Un complot européen pour attirer les États-Unis

La presse américaine s’est faite l’écho d’un point de vue lar­gement diffusé par de nombreuses sources européennes, y com­pris à très haut niveau gouvernemental, selon lesquelles l’action conjuguée des Britanniques et des Français aurait finalement conduit un Clinton réticent mais réceptif à accepter un engage­ment limité des États-Unis.

La conférence de Saint Malo aurait eu pour but de préciser la répartition des rôles entre franco-britanniques d’une part, États-Unis d’autre part.

Les États-Unis, parce qu’ils sont les plus forts, parce qu’à tort ou à raison, ils estiment être les payeurs ne se laissent pas entraîner. C’est mal connaître leur culture politique, adminis­trative et militaire que de croire qu’il est possible d’entraîner un président ou ses proches collaborateurs vers des actions qui ne correspondraient pas à l’intérêt national. On peut les inciter à prendre de mauvaises décisions qu’ils se verront obligés de suivre ou d’annuler. Mais nul n’a piégé M. Clinton sur la voie de l’inter­vention au Kosovo. À malin, malin et demi, avec peut-être, pour résultat, de voir tout le monde pris au piège de la convergence des erreurs.

Le complot des real-politiciens euro-atlantiques

Il s’agirait d’un inavouable programme de règlement cynique de la question des Balkans par les grandes puissances. Constatant les difficultés issues d’une situation dont elles sont historiquement responsables via les règlements des années 1878-1913, elles auraient décidé de faire en sorte que les frontières puissent se stabiliser en fonction des rapports de forces et des transferts brutaux de population. Après la guerre de l’été 1995 qui permit à l’offensive croate de liquider la Kraina serbe, on a pu atteindre les accords de Dayton. Au tour du Kosovo en 1999.

Aujourd’hui, les Euro-atlantiques auraient laissé faire : sabotage de la pseudo négociation de Rambouillet, préparation d’une partition du Kosovo, établissement d’une nouvelle carte des Balkans sur la base d’une répartition ethnique plus rationnelle que celle qui procédait des découpages qui s’étaient succédé de 1878 à 1920.

Au terme d’une série d’inévitables atrocités que l’on s’efforcerait d’atténuer et d’adoucir, apparaîtrait enfin une carte cohérente des Balkans où les frontières coïncideraient avec les communautés ethniques. On aurait ainsi corrigé les artificiels découpages du xixe siècle par une entreprise réaliste et cynique de rationalisation. Dommage pour les perdants de l’Histoire. Cette thèse est séduisante parce qu’elle rend compte à la fois des errements du passé et suggère un avenir cohérent.

Trop de facteurs objectifs s’opposent à ces conceptions para­noïaques d’une politique machiavélienne des grandes puissances. Constatons que les milieux politiques et médiatiques français sont spontanément enclins à ce type d’interprétation. Relevons que bien des tendances propres à une certaine tradition natio­nale expliquent cette propension, restons-en là. Ici encore, l’examen de la réalité s’oppose à une telle conception.

D’abord, force est de constater qu’il n’existe aucune véritable coordination et aucune continuité de dessein politique des États européens depuis 1991. L’échec des conférences intergouverne­mentales, celle de Turin, en particulier, en témoigne. Les mem­bres de l’Union européenne ont été incapables d’articuler une politique commune fondée sur une identité de buts. On pourrait alors être en droit de se dire que l’éthique intervient pour se substituer à l’incapacité à définir des buts fondés sur des intérêts matériels. Elle ne serait que le masque travestissant un vide.

Ensuite les approches politiques de la question de Bosnie et l’esprit des accords de Dayton-Paris sont opposés à cette vision cynique. La conviction réelle va dans le sens du pluri-ethnisme et du multiculturalisme dans les États balkaniques.

Enfin, jouant un jeu aussi dangereux, les différents gouver­nements prendraient d’immenses risques pour leur stabilité et leur existence mêmes, eu égard à leur vulnérabilité médiatique.

