25 juillet, Painlevé approuvait le projet.

            Mais l’effort demandé à l’industrie apparaissait « comme un effort prodigieux ». D’autant qu’il faudrait aussi disposer de chars lourds pour détruire les canons anti-tanks.

            Le ministre estimait que d’importants retards étaient à prévoir : il chiffrait à 450 au lieu des 1 150 prévus le nombre des chars légers livrés en 1917. Pétain protesta et demanda que soit réduite la production des chars lourds au profit des chars Renault.

            Avec le successeur de Painlevé, Loucheur le conflit devint ouvert. Le 28 octobre, le ministre informait Pétain que le chiffre de 1 000 chars légers serait atteint au mieux que le 31 mars 1918. Un échange de lettres au ton assez vif n’aboutit pas à modifier les positions. Mais la bataille de La Malmaison – 23 au 26 octobre 1917 – fournit au général Pétain de nouveaux arguments. L’emploi des chars avait permis de remporter de nets succès.

            Dans une lettre du 14 novembre 1917, Pétain expli­quait que « l’emploi des chars d’assaut dans la journée du 23 octobre a été dans l’ensemble couronné de succès et a rendu aux troupes confiance dans la valeur de ces appareils ». Ils avaient servi principalement dans la seconde partie de la bataille, c’est-à-dire après qu’ils se furent dégagés du terrain fortement bouleversé par les tirs de destruction de l’artillerie. Précédant alors de très près l’infanterie, restant en liaison intime avec elle, ils ont réduit au canon de très nombreuses mitrailleuses qui entravaient la progression. L’emploi tactique a été judicieux.

            Il faut souligner que la bataille de La Malmaison appa­raît comme l’aboutissement des recherches et des réflexions tactiques de tout l’été. Le 8 mai, le 3e bureau estimait que les chars pour être efficaces devaient être protégés par l’artillerie, qu’ils devaient agir en petites fractions et non en grandes mas­ses. Le 12 juin, Estienne annonçait que l’infanterie « réclamera des chars pour faire l’attaque comme elle réclame de l’artillerie lourde pour la préparer ». Enfin la note du 22 août fixait « provisoirement » la mission des chars : ils devaient ouvrir la route à l’infanterie, soit en atta­quant brusquement sur un front calme ordinairement, soit en entrant en action après l’enlèvement de la première position. Mais, dans cette note, le général Pétain indiquait aussi que les chars pouvaient agir par surprise contre les premières posi­tions adverses et s’employer « dans une opération avec pré­paration d’artillerie pour appuyer l’attaque des deuxième et troisième positions moins fortement atteintes par l’artil-lerie » 15.

            C’est donc à attitude de souplesse dans l’adaptation tactique que s’arrêtait à l’automne de 1917 le général en chef.

            Comment ne pas souligner particulièrement que l’idée de protéger les chars par les avions n’avait cessé de grandir. Dès le 8 mai le 3e bureau du GQG avait estimé « indispen-sable » la protection des chars par l’aviation.

            Ainsi la bataille de La Malmaison – rappelons que cette zone du Chemin des Dames fut la plus touchée par les mutineries d’avril – révélait toute l’importance que les chars allaient prendre pour la fin de la Grande Guerre. Et pour l’avenir 16.

            Il devenait net qu’un groupe de petits chars était plus efficace qu’un mastodonte unique. Mais aussi qu’ils étaient faits pour le mouvement. Arrêtés, ils devenaient des cibles vulnérables pour l’artillerie. Enfin, ils apparaissent comme une arme essentiellement offensive : ils devaient pâtir par la suite de cette image.

            Aussi devant ces perspectives, le général Pétain fut-il très inquiet des retards annoncés par Loucheur. Le gouver-nement fut sensible aux protestations du général en chef : il chercha à simplifier le processus décisionnel 17.

            Mais ce n’est finalement que le 1er mars 1918 qu’un décret créa, au sein du ministère de l’Armement, une direction de l’Artillerie d’assaut. Tous ces retards font qu’au 21 mars les armées françaises ne disposent encore que de 245 chars Schneider, de 222 chars Saint-Chamond et d’un seul char Renault en état de combattre.

            L’hiver 1917-1918 ne fut donc pas particulièrement favorable à la fabrication des chars légers.

            Par contre, les idées tactiques marquèrent quelques progrès.

            La bataille de Cambrai avait fait ressortir l’efficacité des chars lors d’une attaque par surprise. Aussi fin décembre, les instructions marquent l’apparition d’idées plus préci­ses ; voire nouvelles : elles maintiennent naturellement la liaison avec l’infanterie, mais elles montrent que l’idée de créer la surprise en perçant la première ligne et en désorgani­sant la seconde avec des chars a conquis droit de cité. Cepen­dant un dernier doute demeure : l’artillerie d’assaut n’est pas encore « une arme sûre, les effets de l’artillerie ennemie, le caprice des moteurs, des obstacles imprévus la réduisent à néant ».

            Au fond, comme il arrive souvent avec les armes nou­velles, les audaces d’utilisation devancent les possibilités réelles de l’arme.

            Le soldat reste tributaire du technicien et de l’inventeur. Mais fin 1917 il est acquis que les chars ne sont plus sérieusement contestés, que l’avenir leur est ouvert, et que des utilisations tactiques, voire stratégiques beaucoup plus larges sont définies ou pressenties.

            On admet qu’ils peuvent créer la surprise en attaquant sans préparation d’artillerie. Si l’on pense qu’ils doivent agir en liaison avec l’infanterie – les tranchées restent un phéno­mène omniprésent à cette date – on admet qu’ils peuvent per­cer et désorganiser profondément le dispositif adverse.

            Cela apparaît dès l’aurore de l’année 1918. Une note du 3e bureau du 19 janvier envisageait de faire protéger les chars légers par des chars lourds de 60 tonnes… car le char léger peut résoudre les problèmes tactiques posés par la guerre de position en donnant à l’attaque la possibilité de désorgani­ser les forces adverses avec une rapidité supérieure à leurs possibilités de remplacement par des forces de réserves. Il estimait sur un plan encore plus général que la décision de la bataille devait être recherchée « dans une succession d’attaques puissantes ». Mais leur rapidité « avait toujours été entravée par la difficulté de pousser l’artillerie après un pre­mier assaut ». Et le 26 janvier une seconde note du 3e bureau affirmait que les chars d’assaut étaient seuls à même de rom­pre le front et de réaliser la percée. On mesure la rapidité de l’évolution des idées. Le 3e bureau estimait qu’une désorgani­sation profonde obtenue par les chars permettrait une avance d’une cinquantaine de kilomètres. « Les chars d’assaut sont un fait nouveau : ils nous assurent la possibilité de réduire la résistance des rideaux de mitrailleuses et de rompre la cou­verture en deux ou trois assauts successifs ».

            Tout est prêt désormais pour que les chars dès que leurs qualités techniques seront à la hauteur des ambitions conçues pour eux soient un des éléments décisifs dans l’issue victorieuse de la guerre.

            Ce sera l’objet de la directive n° 5 du général Pétain du 12 juillet 1918.

            La directive n° 2 bis du 30 décembre 1917 avait mar­qué un tournant dans la préparation de l’armée française à l’offensive. En tirant les leçons des offensives de Riga et de Cambrai, celle-ci avait montré comment les chars pouvaient créer la surprise et percer, celle-là. Comment l’artillerie et la manœuvre permettaient de réaliser des pénétrations rapides et profondes ?

            Aussi, cette directive prescrivait que l’armée française devait s’entraîner « à manœuvrer en terrain découvert », et rappelait que le mouvement est une des caractéristiques de la manœuvre offensive.

            Les offensives allemandes du printemps achevèrent de préciser les orientations offensives. Le 9 avril deux notes du général Pétain marquent le début d’une évolution qui en trois mois achève la mise au point des méthodes d’offensive.

            Les offensives devront être montées dans un minimum de temps, utiliser les manœuvres de débordement et d’encerclement et s’appuyer sur les chars. L’infanterie doit combattre avec eux et eux avec l’infanterie. Les chars, ordon­nait Pétain, doivent être « le principal instrument de la sur­prise au moment de la reprise de l’offensive ».

