Débat

Le débat s’ouvre sur des questions de François Cailleteau ; elles portent d’une part sur la cohérence de la réforme militaire, qui selon lui, aurait dû être réalisée depuis longtemps et d’autre part sur la dualité de la politique européenne et atlantique de la France.

Pour Jean Klein, la question de la dualité des politiques européenne et atlantique se pose depuis longtemps. Dans les années 1970, les Américains étaient favorables à la construction de l’Europe dans la mesure où elle permettait d’envisager le « partage du fardeau » (burden sharing) de la défense, mais ils se montraient réservés en ce qui concerne le partage des responsabilités. Ce différend fut au cœur de la querelle franco-américaine après le retour au pouvoir du général De Gaulle qui posa d’emblée la question de la réforme de l’OTAN. Cette requête n’ayant pas été satisfaite, il en tira les conséquences et procéda au retrait des forces françaises du système militaire intégré3.

Aujourd’hui, la réforme de l’OTAN est de nouveau à l’ordre du jour et le Conseil atlantique de Berlin (juin 1996) en a tracé le cadre. La France, de son côté, s’est prononcée pour l’européanisation de l’Alliance par le biais de la création de Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM) et envisage de devenir membre à part entière d’une OTAN rénovée où pourrait s’affirmer « l’identité européenne de défense ». Faut-il voir dans la nouvelle politique française une répudiation de l’héritage du fondateur de la Ve République ? Sur ce point, les avis sont partagés et, hier, M. Jean-Claude Mallet, directeur de la Délégation aux Affaires Stratégiques (DAS) du ministère de la Défense, a affirmé lors d’un colloque organisé par la revue Défense nationale et la Fondation pour les Études de Défense (FED) que la réintégration de la France dans l’OTAN était subordonnée au succès des réformes entreprises. On ne pourra donc se prononcer en la matière qu’après la réunion du Conseil atlantique à Madrid, en juillet 1997. En outre la question de l’identité européenne de défense est compliquée par les perspectives de l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, cet élargissement pouvant entraîner une dilution de la composante européenne de l’alliance occidentale.

Pour Pierre Dabezies, il n’y a pas continuité de la politique gaullienne quant à l’entrée de la France dans l’OTAN. En effet, avant le retrait de 1966, le général De Gaulle était obligé de tenir compte du contexte international, celui de la guerre froide, et par extension de reconnaître que les États-Unis étaient indispensables. Aujourd’hui, le contexte ayant changé, l’OTAN, privée d’ennemi, est très largement devenue, comme l’a démontré le commandant Pène, une entreprise américaine, l’élargissement étant, sur ce plan, un moyen de disposer à travers le monde de coalitions alliées. Or la France, en rentrant dans l’OTAN, avoue son échec, l’échec de l’Europe qu’elle visait, et de facto s’aligne. Certes, elle espère par là mieux tourner l’obstacle et troquer contre le « refus » passé, qu’on qualifie aujourd’hui de stérile, une « influence » nouvelle. En abandonnant sa position spécifique, son rôle de « poil à gratter », et en s’immergeant dans un ensemble dont la dominante est de plus en plus anglo-saxonne, non seulement elle risque fort de ne pas aboutir à la défense européenne qu’elle souhaite, alors que les Américains ne la souhaitent pas, mais elle a toute chance de se banaliser. La France ne doit pas, comme les vieux chinois, se couper les pieds pour les mettre dans de trop petits souliers. L’alternative est donc, jusqu’à nouvel ordre, de persister.

Pour le commandant Pène, le retour dans le système militaire de l’OTAN prendra du temps et la France n’est pas dépourvue d’atouts qui lui permettront d’exercer une certaine influence au sein de l’Alliance.