Des vues aussi machiavéliennes supposent une capacité de secret qui n’existe plus dans les démocraties médiatisées. Elles ne sont pas transparentes mais poreuses. Tout secret fuit vers les médias par l’effet de pente naturelle des oppositions d’intérêts et d’individus.

La carte imparfaite des Balkans reposait sur une situation elle-même confuse. Quelques grandes puissances européennes dominaient le jeu. Aucune ne disposait d’une indiscutable supé­riorité lui ouvrant droit à l’hégémonie. Il fallait donc composer entre pairs.

La situation actuelle n’est pas moins complexe mais repose sur des données fort différentes.

Les grandes puissances européennes sont relativement affai­blies, au regard du siècle précédent.

Elles cherchent à coordonner leur action et à assembler leurs capacités pour disposer d’une puissance équivalente à celle de la grande puissance dominante. Mais cette voie est complexe pour deux raisons. Chaque État européen est loin d’avoir renoncé à son intérêt égoïste, surtout, on se surveille entre soi. Entre grands et de petits à grands pour éviter que l’ intérêt national d’un seul ne s’affirme comme l’intérêt de tous au détriment de chaque intérêt particulier.

Deuxième raison, la puissance dominante sait admirable­ment jouer de ces tensions et de ces rivalités.

Car il existe bien, au niveau mondial, une puissance de facto dominante, les États-Unis. Or le fait d’avoir des intérêts euro­péens n’en fera jamais pour autant une composante de l’Europe. Les Congrès depuis 1919 n’ont eu de cesse de le rappeler pour modérer les foucades de l’Exécutif en place. Centrée sur le continent américain, ayant à se soucier de son immense espace, elle regarde à la fois vers l’Europe et l’Asie.

De ce fait, l’Alliance atlantique devient le lieu de la compo­sition des intérêts des États européens et d’une fraction seule­ment de ceux des États-Unis. En résulte une situation très complexe où les États-Unis utilisent l’alliance pour renforcer leur leadership au service d’intérêts qui ne peuvent être exclusive­ment européens. Pour leur part, les Européens recherchent leur propre communauté de destin, tandis que chaque État d’Europe poursuit ses intérêts individuels, alors même qu’il entend sincè­rement édifier la communauté européenne, en fonction de sa perception, forcément nationale.

Cette situation est si complexe, faite d’intérêts si entremêlés et orientés contradictoirement, qu’il y a peu de chances d’en sortir rapidement. C’est probablement une forte secousse, voire même une crise majeure, qui seule pourrait clarifier cet écheveau excessivement embrouillé.

Tel sera peut-être l’effet de la guerre du Kosovo. Mais le choc sera-t-il suffisant ?

 

25 avril 1999

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Complots

Événement-monstre, toute guerre suscite des interprétations mystérieuses, de la part de mages auto-intronisés. D’inévitables rumeurs en accompagnent le déclenchement et suivent son déroulement. Elles suggèrent des complots ourdis.

Le vertige de la guerre, ébranlement de la raison, conduit à la production de causalités alternatives. Qui plus est, lorsque les mobiles manquent de clarté, les rumeurs de desseins dissimulés trouvent aisément des sources dites “bien informées” et jouissent d’un crédit spontané. Escroquerie, manipulations délibérées, auto-intoxications, ce sont les brouillards psychologiques de la guerre.

À ce jour, on peut déjà répertorier plusieurs “légendes”1 sur la guerre du Kosovo.

Le complot anti-serbe

C’est évidemment la thèse systématiquement propagée par les courants nationalistes serbes depuis 1991. Selon eux, une conspiration internationale viserait à détruire l’identité histori­que, culturelle et ethnique serbe. Beaucoup de ceux qui propa­gent cette idée y croient eux-mêmes fermement. L’impact de cette légende, dans la partie orientale de l’Europe et au-delà, en Russie, n’est pas quantifiable, mais elle semble largement accré­ditée. Le substrat culturel et la pesanteur de l’héritage histori­que qui caractérisent les relations entre Russes et Allemands, Serbes et Croates, pour ne rien dire des immixtions britanniques et françaises, achèvent de fertiliser le terreau nécessaire à la formation et au développement de ces rumeurs actives.

