Sur le rôle du nucléaire. Que viendrait faire le nucléaire en cette affaire ?

Durant la guerre du Kosovo, il a été question, soudainement, des forces nucléaires russes. Une brève proclamation du président (ex-communiste) de la Douma a suggéré le 8 avril 1999 que les armes nucléaires pourraient cibler les pays de l’OTAN. Cette déclaration, rapidement démentie par l’Exécutif russe, à commencer par le général Sergueyev, ministre de la défense, ancien patron des forces nucléaires stratégiques, a été écartée d’un revers de main. Telle que, elle relève de l’absurdité. Les Russes ont certes le pouvoir mais en aucun cas la volonté d’entreprendre contre les pays occidentaux une gesticulation intimidante de leurs forces nucléaires. Ils n’ont pas cru devoir évoquer, ce qui eût constitué une première étape la dénonciation des accords de déciblage conclus avec Washington et Londres en 1993. De fait, leurs intérêts militaires immédiats et pressants tournent autour d’un accord qui venait d’être signé le 30 mars 1999. Il s’agissait de réviser le traité CFE de novembre 1990. Accord qui aménageait la fin de la guerre froide et qui limitait par zones les volumes de forces. Or, confrontée à de graves difficultés dans le Caucase, la Russie a besoin de recouvrer une marge de manœuvre militaire.

Il n’en demeure pas moins que M. Eltsine a agité pour la troisième fois (deux de trop pour être crédible) le spectre d’une guerre européenne, voire mondiale. Face à une Douma qui recherche son discrédit, il ne pouvait pas moins faire, du moins par la rhétorique.

Un des aspects les plus préoccupants de la guerre du Kosovo tient à la faiblesse politique des gouvernements en place. M. Clinton, de justesse, a échappé à l’impeachment mais le Congrès, par des voies moins spectaculaires, maintient la pres­sion sur un président affaibli. La cohabitation, l’éclatement de la droite ne laissent à M. Chirac qu’une marge de manœuvre très étroite. En Allemagne, M. Schroeder s’exerce au pouvoir, après des débuts d’une extrême confusion. Ce n’est donc pas un hasard si M. Blair caracole en tête. De tous les chefs d’État ou de gouvernement euro-atlantiques, sans être le plus fort, il est le moins affaibli. Quant à M. Eltsine, on n’ose plus émettre de jugement. Tout a été dit sur sa décrépitude. En somme, on espère que les appareils d’État tiendront le choc dans une situation où les dirigeants manquent de pouvoir, d’imagination et plus encore, de temps pour se consacrer à autre chose qu’à leur survie politique.

Malheureusement, un appareil d’État n’a pas pour vocation de prendre des initiatives. Il est fait pour appliquer et pour exécuter. Non pour se substituer à des projets politiques défail­lants. La roue et le moteur ne disent rien sur la direction à prendre. Aussi, à contre-cœur sans doute, avec étonnement, effroi peut-être, les appareils mettent en œuvre les décisions arrêtées, quelles qu’elles soient. Constatons les démissions au Département d’État en 1993-95, lors de la gestion des affaires de Bosnie par M. Christopher. Constatons que le phénomène ne semble pas se reproduire. Résignation ? Indifférence ?

L’existence des armes nucléaires en Europe

La réalité des armes, aujourd’hui bien oubliée, demeure un fait stratégique majeur qui n’autorise pas n’importe quelle aventure militaire.

Les armes nucléaires tactiques de l’OTAN sont limitées à une petite composante aérienne ancienne d’une centaine de bombes à gravitation. Les armes stratégiques britanniques et américaines affectées à l’OTAN doivent être distinguées des armes françaises qui servent rigoureusement la capacité de dissuasion nationale.

Les armes russes sont de loin les plus préoccupantes. À la fois en raison de leur nombre et de leur nature. Les Russes ont en effet conservé une importante quantité d’armes “tactiques”, c’est-à-dire de courte portée.

Encore une fois, cet arsenal reste clairement voué à la dissuasion, c’est-à-dire à la protection des intérêts vitaux contre une agression majeure.

Il n’existe aucune raison de penser que la Russie se sente menacée par l’OTAN. Manipulée, bafouée, refoulée hors de ses sphères d’influence traditionnelles, sans doute. En danger, certainement pas.

Reste que le déploiement de troupes au sol qui auraient pour mission de prendre Belgrade et de conquérir l’ensemble de la RFY provoquerait une sorte de vertige en Russie. Peut-on miser sur la rationalité des réactions ? On imagine sans peine le fracas des voix indignées qui s’élèverait pour réclamer un redéploie­ment d’armes nucléaires tactiques – perspective déjà évoquée en cas d’élargissement de l’OTAN.

De ce fait, même si les déclarations de certains officiels russes paraissent hors de propos, on se doit de réfléchir à leur objective convergence. Le président de la Douma parle d’ armes nucléaires pointées. Le chef de l’Exécutif russe agite le spectre d’une guerre européenne. Or, à l’évidence, une telle guerre pour­rait être nucléaire.

Il s’agit donc de ramener les belligérants à la raison d’un risque virtuel qu’ils semblent avoir perdu de vue. Ce n’est pas une menace mais un rappel à l’ordre de la raison en Europe qui se décline de la manière suivante :

Premier point, ce conflit doit rester spatialement limité

Au demeurant, le fait qu’aucune résolution du conseil de sécurité ne donne légitimité à l’action de l’Alliance constitue un facteur de risque. Il n’est que trop facile d’opposer à ce vide juri­dique l’article 51 de la Charte sur le droit à la légitime défense.

Second point, les risques d’escalade doivent être sérieusement maîtrisés

Quelles que puissent être les innombrables différences par rapport à 1914, il existe un facteur essentiel qui conduit à savoir raison garder, c’est la probabilité, jamais nulle, du déchaînement incontrôlé. Le nucléaire fonctionne désormais comme un cran de sûreté qui prévient toute escalade aux extrêmes.

Les Russes, certes, ne disposent plus des gros moyens classi­ques qui constituaient les premiers barreaux d’escalade. Seule demeure une capacité militaire classique très réduite, assortie des éléments ultimes : nucléaire tactique et stratégique.

Cette pratique du rappel à l’ordre nucléaire était devenue presque courante en période de crise durant la guerre froide. Il est certain que la crédibilité russe est atteinte. Néanmoins, compte tenu de la proximité du théâtre du conflit, ce rappel même dévalué est compensé par l’importance des enjeux sur ce théâtre européen.

Les risques de dérapage liés à l’intervention terrestre ne sont-ils pas bridés par le nucléaire ? On se souvient de l’extrême préoccupation du président Lyndon Johnson lors de la guerre du Viet-nam. Obsédé par le risque de nucléarisation du conflit via une réaction chinoise, non seulement il rejeta toute perspective d’utiliser des armes de théâtre, mais il écarta également les plans d’une invasion terrestre du Nord-Viêt-nam et se limita à des bombardements peu efficaces sur le pays. Il prenait soin également de définir parfois lui-même les cibles militaires pour ne pas prêter le flanc à des accusations d’actes de barbarie. On connaît l’insuccès complet de toutes ces précautions.

M. Milosevic ne détient pas l’arme nucléaire. Que se passerait-il s’il en disposait ? Et s’il demandait aux Russes de lui en fournir ? Fantaisie ? Pour un enjeu infiniment moins vital, la France sollicita auprès des États-Unis la mise à disposition de deux ou trois armes nucléaires sur le théâtre de Dien Bien Phu. En vain, du fait d’une opposition farouche (et fort bienvenue pour Washington) du Royaume-Uni. Or, en dépit de la relative sympathie de la Russie pour la Serbie et de ses efforts pour soutenir M. Milosevic, on ne voit pas Moscou soucieux de renfor­cer son aide au-delà de quelques moyens purement classiques et relativement discrets.

Les précautions imposées par l’arme nucléaire restent donc valables : rejet de tout aventurisme, assorti d’une loi de réciprocité qui conduit chaque détenteur de l’arme à de détourner des situations extrêmes. Reste à savoir jusqu’où va la notion d’extrême aujourd’hui en Europe pour les gouvernements qui proclament un devoir d’intervention au nom d’idéaux supérieurs ou suprêmes.

Pour le reste, les autres États du monde observent la guerre du Kosovo et en tirent leurs propres conclusions.

Ainsi, le 12 mai 1999 le gouvernement indien célébrait à sa manière l’anniversaire de ses essais nucléaires. Considérant la “guerre de l’OTAN” contre l’État souverain de Yougoslavie, M. Atal Behari Vajpayee, premier ministre indien, déclarait : “dans une telle situation, nous ne pouvons nous permettre d’être militairement faibles. L’ONU et le conseil de sécurité ne peuvent rien. Qui peut vivre en sécurité dans ce monde-là ?”

Quant à l’Europe et la zone atlantique, on peut se demander si un pas supplémentaire n’a pas été effectué dans la voie de la délégitimation des armes nucléaires.

Car le moralisme affiché de M. Blair pourrait n’être pas sans répercussions sur le statut de l’arme nucléaire. Comment, après de telles déclarations, prétendre cibler des populations, des cités, des valeurs économiques ?

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La guerre psychologique au Kosovo

Les guerres se gagnent ou se perdent psychologiquement. Cette antique vérité prend un caractère encore plus aigu depuis que la médiatisation des sociétés de haute technologie a exacerbé la sensibilité nerveuse des opinions à l’égard de l’évènement monstre que constitue la guerre. Un conflit moderne repose donc sur des effets de violence physique qui doivent être maîtrisés, contrôlés et dirigés au moyen d’une manœuvre psychologique. La guerre du Koweit avait montré que la victoire reposait aussi sur la capacité à acquérir la supériorité dans cette manœuvre. À cet égard, la guerre du Kosovo constitue une redite. Mais les conditions particulières dans lesquelles s’est engagé et se déroule le conflit font apparaître, du point de vue des opérations psycho­logiques, un grave déséquilibre initial entre la RFY et l’Alliance atlantique.