            Foch ayant demandé à Pétain, le 27 juin de réunir en une seule directive les principes établis dans les instructions antérieures le 12 juillet Pétain lançait sa directive n° 5 : « L’offensive doit reposer sur des procédés d’attaque simples, audacieux et rapides ».

            La surprise stratégique sera obtenue par le secret absolu, la surprise tactique « sera obtenue soit à la faveur d’une préparation par l’artillerie et l’aviation de bombarde­ment aussi brève et aussi violente que possible ; soit sans préparation à la faveur de l’action de rupture des chars d’assaut ouvrant la voie à l’infanterie et à l’artillerie ».

            Les chars d’assaut dans la phase offensive alliée allaient ainsi constituer un facteur essentiel de sa réussite. Aussi bien lors de la contre-offensive du 18 juillet que dans les opérations ultérieures. Comme l’écrira Fuller, « Dans ses derniers mois, la guerre avait prouvé que des systèmes de retranchements formidables telles les lignes Siegfried et Hindenburg étaient traversées par les chars d’assaut » 18.

            Lorsque l’offensive prévue en Lorraine pour le 14 novembre 1918 fut devenue sans objet, on constate qu’elle devait être soutenue par des centaines de chars (600) et d’avions, ceux-ci protégeant et coopérant avec ceux-là. On ne peut s’empêcher de penser qu’une rupture du front allemand avec des conséquences incalculables aurait pu en résulter. Cette ultime confirmation de l’importance des chars n’a pas été donnée.

            Mais l’évolution de la Grande Guerre en 1917 et en 1918 dans le domaine des chars et de l’aviation préfigure déjà ce que sera la Deuxième Guerre mondiale.

            Comme l’a écrit Fuller : « N’importe quelle armée de 1919 battrait une armée égale en nombre équipée comme l’étaient celles de 1914. Il n’y a qu’un laps de temps de 5 années entre ces deux dates et pourtant toute la puissance de la guerre a changé. Sous bien des aspects la guerre comme elle fut menée en 1918 est aussi différente de celle de 1914 que celle-ci l’était de 1814 » 19.

            Au colloque du mois de mai, à Vincennes, j’avais dit qu’à Verdun finissait la Grande Guerre de 1914-1915 et commençait la Grande Guerre de 1917-1918. Je ne pensais pas que ce rapide examen de la question des chars me per­mettrait d’illustrer mon point de vue.  

            Une fois encore, dans les profondeurs, Verdun marque un sommet et un tournant dans la Grande Guerre.

            Il ne s’agit pas de diminuer l’importance des autres batailles : il s’agit de voir qu’à Verdun finit une guerre et qu’une nouvelle commence.

* Président du Comité National du Souvenir de Verdun.

1 Ces automitrailleuses peu utiles dans une guerre de tranchées avaient pour elles l’atout de la vitesse : 45 km/heure, si bien que certaines reste-ront en service jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.

2 Outre les documents d’archives nous disposons de nombreux articles de J. Perré, Revue de l’infanterie 1923, 1932, 1935, 1936, 1937, 1938 et Revue militaire française 1924, 1925, 1936 – qui traitent les principales questions. Et de deux excellentes études : celles de Philippe Meyer, maîtrise citée 1983, et celle de Michèle Battesti dans l’Histoire de la Grande Guerre dirigée par Paul-Marie de la Gorce, Flammarion, 1991, tome II, p. 480-494.

3 Il y aurait toute une étude à faire sur les prévisions de la durée de la Grande Guerre. Je viens de donner une contribution aux mélanges d’un ami – silence de rigueur avant leur remise. Elle révèle combien les hommes les mieux informés civils ou militaires sont impuissants à prévoir même approximativement la durée de la guerre.

4 Les essais et l’adoption répondent à une lettre du général Joffre du 31 janvier 1916 (AFGG, 31 – 3292 et 3308).

5 L’ensemble de cette question a fait ultérieurement l’objet d’une lettre de la maison Schneider à Estienne le 28 mai 1919 pour mettre fin à la polémique qui avait repris après la fin des hostilités. Cette lettre est citée intégralement dans le mémoire de Philippe Meyer, p. 29 et 30.

6 Poincaré a relaté cette visite dans ses mémoires Au service de la France, tome VI, p. 264-265.

7 Le Saint-Chamond pesait 23 tonnes, et roulait à 8 km/heure. Il sera engagé le 5 mai au Moulin de Laffaux.

8 Ce qui explique qu’il sera très bien adapté à la guerre du Rif.

9 Major – général JFC Fuller, La guerre mécanique et ses applications, Berger-Levrault, Paris, 1948, p. 30.

10 On peut faire une comparaison avec le nombre des avions construits : 200 en 1914, 1 900 en 1915, 6 100 en 1916, 14 700 en 1917 et 32 000 en 1918.

11 Il semble que Clemenceau ait été très sensible aux questions économiques : Denise Artaud a cité dans sa thèse une lettre de Clemenceau estimant en juin 1918 qu’une rupture du front serait moins grave qu’une rupture du front du franc.

12 Une note du 2 février 1918 du GQ insistait sur cet incident.

13 AFGG, 511-49.

14 AFGG, 521-539, lettre du 20 juin 1917.

15 AFGG, 522-957.

16 Sur ces questions voir G. Pedroncini, Pétain général en chef, PUF, 1974, p. 104 et suivantes.

17 Le commandement demande, le ministre de la Guerre décide, le ministre de l’Armement exécute.

18 Fuller, op. cit., p. 92.

19 Ibid., p. 75.

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UNE NOUVELLE STRATÉGIE NAVALE : LA GUERRE SOUS-MARINE

Hervé Coutau-Bégarie

Durant la Première Guerre mondiale, le sous-marin n’est pas véritablement une arme nouvelle. Toutes les marines en étaient dotées bien avant le déclenchement des hostilités. Il avait donné lieu à une abondante littérature, la Jeune Ecole se raccrochant à lui après l’effondrement des espérances fondées sur le torpilleur. Il avait failli être engagé dans la guerre russo-japonaise en 1904-1905 : les Russes avaient expédié par che­min de fer trois petits sous-marins à Port-Arthur ; ils avaient pu être mis à la mer et faire quelques sorties mais sans jamais engager l’ennemi. Les Grecs avaient utilisé des sous-marins dans la dernière guerre balkanique, en 1912-1913.

Peu après le déclenchement des hostilités, le sous-marin fait une irruption spectaculaire avec le torpillage par l’U-21 du croiseur Pathfinder, le 5 septembre 1914, suivi du « triplé » de l’U-9 du lieutenant de vaisseau Weddingen contre les trois croiseurs-cuirassés britanniques Aboukir, Cressy et Hogue le 22 septembre. Le 1er janvier 1915, l’U-24 coule le cuirassé Formidable. En Méditerranée, le sous-marin autrichien U-12 parvient, le 21 décembre 1914, à toucher le navire-amiral français Jean-Bart, mettant un terme aux incur­sions de l’Armée navale en Adriatique. Le 27 avril 1915, l’U‑5 autrichien coule le croiseur-cuirassé Léon Gambetta, ce qui conduit à reporter encore plus au sud la ligne du blocus allié.

Du côté allié, les occasions sont plus rares. Les exploits les plus remarquables seront accomplis par des sous-marins britanniques à l’occasion de l’expédition des Darda­nelles : plusieurs réussissent à pénétrer en mer de Marmara et à y séjourner plusieurs semaines, causant des dommages sérieux aux Turcs. Le B-11 torpille un vieux cuirassé de 10 000 t, le E-14 parvient à interrompre presque tout le trafic pendant trois semaines. En retour, le U-21 allemand coule deux cuirassés britanniques, le Triumph et le Majestic, les 25 et 27 mai 1915. Le sous-marin et la mine contribuent à rendre beaucoup plus prudents les amiraux qui répugnent désormais à faire sortir leurs escadres, à moins d’un très fort écran de torpilleurs et de destroyers. Le spectre du sous-marin hante désormais les flottes au point de provoquer de véritables paniques : à deux reprises, le 1er septembre et le 16 octobre 1914, la Grand Fleet appareille précipitamment de Scapa Flow suite à l’annonce de la présence (imaginaire) d’un sous-marin ennemi.