Le complot anti-européen des États-Unis

Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis sont soup­çonnés d’un complot anti-européen. L’affaire remonte à une fuite du Washington Post en 1992 qui avait rendu public les scénarios prospectifs établis par la cellule politico-militaire du Pentagone dirigée alors par M. Paul Wolfowitz (aujourd’hui dean de SAIS2 et membre de l’équipe qui se forme autour de M. Bush junior.). Le concept central était de mettre en œuvre une stratégie inté­grale visant à interdire l’émergence d’une puissance susceptible de faire peser sur les États-Unis une menace de dimension équi­valente à celle qu’avait représenté l’Union soviétique. Candidats possibles : la Chine, le Japon, l’Europe. George Bush senior ayant perdu les élections, il ne fut plus question de cette affaire dans la nouvelle administration Clinton.

Le complot britannique (au service du précédent)

Transfuge au service des États-Unis, véritable agent clinto­nien, M. Blair serait une sorte de cheval de Troie au sein de l’Union européenne. Ainsi serait-il parvenu à tromper la diplo­matie française lors du sommet de Saint Malo en suggérant un partenariat européen renforcé, reposant sur un axe franco-britannique, alors qu’il n’avait en tête que d’aliéner la liberté d’action française en l’enchaînant à une politique atlantique maintenue sous leadership des États-Unis.

De même que le chancelier Kohl avait renforcé la position allemande en servant de chaînon entre les États-Unis et la France, de même la Grande Bretagne pourrait jouer un rôle équivalent, lui redonnant un lustre passablement terni depuis la fin de la guerre froide. Plus encore, depuis l’arrivée au pouvoir de M. Clinton, la “relation spéciale” avait souffert. Le président américain n’avait pas hésité à critiquer la politique économique de M. Major ainsi que les insuffisances de sa politique irlandaise. L’arrivée au pouvoir de M. Blair, son soutien indéfectible et ostensible au président Clinton ont marqué plus qu’une embellie, un véritable tournant au nom de la “troisième voie” : une concep­tion commune de l’économie et des échanges internationaux. M. Blair a su aussi tirer un parti certes moins marqué mais relativement équivalent, de ses bons rapports avec M. Jospin, il s’est donc habilement placé en position charnière.

________

Notes:

        Le terme légende est couramment utilisée dans les études scientifiques sur les bruits, les rumeurs et autres “légendes urbaines”.

        Directeur des études du centre des hautes études en relations interna­tionales de l’université Johns Hopkins de Washington, DC, un des centres de formation des futures élites de la diplomatie des États-Unis.

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Buts de guerre et buts dans la guerre : les passions et la raison

Inévitablement, les passions de la guerre sont aujourd’hui déchaînées. Inquiétude, indignation, exaspération conduisent un cortège d’interrogations angoissées et de jugements péremp­toires. Depuis la publication du bilan des frappes aériennes par des militaires manifestement perplexes, une évidence s’impose : les moyens utilisés n’étaient pas les bons, en tous cas au moment où l’on a décidé d’y recourir. Dès lors la question reste posée : que faire et exactement pourquoi ? Faut-il persévérer et attendre de frappes aériennes renforcées les effets plus ou moins imprévi­sibles qui ne manqueront pas de se produire ? Faut-il engager des troupes au sol, quand, combien, où ? Enfin et surtout dans quel but ?

Pour estimer le degré de rectitude d’une stratégie, il existe une méthode connue depuis près de deux siècles. On établit la relation entre deux notions distinctes : le but de la guerre et les buts dans la guerre. Le but, ou finalité de la guerre, est d’ordre politique : il exprime un intérêt ou un idéal. Le but dans la guerre s’identifie aux objectifs que l’on se donne pour exercer la supériorité militaire sur l’adversaire. Une stratégie optimale est fonction du degré de cohérence entre but politique de guerre et objectifs stratégiques dans la guerre. Que peut-on objectivement constater aujourd’hui ?