Les opérations psychologiques serbes

Dès le début des bombardements de l’OTAN, le 24/25 mars 1999, l’entrée en action des médias officiels serbes a révélé l’existence d’une mécanique soigneusement préparée, centralisée, ouvertement dirigée. Formé par le communisme, selon une logique perverse qui unit information et désinformation, M. Milosevic sait ce que signifie un plan stratégique de guerre psychologique. En tant qu’homme politique, il sait ce que signifie la manipulation des “masses” au service d’une purge qui renforce son pouvoir. Sa guerre psychologique a d’abord été dirigée contre son peuple de manière à détruire ses adversaires intérieurs, pour renforcer son pouvoir. Autre chose est de parvenir à attaquer psychologiquement ses ennemis étrangers, les membres de l’Alliance atlantique. Il est bien exact qu’une coalition constitue, par définition, une cible particulièrement fragile. Dans le cas présent, cette fragilité, liée à la divergence potentielle des buts et des intérêts paraît très grande.

Connaissant son infériorité militaire par rapport à l’OTAN, M. Milosevic a sérieusement préparé d’autres armes pour frapper les points de vulnérabilité de ses adversaires. La radio et la télé­vision, ainsi qu’Internet, ont été organisés pour la réalisation de cette manœuvre. Le surgissement, en temps voulu et à point nommé, d’opérations médiatiques coordonnées ne peut laisser aucun doute sur la conception et la mise en œuvre d’un plan de guerre psychologique de grande dimension dont, faute d’en connaître les composantes, nous ne donnons ici que quelques exemples.

Les discours ont été diversifié pour mieux porter contre les différentes cibles : les États voisins, adversaires ou amis, les États membres de l’OTAN, qui tous n’ont pas reçu le même trai­tement8. Enfin, les États-Unis plus spécifiquement. Par ailleurs, dans les “pays ennemis”, il est clair que certains citoyens d’ori­gine serbe ont relayé délibérément cette entreprise en prenant position dans les médias du pays. Des actions anti-OTAN, d’am­pleur modeste, ont été développées en Italie, en France où, spon­tanément, par nationalisme les communautés émigrées serbe, loin d’estimer M. Milosevic, ont avant tout voulu soutenir leur pays.

La gestion tactique à chaud de toutes les défaillances adverses démontre une capacité d’improvisation et d’exploitation rapide des occasions : le F 117 “furtif” abattu, les 3 GIs capturés, etc.9. Tous ces événements imprévisibles ont été intégrés immé­diatement dans un plan sémiotique cohérent visant à véhiculer les mêmes idées-forces, à savoir : “un petit peuple lutte et gagne contre la grosse machine. Ce petit peuple est dans son droit. Les agresseurs relèvent d’une cour martiale expéditive puisque leur action constitue une violation du droit international. Mais le gou­vernement serbe se montrera clément, etc.” Vieille rhétorique, vieux artifices qui rappellent étrangement, bien qu’en mode dégradé, la redoutable machine propagandiste nord-vietna­mienne de 1965 à 1975.

Pour saper le sentiment d’hostilité des opinions occidentales, casser l’image de barbares attachée aux bandes paramilitaires, Belgrade a joué la carte de la proximité culturelle.

La télévision serbe a multiplié les effets de mimétisme, de “sympathie” et de familiarité donc de reconnaissance en soignant ses images de marque. Pourquoi cette femme, si gravement souriante, si élégante, si humaine, qui, présentant le journal de 20 heures, ressemble tant à la présentatrice que nous voyons tous les soirs, mentirait-elle ? Sauf à supposer que la nôtre, aussi, pourrait nous mentir. Désagréables risques de dérapage de l’intellect, de fil en aiguille.

De même nature, les concerts de rock renvoyaient une image de sympathie culturelle bien difficile à contrer. À l’opposé, les exactions sans doute réelles mais invisibles ne produisent pas les effets d’accusation que l’on aimerait pouvoir produire. En règle générale, il est difficile de surprendre, en flagrant délit média­tique, un bourreau à la besogne.

Pas d’opérations psychologiques qui vaille sans symbolique forte. Les Serbes ont eu recours à deux emblèmes fort astucieu­sement utilisés en mode négatif : la cible et la croix gammée.

La cible, image aussi inquiétante que familière (le carton de fête foraine), traîne depuis la guerre du Golfe sur tous les écrans de télévision. Le spectateur voit comme dans le viseur du pilote. Image de maîtrise, de puissance et, bien entendu, de précision. Le symbole a été retourné par la propagande serbe. On a pu voir des enfants, des femmes, des vieillards exhiber sur leur corps ce symbole les désignant comme victimes des frappes aériennes de l’OTAN. À la fois êtres de chair bien réels se désignant face à l’abstraite machine technologique de destruction et, par effet métonymique, représentants du peuple-cible que l’on assassine. La cible cherchait à fonctionner comme une nouvelle étoile de David. Elle constituait, dans l’imaginaire, une continuité logique par rapport à la croix gammée. Ici encore, on aura assisté à un jeu d’inversion des emblèmes. La croix gammée attribuée à l’OTAN brouillait les discours idéologiques.

Elle était forcément embarrassante dès lors que l’on cherche à présenter M. Milosevic comme un nouvel Hitler. Elle encom­brait plus encore dès lors que des forces allemandes participaient aux opérations de l’OTAN.

Souvenir (involontaire ?) de la grande tradition britannique de l’action psychologique durant le Blitz de 1940, l’humour ne fit pas défaut, à propos des bombardements : “tiens, ils sont en retard ce soir¼”. Tranquillité et résolution du peuple, sûr de son droit, capable de mépriser le danger jusqu’à en rire.

Ici encore, les effets de ces différentes actions concourraient, volontairement, à délivrer un même message visant à : ancrer profondément l’image d’un petit peuple courageux qui tient bon face à une force mécanisée brutale et imparfaite.

Face à cette manœuvre de l’arme psychologique, l’Alliance est apparue étrangement démunie, au moins durant les pre­mières semaines. Il est vrai que les divergences d’appréciation sur presque tous les sujets ne permettaient guère de concevoir et mettre en œuvre un plan d’opérations psychologiques concerté, cohérent et efficace. En ce domaine comme dans les autres, il a fallu fonctionner “minimum minimorum”.

“Ce soir, on improvise” ou les opérations psychologiques de l’Alliance atlantique10

Face aux opérations psychologiques de la RFY, l’Alliance se devait de mettre en place un système de protection contre les attaques psychologiques de l’adversaire et de disposer de son propre plan d’action à l’égard de la population serbe, des neutres, de l’opinion international, voire de ses propres membres.

L’activité des médias français comme des autres États de l’Alliance montre le degré zéro de la préparation préalable. En dehors des sphères gouvernementales concernées, le milieu politique, les médias et l’opinion ont découvert le conflit avec son déclenchement. Sur les ondes comme sur les écrans fusèrent les avis les plus disparates, les conceptions les plus divergentes. On posa des questions naïves (mais parfois de grand bon sens), auxquelles il fut répondu de la manière la plus improvisée.

Démocratie sans doute, mais la démocratie, dès lors qu’elle fait la guerre, n’est pas dispensée d’une préparation, notamment dans le domaine de sa plus grande sensibilité : l’opinion.

Bref, face à la manœuvre systématiquement planifiée de l’adversaire, l’Alliance s’est retrouvée “dans le simple appareil¼”.

Il est vrai que les Serbes étaient les seuls producteurs d’images sur ce qui se passait réellement sur le terrain. Etre au sol, c’est aussi pouvoir saisir et transmettre des images et des sons Ceci devrait constituer une leçon majeure de la guerre du Kosovo. Car l’Alliance s’est trouvée en position d’infériorité sur le terrain médiatique. Elle ne pouvait montrer que le résultat d’actions dont les causes demeuraient invisibles. Ainsi entendait-on des commentateurs français invoquer, à juste titre, le “hors-champ” des images de réfugiés que diffusait la RTS. En bons professionnels, ils soupçonnaient la manipulation violente qui devait s’exercer pour obtenir ce résultat-là, à l’exclusion de tout autre. Ils démontraient ainsi leur authentique compétence cinématographique. Mais qui, dans le public, pouvait comprendre et croire ? On reste en attente d’actions de véritable pédagogie en direction d’un public qui a cessé d’être ignare en matière d’effets visuels et sonores. Il est extrêmement naïf de penser qu’il suffise de montrer les images des autres accompagnées d’un commen­taire “off” disant : “attention, propagande, mensonge ! Ces images sont fausses !”. Car une image n’est jamais que l’authentique platitude de ce qu’elle représente. Elle est d’abord et surtout dénotation. Toute intervention extérieure à son encontre com­porte un grave danger. Car elle ne fait que pointer la volonté de contestation du message simple et irréfutable qu’elle délivre pour son espace borné. Le contestataire s’expose donc en tant que manipulateur avant d’avoir pu prouver l’existence d’une mani­pulation. Et cette position sera d’autant plus fragile que l’on ne dispose d’aucune autre image capable de contrer par une autre dénotation la valeur de celle que l’on dénonce.

L’Alliance chercha à créer des représentations “positives”. Et d’abord à valoriser les combattants kosovars albanais. Mais l’UCK a du mal à consister comme “armée de l’ombre”, “nou­veaux résistants” dans un “nouveau Vercors”. Le manque d’unité politique de ce mouvement, son recrutement dans des couches troubles de la population albanaise, sa rivalité avec Ibrahim Rugova ont mis les États de l’Alliance dans l’incapacité d’élabo­rer une position cohérente et de développer un discours construit à cet égard.