Jean Klein se montre sceptique sur les chances d’une PESC et doute que les États-membres de l’Union européenne aient la volonté d’agir d’une manière autonome pour défendre leurs intérêts ou participer à des opérations de sécurité coopérative sous l’égide de l’UEO. Ainsi, le Premier ministre français, Alain Juppé, avait lancé l’idée d’une dissuasion concertée à l’automne 1995 mais le partenaire allemand qui en était le principal destinataire n’a manifesté aucun enthousiasme et, dans le document adopté à l’issue du 68e sommet franco-allemand de Nuremberg (9 décembre 1996) on se borne à indiquer que les deux parties sont prêtes à engager un dialogue sur la fonction de la dissuasion nucléaire dans le contexte de la politique de défense européenne. Par ailleurs, l’ambassadeur François de Rose a déploré la pusillanimité des Européens qui n’ont pas osé prendre la relève des Américains en Bosnie-Herzégovine à l’expiration du mandat de l’IFOR et ont laissé entendre qu’ils ne maintiendraient pas de forces dans les Balkans si les Américains ne renouvelaient pas l’engagement qu’ils ont pris dans le cadre de la SFOR. Il est possible que les Européens aient d’ores et déjà les moyens militaires leur permettant d’agir seuls sur certains théâtres comme l’a suggéré André Brigot, mais on peut se demander s’ils en ont la volonté. Les dernières déclarations du ministre de la Défense allemand, Volker Rühe, ne vont pas dans ce sens.

André Brigot rappelle que l’Union européenne s’est construite à partir de l’économie et estime que la multiplication de petits pas oblige les Européens à se poser dorénavant la question du projet politique. D’une part, chacun utilise l’Union pour promouvoir ses intérêts nationaux ; d’autre part, la peur de la Russie et les incertitudes sur la place qui lui revient dans un système de sécurité européenne favorisent la prépondérance américaine. L’appropriation par les partis politiques et les forces sociales du projet européen pourrait redonner un sens plus politique à ce qui n’a été, jusqu’à aujourd’hui, qu’un projet technique et industriel.

En réponse à une dernière question sur la PESC, Jean Klein rappelle que la France a renoncé à inscrire la défense de l’Europe dans le cadre exclusif de l’UEO, de sorte que le choix de « l’européanisation de l’OTAN » peut être interprété comme une renonciation à une défense autonome de l’Europe. En toute hypothèse, la défense européenne présuppose une volonté politique qui ne s’est pas affirmée clairement. Par ailleurs, on ne peut faire abstraction des intérêts de sécurité de la Russie dans la perspective de l’élargissement de l’OTAN. Le dialogue entre Washington et Moscou est révélateur des préoccupations des deux protagonistes à cet égard et il faut s’attendre à ce que les présidents Clinton et Eltsine parviennent à une entente sur ces sujets lors de leur rencontre à Helsinki la semaine prochaine. Toutefois le risque d’un condominium russo-américain n’est pas exclu et il est probable que la sécurité européenne s’inscrira dans un espace géostratégique s’étendant, selon la formule dont usait déjà James Baker en 1992, « de Vancouver à Vladivostok« . Les deux « Grands » en seraient les garants.

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Notes:

3 Voir l’article officieux publié dans la revue Politique étrangère, n° 3, 1965, sous le titre « Faut-il réformer l’Alliance atlantique ? ».

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Les élargissements en Europe et la réforme de la défense en France

André Brigot

Le premier élargissement auquel la France doit faire face est celui de l’Alliance et de l’OTAN.

Celui-ci prend deux formes : la première, géographique, avec l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale ; la seconde, technique, au sens de l’adaptation des différents pays membres aux normes techniques et organisationnelles définies par les États-Unis.

Or, les États-Unis ont plus besoin d’un marché stable et étendu en Europe, permettant d’accroître leur influence et leurs ventes de matériels, que d’apporter une garantie à des États d’Europe centrale et orientale face à des risques à faible probabilité. L’élargissement de l’OTAN n’est donc pas d’abord un élargissement des garanties, au sens d’une extension de l’alliance classique à l’Europe de l’Est, mais une façon d’élargir les capacités d’organiser et de lever des coalitions sur le continent, par le biais de la standardisation des moyens techniques et de l’organisation des modules de forces (Groupes de Forces Interarmées Multinationales/Combined Joint Task Forces). Ces principaux moyens sont ceux qu’on regroupe sous l’appellation de RMA, c’est-à-dire l’ensemble des techniques de communication et d’information qu’on désigne parfois par l’image d’un parapluie informationnel2. Ces moyens techniques permettent une hégémonie politique, correspondant à la régionalisation, en Europe, d’une stratégie mondiale unipolaire.

Cette transformation de l’OTAN entraîne cependant la création de zones différenciées : le grand protecteur, les alliés classiques, les PECO dont le statut est spécifique (pas de stationnement permanent de troupes alliées, pas d’armes nucléaires, etc.). L’élargissement diminue en réalité les garanties de tous et introduit en Europe des statuts particuliers. D’autant que les réelles zones à problèmes – pays de la Baltique et Ukraine – restent dans la zone d’influence de la Russie. Il tend donc à créer de l’hétérogénéité et des fractures plus qu’à assurer une stabilité, notamment vis-à-vis d’une Russie vaincue.

