VE PARTIE : L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE

Expédition d’Espagne, 1823. – L’armée française fit des Pyrénées à Cadix une marche triomphale, illustrée par quelques beaux faits d’armes ; mais la résistance que lui firent des corps sans consistance comme tous ceux qui naissent des insurrections, ne saurait se comparer à celle que l’Espagne levée en masse et appuyée de l’Angleterre avait opposée à Napoléon.

Sièges d’Anvers et de Rome, 1832 et 1849. – Les armes spéciales peuvent seules profiter de la direction habile de ces deux sièges.

Campagne de Turquie, 1828-1829. – La campagne de Turquie n’offre aucun intérêt pour l’art : l’or plus que la force des armes, des troupes immenses opposées à un semblant d’armée, furent les causes des faciles succès de Diebitsch.

Campagne de Pologne, 1830-1831. – Quelque sympathique que soit le récit des efforts de la Pologne, la campagne de 1830 présente des disproportions telles que le côté de l’art disparaît complètement. en effet ce furent des masses dix fois plus nombreuses qui écrasèrent à Ostrolenka les forces improvisées des Polonais [182].

Campagnes d’Italie 1848-1849. Le maréchal Radetzki. – En 1848, un vieillard de 80 ans, nouveau Talbot, donne en Italie des exemples remarquables de fermeté et de talents. Placé à la tête d’une armée qui est disséminée dans les centres populeux du royaume Lombardo-Vénitien, le maréchal Radetzki, ayant en face la révolution italienne appuyée par l’armée piémontaise, derrière lui la révolution de sa propre patrie, conserve ce sang-froid qui distingue les grands généraux. Concentrant sa petite armée à Vérone, position sur la valeur de laquelle il a profondément médité, il attend avec calme le déchaînement de l’orage. Le roi Charles-Albert, enivré de quelques succès, trop souvent l’écueil des actions enthousiastes, s’avançait à la tête de l’armée italienne, pour forcer les lignes du Mincio et de l’Adige ; la première est franchie sans obstacle ; mais la seconde est vivement défendue.

Bataille de Sainte-Lucie. Par suite d’ordres mal calculés ou mal donnés, l’attaque des Piémontais n’eut pas l’ensemble qui doit seconder l’énergie dans les actions de front ; leurs divisions furent conduites successivement au combat. L’allé droite occupa un moment Sainte-Lucie, point d’appui de l’armée autrichienne, mais la gauche, culbutée et mise dans le plus grand désordre, amena la retraite que la nature du terrain empêcha seule de transformer en désastre.

Cependant les Piémontais avaient assiégé Peschiera, et il importait de sauver cette place ; le plan du maréchal est conçu en un instant ; il consiste à appeler à Vérone l’armée de réserve [183] que sa prévoyance a su créer, et à se porter sur Mantoue pour tomber vers Goïto sur les derrières des Sardes, placés sur la rive gauche du Mincio. Cette marche de flanc devant les positions italiennes rappelait par sa hardiesse le début de la campagne de 1809 sur le Danube : le secret le plus profond et un ordre admirable la firent réussir.

Radetzki débouche de Mantoue, enlève aux Toscans et aux Napolitains la ligne fortifiée du Curtatone et parait dans les plaines de Goïto : Charles-Albert, à la nouvelle de la marche des Autrichiens, craint pour ses communications et se porte à Goïto.

Combat de Goïto. Ici on surprend une faute au vieux guerrier, celle même que Mortier avait commise à Diernstein (1805) : au lieu de rester concentré devant un ennemi qu’il allait certainement rencontrer, il laisse un intervalle trop considérable entre ses corps d’armée, et il est repoussé à Goïto : échec grave qui amène la chute de Peschiera et le retour à Vérone.

Si le début de la campagne avait trouvé le maréchal dans une position précaire, les circonstances actuelles présentaient un état non moins sérieux. Vienne, la capitale de l’empire, au pouvoir de l’insurrection, la Hongrie soulevée, l’armée battue à Goïto, une nouvelle série d’opérations à commencer pour défendre sa ligne de retraite menacée par l’insurrection de Venise, telles étaient les conditions contre lesquelles il fallait réagir.

Rester sur l’Adige sans espoir de secours était téméraire, et exposait l’armée à être étouffée entre deux masses formidables appuyées sur des peuples soulevés. [184] Radetzki juge la situation en homme de tête, jette dans Vérone une garnison suffisante et se retire vers les Alpes, d’où les renforts viendront lorsque l’apaisement des passions aura rappelé à Vienne qu’il y a en Italie une armée dépositaire de l’honneur de l’Autriche.

Un coup de fortune récompense cette sage détermination et ramène le maréchal à Vérone : l’armée du général Durando, placée à Vicence, est forcée dans ses positions, et une capitulation lui impose l’obligation de se dissoudre. Les communications des Autrichiens étaient débarrassées par cet acte de vigueur qui permettait à Radetzki de reprendre l’offensive et de marcher immédiatement sur le Mincio.

Bataille de Custozza. Deux jours de combat ; l’armée italienne divisée en deux corps qui ne peuvent se prêter aucun appui : l’un (Sonnaz), chassé de la position célèbbre de Rivoli, s’établit sur les hauteurs de Somma et de Somma-Campagna face à Vérone ; l’autre (le roi Charles-Albert), reste inactif dans le blocus illusoire de Mantoue. Sonnaz, battu et accablé le 24 par les masses de Radetzki, repasse le Mincio et se porte à Volta. Le lendemain 25, Charles-Albert se dirige par Villafranca contre le maréchal, sans appeler à lui le corps de Sonnaz ou du moins sans assurer sa coopération : la faute commise le 24, renouvelée le 25, éprouve le même châtiment. Cette victoire rend Peschiera et la Lombardie aux Autrichiens et amène un armistice entre les deux armées [185].