M. Rugova aura été présenté dans les médias occidentaux, pendant quelques jours (fin mars-début avril) dans les médias euro-atlantiques comme un homme de paille, un fantoche entre les pattes du “maître de Belgrade”. Début avril, sa triste poignée de main avec M. Milosevic fut l’occasion d’un joli chaos média­tique. Ceci constitue une très mauvaise approche, s’agissant d’un homme, (M. Rugova), tenu pour un ami quelques semaines plus tôt. Ce retournement hâtif des jugements sur des personnalités mal connues crée un fonds de scepticisme : comment se fier, qui croire ? Il devient extrêmement nuisible dans les opinions occi­dentales, facilement portées à l’incrédulité de principe. Il est vrai que les responsables politiques ont été plus prudents, sans que l’on puisse dire qu’ils aient, sauf rares exceptions, notamment en Italie, cherché à soutenir M. Rugova dans une situation extrême­ment difficile.

Ceci renvoie à un phénomène bien plus général, le manque de préparation des opinions nationales.

On a voulu démoniser M. Milosevic, alors qu’il était déjà trop tard. Mais cette diabolisation ne servait pas pour autant à justi­fier l’intervention au sol puisque les gouvernements ont persisté à l’écarter, tout en proclamant le caractère essentiel des enjeux.

Quant à la compassion, certes elle peut mobiliser, et dura­blement Le président de la République française n’en finissait plus, d’une allocution à l’autre, de féliciter les Français pour leur caritative compassion. Soit, mais ce n’est pas sur ce terrain que l’on pourra porter atteinte au moral de l’adversaire. L’exaltation de l’esprit charitable ne protège guère contre les agressions psychologiques qui peuvent exploiter ce même registre à leur profit.

Comment passer de la compassion à l’indignation qui pousse à l’action ?

Le thème du viol peut avoir un impact important sur des sociétés qu’anime de plus en plus la volonté de promouvoir les droits de la femme et qui présentent l’agression sexuelle (harcè­lement, harassment) comme un des abus les plus intolérables au regard de ses valeurs. Encore faut-il être sûr de ce que l’on affirme. Autre inconvénient, ce thème fut déjà utilisé et a fait l’objet de soupçons (non sur la réalité mais sur la dimension) lors des opérations de Bosnie. Le public, habitué à entendre des informations effroyables mais incertaines, parfois démenties quelques temps plus tard, reçoit avec un scepticisme croissant ces informations non corroborées.

Le risque c’est leur parole contre celle de nos dirigeants. Ce genre de symétrie est, par nature, très dangereuse.

Mais, encore, si de telles atrocités sont effectivement commi­ses, pourquoi ne pas recourir à l’intervention terrestre directe ?

Les organisations féministes sont-elles capables de fournir une claire réponse à la question du choix entre l’action militaire au service des valeurs et un refus de l’action militaire au service de valeurs complémentaires ? Difficile de se proclamer non-violent, voire antimilitariste et de réclamer que l’on dépêche en urgence la force armée pour interdire l’exercice de la violence. L’idéal, sur des points particuliers, se retrouve confronté à des situations imprévisibles, des dimensions qui dépassent le champ de ses préoccupations domestiques ordinaires. Apprentissage de la responsabilité à l’égard de la signification de l’usage de la force pour qui, accédant au pouvoir, doit penser au-delà de son horizon habituel¼

Autre thème psychologique qui agit avec une force réelle est “l’effet déportation” (images de l’exode, images des camps de réfugiés) accompagné parfois de témoignages de massacres. L’inconvénient est que les preuves tangibles manquent encore. Elles ne viendront que plus tard, peu à peu. La difficulté du “croyez-moi sur parole”, je suis un réfugié, reste entière. L’image, l’interview ne garantit rien, ne peut faire preuve. Elle produit des impressions, un climat, une ambiance émotionnelle. Est-ce suffisant ? À condition de savoir exactement ce que l’on entend en faire. Sans doute pas pour mobiliser les opinions en faveur d’une action militaire terrestre, alors que l’on persiste à affirmer qu’il n’en est pas question. L’esprit de Machiavel suggérerait que l’on cherche à atteindre le point d’explosion des opinions. Trop, c’est trop ! Chauffés à blanc par l’horreur, les esprits de nos concitoyens exigeraient de leur gouvernants cette intervention militaire qu’ils hésitaient à déclencher. Mais l’esprit machia­vélien est trop complexe, trop subtil pour correspondre à la réalité très terre-à-terre des gestions bureaucratiques, politiques et militaires présentes qui ne laissent la place qu’à des subtilités de couloir.

Je ne vois pas nos peuples indignés descendre dans la rue aux cris de “À Belgrade”. Ce n’est pas un match de football ! Autres temps, autres foules. Nos sociétés réagissent conformé­ment à leur nature profonde. Elles répondent à la barbarie par la compassion, avec une incontestable générosité. Elles sont “soignantes” et réparatrices. À l’opposé, la nécessaire violence initiale d’une action de prévention est devenue étrangère, incompréhensible, inconcevable.

Dans ses efforts d’attaque psychologique de la Serbie, l’Alliance fit preuve de la même improvisation, s’exposant ainsi à de faciles critiques à l’égard de trop grossières approximations.

Exagérations d’abord sur les réfugiés. Aussitôt relayée par l’OTAN, la Maison blanche faisait état, le 8 avril de 1 300 000 Kosovars déportés. Or la population albanaise du Kosovo n’a jamais dépassé 1 800 000, y compris 300 000 serbes. Tous les Albanais du Kosovo, ou très peu s’en faut, avaient donc été déportés. Ce maladroit trucage des chiffres (impossibles à établir avec précision) sur l’ampleur de l’exode conduisit à une contro­verse fratricide entre le HCR (Nations unies) et certaines ONG.

D’une manière désormais trop classique (personne n’a oublié l’énorme bobard lancé par le Pentagone sur la “quatrième armée du monde”, celle de l’Irak), les chiffres des dommages infligés aux forces serbes ont pris une tendance inflationniste à partir du 20 mai 1999. Le nombre des avions serbes détruits monte soudain à 110 ou 120. Surprise des experts qui savent que le nombre des MIG de l’armée de l’air serbe n’a jamais dépassé 80. Même chose pour le “tiers des forces lourdes, chars et artillerie détruits” à la même date. Alors que, le 5 mai, l’US Army évoquait 5 à 8 % dans un document officiel. En 15 jours, sans engagement des hélicoptères Apache, les raids aériens auraient soudainement touché massivement les “petites cibles” de théâtre.

Autre source de scepticisme à l’égard de l’action psycholo­gique des Alliés, le flou et l’exagération du vocabulaire pour désigner les exactions commises par les Serbes contre les popu­lations albanaises du Kosovo : génocide et déportation. L’écrivain Elie Wiesel est amené mi-avril (dans un article de Newsweek) à intervenir pour rétablir un minimum de sens des échelles entre des phénomènes totalement différents.

Cette grossièreté des expressions employées ne pourrait être justifiée que s’il s’agissait de promouvoir dans l’urgence un sursaut d’indignation des opinions dans la perspective d’une action radicale comportant des risques de perte. Or, on utilise une rhétorique hyperbolique pour expliquer que, face au bourreau génocidaire, on se gardera d’envoyer des troupes au sol.

L’effort actuel consiste à rassembler l’opinion dans un soutien général de l’action entreprise. Mais comment contrer ?

Une fois encore, j’affirme ici qu’une démocratie doit accepter de renoncer au mensonge à l’égard de sa population, de ses partenaires, de ses alliés et des États neutres. Ceci ne lui interdit nullement de se préparer à affronter dans les meilleures conditions le discours sur la vérité.

Dans le cas présent, dire la vérité, c’est reconnaître que plus une guerre s’intensifie dans des conditions aussi difficiles, aggravées par l’action de l’ennemi, il devient inévitable de faire des victimes parmi les civils, sans en avoir pour autant l’intention délibérée.

Telle était la clé d’un des aspects les plus difficiles et les plus mal gérés de cet guerre : les victimes des bombardements.

Les effets collatéraux ou l’art de se tirer dans le pied

Les sociétés technico-médiatiques disposent d’un art consom­mé d’auto-destruction en retournant contre elles-mêmes les effets qu’elles produisent. L’utilisation d’armes précises permet de réduire considérablement les pertes civiles. Mais la présentation en est faite de manière si publicitaire que la moindre erreur st aussitôt amplifiée comme un échec catastrophique. À trop vouloir prouver, on démontre le contraire. Les frappes aériennes sont sélectives, précises, chirurgicales. Elles ne visent que l’infrastruc­ture et les forces militaires.

Pourquoi vouloir, contre toute évidence, prétendre qu’il n’y aura aucun problème, ni erreur technique, ni bavure aléatoire ? Chacun est disposé à admettre d’inévitables dégâts non-inten­tionnels, dès lors que la justification est assez forte, l’enjeu assez important et l’engagement suffisamment résolu. Mais n’est-ce pas là où le bât blesse ?

Frapper l’infrastructure serbe, les émetteurs, etc. Le 22 avril l’immeuble de la Radio-Télévision de Serbie est gravement touché par un ou plusieurs missiles. Faire taire par les moyens durs de l’attaque physique la propagande adverse constitue une activité élémentaire. Encore faut-il se prémunir contre la riposte logique qui consiste à dire que l’on mène une action contraire à la liberté d’expression et que l’on détruit les émetteurs serbes pour faire taire la voix du peuple qui lutte, etc. Il n’est pas certain que cette action présente plus d’avantages que d’inconvénients.

On semble n’avoir cherché ni à brouiller, ni à produire de véritables émissions à l’intention de la population serbe. Les moyens existent mais sont peu nombreux. Mobiliser les popula­tions albanaises en pleine panique de l’exode n’est guère facile.

En revanche, chercher à retourner la population serbe contre le régime de M. Milosevic, tel devrait être le but de la guerre psychologique.

Plusieurs millions de tracts ont été lancés pour expliquer que l’Alliance n’était pas en guerre contre le peuple serbe mais contre un gouvernement tyrannique. Mais il est très difficile de conquérir les esprits d’une population soumise aux bombes. Ni dans l’Allemagne, ni au Viêt-nam, ni en Irak, nulle part on n’a vu une population apporter son soutien à ceux qui lui apportent fer et feu. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles soutiennent le régime en place. Mais les moyens politiques d’une action de contestation sont tout simplement tétanisés par le fait de la guerre. Changer de régime dans la guerre n’a rien d’une petite crise ministérielle. L’expérience historique démontre que c’est bien souvent parce que la résistance est jugée insuffisante que le gouvernement est désavoué. Les affaires grecque et argentine ne constituent pas de bons exemples, parce que les dictateurs n’avaient mis aux enchères que des enjeux lointains, non vitaux, non immédiatement participants de l’être national.