Mais ceci n’est pas contradictoire avec la stratégie américaine car cela permet, par des moyens techniques, de constituer le moment venu les différentes coalitions de forces nécessaires, adaptées aux différents cas qui pourraient survenir. L’Alliance n’est pas élargie, elle devient un réservoir de coalitions ad hoc.

Le gouvernement Juppé et le président de la République ont-ils obtenu, depuis 1994, les assurances qu’ils disaient avoir exigé pour poursuivre la réintégration des forces françaises dans l’OTAN ? À quelques semaines du sommet de Madrid de juillet 1997, rien n’assure que l’autonomie stratégique de l’Europe, ou même de la France, soit garantie par les transformations annoncées.

Simultanément, un autre élargissement progresse : celui de l’Union européenne. Pour celle-ci, il existe deux attitudes : l’une maintient un souci d’homogénéité communautaire élargie ; l’autre se résout, face aux difficultés liées à la pluralité des avis des membres, à confier à un noyau dur l’essentiel de l’approfondissement.

La Conférence Intergouvernementale (CIG) devrait, à Amsterdam les 16 et 17 juin 1997, retrouver ces divergences dans les avancées relatives à la transformation des 2e et 3e piliers PESC, Affaires intérieures et de justice).

– Une petite cellule d’analyse devrait permettre de rassembler les informations et de mettre à la disposition des décideurs de politique étrangère des informations aujourd’hui réparties entre les différents États-membres.

– La nomination d’une « personnalité commune » viserait à accroître la visibilité de la PESC.

– La multiplication de représentants spéciaux contribuerait à une meilleure représentation de l’Europe à l’extérieur : au Moyen-Orient, dans les Balkans, etc.

Ces éléments permettront-ils, à travers la CIG, de développer réellement une PESC ?

Une interrogation porte sur le mécanisme de l’intergouvernementalité, qui fonde entre autre le développement de la politique de sécurité commune. Il apparaît comme un quasi-despotisme aux mains des gouvernements nationaux bien plus qu’un élément créateur d’union. Les mécanismes de l’intergouvernementalité font du Conseil européen, au secrétariat permanent duquel sera rattachée la cellule d’analyse, une structure de décision restreinte, sans contrôle parlementaire d’éventuelles opérations extérieures. Mécanisme sans effet véritablement communautaire, le Conseil européen est une institution qui permet de faire passer, sous prétexte de directives de Bruxelles, des décisions qu’il serait plus difficile de prendre dans un cadre strictement national. Il est malheureusement fort probable que de tels mécanismes seront retenus pour un développement éventuel de la PESC. De fait, il n’est pas possible de dire qu’il y a une décision démocratique en matière d’intervention extérieure. Or, ceci est d’autant plus grave que ces opérations ont tendance à devenir permanentes depuis 1990 et qu’elles ne reposent, ni au niveau national, ni au niveau communautaire, sur un débat permettant un soutien collectif. Comme la France a, dans le domaine de la décision d’intervention, une des législations les plus personnalisées, reposant quasi uniquement sur le Président, on peut s’interroger sur l’accroissement de pouvoir réel qu’apporte, d’une part, la professionnalisation des armées qui supprime tout contrôle parlementaire, d’autre part, le recours aux structures intergouvernementales qui permet de faire apparaître comme européennes des décisions prises entre « souverains ». Les petits États, qui refusent une diminution du nombre des représentants nationaux, ont obtenu satisfaction, mais au prix de la création d’un groupe restreint de décideurs et au détriment de la formation d’une expression de la volonté commune d’un « peuple européen ».

S’agissant de l’UEO, des progrès ont été réalisés dans l’élargissement géographique par l’entrée de membres associés et, dans le cadre des moyens d’une PESC, par l’accroissement des capacités matérielles. Ses capacités techniques ont été améliorées, l’identification des forces utilisables réalisée et les mécanismes d’acquisition du renseignement développés. Bien que limités, ces mécanismes permettent d’avancer dans un cadre un peu plus communautaire. Cette identification, la constitution de moyens opérationnels, voire la réalisation d’opérations strictement européennes, sont des éléments qui importent dans ce domaine. La récente présidence française de l’UEO n’a pas été marquée par des avancées décisives, tout se passant comme s’il s’agissait surtout d’entrer dans l’OTAN et d’intégrer l’UEO dans l’Union européenne.