L’esprit du temps est cependant marqué par une sous-estimation surprenante des capacités du sous-marin. Prati­quement personne n’a sérieusement envisagé son utilisation comme raider contre le commerce, et surtout pas l’amiral Tirpitz, qui y était foncièrement opposé : à la déclaration de guerre, la Kriegsmarine n’aligne que 31 sous-marins quand la Royal Navy en compte 73 et la marine française 67. Lorsque l’U-17 ouvre une très longue série en torpillant, le 20 octobre 1914, le vapeur Glitra, premier navire marchand à succomber sous les coups du nouvel instrument, les états-majors n’en tirent aucune conclusion. La méthode des convois, qui avait été très en honneur jusqu’aux guerres de la Révolution et de l’Empire, avait été répudiée dans les premières années du XXe siècle car on lui reprochait de diminuer le rendement unitaire des cargos, de ralentir la navigation et de désorganiser le tra­fic portuaire. Au vu de cet événement, personne ne songe à la reprendre.

Les sous-marins sont alors handicapés par des facteurs techniques, notamment une insuffisance du rayon d’action, et juridiques, le droit de la guerre s’opposant à la destruction des navires marchands sans avertissement et sans mise à l’abri des passagers ou de l’équipage. L’expérience lève progressive­ment ces barrières. Dès la fin de 1914, l’U-20 avarié, incapa­ble de plonger, et donc de regagner sa base à travers les eaux très surveillées de la Manche, peut faire le tour des îles bri­tanniques, prouvant ainsi que des croisières de longue durée étaient possible. Par ailleurs, l’obstacle juridique va être mis en question au nom de la guerre totale : pour les alle-mands, la guerre au commerce est justifiée par le blocus allié qui frappe aussi bien la population allemande que les armées.

Dès 1915, tout est en place pour le lancement d’une guerre sous-marine au commerce. L’instrument existe. Mais les mentalités n’y sont pas encore préparées. Les diplomates allemands s’inquiètent des répercussions sur les neutres, en particulier les Etats-Unis, qui ne manquent pas de protester contre toute nouvelle atteinte au droit des gens, surtout lorsqu’elle émane de l’Allemagne. Les marins eux-mêmes restent prisonniers de leur conception d’avant-guerre fondée sur l’idée d’une lutte entre flotte. La direction de la guerre navale répugne à une bataille en ligne contre la Grand Fleet britannique, beaucoup plus puissante que la Flotte de haute mer, mais elle ne peut accepter de considérer cette dernière comme ravalée à un rang auxiliaire par les nouvelles condi­tions de guerre. Si le vice-amiral Scheer approuve les plans du capitaine de corvette Bauer, chef des sous-marins, qui plaide dès octobre 1914 pour une guerre sous-marine au commerce, c’est avec l’idée qu’une telle action obligera la Grand Fleet à livrer bataille [1], non parce qu’il en attend des résultats décisifs par elle-même. Les Allemands restent donc empêtrés dans leurs problèmes diplomatiques et dans l’opposition entre la direction politique, qui met en avant les complications avec les Etats-Unis, et la direction navale, qui veut intensifier la guerre sous-marine. Durant près de 18 mois, la stratégie alle­mande va être dominée par un conflit constant entre ces deux ordres de considération et aboutir au résultat remarquable de préparer la rupture avec les Etats-Unis tout en empêchant l’arme sous-marine de fonctionner à plein rendement [2].

Le 4 février 1915, l’Allemagne déclare les îles britan­niques en état de blocus. Les neutres protestent et, le 19 février, ordre est donné d’épargner les bâtiments américains et italiens : les premiers parce que les Etats-Unis sont trop puissants, les deuxièmes parce que l’on s’efforce d’empêcher l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des alliés. En avril, à la suite de l’émotion provoquée par le torpillage du vapeur hol­landais Katwick, ordre est donné d’épargner tous les navires neutres.

Le 7 mai 1915, c’est le torpillage du lusitania, affaire complexe qui n’est pas une véritable violation des droits des gens puisque le paquebot était inscrit sur la liste des croiseurs auxiliaires de la Royal Navy et qu’il transporte des muni­tions ; l’ambassade d’Allemagne aux Etats-Unis avait d’ail-leurs lancé des avertissements et demandé aux ressortissants américains de ne pas embarquer sur le navire. La diplomatie américaine acceptera, pour partie, ces arguments et se mon-trera prudente dans sa réaction. L’émotion n’en est pas moins très grande aux Etats-Unis (parmi les 1 201 victimes, on compte beaucoup de femmes et d’enfants) et la propagande alliée sait l’exploiter intelligemment. Ordre est alors donné le 5 juin de ne plus attaquer les navires à passagers quel que soit leur pavillon.

Le 19 août 1915, c’est l’affaire de l’Arabic. De nou­veau, une campagne se déchaîne aux Etats-Unis contre l’Allemagne. Le chancelier et le général von Falkenhayn sont d’accord pour essayer de diminuer la tension. Les ordres pré­cédents sont renforcés : le 30 août, il est interdit de couler des navires à passagers, même petits ; le 18 septembre, il est décidé de cesser la guerre sous-marine sur la côte ouest de l’Angleterre et dans la Manche. Elle ne sera plus conduite qu’en mer du Nord et conformément aux règles internationa­les. En contrepartie, on tente un effort supplémentaire en Méditerranée pour soulager les Turcs confrontés à l’expédition des Dardanelles. Mais à la fin de l’année, les torpillages de l’Ancona et du Persia relancent la campagne anti-allemande aux Etats-Unis et le pouvoir décide d’étendre à la Méditerranée les restrictions énoncés à la mer du Nord dont Paul Halpern souligne au passage qu’elles n’ont pas diminué notablement la moyenne mensuelle des résultats obtenus, malgré les lamentations de la hiérarchie navale [3], relayées par la presse allemande.

La valse-hésitation continue au début de 1916. Face à la stagnation des opérations terrestres et à l’impuissance de la flotte de haute mer enfermée dans la baie allemande, les pressions en faveur d’une guerre sous-marine à outrance se multiplient en Allemagne et il faut toute l’autorité du chance­lier Bethmann-Hollweg pour s’y opposer. Il obtient gain de cause par son mémorandum du 29 février 1916, approuvé par l’empereur. Mais, le 24 mars, le torpillage du paquebot fran­çais Sussex relance l’agitation aux Etats-Unis. Face à la menace d’une rupture des relations diplomatiques, l’Allema­gne recule une nouvelle fois et, le 24 avril, donne l’ordre à ses sous-marins de ne plus torpiller de navires sans avertissement. C’est, en fait, la cessation de la guerre sous-marine, qui est bientôt confirmée par l’amiral Scheer [4]. Celui-ci a, en effet, besoin de sous-marins pour sa manœuvre en mer du Nord qui va aboutir à la bataille du Jutland.

Le résultat pour le moins incertain de celle-ci entraîne un bouleversement complet. Devant l’échec de son plan, Scheer se rallie à l’idée d’une relance de la guerre sous-marine, comme l’ensemble de la hiérarchie navale. Le général von Falkenhayn, qui se montrait réticent face aux risques de rupture avec les Etats-Unis, est remplacé pendant l’été par le tandem Hindemburg-Ludendorff qui va plaider pour une guerre sous-marine à outrance. Le seul obstacle reste le chan­celier Bethmann-Hollweg qui parviendra à différer la décision de quelques mois, jusqu’à la fameuse conférence de Pless au début de 1917 qui acquiesce au désir du pouvoir militaire, avec comme conséquence presque immédiate l’entrée en guerre des Etats-Unis.

Celle-ci avait été prévue et acceptée. Ce que les Alle­mands n’avaient pas prévu, en revanche, c’est que les alliés seraient finalement capables, malgré la passivité de l’Admiralty [5] britannique, de mettre au point des mesures défensives, et notamment la substitution aux inefficaces (et même perverses) routes patrouillées des convois escortés, qui feraient échouer leur calcul fondé sur une moyenne mensuelle de 600 000 tonnes coulées, moyenne effectivement obtenue mais pour quelques mois seulement.