Les buts politiques de guerre n’ont pas fait l’objet d’une définition claire et unanime. On en avait énoncé au départ au moins trois :

  • protéger les populations albanaises du Kosovo (MM. Blair, Chirac, Clinton, Schroëder) ;
  • éviter une déstabilisation générale des Balkans (M. Chirac) ;

contraindre M. Milosevic à accepter les accords de Rambouillet, sorte de capitulation qui équivalait à un suicide politique. Il est difficile d’expliquer pour quelle raison le dirigeant serbe les auraient acceptés.

Une fois la guerre engagée, en raison des exactions serbes contre les populations albanaises du Kosovo, on a vu apparaître de nouvelles formulations de buts de guerre. D’une part, les cinq préconditions d’un cessez-le feu ont été transmises à M. Milosevic par les responsables de l’Alliance, notamment M. Védrine depuis le 6 avril 1999. Elles ont été reprises à l’identique par M. Kofi Annan sous l’égide de l’ONU. D’autres part, sont apparus, au gré des uns et des autres de nouveaux buts plus radicaux et plus amples :

  • obtenir la capitulation de M. Milosevic et le traduire devant un tribunal pour crimes contre l’humanité (M. Solana, M. Blair) ;
  • interdire dans l’avenir toute exaction menée par un dicta­teur contre une minorité sur le territoire de l’Europe (M. Blair) ;
  • enfin et par l’effet d’une grave dérive politique, le président Clinton a cru bon de suggérer dans son discours du 50e anniversaire que le but de guerre pourrait être de justifier l’existence de l’Alliance elle-même.

Six semaines après le début du conflit, l’imprécision politi­que initiale semble devoir s’aggraver.

Les buts dans la guerre ont fait l’objet du plan en trois phases qui correspondait à la planification opérationnelle des frappes aériennes de l’OTAN. Il semble que, compte tenu du flottement des buts de guerre, elle n’ait pas fait l’objet d’une véritable mise en cohérence. Comment expliquer les frappes sur le Montenegro, État très favorable à l’Alliance ? L’enchaînement de ces phases dans le temps n’a lui-même jamais été clair. Car il s’est trouvé court-circuité par les évènements sur le terrain.

À terme, il s’agit bien pourtant de briser le potentiel mili­taire de la Serbie. Mais, derechef, pour servir quel but politique ? En d’autres termes, on ne peut pratiquer une stratégie militaire inflexible au service de buts politiques variables, sauf à courir le risque actuel de se trouver entraîné “là où l’on ne voulait pas aller” en raison des effets incontrôlés de l’action militaire.

Par exemple, on n’a jamais vu figurer l’idée d’interdire le territoire du Kosovo aux forces serbes et pour cause dès lors que l’on excluait le contact direct et même le recours à des armes terrestres plus souples (hélicoptères, artillerie à longue portée, etc.) qui n’arrivent qu’aujourd’hui.

Rétablir une cohérence minimale devient ainsi le premier des devoirs dans une situation qui tend à devenir vertigineuse en raison de ses imprévisibles conséquences.

Préciser une fois pour toute les buts de guerre :

les fixer soit pour l’Alliance, soit pour les Nations unies, soit pour le groupe de contact (avec ou sans la Russie).

clarifier la question de l’interlocuteur. On ne peut pas vouloir négocier avec le gouvernement de Belgrade et récuser le seul interlocuteur du moment. Sauf à en trouver d’autres. Mais aucun parti, aucune personnalité serbe n’ont paru, qui incarne­raient une légitimité alternative. Tel est bien le problème.

Adapter les moyens militaires à ces buts politiques :

ne pas exclure a priori la possibilité d’employer tous les moyens de la force. On ne peut prétendre gagner une course mal commencée en annonçant que l’on continuera à avancer à cloche-pied.

recouvrer davantage de liberté d’action. Il pourrait être utile de suspendre les frappes aériennes, ne serait-ce que pour donner à la diplomatie le moyen de pression que constituerait leur reprise. Mais à ce qu’il semble, il ne saurait en être question, même si l’inflexibilité de la stratégie militaire des États-Unis, imposée sans alternative à l’Alliance semble totalement inadap­tée à la souplesse diplomatique exigée par l’extrême complexité de la situation dans les Balkans.