Plus encore que ces aspects institutionnels, ce qui importe quant à la réalisation d’une capacité européenne en matière de sécurité est la multiplication des structures militaires, bilatérales ou multilatérales, regroupant de façon de plus en plus importante les Européens et dans lesquelles les Américains sont de moins en moins présents. Il peut sembler incongru que les Européens, et surtout la France, demandent le commandement sud de l’OTAN, où 90 % des forces navales sont américaines ; mais il faudra bien reconsidérer le problème du commandement terrestre dès lors que 90 % des forces en Europe sont européennes. Par conséquent, la multiplication des structures et des unités européennes, comme l’Eurocorps, sont de nature à donner un jour les moyens d’intervenir et de donner à l’ »identité européenne de défense« , selon la formule retenue au sommet de Bruxelles de juillet 96, des moyens concrets. À cet égard, le départ annoncé des troupes américaines des Balkans à la mi-98 devrait être un test important. Les Européens seront alors au pied du mur.

Avec l’insertion de l’UEO dans l’Union européenne et la multiplication des coopérations concrètes qui constituent un noyau dur, dont le cœur reste le couple franco-allemand (d’où la notion de solidarités renforcées), des capacités européennes se constituent de fait. S’y ajoute la perspective d’une monnaie unique, dont les conséquences en matière de sécurité, par la constitution d’un territoire monétaire, sont encore mal perçues. La confiance, qui est le fondement d’une monnaie, ne pourra être mise en doute par des acteurs extérieurs à ce territoire sans qu’un problème de sécurité ne se pose immédiatement et sans que les membres de cet ensemble traduisent en termes de sécurité ce qu’ils auront établi en termes monétaires.

Enfin quant à la sécurité intérieure, les accords de Schengen constituent un autre élément de ce noyau dur, procédant d’une coopération concrète et non d’un projet politique. À ce titre, à se focaliser en matière de PESC sur les opérations extérieures, on oublie que la création des États et des entités politiques a historiquement toujours été un processus qui part du contrôle interne de l’espace et non pas de la projection de forces.

La prise en charge de la sécurité intérieure de l’Europe (par exemple l’affaire yougoslave) est un mécanisme qui concerne et contraint les Européens. Ainsi la liste Sarajevo, lors des élections européennes de 1994, s’est traduite par une appropriation soudaine par l’opinion d’un enjeu européen et a troublé le mécanisme anesthésié des élections au Parlement européen. La Yougoslavie est soudain devenue un objet de politique étrangère et de sécurité réellement commune, repris par les citoyens. Que nous apprend le mécanisme de Dayton ? Celui-ci peut être décrit comme l’effort diplomatique des Européens plus l’usage de la force. De fait, ce n’est pas dans des opérations lointaines que les Européens trouveront la justification et l’utilité d’une sécurité commune, mais dans des opérations proches qui concernent l’opinion publique européenne et pour lesquelles les Européens disposent de moyens suffisants. À ce titre, comment pouvait-on prétendre avant 1990 que l’Europe disposait de moyens suffisants pour arrêter le Pacte de Varsovie, et qu’en Yougoslavie elle avait besoin des hélicoptères blindés américains ? L’Europe ne peut avoir une politique de sécurité sans admettre la fonction et l’organisation du recours à une force commune. Mais, pour qu’elle soit soutenue par les opinions, cette politique doit privilégier la sécurité intérieure de l’ensemble du territoire européen et de ses abords. Les opérations extérieures et même les politiques strictement françaises, par exemple en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, semblent avoir perdu toute efficacité autre que spectaculaire. Comme en matière d’industrie d’armement, le choix européen en matière de sécurité et de défense, qui nécessite de convaincre nos partenaires, semble inévitable.

Si on reconnaît que, dans l’espace européen, s’imposent le projet de construction d’une entité politique et des opérations militaires pouvant lui être associées, ce projet serait constitutif de cette identité et un espoir peut naître pour la PESC. La réflexion sur la notion d’élargissement et d’intégration par les différentes institutions agissant sur ce continent est une bonne voie pour éviter à l’Europe de retourner à une addition de nationalismes.