L’arme sous-marine est un intéressant exemple des contraintes auxquelles se heurte un nouveau venu dans une guerre. Le problème n’est pas seulement technique. Le nouvel instrument, qui se meut dans un autre milieu que les navires traditionnels et qui n’est pas fait pour le combat classique, modifie les règles traditionnellement admises, tant sur un plan juridique que sur un plan politique. Il se heurte donc à une réaction de rejet à peu près générale et à une incompréhension chez ceux auxquels il pourrait profiter, qui doivent progressi­vement assimiler une nouvelle manière de combattre. Il en résulte de profondes dissensions au sein de la Direction navale [6] qui ne contribuent évidemment pas à améliorer le rendement de la stratégie navale allemande.

Le lancement de la guerre sous-marine peut ainsi s’analyser comme une double erreur. D’un côté, une telle décision, unanimement ressentie comme une atteinte au droit des gens, méconnaissait gravement la dimension politique de la guerre. Elle était donc, en tout état de cause très risquée. En sens inverse, si on voulait la prendre, elle aurait probablement été plus efficace si elle était intervenue plus tôt, avant la montée en puissance des constructions navales alliées et neu­tres et avant le développement d’un très fort sentiment anti-allemand aux Etats-Unis. Il n’est pas certain qu’une guerre sous-marine à outrance aurait provoqué automatiquement l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1915. Mais, cela aurait supposé une réorientation radicale de la stratégie navale alle­mande en faveur des sous-marins, trop peu nombreux pour conduire une guerre sous-marine décisive [7], au détriment de la flotte de ligne, que la Direction navale n’était absolument pas prête à accepter.

Le sous-marin nous rappelle que la guerre est un ensemble complexe qui ne se ramène pas aux seules opéra­tions militaires et qu’il ne suffit pas qu’une arme existe pour qu’elle s’intègre ipso facto dans une stratégie. L’équilibre entre les emballements des partisans de l’arme nouvelle, qui exagèrent souvent ses possibilités, et le conservatisme, qui domine souvent au sommet de la hiérarchie, est particulière­ment difficile à trouver. Même en temps de guerre, où les événements se déroulent à un rythme accéléré, les blocages institutionnels et mentaux doivent être surmontés.

[1] Paul G. Halpern, A Naval History of World War I, Annapolis, Naval Institute Press, 1994, p. 293.

[2] L’amiral Castex a très bien mis en évidence ce conflit dans ses Théories stratégiques.

[3] Paul G . Halpern, op. cit., pp. 299-300.

[4] Plusieurs sous-mariniers ont estimé que cette cessation était une erreur, et résultait davantage d’une manifestation de mauvaise humeur de Scheer devant le refus de l’Empereur d’autoriser une guerre sans restriction. En Méditerranée, les sous-marins respectaient les règles sur les prises et obtenaient cependant de bons résultats. Paul G. Halpern, op. cit., p. 309.

[5] Il est vrai que le sujet est complexe et que l’opposition aux convois était d’abord le fait des marins de commerce eux-mêmes. Mais le refus de l’évidence est tout de même flagrant… et inexcusable.

[6] Paul G. Halpern, op. cit. p. 303.

[7] En février 1915, l’Allemagne n’a mis en service, depuis le début de la guerre, que 12 sous-marins (alors qu’elle en a perdu 7). Durant l’année 1915, elle n’a guère plus de 25 sous-marins disponibles.

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LE SERVICE DE SANTÉ DES ARMÉES FACE AUX ARMES CHIMIQUES DURANT LA GUERRE DE 1914-1918

Jean-Jacques Ferrandis

            Depuis l’Antiquité, l’homme, désireux d’anéantir son adversaire, a recours soit à la ruse, soit à des armes nouvelles. Rappeler l’action du service de Santé face à toutes les armes apparues au début du XXe siècle lors de la Grande Guerre, nécessiterait de longs développements, impossibles dans le cadre de cette communication. Rappelons simplement que l’une des qualités essentielles du service de Santé est d’avoir toujours su s’adapter. Ainsi, après avoir préparé un soutien sanitaire privilégiant les évacuations et le traitement des blessés loin du front, Edmond Delorme eut le courage, dès le début de la guerre de tranchées, de modifier radicalement la doctrine du service en préconisant alors les traitements chirurgicaux des blessés près des lignes. Ce qui conduisit à la création des ambulances chirurgicales, puis des fameuses « auto-chir ». Comme dans tous les conflits au cours des siècles, les blessures des nouvelles armes ont engendré des progrès significatifs, notamment pour ce qui concerne la Guerre de 1914-1918, en neurochirurgie, en chirurgie réparatrice ou en réanimation et en anesthésie, voire en psychiatrie de guerre.

            Des armes méritent toutefois d’être distinguées parmi les armes nouvelles, au point d’avoir été dénommées « armes spéciales » jusqu’en juin 1980. Bien loin de l’arme nucléaire qui n’intéresse pas la Grande Guerre, puisque les noms d’Hiroshima et de Nagasaki sont associés aux dates des 6 et 9 août 1945, il s’agit de l’arme biologique et de l’arme chimique.

            L’arme biologique, encore appelée bactériologique, ne semble pas avoir fait l’objet d’utilisation au cours des derniers conflits, mais il est certain qu’elle existe et qu’elle préoccupe de nombreuses nations. En France, la loi du 9 juin 1972 a interdit la mise au point, la fabrication, la détention, le stockage, l’acquisition et la cession des agents neurobiolo-giques et des toxines biologiques. Nous nous limiterons aujourd’hui à l’évocation de l’arme chimique qui a été, par contre, fréquemment employée de tout temps. Comme l’a écrit l’un des grands spécialistes mondiaux Nguyen Dang Tam, « l’énorme développement de la chimie organique à la fin du siècle dernier et la possibilité d’obtenir en quantité industrielle les produits les plus toxiques ne devraient pas manquer de séduire les experts militaires ».

            Certes, le recours à des agents chimiques existe depuis l’Antiquité ; par exemple, l’emploi de fagots de bois recouverts de poix et de soufre, utilisés par les Lacédémoniens en 428 avant Jésus-Christ. Mais l’emploi d’agents toxiques au sens moderne du terme semble être apparu au XIXe siècle. En 1813, les soldats de von Bulow auraient chargé ceux de Napoléon en remplaçant leur baïonnette par des pinceaux trempés dans de l’acide prussique. En 1850, le pharmacien français Le Fortier met au point un obus incendiaire et asphyxiant. Quatre ans plus tard, c’est au tour des Anglais d’élaborer un obus rempli d’un dérivé de l’arsenic.

            Les progrès scientifiques de la révolution industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle, particulièrement en matière de chimie organique, ont conduit à la possibilité de produire des substances toxiques en masse et à moindre frais. Ces substances toxiques sont particulièrement utilisées à des fins pacifiques dans l’industrie des colorants, très florissante en Allemagne, au début du siècle. En 1913, 135 000 tonnes de colorants sur les 163 000 tonnes utilisées dans le monde, furent fabriquées par l’Allemagne. Nous nous permettrons simplement de rappeler que François Zacharie-Roussin, professeur agrégé de Pharmacie militaire à l’Ecole d’application du service de Santé des armées au Val-de-Grâce, découvre, en 1876, les colorants diazoïques acides à l’origine des colorants industriels. Les Français n’exploitant pas cette découverte, ils en furent réduits par la suite à importer les colorants allemands, et ce, jusqu’en août 1914, d’où la pénurie de ces produits en France, au début de la guerre. Notons, en 1887, la découverte des gaz lacrymogènes par von Bayer dans son laboratoire de Munich.

            La menace de l’emploi des substances toxiques a entraîné une forte réprobation. Une série d’accords jalonne, au cours des ans, les efforts de la communauté internationale pour éliminer les armes chimiques : l’histoire a montré combien ils avaient été vains. En 1899, puis 1907, les conventions de La Haye prohibent « l’emploi des poisons, des balles empoisonnées et celui des projectiles qui ont pour objet unique de répandre des gaz asphyxiants et délétères ». La Grande Guerre devait révéler la fragilité des engagements contractés, notamment l’imprécision relative au terme de « projectiles » justifiera la diffusion de toxiques gazeux à partir de récipients prédisposés.

L’exemple le plus frappant, et qui souleva des réactions d’indignation dans le monde, est l’emploi de chlore par les Allemands, dans le secteur d’Ypres, le 22 avril 1915 à 17 heures, où, en moins d’une heure, on déplora 20 000 gazés dont 5 000 morts, 1 800 prisonniers et la perte de soixante canons, ceci permettant une percée allemande sur quatre kilomètres.