La campagne de 1849 montre le Tessin séparant les adversaires qui cherchent à s’approprier chacun l’avantage de l’offensive en franchissant le premier cette barrière.

L’œil expérimenté du vieux maréchal a bientôt reconnu que son ennemi masse sur sa gauche la plus grande partie de ses forces pour courir sur Milan, dont la prise va soulever la Lombardie sur les derrières des Autrichiens. A ce plan, il en oppose un qui va arrêter dès le début la fougue du roi de Sardaigne : il se concentre à son tour sur sa gauche, franchit le Tessin à Pavie et se dirige sur Mortara, s’élevant ainsi sur les derrières des Piémontais. Ceux-ci abandonnent aussitôt leurs projets offensifs et font face à droite ; mais au lieu de marcher réunis, ils se morcellent en divisions séparées : bientôt les combats de Vigevano et de Mortara, dans lesquels ils s’engagent partiellement, amènent leur retraite sur Novare, où ils réunissent enfin leurs différents corps.

Bataille de Novare. La faute du baron d’Aspre, qui s’engage seul avec l’avant-garde contre toute l’armée sarde, eût attiré une défaite au maréchal, si les troupes de ce corps isolé n’avaient racheté cet oubli des principes par une ténacité rare. L’arrivée de Radetzki avec le reste de l’armée rétablit le combat qu’une attaque simultanée contre le centre et la gauche des Piémontais changea en triomphe.

Campagne de Hongrie, 1848-1849. Pendant que l’Autriche parvenait à conserver sa domination en Italie, une insurrection formidable, celle de la Hongrie, [186] exposait l’empire aux plus grands dangers. Il ne faut pas chercher dans cette campagne commencée en décembre 1848 l’unité et la vigueur que les campagnes d’Italie viennent de nous présenter : dans cette guerre, trois chefs successifs, avec des idées évidemment différentes, commandent l’armée autrichienne ; de leur côté, les Hongrois n’ont pas une direction meilleure, et le commandement subit chez eux les tiraillements qui semblent inhérents aux armées révolutionnaires.

Georgey. Le prince de Windischgraetz. – La campagne commence par des fautes graves du côté des Autrichiens. 30 000 hommes, sous Georgey, placés sur la Leitha, 12 000 sur la Drave, aux ordres de Perczel, constituent seuls les forces de l’insurrection. L’Autriche pouvait, dès le début, frapper un coup de mort : en effet, elle avait devant Georgey l’armée du prince de Windischgrætz, 50 000 hommes, sur son flanc droit, le corps de Pologne (général Schlick, 18 000 hommes), et sur la Drave celui de Nugent, 16 000 : ces 84 000 hommes étaient en outre appuyés par 15 000 hommes dans le Bannat et une forte division en Transylvanie. Une offensive vigoureuse du prince de Windischgrætz, en refoulant les Hongrois, devait donc les rejeter sur ces différents corps placés sur leurs flancs et sur leurs derrières. Mais on ne songea nullement à cette ligne de conduite, indiquée par le bon sens : après quelques combats favorables, Windischgrætz parvint à replier Georgey sur Raab, puis [187] sur Pesth : celui-ci essaya d’appeler à lui le corps de Perczel, mais il ne put y réussir et continua sa retraite trop faiblement poursuivi.

Un nouveau plan présida alors aux destinées de l’insurrection et décida la retraite sur la Theiss, barrière derrière laquelle le patriotisme devait se maintenir à outrance. Pour diviser l’attention des Autrichiens et permettre un solide établissement sur cette rivière, Georgey, avec 20 000 hommes, remonte le Danube, par Waitzen. Comment le prince de Windischgrætz répond-il à cette feinte, comment profite-t-il des premiers succès qu’il a remportés ? Il demeure immobile pendant six semaines : inaction qu’on excuserait peut-être en raison de la rigueur de la saison si l’existence de l’Autriche n’eût pas été mise en jeu dans ces graves circonstances.

Georgey. Dembinski. – Pendant cette halte fatale, les Hongrois trouvaient sur la Theiss une organisation solide ; 80 000 hommes constituèrent, sous les ordres supérieurs de Dembinski, une armée redoutable qui, du pied défensif, passa à une offensive hardie, et marcha sur Pesth, forçant ainsi le prince Windischgrætz à sortir de son expectative.

Bataille de Kapolna. La droite des Hongrois, qui compte en vain sur la coopération de Georgey, est enfoncée, rejetée sur son centre, qui se voit attaqué en même temps. Victoire décisive des Autrichiens, mais nulle de résultats, car au lieu de jeter les vaincus dans [188] la Theiss, le prince s’arrête de nouveau et revient à Pesth.

Le général Welden et Georgey. – Malgré cet échec, l’insurrection décuple ses forces et bientôt l’armée autrichienne, passée aux mains du général Welden, est assaillie sur la ligne du Danube. Une habile manœuvre consistant à remonter et à passer le fleuve vers Comorn, opération appuyée par des combats heureux, est couronnée de succès et détermine la retraite de Welden, dont elle compromettait le flanc.