De plus, M. Milosevic n’a pas été systématiquement attaqué sur ses nombreux points faibles : son manque de légitimité politique, son népotisme, son clientélisme, ses prévarications et ses bandes armées maffieuses, bref tout ce qui fait de lui, potentiellement, un petit cousin de Nicolae Ceaucescu.

Finalement, les opérations psychologiques de l’Alliance sont restées, à ce jour, pour l’essentiel, défensives. Elle auront con­sisté à convaincre les opinions des pays de l’Alliance que la guerre est juste et que M. Milosevic est le tyran responsable d’une intolérable barbarie.

Tout se passe comme si l’objectif principal était de préserver l’unité de l’Alliance, en maintenant, dans tous les pays membres un niveau de soutien suffisamment élevé. Eu égard aux discor­dances, l’enjeu n’était pas mince et le résultat présent non négligeable. Encore faudra-t-il savoir conclure sans trop traîner et, surtout, sans laisser approcher l’échéance d’une indispensable intervention terrestre.

Dans cette œuvre, purement protectrice, de consolidation, il serait injuste de ne pas rendre hommage à M. Jamie Shea, porte-parole de l’OTAN. Sans doute, son aptitude à la langue française lui vaut-elle de notre part, une attention particulière. Les médias français, peu réceptifs à la langue otanienne, firent de lui des portraits critiques mais plutôt flatteurs.

Jamie Shea a parfaitement intégré la notion de “medium cool” chère à Mac Luhan. Lui qui n’était pas un reporter de terrain, lui qui n’avait pas d’images à montrer, qui ne faisait que reporter sur les télévisions et les radios comprit qu’il convenait de s’en tenir à un registre sobre n’excluant ni la conviction, ni l’humour. Alors qu’il lui fallait délivrer de pesants messages, parfaitement convenus, négociés, d’affreux galimatias de compro­mis, il le fit avec une aisance discrète dont sont capables les grands maîtres. Les fautes furent rares, surtout vers la fin, comme toujours quand on croit avoir gagné et que, la fatigue aidant, on baisse un peu la garde. Il n’était certainement pas de bon goût de filer la comparaison entre les bombardements inten­sifiés et les internationaux de France de tennis. Mais c’est bien peu au regard de la haute voltige qui consista à tenir un discours supportable pour les Grecs, les Italiens, les Portugais, les Allemands, les Espagnols et ¼ les Français.

Au spécialiste de la guerre psychologique, à supposer qu’il en existe, la guerre du Kosovo pose deux séries de problèmes :

que se passe-t-il lorsque l’on ne dispose pas de représen­tations du terrain tout simplement parce que l’on n’y est pas physiquement ? Il n’y a pas d’images du front puisqu’il n’y a pas de contact avec le terrain. Il ne peut y avoir de représentation que des périphéries. On ne sait rien de l’intérieur.

quelle est la valeur des informations sur la situation intérieure dès lors que l’on n’a pas accès à cet espace, en sorte que l’on ne peut ni montrer ni vérifier ?

On dit : il y a des désertions mais comment prouver leur matérialité ?

On dit : il y a des manifestations en Serbie pour le retour des soldats indéfiniment engagés au Kosovo. Soit, mais que savons-nous de leur ampleur exacte, de leurs répercussions, etc. ?

On dit que l’UCK fut en mesure de lancer une offensive qui aurait forcé l’armée serbe à rechercher une solution négociée. Mais on n’en peut montrer aucune trace.

On en arrive à ce dire qu’il ne pourrait s’agir que de rumeurs habilement disséminées pour ébranler le moral serbe. Peut-être. Mais combien de Serbes écoutent les radios occidentales ?

Ce pourrait être aussi bien un moyen visant à accréditer l’idée que l’OTAN commençant à acquérir la supériorité, la Serbie se trouverait proche de l’écroulement. M. Milosevic doit négocier sous l’effet des frappes aériennes et d’un succès de ses adversaires au Kosovo.

Donc la stratégie était finalement la bonne, la cause était juste et c’est la victoire, tristement et chèrement payée, surtout pas les autres.

Happy end.

S’agit-il de mensonges ? Non pas. Les guerres indécises, mal engagées, mal terminées, ont toujours besoin d’un discours d’habillage, bricolé pour la circonstance.

Très bien, mais ce n’est vraiment pas de la guerre psychologique.

Car on ne peut pas attendre de miracles des actions de guerre psychologique. Elle ne peut se substituer à la clarté des buts et à leur cohérence au regard des moyens militaires employés.

Quand on se met dans l’erreur et que l’on y persiste, aucune action psychologique ne parviendra jamais à redresser le tort initial.

8 mai 1999

______

Notes:

        Que l’on songe par exemple que la télévision et les radios grecques ont travailler en liberté dirigée en Serbie et, à certaines dates au Kosovo même.

        Affaire qui donna le beau rôle au révérend Jesse Jackson, artisan de leur libération et, directeur de conscience du repentant pécheur Bill Clinton, tout ceci au sein du parti démocrate qui organise la campagne prési­dentielle, etc.

10       cet état d’impréparation nous a été confirmé par M. Jamie Shea lors d’un entretien à l’OTAN le 11 mai 2000. la difficulté à diffuser des messa­ges psychologiques acceptables pour l’ensemble des membres de l’Alliance nous a été confirmée par les officiers du 4e groupe d’opérations psycholo­giques américain lors d’entretiens à Fort Bragg les 29 et 30 mars 2000.

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Trois scénarios de règlement négocié

L’erreur stratégique initiale a pris un caractère si évident que plus aucun expert ne songe à la contester. Les gouverne­ments de l’Alliance s’efforcent de faire front. En pointe, le britan­nique Blair persiste à affirmer qu’il suffit de conserver la même stratégie alors que manifestement l’Alliance procède à sa trans­formation. Aux frappes aériennes limitées avec des moyens limi­tés, pour une durée limitée, se substitue une stratégie d’usure, à caractère massif, pour un temps indéterminé.

Deux buts de guerre avaient été énoncés : protéger les popu­lations et prévenir une extension des troubles dans les Balkans. Un troisième était venu s’ajouter : forcer M. Milosevic à accepter l’accord de Rambouillet.

Pour ce qui est du premier, l’échec est flagrant. Seule une action au sol eût permis de protéger efficacement les Kosovars albanais qui, aujourd’hui, fuient en tous sens, masse humaine tournoyante, manipulée comme une arme par Belgrade.

Or plus les bombardements vont s’intensifier, plus les “bavures” seront nombreuses.

Le second but est la stabilisation des Balkans. Ce qui se produit aujourd’hui risque de produire une instabilité croissante.

Quant au retour de M. Milosevic au cadre défini par “l’accord” de Rambouillet, il n’a plus aucune chance d’advenir. D’abord, parce qu’il devient de plus en plus difficile de retrouver en position d’interlocuteur responsable un homme désormais voué au TPI pour crimes contre l’humanité. Ensuite, parce que la situation du Kosovo (et dans une large mesure celle de l’Albanie) n’est plus celle du mois de mars 1999. Enfin, parce que l’idée, déjà bien risquée, d’une coexistence paisible entre les différentes communautés ethniques a été tuée dans l’œuf par les horreurs de la guerre6.

Comment se sortir de cette impasse ? Comment ne pas avouer une défaite devant Milosevic ? Peut-il encore sortir quel­que bien de ce vertige d’erreurs et d’inconséquences ? Trois cas de figures se présentent, l’urgence, le moyen et le long terme.

l’urgence : aboutir à un cessez-le feu et commencer à négocier.

Compte tenu du désastre humanitaire, le bon sens consis­terait à obtenir au plus vite un cessez-le-feu permettant d’enga­ger des négociations préliminaires. qui ne préjugent ni d’une éventuelle reprise des combats, ni de la solution négociée finale. Au lieu de faire du maximalisme, on pourrait rechercher un dénominateur commun provisoire : suspension de toute activité militaire supervisée par un retour des observateurs soit de l’OSCE, soit de l’ONU.

Mais cette solution ne paraît pas en vue, tant les passions qui mutuellement s’attisent, semblent l’emporter.

Second cas de figure, il faudra bien, à moyen terme, arrêter la guerre. Et nul ne peut prédire dans quel état se trouveront alors les différents protagonistes. Dans l’improvisa­tion d’une imprévisible situation engendrée plus par les effets de la force que par la recherche d’un but rationnel, on trouvera un arrangement baroque, inspiré par les idées de Rambouillet. Ce replâtrage à caractère temporaire ne serait qu’une sorte “d’entre deux guerres” parce que les Albanais s’estimeraient insuffisam­ment dédommagés de leurs souffrances et les Serbes trop injustement sanctionnés.

À mesure que s’affaiblissait l’Empire ottoman, les Balkans ont connu ce phénomène de conflits par saccades, chaque guerre favorisant le renversement des gouvernements qui changeaient alors de politique et d’alliances.

Dans un scénario de ce type, les Balkans constitueront un abcès de fixation permanent où s’épuisera la diplomatie euro­péenne. L’Union pourrait, après bien d’autres grandes puis­sances tutélaires, prétendre à une sorte de nouvel imperium sur la partie orientale de l’Europe. Voir facture.

pour le long terme, jeter les bases de la stabilité profonde et durable dans les Balkans. Il faudrait accepter de fait une progressive partition du Kosovo où la Serbie conserverait une bande Nord-Ouest allant jusqu’à Petc. La question de Pristina pourrait n’être pas fondamentale. Le Kosovo albanais recevant un régime de “self-governement” temporaire (comme prévu à Rambouillet) déciderait, par auto-détermination, de son éventuel rattachement à l’Albanie (que nul n’a besoin d’appeler “Grande” pour envenimer les choses). Cet arrangement permet­trait de donner une solution décente au sort des Serbes du Kosovo que l’on est raisonnablement en droit d’évaluer à plus de 200 000 âmes. Pourquoi devraient-ils connaître le sort de leurs compatriotes de Krajina, en 1995 ?