C’est pourtant cette posture que la réunion du Cinquante­naire a réaffirmé, parce qu’il n’était possible de se mettre d’accord sur aucune autre. Et nul ne semble savoir jusqu’où va conduire cette incohérence stratégique.

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Plaidoyer pour une cohérence stratégique

Une évidence irrésistiblement s’impose : en décidant de recourir aux seules frappes aériennes au lendemain de l’échec des négociations de Rambouillet une erreur majeure a été com­mise. Cette erreur classique, sorte de pont aux ânes de la stratégie, tient à la perte de cohérence entre le but politique recherché et les moyens militaires mis en œuvre.

Si l’on voulait obliger M. Milosevic à accepter l’autonomie du Kosovo, seule la menace d’un usage illimité de la force pouvait le contraindre à accepter ce qui équivalait pour lui à un suicide politique. Si le but était de protéger les populations d’origine albanaise au Kosovo, il fallait également et surtout déployer rapidement des troupes au sol, ce qui, en droit international, rêvenait à envahir la République fédérale de Yougoslavie. Et si les membres de l’Alliance n’étaient ni désireux, ni capables de mettre en œuvre les moyens adaptés, eh bien il fallait changer de buts politiques, c’est-à-dire continuer à négocier avec M. Milo­sevic sur des bases modifiées, en recourant à un mélange plus savamment dosé de bâton et de carottes. Tel n’a pas été le cas. Et parmi les options qui lui ont été soumises, le président Clinton – que le dossier n’a jamais fortement motivé – a fait le choix d’une demi-mesure, à court terme commode pour les États-Unis et pour lui-même, compte tenu de son état d’affaiblissement face au Congrès. Qu’elle fût inadaptée à la situation sur le terrain, qu’elle ne bénéficiât d’aucune légitimité au regard du droit inter­national n’a pas été pris en compte. Les intérêts américains dans cette affaire restant limités, l’incohérence stratégique n’entraîne que des conséquences elles-mêmes limitées. Du moins pour le moment. Mais pour les Européens de l’Ouest cette situation est autrement plus grave, puisqu’elle a des répercussions sur leur propre continent et que se révèle au grand jour, avec la faiblesse de leurs capacités d’action, l’erratisme dérisoire de leurs volontés éparses.

À l’épreuve des faits actuels, tout ceci paraît d’une banalité aveuglante. Encore faut-il se rendre à l’évidence et ne pas persévérer dans l’erreur. Encore faut-il prendre conscience de l’urgence d’un changement de cap pour pouvoir récupérer des degrés de liberté d’action et retrouver l’initiative sur un agenda dont M. Milosevic est aujourd’hui le maître, jouant avec deux voire trois temps d’avance. Il devient donc prioritaire et essentiel de reconstituer une cohérence stratégique entre fins et moyens. Mais comment et surtout, pourquoi ?

J’écarte d’emblée deux buts également irréalistes : éliminer physiquement M. Milosevic et reconquérir militairement le Kosovo. Ceci nous laisse avec quatre buts, encore considérables :

à court terme et pour “limiter les dégâts” :

  • réduire les appétits de la Serbie par rapport au Kosovo ;
  • donner une solution territorialement acceptable pour les populations d’origine albanaise.

À plus long terme :

  • renforcer de manière décisive et durable la stabilité régio­nale dans les Balkans ;
  • enfin, restaurer la crédibilité et l’autonomie de la France ainsi que celles de l’Union européenne.

Pour le court terme, M. Milosevic a clairement en tête, depuis le début, un plan de partition du Kosovo. Il entend l’imposer par la force et abandonner aux Albanais du Kosovo un espace réduit, voué un beau jour à l’union avec l’Albanie. Mani­festement vainqueur sur le terrain, il peut être entraîné par son succès militaire à dicter la paix à des conditions exorbitantes, l’espace réduit prenant les dimensions d’une sorte de “bantous­tan”. Que ferait-on dans les chancelleries euro-atlantiques si Russes, Serbes et certains Albanais (conduits par M. Rugova ou d’autres) entamaient leur propre négociation après avoir proposé aux Grecs, aux Macédoniens et à tous les autres États intéressés de s’y associer ? On récuserait toute légitimité à un tel partage, ce qui aurait pour conséquence d’établir l’instabilité là où l’on prétend vouloir la supprimer.