Le général Haynau et les Russes. – L’alliance de l’Autriche avec la Russie, qui fit entrer ses armées en Hongrie, et la nomination du général Haynau au commandement de l’armée autrichienne, donnèrent enfin aux opérations une direction vigoureuse : en même temps des rivalités funestes, qui transformèrent en ennemis personnels les généraux auxquels la Hongrie avait confié ses destinées, firent présager la ruine de l’insurrection et l’issue de la campagne. Georgey, s’opiniâtrant devant Comorn, laissa accabler par les Russes un rival qu’il détestait ; Dembinski fut battu à Szocreg ; Bem, son successeur, eut le même sort à Temeswar, et la Hongrie maîtrisée retomba sous le joug des Habsbourg.

Campagnes d’Algérie. Abd-el-Kader, 1834-1847. Cependant la France avait trouvé pour alimenter son ardeur guerrière un pays et un homme qui semblent créés pour la guerre de chicane et de partisans, l’Algérie et Abd-el-Kader [189]. Ce fut quatre ans après la prise de possession du littoral algérien par les Français que ceux-ci virent s’élever, pour combattre leur domination, l’émir Abd-el-Kader. Précédé d’une réputation de sainteté, puissante force aux yeux des Arabes, poète plein de feu et de patriotisme, jeune, ardent, brave et ambitieux, cruel même pour le salut commun, le célèbre partisan avait conçu la double espérance de chasser les Français de l’Algérie et de fondre dans la guerre les divisions des tribus qui l’habitent. Alors commença une lutte acharnée (1831 à 1847) qui comprend deux phases bien distinctes et qui a développé dans l’armée française à un si haut degré ces qualités individuelles, nécessaires à chaque pas en Afrique, ce pays de l’imprévu et de l’inconnu.

Attaqués d’abord méthodiquement et à l’européenne par des colonnes nombreuses, traînant après elles de l’artillerie et d’énormes convois, battus dans toutes les occasions où ils donnent prise à notre tactique, jamais atteints à fond, se jetant sur nos arrière-gardes, harcelant, fatiguant nos soldats embarrassés de leur lourd équipement, les Arabes parviennent à maintenir pendant huit ans nos troupes en haleine. De 1831 à 1841 de fortes colonnes de 10 000 hommes en moyenne, munies d’artillerie et escortant de longs convois, rayonnent sur Tlemcen, Mascara, Miliana, Médéa, villes situées dans les provinces d’Oran et d’Alger, où l’autorité de l’émir est seule acceptée : chaque année amène les mêmes combats, chaque rencontre la défaite des Arabes, mais aussi des pertes nombreuses dans les colonnes [190] expéditionnaires. Des camps avancés, construits à grands frais, sont impuissants à modifier un état de choses ruineux, car ces établissement nécessitent des opérations circonscrites autour d’eux, et font naître une guerre de chicane et de fatigue dans laquelle Abd-el-Kader sait profiter de la moindre faute.

Le maréchal Bugeaud. – Telle se présente la première phase de la conquête algérienne : il était évident que rien de décisif ne pouvait être obtenu sans un changement de système. Cette modification indispensable ne se fit pas longtemps attendre : un vieux soldat d’Espagne, habitué à cette mobilité indispensable aux petites opérations de la guerre, le général Bugeaud, actif, infatigable, et doué d’un grand sens militaire, vint, en 1841, prendre le commandement de l’armée d’Afrique. Le nouveau gouverneur apportait dans la conduite des opérations des changement radicaux qui allaient porter des fruits rapides. Bientôt, en effet, tout prend un aspect nouveau : le soldat allégé laisse dans les dépôts un équipement embarrassant ; semblable à la Vendée, l’Algérie est sillonnée de colonnes mobiles, non plus de 10 000 hommes mais de 2 à 3 000, n’ayant en fait d’artillerie et de convois que ce qui est d’une nécessité absolue, campant enfin sous ces petites tentes-abris que le soldat français a déjà montrées en Europe. L’Arabe voit nos fantassins des Pyrénées et des Alpes lutter avec [191] lui d’agilité dans ses montagnes, et nos cavaliers montés sur les frêles chevaux du pays, gravir les pentes les plus raides : chaque province présente la combinaison de 5 ou 6 colonnes, marchant constamment pendant plusieurs mois, se croisant, se concertant, se soutenant. Assailli de front, sur ses flancs et sur ses derrières, chassé de Mascara, de Tlemcen, de Boghar, Abd-el-Kader abandonne, après une résistance qui n’est pas sans gloire, les montagnes au pied desquelles la mer montrait aux Arabes le tombeau assuré des infidèles. Aussitôt sont construits des établissements solides, pouvant se suffire longtemps à eux-mêmes, et placés sur le territoire récemment conquis : de nouvelles colonnes prenant leur essor sortent de ces postes pour appliquer contre le moyen Atlas et les hauts plateaux la tactique que le succès a couronnée.

L’émir, aux abois, cherche alors au Maroc un appui qui lui manque bientôt : en effet, la bataille d’Isly présente aux Marocains une armée qui affronte en plaine leur orgueilleuse cavalerie, dont la fougue vient, se briser contre les dispositions du maréchal Bugeaud. Dans cette journée une combinaison de carrés, dont l’ensemble constituait un losange, inaugura un ordre de combat qui reportait aux souvenirs d’Égypte et procura une victoire brillante.