Tel devrait être le but de la conférence sur les Balkans, prévue pour fin mai à Berlin. Cette stabilisation durable est d’autant plus nécessaire que l’Alliance a introduit un principe potentiellement explosif dans cette zone de l’Europe. Toute mino­rité (et il en reste un grand nombre) qui s’estime brimée, toute faction politique qui prétendrait incarner la résistance à la tyrannie, pourra s’inspirer de ce qui vient de se produire pour rechercher l’émancipation en espérant le secours de l’Alliance.

Si donc l’Alliance atlantique a désormais prétention à faire appliquer, au moins en Europe, une nouvelle règle du jeu, si l’Union européenne a l’intention de placer le Kosovo sous mandat de tutelle, il faudra que chacun des États membres de ces deux organisations, fort différentes, conservent un même sens de la responsabilité politique et de la générosité économique pour pouvoir se maintenir à hauteur de leurs ambitions.

20 avril 1999

_____Notes: 

        À ce point même que l’on voit, en juillet 1999, l’UCK s’en prendre aux Tziganes, tenus pour collaborationnistes.

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Entre Hitler et Staline, le mythe Milosevic. Le choc de deux représentations infernales

Qui est Slobodan Milosevic ?

Il ne s’agit pas de faire sa biographie au sens classique du terme. Cherchons à cerner les traits majeurs d’un acteur stratégique qui décide et agit dans un milieu spécifique et qui, depuis dix ans, est touché par la guerre.

En préalable, écartons toute ambiguïté, M. Milosevic ne représente ni politiquement, ni spirituellement le peuple serbe. Pas plus qu’il n’incarne la symbolique qui prévaut aujourd’hui dans certaines parties des Balkans. Pour autant, l’homme ne tombe pas du ciel. Il est né et a vécu là. Avant que le fils ne devînt communiste, le père était Monténégrin. Impitoyable apparatchik d’une bureaucratie communiste, il a fait son chemin en jouant de tous les rouages. Il a su se faire protéger, puis éliminer ses protecteurs. Il a compris qu’il fallait, assez tôt, épurer ses propres protégés. Pour autant, l’homme connaît son environnement mieux qu’aucun des diplomates et des analystes occidentaux. Sans doute sa vision est-elle tronquée par son amoralisme, son acharnement à conserver le pouvoir par tous les moyens. Considérons qu’il mène la guerre, “sa guerre”, avec ces compétences et ces tares.

Pourquoi cet arrêt sur le bourreau ? C’est qu’il faut et faudra bien expliquer les raisons des oppositions, des méprises et autres malentendus qui conduisirent à la guerre de mars 1999. Tous les exercices militaires, jeux de guerre et autres simulations de conflits invitent à entrer dans l’esprit de l’ennemi. Pour penser en ses termes, pour évaluer sa différence. Il s’agit de chercher à prévenir la surprise de comportements décisionnels imprévisi­bles. Comprendre l’adversaire, c’est aussi se défaire des taies qui nous aveuglent. Qu’est-ce qui trouble notre propre jugement ?

Conscience malheureuse et compulsion de répétition

Le caractère exceptionnel de la focalisation sur le person­nage Milosevic tient moins à sa mise en situation d’ennemi qu’au choc catastrophique entre deux incarnations du Mal dans l’histoire de l’Europe, Hitler et Staline. Milosevic devient une sorte de clone historique de ce phénomène : il est, pour certains dirigeants euro-atlantiques, le génocidaire Adolphe Milosevic. Simultanément, il crée son propre mythe. Dans l’ombre de Staline, défenseur de la patrie russe contre Hitler en 1941, appa­raît la figure de Joseph Milosevic, nouveau héros national du peuple serbe.

Ce choc des tragédies n’est certes pas celui des civilisations. Bien au contraire, il s’agit des retrouvailles entre des niveaux de perception du social (pas du monde) sur un même continent, avec des décalages de référentiels historiques dans une gigantesque désynchronisation. Hasardons des comparaisons : pour la France, les Lumières de la Révolution contre la Vendée ; aux États-Unis, la guerre de Sécession.

On confond moraliser et moderniser. Et le Nouveau veut liquider l’Ancien qui ne comprend pas ce qu’on l’on exige de lui.

Ainsi l’Europe (ou les Europes ?) n’en finit-elle pas depuis dix ans d’exsuder son passé. La fin de la guerre froide apparaît comme un retour de l’histoire, au sens où l’on parle de retour du refoulé. Des fantômes, congelés par la bipolarité, reviennent hanter les consciences européennes. Sans doute les gouverne­ments sont-ils moins obsédés par la morale qu’ils veulent bien le paraître. Mais on pense, gouverne et agit avec les schémes mentaux disponibles. Yalta, Munich constituent autant de modes d’interpellation des opinions. Sortes d’électrochocs de la cons­cience collective : Milosevic-Hitler, Saddam Hussein-Hitler, et rappelons-nous, en 1956, Nasser-Hitler. Sur les esprits pèse encore le sens de la faute irréparablement commise. Les Franco-Britanniques vivent sur le sentiment de la faute originelle de Munich. Les Allemands ne s’affranchissent que difficilement de ce qui fut, de 1933 à 1945, leur désastreux rapport à l’Europe. Cette culpabilité s’accompagne de la peur de la répétition, si obsessionnelle qu’elle conduit à d’autres erreurs de jugements et à renouveler cela même que l’on cherchait à éviter.

Car il ne suffit pas de rappeler les fantômes des erreurs, il faudrait, pour les apaiser et s’en reposer, les interroger vraiment. Le lâchage de la Tchécoslovaquie en 1938 reposait sur le fait que ni les Français, ni les Britanniques ne disposaient des moyens d’arrêter Hitler sur la voie d’une agression dans cette région. Ce qu’il advint un an plus tard ne valait guère mieux. Liés à la Pologne par un impraticable traité, nous sommes entrés en guerre sans pouvoir faire quoique ce soit en faveur de notre allié qui fut écrasé entre les mâchoires nazie et soviétique. Que signifie le soutien aux populations albanaises du Kosovo, dès lors que l’on a décidé qu’il n’y aurait pas de troupes au sol ?

Étrange interdit que ce : “rien à terre”. Ce n’est plus le mythe mais la mythologie qu’il faut invoquer. Le Ciel s’oppose à la Terre, Ouranos à Chronos, la Lumière à l’Obscurité.

Aux Alliés appartient l’air. La terre est le triste séjour des bourreaux et le lot de leurs victimes. Depuis le début de cette reprise de l’Histoire sur le territoire la République de Yougos­lavie, il n’est question que de territoires, de terres jusque dans ces fosses, ces charniers, ces histoires de cimetières antiques. Dans le ciel, les avions, dans l’espace, les satellites traquent les traces de terre fraîchement remuées. Ce n’est plus le labour, c’est l’hécatombe dont on recherche les traces dissimulées.

Une stratégie aérienne cherche à forcer une stratégie chtonienne. Comment nier que ces représentations mythiques ne soient directement à l’œuvre ? Elles touchent également ceux qui a priori n’ont aucune sensibilité culturelle à cette tradition. M. Clinton est rattrapé par la Terre et par la politique alors même qu’il a voulu placer sa tête dans les sphères de la fluidité du capital mondialisé. Ce n’est pas une critique. Je relève simple­ment que l’on ne change pas d’époque en une ou deux généra­tions, quelle que soit l’accélération de l’information, de la commu­nication, des transferts. L’Ancien s’accroche, résiste, revient là où on ne l’attendait plus.

Donc M. Milosevic est Hitler

Mais s’il réalise cette différence absolue, comment avoir pu songer qu’il céderait, au bout de quelques jours de bombarde­ments, passivement encaissés ? Pourquoi le Mal aurait-il, par bonté, manqué à ses devoirs ? En ce cas, c’était bien le pire qu’il fallait prévoir. Or tout indique la surprise des responsables occidentaux, qui semblent avoir pensé que M. Milosevic se com­porterait comme eux-mêmes en de telles circonstances. L’incohé­rence logique se combine à une surprenante ignorance du tragique de l’histoire. À partir de là, s’explique une cascade d’erreurs.

Première erreur sur Milosevic : ne pas parvenir à le penser. L’approche de M. Holbrooke, ô combien critiquée pour sa rudesse, était finalement la moins mauvaise. On ne cherche pas à comprendre. On parle intérêts et l’on négocie brutalement sur cette base. D’autres négociateurs ont cru reproduire ce schéma. Mais il fallait l’adapter à un enjeu qui avait changé. Milosevic voulait bien d’un accord sur la Bosnie. Le Kosovo ne relevait pas de la même logique.

Deuxième erreur, le croire plus vulnérable, notamment par rapport à ses militaires, en fondant l’efficacité des frappes aériennes sur l’espoir d’un putsch qui l’aurait renversé.

Troisième erreur, pousser Milosevic à la politique du pire, au vertige du désastre complet. “Quel artiste périt avec moi !” sont les derniers mots de l’empereur Néron. On ne pousse pas dans les cordes un adversaire si on n’entend pas lui asséner le coup final, ou si, pire encore, on ne se trouve pas en état de le faire.

Quatrième erreur, s’y prendre trop tard pour dénoncer le Mal. Si l’on voulait mobiliser les opinions au service de la protection des Albanais du Kosovo de manière à justifier une stratégie puissante incluant des forces à terre ou, à tout le moins la pressante et probable menace de leur intervention, mieux valait démoniser M. Milosevic avant qu’après les massacres dont il porte la responsabilité. Sauf à reconnaître qu’il fallait attendre l’évidence du mal s’accomplissant pour pouvoir le dénoncer. Depuis 1989, il n’avait pourtant plus besoin d’être jugé sur pièces. Et nul n’ignorait ses antécédents.