Si les domaines ouverts en matière de défense par la présidence de Jacques Chirac (industrie, professionnalisation, alliances) sont fondamentaux, les objectifs restent imprécis dans le cadre général de l’élargissement des institutions continentales.

 

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Notes:

2 Voir La Révolution des affaires militaires, Cahiers d’études stratégiques CIRPES, n° 18, 1996.

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La nouvelle politique de sécurité des États-Unis et les relations transatlantiques

Michel Pène

 

Les grandes orientations de la politique des États-Unis en matière de sécurité que sont l’engagement et l’enlargement et par ailleurs, les relations franco-américaines, fluctuant entre amitié historique et irritations ponctuelles sont les deux grands axes autour desquels doit s’articuler notre réflexion.

Les chances d’une politique de sécurité européenne sont réelles, car celle-ci est nécessaire autant aux États-Unis qu’à l’Europe, dans leur souci commun de stabiliser la paix au cœur de nos sociétés. Un basculement des puissances est en effet envisagé à terme par les Américains, le Pacifique devenant la priorité.

Avant de dégager les grandes orientations de la politique étrangère américaine, il faut rappeler le caractère complexe du processus décisionnel aux États-Unis, qui repose sur la tradition d’un système politique morcelé, dans lequel évoluent des acteurs publics et privés. La politique étrangère des États-Unis est décidée par le Président et le National Security Council, qui doivent compter avec le Congrès, les lobbies, l’opinion publique. Les Européens devraient prendre conscience de ce processus essentiellement délibératif, alors qu’en France, le système est encore marqué par la domination de l’exécutif.

Ainsi, en février 1996, une analyse officielle du contexte géopolitique, fruit d’une réflexion impliquant le Congrès, les think tanks et d’autres groupes, a débouché sur la définition de la stratégie de sécurité nationale. Autour de cette analyse très générale de l’environnement, où la diversité des dangers était soulignée et où, chose remarquable, l’adversaire y était désigné, un classement des intérêts américains était effectué : intérêts vitaux (défense du territoire, des citoyens américains, des alliés et de leur « bien-être »), intérêts importants (maintien du statu quo dans les relations internationales), et enfin intérêts humanitaires (populations déplacées, catastrophes etc.). En parallèle à ces intérêts, les objectifs de la politique de sécurité s’articulent autour d’un renforcement de la sécurité des États-Unis grâce à des forces militaires prêtes à combattre et prépositionnées dans le monde, d’une nouvelle approche des alliances (élargissement de l’OTAN, Partenariat pour la Paix), d’une volonté d’appuyer la reprise économique à travers des organisations telles que l’ALENA et le GATT, et enfin de promouvoir la démocratie de libre marché dans le monde. De ces objectifs, il ressort que la préoccupation principale des États-Unis concerne le bien-être de la société américaine et sa puissance économique.

Il est intéressant de noter que, dans ce document, la National military strategy, trois pages seulement sont consacrées à l’Europe et à l’OTAN. L’accent mis sur certaines querelles et crises européennes témoigne de l’intérêt que les États-Unis continuent de porter au vieux continent. À cet égard, l’engagement américain en Bosnie via l’OTAN, l’IFOR puis la SFOR, est venue rassurer les Européens sur la persistance de l’engagement américain en Europe. À long terme cependant, un basculement des forces s’opérera de plus en plus au profit de la zone Asie et Pacifique ; il est actuellement au centre des préoccupations américaines.

La stratégie militaire américaine procède de cette National security strategy et l’équivalent américain du Livre blanc sur la Défense en France est la National military strategy, reprise ensuite pour chaque armée dans des documents publics. Le document bottom-up review constitue surtout une base de discussion en matière budgétaire. Le budget militaire est défini à partir de l’hypothèse que les États-Unis doivent gérer des conflits régionaux majeurs. De ce document, à l’approche très technique, le concept de la Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) y est développé : celle-ci s’articule principalement autour de trois pôles : automatisation, « zéro mort », l’Europe assurant la piétaille et les États-Unis les techniques de l’information comme Force XXI pour l’US Army, plaçant la barre technologique très haut. Elle se met en place actuellement mais pose des problèmes d’interopérabilité avec les alliés.