Dès lors la puissance d’Abd-el-Kader ne fit que décroître. Malgré d’heureux coups de main, que sa [192] popularité et la manière dont il était servi et renseigné, expliquent suffisamment, malgré des soulèvements que son influence excite au loin et jusqu’au milieu des tribus soumises, l’infatigable partisan est obligé de rendre ses armes à la vaillante nation contre laquelle il a su lutter.

Le Sahara et la Kabylie. – Après lui, l’extension de la conquête, appelant nos armes vers le Sud, les amena jusqu’aux frontières du désert (1848 à 1852) ; enfin (1857) la Kabylie, cette Suisse algérienne, restée impénétrable aux Romains, vit nos soldats escalader ses montagnes et transformer une soumission nominale en une occupation permanente.

Campagnes du Caucase. Guerre de l’Afghanistan. – Pendant que la France formait en Algérie son armée, tirée du repos de la Restauration, les Russes rencontraient dans Schamyl un nouvel Abd-el-Kader. Non moins habile que l’émir, le héros caucasien fit dans les gorges du Caucase une guerre des plus actives : remplie de coups heureux, qui mit souvent en défaut la tactique compassée de l’armée russe.

Les Anglais, à leur tour, trouvèrent dans l’Afghanistan et dans les montagnes des Siks, des ennemis acharnes qui ont contribué à développer dans l’armée anglaise, l’élan, l’abnégation et la mobilité dont elle fit preuve dans la terrible insurrection de 1857.

Campagne de Crimée. 1854-1855. – Une grande guerre, celle d’Orient, vint, en 1854, rappeler les [193] luttes du premier Empire et montrer à l’Europe la valeur de l’armée française.

La campagne de Crimée fut en effet une guerre longue, sanglante et fructueuse, qui démontra des vérités faciles du reste à pressentir. Les succès des alliés furent dus : 1° aux excellentes conditions de leur base d’opérations, la Turquie d’abord, des flottes formidables ensuite ; 2° à la bonté de leur ligne de communications, sillonnée par la vapeur, convoi permanent des ressources de deux grands empires ; 3° à l’infériorité de l’administration russe, qui ne fut à hauteur de l’administration française, ni comme moyens ni comme talents. Les actions de guerre de cette belle campagne se résument dans les batailles de l’Alma, d’Inkermann, de Traktir et le grand siège de Sébastopol.

Maréchal de Saint-Arnaud et lord Raglan. – Bataille de l’Alma. Cette bataille présente une attaque contre le centre des Russes, combinée avec une autre dirigée contre leur gauche. Trop de présomption du prince Mentchikoff sur la force de cette aile, une appréciation insuffisante de l’audace instinctive des Français, amenèrent une défaite que quelques régiments de cavalerie eussent changée en désastre, si le maréchal de Saint-Arnaud les avait eus sous la main.

Les deux autres batailles, Inkermann et Traktir, se lient au siège de Sébastopol, et furent complètement défensives de la part des alliés. Elles mirent en lumière cette vérité, si vieille, que les meilleurs plans (ceux des généraux russes n’étaient pas sans mérite) [194] ne sont rien sans la valeur des soldats.

Maréchaux Canrobert et Pélissier. Lord Raglan. Prince Gortschakoff. – Siège de Sébastopol. L’attaque eut à lutter contre des conditions dont la guerre de siège n’avait jamais présente la réunion : en effet, l’histoire militaire n’offre nulle part l’exemple d’une telle entreprise, que le mot siège ne résume qu’imparfaitement, si on ne lui donne pas l’extension qui fait de cette lutte acharnée l’attaque d’un vaste camp retranché, défendu par une armée sans cesse renaissante.

Le défaut d’investissement que les circonstances rendaient impossible, le développement immense des tranchées, la constance des Russes, un hiver rigoureux, qui rappelle les boues de 1806 en Pologne, laissent bien en arrière les beaux sièges des temps modernes. Quelques tâtonnements dans le choix du point d’attaque, bien compréhensibles devant une place qui sortait de terre sous la pelle du soldat russe, une supériorité marquée de l’artillerie de la défense sur celle de l’assiégeant, supériorité non de qualité, mais de calibre et de quantité, deux véritables batailles à livrer contre l’armée de secours, multiplièrent les difficultés à l’infini.

Quant aux Russes, ils enrichirent de beaux exemples l’art de la défense : une enceinte bastionnée de cinq lieues, appliquée avec intelligence à la nature ravineuse du terrain, des avancées formidables, nécessitant à elles seules des attaques sanglantes, l’artillerie de toute [195] une flotte transportée dans la place et servie avec ardeur, de nouveaux ouvrages remplaçant en une nuit et sous une autre forme ceux que le canon a détruits, tels sont les principaux titres de gloire de la défense. Il faut ajouter que l’armée russe releva, par des sorties incessantes, le prestige que les champs de bataille lui avaient fait perdre ; néanmoins les Français, toujours brillants, ne retrouvèrent pas dans leur ennemi les phalanges d’Eylau et de la Moskowa.

Campagne d’Italie, 1859. L’Empereur Napoléon et Giulay. – La campagne d’Orient avait été peu profitable à la stratégie : celle d’Italie, en 1859, faite dans les conditions de la grande guerre, se prêta à des combinaisons qui méritent l’attention. Elle débuta par une offensive décidée de la part du général Giulay et par le passage du Tessin : mais bientôt des lenteurs incompréhensibles firent perdre à ce général le fruit de l’initiative et l’empêchèrent d’enlever Turin, qu’une marche rapide pouvait lui livrer avant l’arrivée des Français.