Tel est bien encore le défaut de ces gouvernements qui prétendent s’adonner à la diplomatie préventive alors qu’ils ne sont pas capables d’anticipation. Aucune préparation psycholo­gique, aucun projet stratégique. On improvise au gré de la catastrophe des autres.

Milosevic créateur de son propre mythe

Au terme d’une ultime mission sans objet (l’armée serbe était déjà lancée pour gagner ses objectifs), M. Holbrooke décrit son vis-à-vis comme un être fermé, replié sur soi-même, appartenant à une autre dimension. M. Milosevic vit et pense ailleurs, usant d’autres critères. Vertige de l’histoire, de la fin, de sa propre disparition. Que se passe-t-il dès lors qu’il n’a plus rien à perdre ? En même temps, l’homme conserve des attitudes-réflexes, des mécanismes réalistes hérités de sa culture communiste qui lui permettent d’assurer une gestion tactique de la situation. Il invite les personnalités disponibles, manipule, intimide, épure.

Communiste qui a viré au nationalisme par opportunisme, Milosevic a Staline en tête. Il se voit en “petit père du peuple serbe, version “concert de rock”, luttant seul face à l’agression des “barbares” otaniens. Psychologues et politologues s’épuisent à refaire les mêmes analyses sur ce type de dictateurs. Leur intérêt et leur existence importent plus que toute autre considé­ration. Mais ils se font aussi une certaine idée du pouvoir qu’ils détiennent. Le vertige de l’histoire les saisit comme tous les tyrans qui ont souvent intériorisé l’idée de leur propre destruc­tion. Un jour, le plus lointain possible. Aussi sordides soient-ils, ils peuvent s’étourdir dans le mythe d’une grande Serbie, d’une nouvelle Babylone, d’un nouveau Cambodge¼ etc. Le tueur d’État, parvenu aux sommets par le meurtre constam­ment renouvelé (la purge est une nécessité), se dope aux mythes d’une histoire qu’il prétend répéter en la renouvelant.

Le communisme a toujours aimé les photos d’immolation politique. La poignée de main de Milosevic avec Ibrahim Rugova appartient à cette tradition particulière du réalisme socialiste, en tant qu’art prolétarien. Combien de fois n’avons nous pas vu cette image d’un réalisme socialiste poignant ! Enveloppé de glace, le maître serre la main de sa victime dont le regard se trouble, cherche une autre direction, échappée qui contredirait la direction des mains jointes par la contrainte invisible. Comment a-t-on pu aussi étourdiment stigmatiser le “pantin Rugova”, ulti­me héritier d’une tradition tragique de dirigeants raisonnables, posés, cherchant à servir leur peuple jusqu’à risquer l’image de leur propre subordination dont la honte les emplissait. Aurait-on oublié Alexandre Dubcek alors qu’il cherchait à sauver son peuple de l’horreur de la répression de l’armée rouge d’abord et des guébistes ensuite. ? Aurait-on oublié le président Hacha “décidant” d’épargner à son peuple le bombardement de Prague ?

Notre “autre Europe” et la barbarie

Donc Milosevic est un “barbare”. Mais qui prétendons nous civiliser ? Toujours obsédés par la faute mais pressés d’expédier la question au plus vite, nous voici, en Europe occidentale, victimes de notre propre intoxication par le thème publicitaire de la barbarie. Il traîne et fait recette un peu partout en Europe occidentale depuis une petite génération. Et je m’en voudrais ici d’ajouter aux dissertations pieuses et élégantes qui permettent à leurs auteurs de se sentir confortablement du bon côté de la Planète. Pour autant, le fait de se jeter à la figure l’appellation ne nous dit rien sur la barbarie, sa logique de fonctionnement et son statut politique. Entre la propagande et l’ontologie, l’expres­sion s’efforce de désigner l’existence d’un Mal actif contre lequel on ne peut rien. À la limite, la barbarie, c’est ce que l’on ne comprend pas ou ce que l’on n’ose pas comprendre, ce sur quoi on passe rapidement pour n’avoir pas à s’interroger. La barbarie tient lieu de cause et d’explication de la cause. Bref, c’est une tautologie.

Les véritables difficultés intellectuelles commencent dès lors que l’on pense sérieusement la différence et l’altérité. Le barbare pour la civilisation hellénique est celui que ne parle pas la langue grecque et fonctionne selon un système symbolique réglé par un autre code. C’est simplement l’altérité culturelle. On se fréquente donc, sans jamais se mêler. Le métèque est étymologiquement celui qui habite à côté. Ce n’est pas le voisin qui, lui, appartient au même système symbolique. C’est celui dont la maison (l’appartenance) ne saurait se confondre. Cet “à côté” renvoie à une altérité radicale mais sans intention hostile. Même chose pour le peuple “han”, pour la civilisation Chine. Et jusque là pas de problème.

Un jour des étrangers culturels sont venus, l’arme au poing. Les Perses, les Occidentaux, Guerres médiques, guerres de l’opium, traités inégaux, diplomatie de la canonnière.

Barbare, M. Milosevic ? Ou produit antédiluvien d’un système révolu ? Quel système ? Le communisme ou le nationa­lisme, ou les deux à la fois, presque confondus ? N’est-ce pas aller un peu vite en besogne et jeter un autre bébé (la nation) avec l’eau du bain (le communisme) ? Trente ans de décalage histo­rique, dit-on. Des gens de son espèce n’ont plus leur place en Europe. Mais où, en Europe ? “Européaniser les Balkans” déclare M. Védrine (21 mai 1999). Curieuse formule qui sous-entend que culture et géographie ne se recouvrent pas. Dans les Balkans, je ne suis (pas encore) européen. Chaque Européen de l’Ouest l’entend bien. Mais, ailleurs, comment la comprendra-t-on ?

Qui décide de la modernité et s’arroge le droit, au nom de quelles valeurs suprêmes, de dire la légitimité à inculquer la civilisation ? Comme au temps du colonialisme où l’on apporte la civilisation et la “culture” à des peuples dont on veut le Bien.

Européaniser les Balkans, c’est, implicitement, admettre l’altérité de l’Europe orientale. Mais on doit alors en tirer toutes les conséquences, avec humilité et sans précipitation. On ne modernise pas, on n’uniformise pas à marches forcées, sauf à recourir à la force armée, à une coercition que l’on condamne par principe, avec des perspectives de réussites modérées.

L’Europe occidentale doit forcément admettre la différence des peuples de la zone balkanique qui ne perçoivent nullement les rapports de valeur en des termes identiques ou seulement voisins des nôtres.

Serions-nous des touristes sur notre propre continent ? Repensons un instant sérieusement à la Péninsule ibérique entre 1950 et 1980. Fondamentalement, foncièrement, avec de nom­breuses exceptions locales, les Balkans pensent famille, sol, et sang. L’exercice nouveau, mené par des politiciens légers, trans­parents, aériens (hélas !), leur est incompréhensible. Il faudra tenir compte par la suite de cette authentique différence lorsqu’il s’agira d’établir les conditions d’une paix durable dans les Balkans.

Car le choc, qui pousse les ethnies les unes contre les autres n’est pas confessionnel, ni même culturel, il est d’ordre symbo­lique, dans les représentations mentales de la valeur d’échange entre la vie de l’individu, sa place dans la société et les intérêts qui motivent et justifient son action. Sujet cherche Identité.

À preuve de cette altérité, dès lors qu’il s’agit d’intégrer les pays d’Europe orientale dans le système économique, on s’aper­çoit que l’on freine des quatre fers. Il faudra une période d’adap­tation, des mécanismes d’ajustement.

Cette Europe balkanique, c’est “nous”, notre culture, notre histoire et, ce n’est pas peu, nos guerres. En même temps, elle est notre Autre. Altérité aussi vieille que la question d’Orient, mais altérité accentuée par les quarante années de rideau de fer.

Il est bien vrai qu’il s’agit de ratraper et le temps et les mœurs ; l’économique, le social et plus encore, le mental. Allons ! Que serait la place du paysan albanais dans nos sociétés ? Peut-être en dessous du travailleur maghrébin qui dispose de deux générations d’expérience et d’adaptation.

Si un gouvernement peut se voir contesté dans sa souverai­neté par un groupe d’États au prétexte qu’ils conçoivent diffé­remment l’ordre politico-éthique qui doit uniformément régner sur l’ensemble d’un continent, la dérégulation politique qui en résulte prend nécessairement un caractère vertigineux.

Plus, sinon mieux que d’autres, M. Blair aura annoncé ce changement de règle du jeu. Il semble toutefois avoir omis d’en avertir préalablement les autres joueurs, à commencer peut-être par ses alliés, pour ne rien dire des Russes et des Chinois. Incidemment, les nouvelles règles manquent encore d’une défini­tion stabilisée et reconnue. Dès lors, la logique demande à savoir qui est un dictateur et quels sont les critères de définitions, en fonction de quelles normes, établies par qui ? À quel moment la tyrannie est-elle indiscutablement reconnaissable, légitimement condamnable et quel seuil doit-elle atteindre pour se voir combat­tue de l’extérieur ? Or les fondements de la démocratie, définis à la fin du xviie par le philosophe anglais John Locke, justifient le droit à la rébellion intérieure contre la tyrannie par les peuples eux-mêmes, quand ils en ont durablement et patiemment subi les vexations répétées.

Une telle conception repose le problème de la relation entre le discours d’État et le discours réel. Pourquoi les gouvernements acceptent-ils de discuter avec des chefs de gouvernement qui sont dénoncés pour le sang qu’ils ont versé ? On peut considérer qu’il s’agit d’intérêts sordides, exploitation de richesses minières, énergétiques, ventes d’armes, renforcement des sphères d’in­fluence. Mais il y a plus. Le simple fait de reconnaître la néces­sité d’un ordre imparfait qui fonctionne parce qu’il permet de disposer d’interlocuteurs.