            Il convient néanmoins de relativiser objectivement la responsabilité des Allemands. En effet, il semble que les gaz toxiques aient été employés dès 1904-1905 au cours de la guerre russo-japonaise, et ce, par les deux belligérants. De même, entre 1904 et 1905, les Anglais ont également utilisé le chlore dans le Transvaal. Les Français ont fabriqué en 1912 des grenades à l’éthylbroma-cétate, substance lacrymogène, qu’ils ont utilisées en août 1914. Ceci constituera d’ailleurs un prétexte à l’emploi des produits toxiques, par les Allemands, sous forme de réponse. En fait, il est admis par la plupart des historiens que l’arrêt de l’utilisation de ces produits semble essentiellement lié à une trop rapide dispersion atmosphé-rique. Comme le rappelle dans son cours de défense contre l’arme chimique, en 1992, à l’Ecole d’application du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce, le pharmacien-chimiste en chef Ricordel, professeur titulaire de la chaire de chimie, toxicologie et expertises dans les armées, « d’autres condi-tions météorologiques auraient peut-être conduit à d’autres décisions françaises, comme en témoigne une note de Pétain datant de 1918 qui indiquait les consignes d’emploi d’obus chargés d’ypérite dotant l’Armée française ».

            Dès le début de la guerre, l’état-major allemand charge le professeur Fritz Haber, futur prix Nobel de chimie, en 1918, pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, d’étudier l’utilisation à grande échelle d’obus et de grenades toxiques. A la suite de nombreux incidents ou accidents, le savant abandonne rapidement ses études sur le phosgène et l’oxyde d’arsenic pour se consacrer à la diffusion de vagues de chlore, gaz suffoquant très dense, produit en grande quantité dans les usines de colorants. A la fin de janvier 1915, l’Allemagne dispose de 30 000 bouteilles pouvant contenir une soixantaine de bouteilles de chlore. Deux régiments spécialisés du Génie, les 35e et 36e furent créés. Il restait à déterminer les lieux de l’attaque. On sait que la région d’Ypres fut choisie car elle offrait les meilleures conditions météorologiques avec la prédominance printanière des vents soufflants du sud. Le terrain étant en outre relativement plat et sans végétation. On sait ce qui en résulta. Après le succès du 22 avril, les Allemands intensifièrent leurs recherches. Le professeur Haber reçut tous les moyens souhaitables. Dès lors, on allait assister à une escalade dans la production des substances toxiques. 

            D’avril 1915 à septembre 1917, les Allemands procédèrent, à l’exemple d’Ypres, une cinquantaine de fois à des attaques par émission de gaz sous forme de vagues. Ils emploient 500 tonnes de toxiques au printemps de 1916 et 300 au cours du printemps de 1917. Quelles étaient les substances utilisées par les Allemands durant la Grande Guerre ? Là encore, nous nous limiterons aux principales. Au préalable, il est souhaitable de revenir sur le terme relativement impropre de guerre de gaz, car les produits étaient certes gazeux, mais également liquides ou solides.

            Les Allemands classaient les substances qu’ils employaient en trois catégories : les irritants, les suffocants et les grands toxiques ou vésicants. Outre un classement selon l’utilisation, les trois catégories de gaz toxiques étaient divisées selon leurs effets : les gaz lacrymogènes attaquant les muqueuses oculaires en provoquant des larmoiements, les sternutatoires attaquant les muqueuses respiratoires et les labyrinthiques, dont l’action sur l’oreille interne provoque des pertes d’équilibre. De même, selon la durée de l’effet, on peut distinguer les substances fugaces de celles persistant plusieurs jours. 

            Les toxiques irritants attaquent essentiellement les muqueuses oculaires, nasales ou laryngées ; ils diminuent les capacités des combattants sans provoquer le décès. Ce sont le plus souvent des produits bromurés, tel que le bromure de benzyle, connu en France sous le nom de cyclite, gaz incolore et dont l’odeur relativement agréable est due à son noyau benzénique aromatique. Le bromure de benzyle, lacrymogène, efficace à faible dose malgré les tampons de protection, fit son apparition le 20 juin 1915 contre les artilleurs, dans le bois de la Gruerie en Argonne. En juillet 1915 apparurent les cétones bromurées (monobromacétone et monobromométhyl-éthyl-cétone), liquides jaunes à la fois lacrymogènes et grands toxiques, contenus dans les obus T, sur lesquels étaient peinte une croix verte. Rappelons que le monobromacétone correspond à la maronite française. Le 16 juillet, dans le bois de Chalade, en Argonne, le bromure de benzyle permit aux Allemands de faire 8 000 prisonniers.

            Les suffocants sont d’action plus immédiate que les irritants. Le plus connu d’entre eux est le chlore, employé lors des attaques par vagues au printemps 1915. Deux autres agents furent utilisés : le chloroformate de méthyle monochloré ou palite, liquide irritant et toxique et le chloroformate de méthyle trichloré ou diphosgène, sous forme liquide, appelé encore surpalite. Les Allemands employèrent ces produits dans les obus K et C.

            Les vésicants ou grands toxiques, inodores et incolores, sont déjà de ce fait éminemment toxiques car difficilement repérables. Ils sont de plus très persistants. Les plus connus sont le phosgène, la chloropicrine et l’ypérite. Le 28 novembre 1915, à Chilly-Maucourt, les Allemands lancèrent des obus chargés au phosgène, alourdi par des fumigènes.

            Ces attaques par agents toxiques auraient pu faire de nombreuses victimes, si, heureusement, grâce aux renseigne-ments, des moyens de protection de plus en plus efficaces, allant jusqu’à anticiper sur la fabrication des antitoxiques, n’avaient permis de diminuer considérablement les pertes. D’autant plus que la météorologie joua un grand rôle. Ainsi les attaques par vagues sur les tranchées furent-elles relativement peu nombreuses sur le front ouest, du fait de la prédominance des vents d’ouest pendant les quatre années de guerre. En revanche, les attaques par vagues furent plus nombreuses sur le front est où, par exemple, 6 000 combattants sur 7 100 furent tués sur le front russe à Bolinovo. Le 22 juillet 1916, l’utilisation au Fort de Souville, par les Allemands, du diphosgène actif, entraîna le remplacement du masque Tambuté par le masque M2. Rappelons que la dernière tentative d’attaque allemande par vagues eu lieu en août 1917. 

            Le 12 juillet 1917, entre Ypres et Nieuport, les Allemands utilisèrent contre les Anglais le sulfure d’éthyle dichloré, l’« ypérite ». Ce gaz incolore, presque inodore, hormis l’odeur de moutarde, mais particulièrement résistant et très efficace à faible concentration entraînait des brûlures de la peau et des muqueuses. Jusqu’en 1917, la faible charge explosive des obus et le tétrachlorure de carbone qui dissolvait peu l’ypérite, immobilisaient les combattants durant quelques semaines sans les tuer. En revanche, à partir de décembre 1917, les obus, recevant une forte charge explosive qui, de plus, rendait le bruit de leur éclatement identique à celui des obus non toxiques, accentuèrent l’effet de surprise. Le solvant au chlorobenzène, masquant l’odeur de moutarde, facilitait la pulvérisation plus fine de l’ypérite. Le toxique pouvait de ce fait pénétrer jusqu’aux alvéoles pulmonaires, provoquant alors la mort par hémorragie lente après brûlure de la membrane alvéolaire, très vascularisée puisqu’elle est le siège des échanges gazeux physiologiques entre l’air et le sang.

            Les Allemands firent usage de l’ypérite jusqu’à l’armistice de novembre 1918 de manière stratégique pour disperser les combattants, ainsi que pour protéger leurs retraites ou établir des barrages défensifs.

            En juillet 1917 apparurent également des dérivés de l’arsenic, les arsenics, pulvérisés par une forte charge explosive en particules solides de taille inférieure à 1/10 000e de millimètre cube, leur permettant ainsi de traverser les filtres de tous les masques. Mais ce produit irritant ne donna guère satisfaction. En septembre 1917, les Allemands utilisèrent le chlorure de carbylamine, produit colorant à l’odeur insoutenable de poisson pourri, et qui provoquait de violentes nausées, diminuant l’efficacité du combattant en l’obligeant à porter son masque plusieurs heures. 