Le combat de Montebello, le premier de la campagne, fut mal engagé par les Autrichiens : ils présentèrent successivement leurs forces et ne surent pas soutenir les troupes engagées. Ces deux fautes graves, jointes à la plus brillante valeur déployée par la division du général Forey, causèrent le succès des Français dans les champs mêmes qu’ils avaient illustrés au début de ce siècle [196]. La manœuvre de l’empereur Napoléon, consistant à feindre une attaque par sa droite, taudis qu’il portait des masses considérables sur sa gauche, est un beau mouvement stratégique qui domine toute cette campagne. Les Autrichiens disséminés, agissant d’après des idées préconçues, ne surent pas profiter de ce que cette combinaison pouvait présenter de dangereux : plus actifs et mieux renseignés, ils auraient dû se porter sur Gênes et sur les communications des Franco-Sardes.

Bataille de Magenta. Cette journée est une belle preuve de la ténacité des Français, qui se maintinrent sur le Naviglio en combattant d’abord avec 8 000 hommes, puis avec 12 000 contre 30 000, jusqu’à ce que le corps du maréchal de Mac-Mahon vînt décider la victoire en débordant et en accablant l’aile droite autrichienne.

L’empereur Napoléon et l’empereur François-Joseph. – Bataille de Solférino : elle fut défensive de la part des Autrichiens : le début de l’action fut opiniâtre par suite de l’arrivée successive des Français, qui ne s’attendaient pas à une rencontre générale. L’aile droite autrichienne (Benedek) refoula l’armée sarde (le roi Victor-Emmanuel) qui s’était engagée partiellement ; mais la victoire fut acquise au centre par la conquête sanglante des positions de Solférino, étagées en amphithéâtre. Ce centre, mal joint aux ailes, ne put être soutenu suffisamment par des renforts tirés de la droite, parce que celle-ci, trop éloignée déjà était [197] lancée à la poursuite des Sardes ; il ne put l’être non plus par des troupes empruntées à l’aile gauche (comte Wimpffen), très faiblement liée à lui et engagée, du reste, dans une opiniâtre bataille dans la plaine de Médole. L’ardeur irrésistible des Français, surexcitée par des succès continuels depuis les Alpes, des positions trop allongées chez leurs ennemis, furent les causes principales d’une victoire, qui était une noble réminiscence de Lonato et de Castiglione, et qui rendait à la France une partie de ses frontières naturelles.

Guerre d’Amérique. – La guerre d’Amérique, faite avec des armées improvisées, présente des enseignements : néanmoins la zone immense dans laquelle elle se fit, les différents éléments tactiques qu’y ont mêlés les Américains, semblent avoir créé des situations impossibles à réaliser en Europe, où les accidents naturels sont hors de proportion avec ceux d’Amérique.

Campagnes du Mexique. – Les campagnes du Mexique furent une rude école par le climat et les distances considérables qu’il fallut parcourir dans un pays tourmenté et presque sans routes. Nos soldats victorieux ont trouvé devant Puebla une ténacité qui rappelle les sièges d’Espagne, et dans une foule de combats cette mobilité si fatigante de la guerre de partisans, qui décime les meilleures armées, mais qui semble rajeunir la nôtre.

Campagne de 1866 en Bohême. Benedek. – Au mois de juin 1866, après de longues hésitations, la rivalité [198] de la Prusse et de l’Autriche a abouti à une guerre courte mais terrible, qui est venue effrayer les peuples par d’amples moissons de victimes.

Le commandement de l’armée autrichienne fut donné au maréchal Benedek, général éprouvé, vétéran des guerres d’Italie et de Hongrie : ce choix paraissait d’autant mieux fait qu’il répondait au cri universel de l’Autriche, où tous les esprits étaient persuadés des succès de l’élève de Radetzki, contre une armée qui n’avait pas combattu sérieusement depuis Waterloo : des fautes graves, et l’oubli de tous les principes de la grande guerre allaient faire tomber ces illusions.

Le Hanovre, les Hesses, le duché de Nassau, la Bade, le Wurtemberg, la Bavière et la Saxe, avaient embrassé la cause de l’Autriche, de sorte que les forces coalisées contre la Prusse devaient être évaluées ainsi : Hanovre, 20 000 hommes ; Hesses, 18 000 ; Nassau, 4 000 ; Bade, 12 000 ; Wurtemberg, 15 000 ; Bavière, 50 000 ; Saxe, 25 000 ; Autriche enfin, 250 000. C’était une masse de près de 400 000 hommes à mettre réellement en ligne, les chiffres ci-dessus résultant de la défalcation des non combattants.

Quel usage le cabinet de Vienne d’abord, le maréchal Benedek ensuite firent-ils de ces forces immenses ? Après toutes les leçons de l’histoire, le gouvernement autrichien laissa la plus grande partie de ses alliés constituer des armées à part, et l’on vit se former 1° à Francfort, le 8e corps (Hessois, Badois, Wurtembergeois) [199] sous les ordres du prince Alexandre de Hesse, auquel les Hanovriens se seraient joints sans la catastrophe de Langensalza ; 2° l’armée bavaroise le long du Mayn, commandée par le prince Charles de Bavière ; 3° l’armée saxo-autrichienne, en Bohême, sous les ordres de Benedek. C’étaient donc trois chefs pour une seule armée, dont le but unique aurait dû être de vaincre la Prusse, sans songer à garantir Francfort et Munich ; trois chefs dont le principal, le seul vraiment responsable, se trouvait non pas au centre de cette ligne de 200 lieues, mais à Olmultz, à l’extrême droite, n’ayant qu’une action nominale sur les égoïstes alliés de l’Autriche.