Dans le domaine des alliances, il peut être affirmé que les États-Unis contrôlent celles-ci à travers leur supériorité en matière de renseignement (la bataille spatiale et l’alerte), de logistique (transport de projection), des télécommunications et de la planification des opérations en temps réel. Si les États-Unis sont modérément enclins à partager la maîtrise de ces domaines, clés du raffermissement de leur hégémonie, ils sont également réticents à assumer seuls le rôle de « gendarme du monde », pour des raisons économiques. Avec un président démocrate et un Congrès républicain, l’engagement américain sera de plus en plus mesuré. Aussi une solution pour les Américains passe-t-elle par la coopération avec des alliés plus prompts à intervenir, tels que la France ou la Grande-Bretagne.

Les États-Unis donnent au concept de l’alliance un sens rénové, du fait qu’il se rattache à la stratégie générale de l’enlargement et non plus au containment de la bipolarité nucléaire et qu’il concerne des forces politiques à transnationaliser et non réellement d’internationaliser les critères entre États-nations. Ces liens entre alliés ne peuvent que faciliter la tentation des Américains de se décharger partiellement sur les alliés des opérations considérées comme non vitales.

De fait, les relations transatlantiques souffrent de facteurs défavorables – disparition de la menace majeure, divergence dans l’évaluation des risques et des menaces, croissance de la zone Asie-Pacifique, eurocentrisme du vieux continent, et enfin, et non le moindre, la compétition économique – mais elles bénéficient cependant de points favorables, tels que la reconnaissance récente d’une identité européenne de défense, de l’engagement américain en Bosnie et peut-être en Afrique, du consensus européen sur la permanence américaine en Europe et enfin d’un rapprochement France-OTAN.

Les centres de puissance basculent et les États-Unis ont une approche réaliste : ils constatent qu’ils ne peuvent maintenir le contrôle, ce qui les conduit à admettre une Europe forte, même s’ils la redoutent. Dans cette analyse, le poids du facteur économique est déterminant. L’unilatéralisme américain aura à ce titre des conséquences importantes dans les relations États-Unis/Union européenne, la rivalité étant d’autant plus âpre que les secteurs les plus performants pour la France comme pour l’Union européenne sont ceux où les États-Unis tentent d’imposer leur hégémonie.

Au-delà de cette compétition économique affectant les relations transatlantiques, la vision américaine de l’Alliance passe par la définition d’une structure pour une nouvelle OTAN autour d’ennemis communs, à savoir le terrorisme, la drogue, les États parias. Cette nouvelle communauté atlantique sera le vecteur de la politique étrangère des États-Unis tout comme l’OTAN le fut autrefois pour la politique européenne. De fait, à l’heure où l’OTAN devient de plus en plus une affaire de politique étrangère pour les Américains, la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) devient une affaire de politique de défense pour l’Union européenne. Les États-Unis cherchent les voies du maintien de l’influence sur le continent européen, tandis que les Européens s’interrogent sur la sauvegarde de leurs outils de défense. Pour les Britanniques, l’OTAN rassemble tous les atouts, alors que les Allemands privilégient l’Union européenne comme vecteur de rayonnement. La France est engagée dans une voie qui combine l’approfondissement de l’Union européenne aux côtés de l’Allemagne, et paradoxalement, en apparence, elle exprime la volonté de se rapprocher de l’OTAN. En effet, la France, depuis deux ans, se déclare prête à prendre place dans une Alliance rénovée, démarche qui n’a rien d’inéluctable ni d’irréversible.

Il est nécessaire de s’interroger sur le pourquoi d’une Communauté européenne de sécurité et de défense. D’une part, la construction européenne sera incomplète si elle n’englobe pas la dimension sécuritaire. L’Union européenne doit assumer ses responsabilités dans ce domaine à la hauteur de son poids économique, de ses intérêts stratégiques et de ses ambitions politiques. Pour cela, une adaptation institutionnelle est indispensable : de nouvelles relations doivent être définies entre le Conseil Européen, l’UEO et l’OTAN. De plus, les instruments de la sécurité européenne sont encore insuffisants.

L’OTAN a commencé sa réadaptation dès 1991, avec la mise sur pied des GFIM, des nouveaux formats du Conseil, l’élargissement à l’est, l’établissement des relations avec la Russie, etc.

Cette nouvelle Alliance doit refléter un nouvel équilibre euro-atlantique. Par extension, l’Union européenne doit pouvoir préidentifier les moyens et les structures, les commandements communs employés par elle seule. En d’autres termes, l’OTAN doit assurer l’équité de la représentation européenne, son élargissement devant être un processus naturel ; l’Alliance ne doit en aucun cas devenir un instrument d’une domination politique, ni à l’est, ni au sud ; dans la mesure où il n’existe pas de menace dans ces régions, il n’y a aucune raison de procéder à un élargissement bâclé.