Les gouvernements parfaits n’existent pas. Les gouverne­ments représentatifs ne peuvent procéder que d’une reconnais­sance intérieure. Si la légitimité est reconnue par une puissance extérieure qui ne serait pas un gouvernement international, le chaos complet pointe à l’horizon.

La France connaît cette tension de longue date. Par rapport au Maghreb, à l’Afrique noire, jusqu’à la Turquie où elle ren­contre d’autres partenaires, notamment les États-Unis pour les­quels peut se tenir le même discours via les Amériques centrale et latine, le Moyen-Orient, le Golfe, etc.

Nos jeunes loups sans dents de la défense des peuples feraient bien de songer à leur contenance si la tragédie les rattrapait un jour.

Dans le domaine de la stratégie des moyens militaires, qu’est-ce qui a été décidé et réalisé qui permettait d’améliorer les performances françaises et, plus généralement européennes face à une éventuelle crise du Kosovo. Les seules réformes structu­relles des armées ont été entreprises par M. Pierre Joxe et l’amiral Lanxade. Mais l’appareil industriel n’a guère bronché. Or nous avons disposé de dix ans. Dix ans pour reconvertir des programmes, en annuler certains, etc. L’incapacité à penser l’ennemi, l’altérité, la vraie différence, qui n’est pas de salon. La différence qui résiste, gêne, embarrasse et surtout peut incarner le mal en acte.

Donc il est devenu nécessaire de châtier le dictateur et de lui faire “rendre gorge” en restituant le Kosovo à ses habitants légitimes. Mais ce n’est déjà plus le but initial qui se voulait l’autonomie du Kosovo.

 

3 mai 1999

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M. Blair en nouveau Gladstone

La Différence et le Mal

On le compare à Madame Thatcher durant la guerre des Malouines. Certes le ton est résolu, et les accents martiaux. Car cette guerre est devenue “sa guerre”. Mais ce n’est pas la roide conservatrice que M. Tony Blair prend pour modèle. Sa référence historique est le grand ministre libéral Gladstone. Gladstone, l’adversaire idéaliste du trop réaliste Disraëli. Gladstone, l’auteur des “atrocités de Bulgarie”, pamphlet de 1878, qui fit vibrer l’opinion anglaise sans pour autant déclencher autre chose que l’opposition britannique aux efforts de règlement du pro­blème par le seul Empire russe. Autres temps, à défaut d’autres mœurs. La référence mérite réflexion sur ce que réclame exacte­ment l’ardeur de M. Tony Blair ? “Jeter les fondements de l’Europe nouvelle”, écrit-il. Sur quelles bases, et selon quels principes ?

À l’origine de tout projet de politique étrangère se retrouvent en général trois types de préoccupations :

l’intérêt national et la raison d’État, qui poussent au réalisme politique ;

la vision du monde et l’idéologie, qui fondent la politique sur des principes plus ou moins immatériels ;

la dimension des moyens dont on dispose, qui, en principe, renforce la tendance au pragmatisme.

Ces différents éléments se combinent plus ou moins harmonieusement. Il est toujours utile de donner à son intérêt l’habillage d’une vocation universaliste. On y gagne partenaires, sympathisants, complices, etc. Mais il est aussi parfaitement concevable qu’un chef de gouvernement soit très honnêtement convaincu de la coïncidence entre ses valeurs et le souverain bien du reste du monde. En l’affaire, la communication joue un rôle essentiel puisque l’on “émet” des valeurs en direction des autres. Encore faut-il que l’on dispose d’un minimum de moyens pour exporter cette ambition. Car la capacité de conviction reste faible si quelque bénéfice ne vient pas soutenir les espérances qu’elle suggère. Bref, il faut avoir les moyens de sa stratégie intégrale.

M. Blair croit rencontrer son destin historique en incarnant la conception¼ américaine de l’avenir de l’Europe. Cela ne signifie pas qu’il trahit et le Royaume-Uni et l’Europe. Au contraire, on peut le tenir pour honnêtement convaincu qu’une conception américaine de l’Europe est dans l’intérêt de l’Europe elle-même. Partage-t-on les mêmes intérêts dès lors que l’on est différent par l’identité et par la dimension ? Ce dépassement de l’intérêt particulier peut s’effectuer précisément parce que l’on partage les mêmes valeurs. Et l’on a vu M. Blair en compagnie de M. Clinton à Washington et à New York, aux pires moments de l’affaire Lewinsky, s’adonner aux délices d’un brillant débat consensuel sur la “troisième voie” économique et sociale.

Depuis le départ du chancelier Kohl, la convergence franco-allemande a connu un déclin annoncé depuis longtemps. Dans la logique qui régit les relations entre États européens, il était naturel que presqu’immédiatement, une contre-poussée s’exerçât dans le champ de force constitué par la tension entre les diffé­rents intérêts euro-atlantiques.

Très schématiquement, l’Allemagne a maintenu la France dans la relation avec les États-Unis au nom d’une Europe reposant largement sur le partenariat franco-allemand. M. Blair conserve et l’approche et l’argument. Il arrime la France aux États-Unis au nom de l’Europe sur la base d’un partenariat privilégié anglo-français, en prenant soin de marquer aux amis allemands que personne, en l’occurrence, ne les délaisse. Chant de sirène que M. Schroeder, depuis longtemps désireux de reconsidérer certaines données du partenariat franco-allemand, paraît fort disposé à entendre. Si donc l’Europe est devenue si importante, le Premier Ministre se fait naturellement le plus européen de tous. Mais, à l’instar du président Clinton, comment interprète-t-il les expressions “construction européenne”, “iden­tité européenne de défense et de sécurité” ? Comment entend-t-il, au regard de ce sens, qu’il se garde d’expliciter, procéder dans les faits ? Au jeu des “architectures de sécurité”, où doit-on situer le pion France par rapport à la Grande-Bretagne, les deux par rapport à l’Europe et l’ensemble par rapport aux États-Unis4 ?

On objectera que cette présentation reste trop diplomatique, trop lointaine. Pourtant, que dire de ces innombrables tentatives d’associations et de fusions d’entreprises, de ces programmes d’armement en coopération, de ces agences qui ne parviennent pas à se concrétiser parce que les intérêts des Trois (Allemagne, France, Royaume-Uni) ne composent pas entre eux ? Autant de difficultés qu’aggrave l’intervention des entreprises et, en soutien, du gouvernement des États-Unis.

C’est bien pourquoi l’affirmation de l’identité de vues sur les valeurs immatérielles de l’éthique achève la construction. Pour que l’Europe puisse jouir des valeurs du marché et de la démo­cratie, il faut donc liquider les derniers dictateurs. Ressentant que ce thème est le plus mobilisateur, M. Blair le développe à fond.

Éthique ou politique ? : les risques de la confusion

S’agit-il de prendre l’éthique pour principe moteur de la poli­tique ou bien de promouvoir un système particulier de valeurs politiques avec l’intention de les imposer comme universelles par la raison mais aussi par la force ? Ce système de valeurs est-il lui-même cohérent ? En politique et en économie, la notion de liberté ne s’entend pas de la même manière. Vieux débat qui se retrouve à la source des interrogations sur la démocratie en Occident. La nouveauté vient de ce que les valeurs politiques liberté, démocratie marché semblent avoir prétention à une sorte d’OPA sur l’éthique. Selon que nos valeurs politiques et éthiques te feront partenaire ou ennemi, tu seras dans le Bien ou dans le Mal.

Ici, le vieux Marx rattrape le Premier Ministre anglais. Pour s’affranchir de son particularisme et faire oublier son origine, une idéologie a fréquemment tendance à s’identifier à quelque principe “supérieur” qui sert de masque à ses présupposés déterminants.

Bien entendu, si j’ose dire, M. Blair ne pousse jamais son raisonnement aussi loin. Péremptoire, très général, il ne dit rien sur les fondements de sa pensée.

L’amalgame blairien se compose d’un vieux fonds moral plutôt anglo-saxon : l’opposition manichéenne entre le bien et le mal, une certaine pratique américaine (qui relève d’une action psychologique de temps de guerre : diaboliser l’adversaire et exalter les valeurs politiques de démocratie et de respect des libertés de conscience et d’opinion. Homme d’État qui se fait publiciste du temps de guerre, il mêle la théorie politique, l’éthique et la propagande de guerre. Derrière cette confusion, il me semble pouvoir distinguer une idéologie implicite.

Lors qu’on entend M. Blair, on est immédiatement frappé par le fait que son but politique s’identifie à une idéologie de tolérance et de pluralisme tant politique qu’ethnique. Il s’agit d’extirper hors d’Europe une obsolescence maléfique et, au nom de la modernité civilisatrice, d’unifier le continent par un même modèle de liberté et de démocratie. On peut douter de la perfection et de la pureté de ce modèle. On peut douter aussi que l’éthique puisse tenir lieu de politique. On peut douter enfin que le Mal soit extirpable de l’humanité, même européenne. Passons.

En seconde lecture, on relèvera une étrange volonté de mimétisme, d’alignement sur le Même. Un modèle culturel présenté comme supérieur parce qu’idéal. Une seule Europe, entière et libre, partageant les mêmes valeurs doit advenir. MM. Bush et Baker ne disaient rien d’autre lorsque, après la chute du mur de Berlin, ils annonçaient l’avènement d’une Europe “whole and free” et d’une communauté atlantique de Vancouver à Vladivostok. C’était le temps du “nouvel ordre mondial”, à vrai dire fort court.

Après tant d’autres, M. Blair est saisi par le fantasme du Même comme fin de l’histoire, par résolution des contradictions. Il importe peu que l’idéologie vague du droit à la différence tienne lieu d’étendard, dès lors que ce modèle se donne pour vocation d’en finir avec les contradictions de l’histoire.

La Différence, en éthique et en politique :
notre “autre” Europe

Évadons-nous un instant de la politique et de la stratégie. Considérons les innombrables débats sur l’altérité et le droit à la différence. Que n’a-t-on pas dit sur la nécessité de leur respect ? Ironie affreuse, au même moment, une abominable extrême droite britannique s’adonne au terrorisme raciste dans les quar­tiers pakistanais de Londres. Ce rapprochement n’est pas que de circonstance. Il suggère que l’on pose très sérieusement la ques­tion du Même et de l’Autre, de l’altérité et de sa reconnaissance.