Après avoir constaté cette faute, qui n’honore pas l’énergie du gouvernement de l’empereur François-Joseph, examinons la conduite militaire du maréchal Benedek. Il se trouvait dans cette Bohême, vrai bastion autrichien dont les montagnes épaisses forment les crêtes et la Saxe une magnifique avancée : il eût donc fallu marcher en avant et occuper fortement cette dernière tout en surveillant la frontière de Silésie. Une bataille offensive ou défensive, gagnée vers Dresde ou Leipzig par les Autrichiens, pouvait conduire à Berlin : une bataille perdue laissait toujours pour retraite la Bohême et pour rempart ses montagnes, où de simples corps peuvent arrêter une armée. Au lien de cela, Benedek abandonna sans brûler une amorce le riche pays de Saxe aux Prussiens, qui y organisèrent leur base d’opérations et préparèrent le passage de [200] l’Erz et du Riesen-Gebirge. Une autre ligne de conduite se présentait encore : prendre l’offensive à la fois en Saxe et en Silésie ; ou enfin garder la défensive en Saxe et envahir en masse la Silésie. Les beaux exemples ne manquaient pas ; la guerre de Sept Ans était un modèle tout tracé : les Prussiens seuls surent s’en inspirer, et l’on vit le maréchal autrichien immobile d’abord de sa personne à Olmutz, garder une défensive inerte en Bohême, éparpillant en long cordon de Commotau à Oswiecim une belle armée de 275 000 hommes.

Prince Frédéric. Prince royal de Prusse. Général Herwarth. – En retour on ne saurait trop admirer la justesse du plan formé par les généraux prussiens et l’application qu’ils firent de tous les principes. Trois armées, mais trois armées tellement solidaires que sans leur effectif élevé on pourrait les appeler trois corps d’armée, partant l’une de Dresde (général Herwarth), la deuxième de Zittau (prince Frédéric), la troisième de Landshut et de Glatz (prince royal de Prusse), durent franchir les montagnes de la Bohême. Toutes les conditions propres au succès furent satisfaites : 1° chacune de ces armées était assez forte pour pouvoir résister isolement ; 2° la distance de dix à quinze lieues qui les séparait au maximum leur permettait de se secourir mutuellement et avec rapidité en cas d’attaque ; 3° la direction convergente des routes qu’elles suivaient devait, après quelques jours de marche, amener une concentration formidable de 280 000 hommes vers Gitschin ; [201] 4° cette concentration allait prendre en flagrant délit le long cordon du maréchal Benedek qui ne pourrait se masser à son tour avec des forces équivalentes qu’après un certain nombre de jours et cela fort en arrière des montagnes, de sorte que, par le seul cours des événements et les jambes des soldats, selon le maréchal de Saxe, la moitié de la Bohême tombait au pouvoir de l’ennemi.

Les faits apportèrent promptement leur sanction aux habiles dispositions des Prussiens. Le général Clam-Gallas, opposé avec 60 000 hommes seulement aux armées venant de Dresde et de Zittau, c’est-à-dire à 140 000, veut les arrêter en défendant la ligne de l’Isser : il est écrasé à Podol, à Munschengratz, à Gitschin, et se retire à Horsitz. Les corps de Gablenz et de Ramming, isolés de même devant toute une armée, celle du prince royal, sont battus à Trautenau, à Nachod, à Skalitz et à Jaromirz. Qu’avait fait le maréchal Benedek ? Dès les premiers coups il était accouru d’Olmutz à Josephstadt pour porter les corps disponibles et ses réserves contre l’armée de Silésie ; mais ces troupes, bien qu’arrivant en chemin de fer, n’avaient pu donner que successivement et avaient été repoussées, de sorte que le prince royal avait atteint Gitschin à son tour et rejoint les deux armées victorieuses du corps de Clam-Gallas.

Le roi Frédéric-Guillaume. – Affaibli de 40 000 hommes, voyant son armée ébranlée par cinq jours de combats continuels dont tous ont été malheureux, quoique vaillamment disputés, [202] le maréchal Benedek prend enfin une résolution importante, celle de se concentrer pour une bataille qui doit être décisive. Le moral, la fatigue de ses troupes et la désertion lui faisant un devoir impérieux d’attendre l’attaque des Prussiens, il se détermina à livrer une bataille défensive ; mais il ne fut pas plus habile dans le choix de ses positions tactiques que dans la direction générale des opérations. Il se plaça en effet pour combattre sur les collines de Sadowa ayant à dos le cours de l’Elbe : la possession de Königraetz et la précaution d’avoir fait jeter quelques ponts sous le canon de cette place, sont insuffisantes pour justifier une pareille imprudence, car cette forteresse était derrière sa gauche, et en cas d’insuccès les deux autres ailes pouvaient être précipitées dans le fleuve. Discernant avec habileté et promptitude le vice de ces dispositions, enthousiasmés d’ailleurs par des victoires continuelles et par l’arrivée de leur roi, les Prussiens résolurent d’attaquer sur-le-champ.