De fait, il est dans l’intérêt commun que l’élargissement veille à la synchronisation de deux processus : l’ouverture de l’OTAN vers l’est et l’élargissement de l’Union européenne. Ainsi, l’Alliance rénovée devra s’insérer dans une structure plus large, celle de l’architecture de sécurité du continent.

En 1999, le cinquantenaire du traité de Washington devrait coïncider avec l’adhésion de nouveaux membres. L’Europe, au même moment, se dotera d’une monnaie commune. Les relations euro-américaines connaîtront donc leur heure de vérité. En dépit des difficultés, l’Alliance rénovée doit promouvoir un partage équitable des responsabilités transatlantiques, assurer l’autonomie européenne, maintenir la solidarité et enfin répondre ensemble aux défis tels que la prolifération et les menaces transnationales.

Quant aux relations particulières franco-américaines, l’amitié est réelle, la courbe des rapports officiels marquant une tendance nette à l’amélioration (en dépit des divers anti-américanismes français et de leurs réciproques américaines). Certaines perceptions erronées, qui conduisent à des frustrations d’un côté et à des agacements de l’autre, proviennent d’un manque de connaissance mutuelle et de deux cultures différentes. À cet égard, la façon dont sera traité le désengagement américain de la SFOR prévu en 1998 sera très révélatrice de l’état de la relation États-Unis/Europe mais également de la capacité et de la détermination européenne à prendre en compte son propre sort.

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La fin de l’ordre bipolaire a conduit à un monde multipolaire, dominé par les États-Unis. Dans le basculement des centres de puissance, la place existe pour une redéfinition des liens euro-atlantiques. Pour cela, il faut une PESC reconnue, dont la réalité soit respectée. Quant à la France, son refus des blocs l’a conduite, à travers la construction européenne, à retrouver une certaine indépendance et une autonomie stratégique afin de choisir son destin. L’Alliance devra être redessinée et les rôles redistribués entre les États-Unis, l’Union européenne, la Chine, la Russie et, demain, le Japon. Enfin, la récente proposition d’un dialogue entre l’Europe et l’Amérique latine pourrait redonner au cadre transatlantique un second souffle : il n’y a pas de chasse gardée, ni de blocs.

 

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Introduction

Pierre Dabezies et Jean Klein

Est-il opportun de débattre d’une question – la réforme de la politique française de défense – qui a d’ores et déjà retenu l’attention des spécialistes et suscité de nombreuses publications ? Si le Centre de Relations Internationales et de Stratégie (CRIS) a cru devoir organiser un colloque sur ce thème, c’est dans le dessein d’accroître la visibilité des études de défense au sein de l’Université française où elles ont acquis droit de cité dans les années soixante-dix.

L’Université de Paris-I a été pionnière en ce domaine. Le CRIS a remplacé le CEPODE (Centre d’Études Politiques de Défense), créé en 1971 et le DEA de Relations internationales (option Politique et Stratégie) a plus de vingt-cinq ans d’existence.

Des divergences peuvent parfois s’établir entre les universitaires, rétifs à la pensée unique, et les militaires, portés à ressentir comme critique toute analyse non conforme à la ligne des armées. Une bonne illustration en est donnée par l’actualité. Dans les années passées, certains spécialistes ont, en effet, préconisé un changement de style et d’attitudes de commandement, une ouverture plus grande des casernes, moins de spécificité, bref, une adaptation plus directe de l’armée aux réalités sociales nouvelles. Or, pareilles suggestions n’ont pas toujours été bien accueillies, leur auteur étant facilement suspecté de vouloir dénigrer l’armée. Aujourd’hui, dans la mesure où certains ont expliqué l’abandon de la conscription par son caractère archaïque, peut-être peut-on regretter qu’une plus grande attention n’ait pas été portée à ce type d’analyse !

Conscription/armée de métier : dans sa partie centrale, la réforme présente a, en fait, des racines anciennes, attestées par d’innombrables débats, des numéros spéciaux de revues, voire des colloques, tel, en 1991, celui de la FEDN. Des commissions avaient notamment établi que, dans un pays sophistiqué et syndicalisé, l’organisation d’un vaste « service national » était devenue illusoire… Question de droit, de finances, de compétences, d’encadrement etc. C’est dire que quand le président Jacques Chirac a annoncé son choix d’une armée professionnelle en souhaitant qu’on discute en quelque sorte « du reste », il n’y avait plus grand chose à discuter. La décision majeure aurait dû être prise en « aval » : la prendre « en amont » du débat, c’était le stériliser.