Il faut donc contrer l’avantage momentanément acquis par M. Milosevic tout en imposant une solution pragmatique pour les populations concernées. L’idée de manœuvre ici suggérée comporte quatre mouvements simultanés :

  • ·          suspendre de façon unilatérale les frappes aériennes qui sont contre-productives dans l’immédiat, de manière à donner un signal fort de changement de cap. Si cette solution n’était pas acceptée par les États-Unis, qui pourtant y ont tout intérêt, la France ne devrait pas craindre, pour sa part, de l’adopter et de demander à ses partenaires européens, notamment aux membres de l’UEO, de la rejoindre.
  • ·          définir et proposer la formation d’un vaste “refuge terri­torial” pour tous les Kosovars désirant s’y rendre. Cette délimita­tion pourrait recevoir l’agrément de la Russie.
  • ·          simultanément, pour amener M. Milosevic à négocier en des termes qui ne lui soient pas exclusivement favorables, il convient de démontrer de manière crédible c’est-à-dire par la réunion ostensible d’une force impressionnante, que l’on se dispose à une action terrestre. Celle-ci peut revêtir deux formes : soit l’ensemble de l’Alliance, soit des forces uniquement euro­péennes disposant de toute la logistique et des infrastructures de l’OTAN (c’est la formule “forces séparables mais non séparées”, adoptée officiellement par l’OTAN depuis le sommet de Berlin de 1996). Il faut que dans son calcul stratégique le gouvernement serbe intègre enfin le risque de l’action d’une force digne de ce nom, prête à occuper, défendre et disputer elle aussi le terrain. Sans cette menace suspendue rien de sérieux n’est concevable.
  • ·          obtenir une résolution des Nations unies visant à auto­riser les troupes européennes ou OTAN à se déployer pour défen­dre ce refuge territorial, mais aussi pour empêcher qu’il serve aussitôt de base-arrière pour les jusqu’au-boutistes de l’UCK. Faute d’une résolution de ce type, on peut parfaitement recher­cher une approbation des États membres de l’UEO, voire même du Parlement européen. Dans tous les cas, on recherchera encore le concours de la diplomatie russe. L’objectif est de sortir au plus vite et au mieux de l’impasse créée par la désastreuse opposition entre droits de l’homme et droit des États souverains au sein de frontières inviolables Cette contradiction atteint aujourd’hui son point d’absurdité extrême en cumulant le pire de chacun des deux termes, l’inefficacité et l’illégitimité.

En dépit des obstacles nombreux, à commencer par la contrainte de l’urgence, ces objectifs restent accessibles et cette manœuvre réalisable. Le pire, c’est encore la situation actuelle. La tragédie humanitaire est déjà là, impressionnante. Au-delà, les États d’Europe occidentale courent le risque d’un discrédit international d’une ampleur sans précédent depuis un demi siècle.

Que nos gouvernements ne haussent pas leurs épaules acca­blées de tant d’autres soucis, car sur le plan intérieur ils risquent fort de se voir rattrapés par les inévitables et imprévisibles effets en retour de l’incohérence stratégique initiale. Ils ont donc tout à gagner aujourd’hui à un sursaut parce que, poursuivant dans la voie actuelle, ils pourraient bien se perdre eux-mêmes.

 

20 avril 1999

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La nouvelle règle du jeu

En 1945 s’était établi un ordre. Il présentait l’avantage de reposer sur quelques principes simples. Respect de la souverai­neté territoriale des États, respect des frontières, représenta­tivité des gouvernements. La charte des Nations unies, en ses chapitres 6 et 7, codifiait le maintien et le rétablissement de la paix sur la base du refus de toute agression étrangère. Ordre imparfait sans doute qui connut de nombreux manquements et vit trop souvent l’impuissance des Nations unies à en garantir le respect. Ordre imparfait aussi parce que, au nom d’autres prin­cipes tels que la solidarité du camp socialiste, l’URSS avait prétendu troubler cet ordre. Cependant, elle avait pris le soin de couvrir ses interventions sous le masque de l’appel des gouverne­ments légitimes. Ces principes avaient même servi de base pour les accords d’Helsinki de 1975, d’où était née la CSCE, aujour­d’hui OSCE (Organisation de la sécurité et de la coopération européennes).