            Le 5 décembre 1917, les Allemands utilisèrent pour la première fois la technique anglaise de projection. Les « projecteurs » mettant à feu en même temps 200 à 400 tubes lisses chargés de bombes remplies de gaz phosgène ou chloropicrine à l’état liquide. La concentration toxique au point d’impact était bien supérieure à celle résultant de la méthode par vague. En août 1918, apparut le projecteur rayé de calibre 158 millimètres, qui pouvait atteindre la distance de 3,5 kilomètres au lieu de 1,6 pour le modèle lisse de 1917. Il tirait des obus explosifs ou à gaz chargés de grains de pierre ponce imprégnés de phosgène, permettant à ce toxique un effet suffocant persistant durant une heure. 

            Nous l’avons dit, les attaques allemandes par des substances chimiques auraient pu être particulièrement meurtrières sans la riposte alliée et notamment française. Elle eut lieu à cause de la mise au point de moyens de protection mais également d’agents toxiques dissuasifs de plus en plus perfectionnés, anticipant même sur l’escalade des productions allemandes, soulignant ainsi la compétence de nos services de renseignements et l’excellente coordination entre les pays alliés.

            « La protection contre les gaz asphyxiants employés par l’ennemi fut primitivement confiée au service de Santé seul », écrit le médecin général Sieur. Il ajoute : « Le commandement n’ayant pas tout d’abord attaché à cette arme nouvelle l’importance qu’elle devait avoir, aussi bien dans la défensive que dans l’offensive ». Au lendemain du 22 avril 1915, le général Joffre désigne la Direction générale du service de Santé du grand quartier général pour la protection des troupes françaises, contre ce qu’il appelle « ce nouveau mode de terreur, de maladie et de mort ». Une organisation contre les gaz de combat est en passe de se développer ; elle est placée sous le contrôle technique de Charles Dopter, éminent professeur d’hygiène au Val-de-Grâce, célèbre pour ses travaux sur la méningite cérébro-spinale.

            Dès le 23 avril, le pharmacien major Launoy, professeur agrégé à l’Ecole supérieure de Pharmacie de Paris, mobilisé au laboratoire de la Xe armée, reçoit l’ordre de rejoindre le front. L’analyse des tampons trouvés sur les prisonniers met en évidence de l’hyposulfite de sodium, neutralisant du chlore. Ceci va permettre de confectionner rapidement des baillons constitués d’un rectangle de six épaisseurs de tarlatane, imprégné d’hyposulfite de sodium et maintenu par deux ganses nouées derrière la tête.

            Mais le danger des armes chimiques réapparaît dès le mois de juin 1915, avec le bombardement des lignes françaises par des obus à gaz lacrymogène comme le bromure de benzyle, le xylite ou le brome, autres suffocants, très vite suivis en juillet 1915 par l’emploi de gaz asphyxiants plus toxiques encore telle que la bromacétone. Dopter prend alors l’initiative d’importantes mesures logistiques. Les professeurs mobilisés de l’Ecole supérieure de Pharmacie de Paris apportent leurs compétences en mettant au point de nouveaux moyens de protection : les tampons de gaz imprégnés d’huile de ricin ou de ricinate de sodium, protégeant à la fois contre le chlore et le bromure de benzyle. Ces baillons relativement improvisés, associés au port de lunettes, assurent déjà une bonne protection.

            Le 14 juillet 1915 sont créés des centres médico-légaux. « Alors, écrit Sieur, commença véritablement l’étude scientifique des nouveaux produits et, comme conséquence, la connaissance des moyens rationnels pour se préserver de leurs effets ». Les trois centres d’Amiens, Chalons et Bar-le-Duc, furent confiés à trois médecins légistes, assistés à la suite de médecins-adjoints chargés de recueillir sur place les obus à gaz non éclatés, de rechercher les effets produits et de pratiquer les autopsies. En outre, Joffre lui-même charge Dopter de se rendre, dès juillet 1915, auprès des commandements d’armée afin de les éclairer sur les dispositions à prendre en cas d’attaque chimique. Nous savons bien que cette tache ne se révélera pas toujours aisée. 

            Par la circulaire du 26 juillet 1915, la Direction générale du Service de Santé prescrit aux médecins régimentaires l’organisation d’un enseignement théorique et pratique sur la défense contre les gaz chimiques. L’Inspection des études et expériences chimiques fut chargée de centraliser toutes les recherches concernant l’étude, la fabrication des gaz et les moyens de s’en préserver. Le 22 août 1915, une nouvelle circulaire demande aux médecins de créer des ateliers pour la réparation des appareils protecteurs et leur réimprégnation par les liquides antitoxiques.

            Ces mesures s’avérèrent efficaces lorsque la première vague de phosgène (suffocant) fut lancée par les Allemands sur le front de Champagne en octobre 1915. Son neutralisant, le sulfamilate de sodium, était déjà prévu et en dotation depuis août 1915. D’autres produits antitoxiques encore plus efficaces furent élaborés, ainsi qu’un nouveau masque dit M2, qui fut le masque le plus longtemps porté : relativement à l’aise et plus étanche que son prédécesseur, le TNII ou Tambuté amélioré ; le ou les viseurs en cellophane incorporés au masque étaient parfois protégés par un grillage. Parallèlement, en novembre et décembre 1915, trois nouvelles circulaires de la Direction générale du service de Santé des Armées définissaient le traitement et l’évacuation des intoxiqués.

            Le 22 février 1916, devant Verdun, entre Bras et le Fort de Tavannes, les Allemands tirent près de 100 000 obus chargés d’un gaz suffocant, le surpalite, qui causent 1 600 intoxiqués et 90 décès. Le 11 juillet, une nouvelle attaque provoque 1 100 intoxications et 95 décès. Dopter s’emploie alors personnellement à vérifier sur place que les troupes disposent bien de tous les moyens de protection disponibles. Blaessinger rapporte « qu’avec une activité inlassable et un mépris absolu du danger, il parcourt le front ; On le voit à Ypres, en Champagne, à Verdun ». 

            Parallèlement, la prise en charge des intoxiqués s’améliore, même si le personnel soignant n’est pas encore spécialisé, à cause de la création de services réservés aux gazés dans les formations sanitaires de l’avant. Après les premières mesures suscitées par Dopter, les événements incitent probablement le commandement à prendre lui aussi en charge la défense des troupes contre les gaz. Aussi, en août 1916, le ministère de l’Armement crée l’Inspection des études et expériences chimiques dont la mission est la conception d’appareils de protection, la diffusion des connaissances sur la parade aux gaz toxiques et l’élaboration de moyens de riposte français par l’arme chimique. Cette commission est composée de médecins, pharmaciens et de chimistes militaires ou mobilisés et emploie les ressources mises à sa disposition par l’Ecole supérieure de Pharmacie de Paris, l’Ecole de physique et de chimie industrielles, l’Ecole navale supérieure, le Collège de France et l’Institut Pasteur. L’Inspection est en rapport permanent avec les centres médico-légaux et la Direction générale du service de Santé.

            Mais les réalités du terrain continuent de mettre à l’épreuve les capacités d’adaptation. En juillet 1917, l’emploi de l’ypérite met hors de combat un nombre considérable de soldats. Ce gaz vésicant persistant intoxique 13 700 hommes, dont 91 décèdent. Il faut créer une organisation complète. Les gazés seront désormais traités dans les formations Z spécialisées. Le triage et l’évacuation se feront sous la surveillance des médecins consultants d’armée. Les ambu-lances Z de corps d’armée conservant les intransportables, alors que les transportables sont envoyés dans les ambulances Z d’armée. Le 11 novembre 1918, il existait une centaine d’ambulances Z, suivies par un personnel compétent et des moyens efficaces, 5 000 lits avaient été organisés à Paris afin de traiter les gazés par des médecins spécialisés.

            Du 15 mai au 15 novembre 1918, plus de 100 000 gazés furent traités dans les formations Z. Dans la note du 16 juillet 1918, le commandement rappelait : « pour que le traitement des intoxiqués par les gaz puisse fonctionner dans de bonnes conditions, il importe qu’il y ait :

– 1°) une liaison constante entre les divers échelons ;

– 2°) une direction technique dirigée par le médecin consultant d’armée, dont les attributions sont identiques à celles des chirurgiens consultants pour la thérapeutique des blessés ».