Les « écoles » favorables à la réforme avancent des arguments parfois divergents. Pour les uns, « l’État militaire » – à part, exclusif, spécifique – implique l’armée professionnelle qu’une trop grande proximité avec la société civile ne peut qu’affaiblir ou dégrader. Pour d’autres, l’arme nucléaire ayant rendu la conscription inutile, les mesures actuelles sont parfaitement fondées. Foin des gros bataillons… à ceci près qu’en l’occurrence la réforme vise à projeter des forces, ce qui précisément n’est pas dans la ligne de la dissuasion à tout prix ! D’autres enfin estiment qu’avec la Révolution, l’Empire et les grandes guerres la France traîne derrière elle un appareil martial démesuré. L’armée doit être réduite à un service public et le pays démilitarisé. Enfin, à droite comme à gauche, on trouve les tenants de ce que l’on peut appeler « l’école anglo-saxonne », hostile au refus gaullien de rentrer dans l’OTAN et à toute exception française. L’armée doit être au service de l’Europe et de l’Occident ; le reste est dépassé !

Autre problème, « l’outil » et le « projet ». On peut discuter du dilemme service militaire – armée de métier sur le plan technique, politique, sociologique, de même sous l’angle stratégique et financier, en trouvant des arguments des deux côtés. Au-delà de l’outil, du comment, il y a cependant le pourquoi, le projet. L’arme atomique n’était-elle pas d’abord, pour le général De Gaulle, un moyen politique ? Des forces projetables, pour qui, dans quel cadre ?…

L’OTAN hégémonique ou l’Europe otanisée, l’Europe européenne, la France ?… N’a-t-on pas été un peu vite en changeant l’outil, sans bien distinguer encore sa finalité, la menace étant floue et l’avenir politique mal déterminé ?

Repoussant au débat de l’après-midi deux autres questions essentielles, l’avenir du lien armée-nation et l’impasse apparemment faite sur tout ce que recouvre le vocable élargi de DOT (Défense Opérationnelle du Territoire), on peut se demander, en définitive, si cette décision précipitée aux allures de pari – source probable d’une force et d’une influence réduite – a été suffisamment pesée. Inconnue du recrutement, pesanteur négative des finances, commandes d’armement en baisse alors qu’il faut doper l’industrie, moyens de projection partiellement hypothétiques… autant de questions, parmi d’autres, que ce colloque doit aider à élucider en éclairant, du même coup, une réforme nécessaire dans son principe mais incertaine, peut-être, dans ses effets.

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Index des sigles utilisés

  • ALENA : Accord de Libre-Échange Nord-Américain (NAFTA).
  • CED : Communauté Européenne de Défense.
  • CEPODE : Centre d’Études Politiques de Défense.
  • CREST : Centre de Recherche et d’Études Scientifiques et Techniques.
  • CIG : Conférence Intergouvernementale.
  • DAS : Délégation aux Affaires Stratégiques (ministère de la Défense).
  • DGA : Délégation Générale pour l’Armement (ministère de la Défense).
  • DMA : Direction Ministérielle pour l’Armement.
  • DOT : Défense Opérationnelle du Territoire (France, mars 1973).
  • FED : Fondation pour les Études de Défense.
  • FEDN : Fondation pour les Études de Défense Nationale (1972).
  • FORPRONU : Force de Protection des Nations Unies (ex-Yougoslavie).
  • GATT : General Agreement on Tariffs and Trade ; Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce.
  • GFIM : Groupes de Forces Interarmées Multinationales ; en anglais : Combined Joint Task Forces (CJTF).
  • IFOR : Implementation Force (remplace le 20 décembre 1995 la FORPRONU).
  • OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord .
  • PECO : Pays d’Europe Centrale et Orientale.
  • PESC : Politique Étrangère et de Sécurité Commune.
  • RAM : Révolution dans les Affaires Militaires (RMA).
  • R&D : Recherche et Développement.
  • SFOR : Stabilization Force (remplace le 21 décembre 1996 l’IFOR).
  • UE : Union Européenne.
  • UEO : Union de l’Europe Occidentale.

 

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