Bataille de Sadowa. Le centre et la gauche de Benedek sont assaillis de front tandis que le prince royal, avec l’aile gauche, va déborder son flanc droit. L’attaque du centre est d’abord vivement repoussée, mais les Autrichiens ne savent pas profiter de cet avantage en rendant au moyen des réserves ce succès décisif : c’était persévérer dans le même système de défense inerte qui avait été si fatal à la direction de la campagne, et qui faisait sentir sa funeste influence sur le champ de bataille. Les Prussiens, contenus mais non battus au centre, [203] peuvent donc attendre l’effet du mouvement confié à leur aile gauche : bientôt celle-ci fait entendre son canon, et une attaque générale faite avec le plus grand élan arrache la victoire aux Autrichiens. Les pertes de ceux-ci montèrent à 40 000 hommes, dont 18 000 prisonniers, 174 canons et 11 drapeaux, beaux trophées qui coûtèrent 10 000 hommes aux vainqueurs, mais qui leur livraient la Bohême et la route de Vienne.

Campagne de 1866 en Italie. L’archiduc Albert et le roi Victor-Emmanuel. – L’Italie avait embrassé la cause de la Prusse et profité des embarras qu’une guerre sérieuse en Allemagne allait causer à l’Autriche. Un plan, consistant à brusquer de front le fameux quadrilatère, tandis qu’une seconde armée, sous Cialdini, traverserait le bas Pô pour prendre à revers la ligne de l’Adige, avait été arrêté par l’état-major italien : plan vicieux, qui divisait les forces du roi Victor-Emmanuel, et rendait inutiles 80 000 hommes qui auraient probablement décidé le succès de l’attaque de front. La bataille de Custozza, nom déjà funeste aux armes italiennes, le démontra promptement.

Le Mincio est franchi par l’armée du roi, forte de 100 000 hommes. Ce passage qui ne rencontre nulle part de résistance indiquait évidemment une concentration des Autrichiens. Une idée préconçue de l’état-major italien, le défaut de reconnaissances suffisantes, persuadèrent au roi Victor-Emmanuel que l’archiduc Albert, prenant une position centrale dans le quadrilatère, [204] avait résolu de masser son armée dans la vaste plaine qui s’étend à l’est de Villafranca. La direction générale des corps italiens fut donc indiquée sur ce point : l’aile gauche (Durando), après son passage à Salionze et à Valleggio, opérant une légère conversion à droite, par Custozza, eut ordre de marcher sur Villafranca, où le roi, à la tête du reste de l’armée, devait se diriger après son passage à Goïto. 100 000 hommes allaient ainsi marcher dans le vide, devant des rideaux illusoires de cavalerie. Plus de vigilance et une appréciation véritable de l’état des choses dénotèrent l’activité et le coup d’œil de l’état-major autrichien. Sortir en masse de Vérone, c’est-à-dire avec 60 000 hommes, tomber par Somma et Somma Campagna sur le corps de Durando, fort de 30 000 seulement et presque séparé du roi, enlever Custozza, point par lequel leur jonction pouvait être assurée et consolidée, tel fut le plan habile de l’archiduc.

Bataille de Custozza. Le corps isolé de Durando est assailli par toute une armée ; après un combat qui fait honneur à la ténacité des troupes italiennes, ce corps est chassé des collines qui conduisent à Custozza. Le roi, entendant le bruit de la bataille qui se livre à sa gauche, rabat vivement son centre au secours de cette aile, mais il trouve Custozza, clef de la position, emportée par les Autrichiens : tous les efforts faits pour la reconquérir sont inutiles, et la victoire est décidée en faveur de l’archiduc [205]. Cette défaite coïncidant avec la nouvelle d’une invasion possible des Autrichiens en Lombardie, par la route du Stelvio, rejette les vaincus sur la Chiese et fait repasser le Pô à l’inutile armée de Cialdini.

Après cet examen aussi succinct que possible des principales guerres de notre époque, il nous reste à apprécier l’état actuel de l’art, en raison des découvertes apportées à la civilisation depuis trente ans, tâche considérable que la situation de l’Europe impose à tous les esprits et que nous ne prétendons pas accomplir en entier.

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IVE PARTIE : TEMPS MODERNES

[75] Les Nassau. – Après eux, le grand siècle commence ; deux illustres capitaines captivent immédiatement l’attention : Maurice de Nassau et son frère, Henri. Il ne faut pas chercher en eux des modèles stratégiques ; l’exiguïté des Pays-Bas, au milieu desquels ils faisaient une guerre d’insurrection, la nature particulière de ces contrées coupées de canaux, de fossés, arrosées par quatre grands fleuves, la proximité d’un obstacle bien autrement redoutable, l’Océan, placé sur les derrières des rebelles, l’expliquent suffisamment. On voit donc la nécessité pour ces princes d’une guerre méthodique, se basant sur des points fixes, pivots d’opération et refuges assurés en cas d’insuccès. Ce genre nouveau, pratiqué par deux hommes doués de grands talents militaires, devait conduire d’un bond à des progrès considérables dans la tactique, et créer l’importance moderne des places fortes.

L’art de disposer les troupes au combat dut beaucoup aux Nassau. Jusqu’à eux, les batailles étaient livrées [76] tantôt avec une, tantôt avec deux et même trois lignes, entrant en action au hasard et sans destination déterminée à l’avance : il s’ensuivait que souvent les deux lignes, et même les trois, s’engageaient dès le début ; façon de combattre qui oubliait les immenses succès dus aux réserves par les généraux de l’antiquité, et que Maurice de Nassau fit cesser, en composant invariablement son ordre de bataille de trois lignes, dont la dernière servait de réserve et ne donnait que sur son ordre formel.