            Au total, 52 000 tonnes d’agents toxiques furent déversés par les Allemands de 1915 à 1918, les Français en utilisèrent 26 000 tonnes et les Anglais 14 000. Il y eut 200 000 hommes intoxiqués en France, mais également en Angleterre et en Allemagne. Le nombre de décès fut égale-ment sensiblement le même dans chacun des pays, soit 10 000 en France et en Angleterre pour 10 000 décès allemands.

            L’arme chimique ne fut guère utilisée lors des combats durant la guerre de 1939-1945 ; les agents toxiques, on le sait, furent le lot des chambres à gaz. Plus près de nous, rappelons l’envahissement du Koweït, le 2 août 1990. L’arme chimique a été redoutée, mais non employée, seuls les bombardements alliés sur les vingt-huit sites chimiques, nucléaires ou biologi-ques dénombrés en Irak ont été suivis de nuages toxiques. Les inspections effectuées dans le cadre de la résolution 687 des Nations Unies du 3 avril 1991, après le cessez-le-feu, ont montré l’existence de onze centres de production et de stockage. A titre d’exemple, le complexe de Muthana, manufacture d’Etat entre Samarra et Bagdad, étendu sur 170 kilomètres carrés, regroupait sur 25 kilomètres carrés, autour d’un hôpital et d’un bâtiment administratif, des établissements de recherche, de développement, de production de toxiques, de fabrication d’armes chimiques et de stockage. On y trouva 3 000 tonnes de matières premières et surtout des usines de production de sarrin et d’ypérite, ainsi que deux usines pilotes capables de produire du soman. Dans les bunkers de stockage, on trouva 46 000 armes chimiques dont trente missiles skuds à tête chargée de neurotoxiques. La capacité de production du site a été estimée à deux tonnes et demie de neurotoxiques et cinq tonnes d’ypérite par jour.

            Malgré les principes énoncés lors des nombreuses conférences internationales visant à éliminer l’emploi de l’arme chimique, depuis le protocole de Genève de 1925 interdisant « l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et des moyens bactériologiques », jusqu’à la dernière conférence de 1993, les enseignements de la guerre de 1914-1918 devraient nous inciter à la prudence. L’exemple de l’Irak doit nous rappeler combien l’arme chimique, notam-ment l’ypérite, relativement économique et dissuasive, reste un danger d’actualité.

* Médecin en chef, conservateur du musée du Service de Santé des Armées.

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LES MOTEURS D’AVIONS DANS LA GRANDE GUERRE

François Roudier

 

            Le moteur d’aviation est un des produits technologiques les moins connus de la mécanique. Il en constitue toutefois la pointe avancée en matière de fonctionnement et de matériaux.

            L’avion a marqué la Grande Guerre comme une arme nouvelle. Avant d’être arme, c’est avant tout une machine avec un moteur à explosion. Le XIXe siècle a vu le triomphe de la machine à vapeur le XXe, celui du moteur à explosion.  

            L’apparition des moteurs à explosion légers va permettre le vol des plus lourds que l’air. La machine à vapeur même très perfectionnée ne possède pas les qualités requises à un matériel volant : taille, nécessité d’emport du combustible et d’eau, des équipements lourds et encombrants. Le moteur à explosion permet de résoudre ces problèmes grâce à sa puissance élevée sous un encombrement et un poids réduits avec un combustible au pouvoir calorifique élevé, sans eau (hors liquide de refroidissement).

            Les travaux de Beau de Rochas, Otto, Lenoir, Daimler et Benz ont fait évoluer la conception du moteur à explosion et, dès que les premiers cylindres sont accolés, les performances augmentent. La première application est l’automobile. A la fin du siècle, dans tous les pays industriels, on assiste à la naissance de nombreuses firmes de production de moteurs.

            Les premiers moteurs employés en aéronautique dérivent de la technologie des « moteurs en ligne » pour automobile. Les frères Wright décollent, en 1903, avec un moteur qu’ils ont construit avec leur mécanicien Charles Taylor car ils trouvaient les moteurs d’automobile trop lourds. Leur moteur pesait 82 kg pour une puissance de 16 cv. Après les premiers vols, les Wright améliorent leur machine et surtout réalisent un moteur plus puissant (30 cv) et plus fiable qui permet des vols d’environ une heure. On peut voir ce moteur au musée de l’armée de l’air des États-Unis, à Dayton, dans l’Ohio.

            Très rapidement, on voit apparaître des moteurs plus adaptés à 1’aviation des « moteurs en étoile » où les cylindres sont disposés autour du vilebrequin, en tiers d’étoile, moitié d’étoile et bientôt étoile entière. La technique des moteurs à pistons en étoile va s’opposer à celle des moteurs en ligne jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à l’apparition du réacteur.

            Les constructeurs de moteurs procèdent par petits pas. Ils cherchent la puissance juste suffisante pour le moindre poids possible afin que l’avion puisse décoller. La consommation d’huile et de carburant n’est pas leur souci premier. Progressivement, les performances nécessaires pour gagner les grandes compétitions aériennes aidant, les ingénieurs améliorent la fiabilité, la consommation, l’endurance, le contrôle de la puissance, la facilité de démarrage et la durée de vie des organes.  

            Parmi les divers constructeurs, les frères Seguin réalisent le premier moteur aéronautique spécialement conçu pour l’aéronautique : le rotatif en étoile, dit « rototo ». Plusieurs exemplaires sont conservés dans les musées aéronautiques du monde entier, dont celui de Snecma à Melun-Villaroche.

            Dans leur usine crée en 1895 à Gennevilliers, près de Paris, sur les bords de la Seine, les frères Louis et Laurent Seguin fabriquent des moteurs à usage industriel pour la navigation fluviale et les automobiles. Louis Seguin achète la licence d’un monocylindre « GNOM » à la société allemande Motoren Fabrik Oberusel. Il baptisera en 1905, sa nouvelle société anonyme « Société des Moteurs Gnome ». Cette société est l’ancêtre de la Snecma. 

            Les frères Seguin ont développé une technique révolutionnaire qui va marquer la prépondérance française en matière de moteurs d’avions. L’ensemble des cylindres en étoile est solidaire de l’hélice et tourne autour du vilebrequin. Ce système qui tourne à 1000/1200 tours minute, permet un meilleur équilibrage du moteur et surtout un refroidissement beaucoup plus performant. Le premier rotatif Seguin sort en 1908. Avec ses 5 cylindres, il a une puissance de 34 cv pour un poids extraordinairement réduit de 51 kg, bien que presque entièrement en acier. C’est un ensemble compact et robuste qui permet d’éviter ou de surmonter la plupart des problèmes mécaniques qui affectent ses rivaux. Grâce à son vilebrequin à un seul maneton très court et creux, on pouvait le monter en porte-à-faux et l’alimenter par le centre en mélange air/essence produit par un carburateur très simple, contrôlé par un venturi correcteur d’air actionné par une manette. Une seconde manette commandait la puissance par admission du mélange à l’aide d’un papillon classique. Le mélange homogène parvenait aux cylindres par le vilebrequin creux et le carter du moteur, sous le contrôle rigoureux de soupapes semi-automatiques installées sur la tête des pistons et commandées sur les culasses pour l’échappement.

            Le fonctionnement doux et régulier et la légèreté de ce moteur en firent le favori de beaucoup de constructeurs d’avions, bien que ses consommations d’huile et d’essence furent assez élevées. Il produirait de plus, en rotation, un couple gyroscopique assez gênant dans les virages exécutés en sens contraire du couple de rotation du moteur. La force centrifuge projetait beaucoup d’huile par les soupapes d’échappement et la rotation de la masse du moteur, absorbant une puissance non négligeable de son énergie et freinant son accélération. 

            Dès avant la guerre, on estime que de 1909 à 1914, les Seguin ont fabriqué plus de 4 000 moteurs. Les appareils de la Première Guerre mondiale vont utiliser un matériel mécanique déjà largement éprouvé.