Depuis l’intervention militaire de l’Alliance atlantique au Kosovo, ces principes sont remis en question par un certain nombre d’États de la zone euro-atlantique. Une nouvelle idéo­logie, à caractère révolutionnaire, fondée sur les idées de droit et devoir d’ingérence au nom de la protection des droits de l’homme, tend à prendre sa place. Récemment les chefs de gouvernement britannique, allemand, français ont fait savoir que, dans l’Europe en construction, il ne saurait y avoir de place pour les tyrans qui massacrent leurs minorités. L’Europe doit former une zone de respect du droit des minorités, fondée sur la démocratie, la liberté de conscience et d’opinion.

Cette conception constitue une grande ambition. Nul n’en discutera la noblesse. Elle résonne comme celle des législateurs français qui en 1792 entendaient libérer les peuples du joug des tyrans. On peut aussi espérer “fédérer” politiquement l’Europe par l’effet de ses vertus d’unanimité.

La question est de savoir de quelles capacités les Européens disposent concrètement aujourd’hui. ainsi que de la volonté à engager des moyens supplémentaires dans cette voie.

Le premier problème, avec les principes éthiques, est qu’ils présentent un caractère universel. En conséquence, ils ne sau­raient connaître de limitations géographiques. Le raisonnement qui vaut pour le Kosovo devrait être tenu pour le Tibet et, plus près encore de l’Europe, pour les zones peuplées de Kurdes. Soit dira-t-on, mais il faut conserver le sens de la mesure. Commen­çons par appliquer ces principes à l’Europe. Par la suite, on ver­ra. Se pose alors la question des moyens, notamment militaires.

Or la guerre du Kosovo est exemplaire d’une distorsion dé­sastreuse entre les besoins européens et les moyens américains.

Européenne par la géographie et les enjeux, cette guerre est conduite selon des conceptions stratégiques inappropriées qui procèdent de la culture et du style militaire des États-Unis.

Pour se réaliser la nouvelle règle du jeu a besoin d’un instru­ment militaire souple, diversifié, capable d’adaptation aux fluc­tuations d’une situation politique, ethnique et économique très complexe. La stratégie des États-Unis qui, on vient de le cons­tater, continue à dominer intégralement l’Alliance, est fondée sur une logistique lourde et lente qui a besoin de temps pour s’instal­ler. Une fois mise en route, elle écrase toute opposition sous un déluge de supériorité technologique qui ne peut se permettre des subtilités sur le terrain. C’est une stratégie de grande puissance dotée d’un appareil militaire luxueux mais peu maniable, qui ne correspond nullement aux arcanes des intérêts imbriqués de la mosaïque balkanique. Dans le magasin de porcelaine est entré un éléphant. On ne peut reprocher aux États-Unis d’utiliser les moyens qui correspondent à leur personnalité. Voilà qui renvoie à la personnalité européenne.

Comment prétendre faire la guerre au nom de principes très exigeants avec les moyens des autres ? On objectera que les fins sont identiques. Rien n’est moins sûr. Il est facile de partager des fins négatives à caractère limité : se débarrasser de M. Milosevic. Autre chose est de partager une même vision de la prospérité et de la sécurité européenne, alors que le dollar et l’euro font figure de rivaux sur les marchés. Car, après la “victoire”, après la liqui­dation de M. Milosevic, viendra le temps des bons comptes qui pourraient faire de mauvais amis. Enfin, nul ne peut contester que, pour les États-Unis, du fait non seulement de l’éloignement mais des ressources économiques propres à cette zone, le Kosovo est loin de constituer un enjeu à caractère vital. Double distance que reflète nettement leur approche stratégique : frappes aérien­nes mais aucun engagement au sol.