Que dit, sans s’en rendre compte, tragique étourderie, M. Blair ? Que le droit à la différence doit devenir le modèle unificateur de l’Europe.

Or d’innombrables peuples, sans doute anciens, archaïques peut-être, attachés à la terre, organisés par la famille et le clan, spirituellement structurés par une symbolique de la vie et de la mort, veulent cette reconnaissance de la différence dans la séparation, dans le voisinage bien organisé, avec de bonnes frontières, garanties par une communauté internationale efficace et cohérente.

Considérez les Arméniens, experts tragiques en matière de génocide Ils ne vont certes pas soutenir les horreurs des bandes de M. Milosevic. Pour autant, on ne leur vendra pas demain matin le pluri-ethnisme. On les trouvera peu sensibles au modèle “United colours of Benetton” qui manifestement inspire un peu vite les responsables politiques d’europe occidentale. Leur but immédiat, dans l’environnement dangereux qui est le leur pour longtemps encore, est de se retrouver en un ensemble cohérent, sûr et reconnu, face à des voisins. Leur volonté est de pouvoir gérer leurs propres affaires et, à partir de là, souverainement, de considérer leurs propres relations extérieures sur la base de frontières stabilisées. La recherche des alliances et des appuis dans ces immenses régions européennes et limitrophes est fondée sur ces objectifs.

Que propose-t-on aux peuples des Balkans ? Vivre en sûreté, sans doute. Prospérer, c’est certain. Mais comment et avec qui ? Que signifie, de leur point de vue, vivre ensemble dans la diversité ethnique ? Accepter d’un cœur léger l’altérité. Alors que ce qui est à toi n’est pas à moi. Pour bien des cultures et bien des peuples, en Europe même, le droit à l’altérité commence avec les frontières.

Good fences make good neighbours. Les bonnes barrières font les bons voisins, disait le poète américain Robert Frost, à l’aube du xxe siècle.

Ainsi la revendication idéologique du droit à la différence et la décision de faire la guerre pour imposer le Même se constituent en contradiction théorique et pratique.

L’Europe de M. Blair n’est donc pas toute l’Europe. Au nom de la juste guerre contre la barbarie, notion aussi commode que vide, il se refuse à prendre en compte, -pas même- à penser la différence d’une autre Europe, la nôtre sans doute mais aussi notre différence.

Ainsi paraît l’écart culturel, provisoire sans doute, mais immédiatement irrésorbable entre l’Europe occidentale et ce que je crois nécessaire d’appeler “notre autre partie de l’Europe”. “Notre et autre”, paradoxe et défi culturels parfaitement surmon­tables dès lors qu’on accepte la durée d’un processus de rappro­chement. Sachant que ce n’est pas le recours à la force qui apportera une solution immédiate. Trop souvent, la guerre n’est qu’une impatience de la politique.

Combien de siècles et de guerres atroces aura-t-il fallu pour abolir la frontière franco-allemande ? L’unanimisme suggéré n’a pour fondements que les premiers linéaments d’une culture communautaire. Milosevic et bien d’autres en même temps que lui ont fait campagne pour le droit à l’identité contre les autres. Il a tiré parti d’une promiscuité ethnique forcée, dans la mesure où celle-ci avait été imposée par la succession des contraintes “impériales”, ottomane, autrichienne, communiste, fédéralo-titiste.

L’incitation à l’identité nationale, qui n’était pas l’invitation au libre choix, a donc précipité les peuples vers la solution la plus immédiate et la plus brutale, à savoir se reconnaître par la négation angoissée de l’autre, dans le refus de tout partage. Il est bien là le jeu de la différence dans les Balkans.

Le modèle pluraliste unanimiste fondé sur la reconnaissance de l’Autre constitue aujourd’hui un produit d’exportation exoti­que dans la réalité socio-culturelle de l’Europe balkanique. Ce n’est donc pas à coups de missiles de croisière que M. Blair y fera entrer le droit à la différence.

Et qui veut faire l’ange fait la bête.

Ceci conduit à examiner la seconde contradiction de la fragile construction de M. Blair. Où l’on voit une éthique maxi­maliste prétendre payer en monnaie de singe¼

Les fins sans les moyens

Ce n’est certes pas la première fois, tant s’en faut, que les buts d’une guerre sont inspirés par un idéal ou une idéologie.

Ce qui est novateur, c’est que, pour la première fois, avec d’hyperboliques accents sacrés sur les fins (la morale, le droit des peuples et des individus, du collectif et du particulier, la stabilité des Balkans, l’avenir de l’Europe, etc.) on déclare simultanément que l’on n’entend pas pour autant leur consacrer la totalité des moyens dans on dispose.

La cause est admirable, mieux, elle est essentielle car elle engage le xxie siècle de l’Europe. Il n’est donc pas question de risquer une goutte de notre propre sang.

Cette paradoxale dérision révèle une mutation fondamen­tale, un décrochement d’échelle dans l’ordre du symbolique. Non pas une révolution mais un effondrement, le krach des valeurs de l’échange traditionnel qui jusqu’alors légitimait la guerre, le risque de la mort et l’acceptation du sacrifice de soi dans la conscience des peuples.

M. Gladstone, à la tête de la première puissance mondiale, avait les moyens militaires de sa politique. Il pouvait en disposer en toute autonomie. Le Royaume-Uni ne manquait pas de les engager en totalité ou en partie, une fois le besoin défini et la décision prise. Il est possible, comme l’indiquent les déclarations de M. Blair lui-même et de son ministre M. Cook, que le Royaume-Uni soit désireux de mettre en action immédiatement des troupes au sol. Mais, ne pouvant agir en dehors de l’Alliance, ne pouvant enfreindre la volonté des États-Unis, il faut bien que l’arme au pied, les troupes britanniques attendent une issue qui, apparemment, ne convient pas à leur dirigeant. Cette situation rend bien compte des conditions d’engagement de la guerre : pour atteindre l’objectif politique recherché, on doit s’en remettre aux moyens et à la stratégie d’un Autre qui n’entend pas les mobiles, l’enjeu et les objectifs de la même oreille.

Le grand écart auquel s’essaye M. Blair témoigne donc d’une rare inconséquence. Sauf à considérer que le Premier Ministre britannique évalue l’intérêt de l’Europe balkanique avec les yeux de Washington et qu’il lui semble, tout bien compté, que la stra­tégie militaire de l’OTAN constitue la forme la mieux adaptée pour appliquer la nouvelle règle du jeu qu’il s’efforce de définir.

Naguère, les Britanniques s’étaient fait la (mauvaise) répu­tation de payer les autres pour se battre au service de leurs intérêts. C’était oublier qu’ils avaient fait face à l’ennemi (français puis allemand), parfois seuls, consentant de véritables et sombres sacrifices. Payer n’est pas rien. Mais il ne semble pas, aujourd’hui, que les Européens se pressent pour financer le conflit. Comme on le verra sous peu, la conjoncture n’est guère favorable et les préoccupations sont ailleurs. L’optimisme cons­tant des places boursières depuis le début de la guerre ne suffit pas à garantir, loin de là, une quelconque solidité économique. Tous les membres d’une coalition ne se trouvent pas forcément dans la même position pour soutenir l’effet des conséquences économiques de la guerre. Entre la flexibilité économique des États-Unis et la marge de manœuvre des pays de la zone Euro, placés sous double contrainte du chômage et de la croissance faible, la guerre du Kosovo risque fort d’accroître les différentiels de puissance.

Une fois encore, c’est bien la hiérarchisation de la puissance au xxie siècle qui se retrouve à chacun des tournants pris à l’occasion des événements actuels.

Rien ne finit. Tout commence impitoyablement. Chaque État prend acte et position, dévoilant moins ses intentions que sa stratégie brute : ce dont il est capable, en fonction de ce qu’il a et de ce qu’il veut.

Traditionnellement, les guerres ont été guidées par l’intérêt ou par les passions. Bien souvent, les idéaux ont été accusés d’avoir provoqué les guerres meurtrières, précisément parce qu’ils prétendaient se placer au-dessus des intérêts matériels.

Néanmoins, les peuples n’étant pas de purs esprits, des effets de transformation physique produits au nom de l’idéal naitront nécessairement des situations nouvelles et des rapports de puissance modifiés. Il faudra bien en tenir compte. Comment M. Blair incarnera-t-il ses principes d’Europe démocratique si ce n’est par le marché ? Il faudra bien aussi entreprendre la reconstruction d’une aire européenne ravagée par la guerre. Avec quoi ? Par qui ?

Dès lors que l’idéal se substitue à l’intérêt, le flou des objectifs rend plus complexe l’interprétation des actions. Car il est pratiquement impossible de traduire l’idéal en situation concrète précisément parce que la réalité n’est pas spirituelle (interprétation résistante de l’Idée). Aucune société ne peut se désubstantialiser. Sauf à s’anéantir, à basculer dans l’absurdité meurtrière comme le tenta Pol Pot pour le Cambodge, au nom d’une Utopie irrationnelle mais raisonnée.

Le cas de M. Blair a le mérite de son exemplarité révélatrice. Si les Européens ne clarifient pas leurs buts, à savoir le rapport entre éthique et politique, s’ils ne déclarent pas des intérêts communs, ils ne sauront jamais orienter leur action, fût-elle guidée par un idéal désintéressé.

Si, ne serait-ce qu’un instant, l’éthique est soupçonnable de camouflage au bénéfice d’intérêts particuliers qui n’osent plus se déclarer, comment prétendre unifier l’Europe par la seule morale ?

 

2 mai 1999

________Notes: 

        La nomination du ministre de la défense britannique, M. Robertson au poste de secrétaire général de l’OTAN en juillet 1999 renforce le rôle de premier de la classe atlantique du Royaume-Uni mais toujours dans un langage européen.

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