            Les aviations française et allemande sont, par le sort des cessions de licence, équipées des mêmes types de moteurs, essentiellement du moteur « Le Rhône 9J » fabriqué par la société Le Rhône en France (qui fusionne avec Gnome en 1915) et Oberusel en Allemagne.

            Les débuts de la guerre donnent la primeur aux appareils à moteurs en étoile rotatifs mais, dès 1917, les moteurs les plus puissants sont les moteurs en ligne.

            Verdun marque un tournant dans l’utilisation des armes nouvelles mais aussi dans le développement des techniques. L’effort demandé à l’aviation allemande puis française pour « balayer le ciel » nécessite des matériels performants. La science aérodynamique évolue beaucoup moins vite que la science mécanique qui conduit à des réalisations de moteurs de plus en plus performants. Meilleur rendement, meilleurs matériaux et surtout meilleure puissance massique. Celle-ci mesure vraiment la qualité d’un moteur par le rapport kilogramme/chevaux. Un moteur de 150 kg d’une puissance de 50 cv donne une puissance massique de 1,5.

            Le début la guerre voit des appareils avec des moteurs de puissance limités comme le Gnome Oméga de 50 cv mais quatre ans plus tard on obtient des puissance de 345 CV (Hispano Suiza) et même 600 cv (Benz VI de 1918).

            Les moteurs français connaissent dès après Verdun une évolution qui est encore la règle actuelle: le moteur de l’avion de chasse est le plus performant, sa technologie entraîne celle des moteurs des autres applications.

            Les moteurs rotatifs vont équiper l’essentiel des avions de chasse de 1914 à 1916, jusqu’aux modèles développés en 1918 : Morane Parasol, Nieuport BB, Sopwith Camel, Fokker Triplan DR1.

            Manfred von Richtoffen est abattu sur un DR1 équipé d’un moteur français 9J récupéré : il avait donné l’ordre de démonter tous les moteurs français des avions abattus dans sa zone qui avaient de meilleurs matériaux, donc de meilleures performances. Parmi les millions de tués de la Grande Guerre, certains sont morts en allant chercher un moteur ennemi sur la carcasse d’un avion abattu.

            La puissance des moteurs rotatifs est vite limitée et ils ne dépassent pas les 150-200 cv. Les moteurs en étoile fixe ont de meilleurs rendements, une fois les problèmes de carburation et de consommation d’huile et d’essence résolus. La disposition des cylindres analogue à celle des rayons d’une roue apporte plusieurs avantages. Le principal étant que chaque cylindre se trouve exposé au plein vent de l’hélice et qu’au moyen d’ailettes et de déflecteurs, l’air lui assure un refroidissement convenable.

            A partir de 1916, la société Hispano-Suiza, dirigée par Marc Birkigt, (aujourd’hui partie du groupe Snecma) développe un moteur en ligne léger et puissant qui va équiper les SPAD. Ce moteur en V à 90° de 8 cylindres possède un villebrequin à cinq paliers. Toutes les pièces en rotation se trouvent dans un carter graissé sous pression. Certains organes sont doublés, ce qui préfigure les techniques actuelles de redondances des matériels aéronautiques. Il y a deux magnétos, deux bougies par cylindres et deux ressorts par soupape. Les cylindres en acier étaient vissés dans la culasse en aluminium coulé et les arbres à came en tête attaquent directement les soupapes munies de plateaux d’acier cémentés réglables micrométriquement et vissés dans les queues de soupapes. En augmentant de 4,7 à 5,3 le taux de compression et en modifiant le carburateur, Birkigt porta la puissance de 140 à 180 cv puis, sur un moteur tournant à 2 200 t/mn et muni d’un réducteur d’hélice, il atteint 200 puis 220 cv.

            A la fin de 1917, Hispano-Suiza crée le moteur 8 cylindres en V de 300 cv pesant moins de 250 kg qui est considéré comme le meilleur moteur de l’époque. Sa puissance est telle que les appareils sont trop légers pour résister à sa traction et de nouveaux chasseurs plus résistants étaient prévus pour l’année 1919.  

            En Allemagne, en dehors des moteurs rotatifs Oberursel de 80 cv (équipant les Fokker E de Verdun) et Siemens de 130/160 cv, ce sont essentiellement des moteurs en lignes dérivés de moteurs automobiles qui équipent les avions. Les moteurs étaient puissant mais lourds et la production des ensembles et des rechanges fut toujours déficitaire.

            La Royal Aircraft Factory britannique n’a jamais réussi à rattraper le retard du début de la guerre. Le manque de puissance des moteurs britanniques conduira à l’importation de moteurs français. Rolls Royce produit de bons moteurs mais en quantité insuffisante. L’industrie britannique se concentre sur les cellules.

            L’Italie a produit de bons moteurs comme l’Isotta-Fraschini de 160 cv et le SPA de 200/220 cv et surtout le Fiat de 300 cv en V mais la production est aussi insuffisante.

            Les États-Unis envoient en 1917 une équipe d’ingénieurs en Europe qui a pour mission d’étudier un moteur. Il voit le jour sous le nom de « Liberty » de 400 cv avec 12 cylindres en V. Il est fabriqué dès 1918, mais vraiment mis au point qu’à partir de 1919.

            Tous ces moteurs de la Grande Guerre sont des extrapolations de l’avant guerre mais d’immenses progrès ont été accomplis concernant la puissance, le rapport poids/puissance, l’endurance et la sureté de fonctionnement. L’emploi généralisé des métaux légers, une carburation plus régulière et plus économique et des techniques d’usinage sans cesse améliorées, ont permis de doubler la vitesse de rotation et le taux de compression qui devaient conduire aux moteurs de l’entre deux guerre. L’accumulation des connaissances, stimulée par la course technologique rend la conception d’un moteur de moins en moins aléatoire. Une véritable technique et son industrie associée étaient créées.  

            La France occupe une place prépondérante en développant une véritable industrie de moteurs d’avions qui va contribuer grandement à la victoire alliée dans la bataille aérienne. On compte, en France, 75 000 personnes qui travaillent pour l’industrie des moteurs à la fin de 1918. La production de moteurs français est estimée à plus de 90 000 exemplaires qui motorisent les appareils français et alliés. En comparaison les Allemands en produisent 41 000 comme les Britanniques et les Américains 32 000. Même les essais au sol deviennent de véritables tests d’endurance avec 10 heures par moteur en 1914, puis 50 en 1916 et 100 en 1917.

            Les chiffres de production notifiés par le Service des Fabrications Aéronautiques (organe de la Direction de l’Aéronautique chargé d’assurer la direction des programmes de l’industrie privée) sont impressionnants :

            – 1914 (à partir d’août) : 860 ;

            – 1915 : 7 086 ;

            – 1916 : 16 785 ;

            – 1917 : 23 092 ;

            – 1918 : 44 563.

            Cette production a permis de fournir plus de 24 500 moteurs aux alliés, dont 12 800 au Royaume-Uni.

            Les modèles les plus construits sont l’Hispano Suiza 200-220 cv (20 300 sans compter les licences), le Rhone 110 cv rotatif (9 650), le Gnome 80 cv (8 700) et le Clerget 130 cv (6 300). Par comparaison, le moteur Rolls-Royce Falcon de 190-220 cv n’a pas dépassé les 1 650 exemplaires.

            Le succès de cette production annonce, par contre, le drame de l’industrie aéronautique française de l’après guerre: l’écoulement des stocks va pénaliser la recherche française et les constructeurs étrangers, allemands, anglais et américains vont réaliser de meilleurs moteurs [1].

            La bataille de Verdun a marqué une étape dans la guerre des techniques. L’engagement intense préfigure la guerre aérienne moderne et ses caractéristiques : le matériel doit être puissant, fiable et disponible en quantité suffisante (on commence l’année 1916 à 1 000 moteurs par mois, on la termine à 1 700).

            Un pays en guerre mécanique remporte des combats avec ses bataillons d’ingénieurs et de compagnons qui étudient, produisent et essayent. La guerre des techniques, pendant la Première Guerre mondiale, est un front souvent oublié.

* DEA d’histoire contemporaine, Direction de la Communication, Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation.

[1] Sur l’histoire de Snecma, cf. 100 ans de moteurs d’aviation – 50 ans de Snecma, Snecma, 1996, 73 p.

 

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