Mais rien n’est encore terminé. Ce que certains ont cru pos­sible dans une sorte d’exaltation vertigineuse est en ce moment soumis à l’épreuve des faits. L’impitoyable réalité pourrait, en cas d’échec, renverser les perspectives. Elle inciterait à la réaffir­mation des principes anciens en démontrant que la nouvelle règle du jeu n’a pas (encore) les moyens de ses ambitions. Sans doute certains principes, purs et intangibles par essence, demeu­reront. On leur préférera cependant des modalités de réalisation plus pragmatiques.

De la guerre, triste et vieille accoucheuse, naîtra peut-être et pour une bonne fois enfin “l’Europe de la défense”. Mais elle pourrait aussi bien faire retour aux limbes de l’histoire pour les deux ou trois générations à venir. Il en fut ainsi de la Commu­nauté européenne de défense (CED), défunte en 1954 dont per­sonne ne songerait à célébrer le cinquantième anniversaire.

Si, en toile de fond de tous ces événements et de toutes ces déclarations, il s’agit bien de l’amorce d’une nouvelle doctrine de sécurité européenne (et pourquoi pas ?) se pose alors le problème de sa prise en charge. Qui assume la responsabilité de son appli­cation et endosse le coût de son fonctionnement ?

L’Union européenne ? Cela implique son existence en tant que sujet politique à part entière, doté d’une diplomatie et d’une défense véritablement supranationales, ce que nombre d’États persistent à rejeter.

L’Alliance atlantique ? Mais elle n’a pas de personnalité politique représentative et constitue un instrument militaire au service de missions dont la définition représente aujourd’hui un enjeu politique et, du même coup, un élément d’incertitude stra­tégique. Car jamais, à ce jour, une alliance ne s’est substituée à la souveraineté politique des États participants. Sauf à consi­dérer que cette alliance est dominée par un État qui décide des orientations de son action. Ceci revient à dire que l’intérêt de l’Alliance tend à se confondre avec l’intérêt de l’État dominant, ce qui, en toute logique, ne saurait être le cas dès lors que les per­sonnalités politiques des États membres restent distinctes.

Tout analyste se retrouve donc confronté au problème essen­tiel, lancinant mais incontournable des buts et des intérêts stratégiques des États-Unis, dans le monde en général, par rap­port au continent européen en particulier.

Les États-Unis ont pris l’habitude depuis la fin de la guerre froide de parler d’États renégats (rogue states) mais de manière unilatérale puisque cette liste constamment amodiable n’est re­connue par personne d’autre. Elle correspond à une autre liste, celle des États terroristes.

Tout ceci n’empêche pas, au cas par cas, la diplomatie américaine de négocier avec certains de ces “hors leur loi”. Ainsi en est-il de la Corée du Nord qui, périodiquement, se voit accusée d’avoir affamé sa population et dont les crimes contre les droits de l’homme ne se comptent plus mais dont un organisme international, la KEDO, finance la reconversion des centrales nucléaires.

La conception américaine de la politique étrangère est faite d’un mélange très opportuniste d’idéalisme et de réalisme, le tout se résolvant souvent dans l’intérêt des entreprises américaines qui savent parfaitement jouer sur les deux registres, comme le montre amplement le rôle des grandes Fondations. Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis, disait-on dès le début du xxe siècle. Ce pays qui n’a à la bouche que la mondialisation conserve un sens aigu de l’intérêt et de la souve­raineté nationale. Cette mondialisation correspond bien souvent à la volonté d’ouverture des marchés sur la surface du globe dans l’intérêt des États-Unis. Ce libéralisme pourrait n’être après tout qu’un colbertisme “éclairé”. Les États-Unis ont cessé entre 1945 et 1989 d’être isolationnistes. Cela n’implique pas qu’ils ne soient pas avant tout soucieux de leur intérêt national. C’est une gran­de différence par rapport aux Européens, qui aujourd’hui cher­chent à transcender le national dans un ensemble aux contours encore flous. L’intérêt “national” européen reste à définir. Peut-être la guerre actuelle permettra-t-elle d’avancer sur cette voie longue et tortueuse.

 

2 mai 1999

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