Une autre branche de l’art devait naître du système de guerre hollandais et de l’immense importance attachée aux places. Celles-ci, objets de toutes les opérations, points d’appui politiques indispensables dans une guerre qui avait pour but l’indépendance, jouèrent le principal rôle ; la guerre de siège naquit avec ses moyens modernes, c’est-à-dire le boulet, ce ravageur terrible, qui fit bientôt table rase des murs féodaux et de leurs orgueilleux donjons. Il fallut donc se hâter d’entourer les villes d’enceintes nouvelles, masquées le plus possible par les terres extraites de leurs fossés et disposées de manière à permettre à l’artillerie de défendre leurs approches et leur développement. Cette nécessité créa la fortification permanente moderne, art dont les Nassau amenèrent la rapide extension, non seulement dans les Pays -Bas, mais en Italie, en France, en Espagne. En effet, ce fut à la fin du XVIe siècle et dans les premières années du XVIIe que parurent le système [77] de Marolais, en Hollande, le système italien, le système espagnol, le système français, reposant tous sur le même principe, le bastion.

École suédoise. – Les princes hollandais eurent un célèbre et royal continuateur, Gustave-Adolphe, qui les surpassa par des vues stratégiques plus larges, bien que basées encore sur les places ; il existait, en effet, un principe enrayeur qui emprisonnera longtemps encore les opérations, et qui consistait à ne laisser jamais de places fortes sur ses flancs et sur ses derrières sans les avoir prises. Gustave unit, du reste, l’esprit de détail des Nassau à une ardeur conquérante qui ressuscita certainement la stratégie, quelque timides qu’aient été ses débuts sous ses pas glorieux. Des émules dignes de lui, des élèves brillants, dont un surtout, Turenne, lui fut supérieur, fondèrent une école, qui devait renouveler, en se perfectionnant, les exploits des grands capitaines de l’antiquité.

Pendant que la stratégie reprenait son essor, la tactique grandissait de son côté, non pas seulement la tactique de détail, qui allégeait le mousquet, créait la giberne, rendait l’artillerie plus mobile, mais la grande tactique, c’est-à-dire celle des champs de bataille. Les talents de Gustave-Adolphe, de Bernard de Saxe-Weimar, de Torstenson, de Baner, de Christian de Brunswick, d’Ernest de Mansfeld, de Tilly, de Walstein, de Mercy, de Jean de Werth, de Spinola, de Piccolomini, de Turenne, de Condé, de Guébriant et de Rantzau, font, en effet, de la guerre de Trente ans une période [78] du plus haut intérêt, dans laquelle l’art du champ de bataille se développe à un haut degré.

La campagne de 1626. Tilly, Walstein. – La Campagne de 1626 (période danoise) est conçue sur de larges idées, qui créent la réputation de Tilly et de Walstein. Tandis que le premier occupe, sur le Weser, l’armée danoise, Walstein débouche de la Bohême et descend l’Elbe, pour couper l’armée ennemie de sa base, qui est le Danemark. Celle-ci oppose à cette pointe hardie une concentration habile, mais de peu de durée. Bientôt les Danois et leurs confédérés allemands subissent à Dessau et à Lutter les funestes effets de leur séparation.

Gustave-Adolphe. – La période suédoise fait paraître Gustave-Adolphe, que nous avons dit être à la fois l’homme de la stratégie et celui des détails, assemblage précieux qui fait l’homme de guerre parfait. Sous son inspiration puissante l’accouplement tactique de deux régiments, la brigade est créée ; l’artillerie, rendue d’une légèreté qui en triple la mobilité, devient un élément puissant de succès. Une discipline sévère, importée de Suède, vient contraster en Allemagne avec les excès qui entachent les victoires de Walstein ; la rapidité des marches, l’emploi des tirailleurs, des manœuvres de combat simples, un ordre de bataille constant sur deux lignes, ayant chacune une réserve, s’ajoutent à ces heureuses innovations.

Campagne de 1631. – Dans la campagne de 1631, Gustave gagne la bataille de Leipzig, où, nouvel Épaminondas, [79] il trouve le secret de ne pas dégarnir son front tout en renforçant son extrême droite.

Campagne de 1632. – L’année suivante, le conquérant change sa base d’opérations qu’il appuie non plus à la mer, qu’une bataille perdue peut lui ravir, mais sur la France, dont l’appui moral lui est acquis. Tandis qu’il laisse l’armée saxonne, son alliée, menacer la Bohême, il promène le drapeau suédois dans tout le bassin du Rhin, débouche de la forêt Noire sur le Danube, qu’il passe à Donauwerth, et se dispose à marcher sur Vienne, par la rive droite du fleuve, malgré les barrières du Lech, de l’Isar et de l’Inn. Tilly se place à Bamberg, position à portée de la Saxe et du Rhin ; apprenant bientôt la marche victorieuse de Gustave-Adolphe, il accourt pour l’arrêter et essaie de défendre le passage du Lech. Il convient d’admirer ici les dispositions tactiques du roi de Suède et le choix qu’il fit du point de passage : en effet, celui-ci présentait un coude dont la convexité donnait à l’artillerie le moyen de porter ses feux convergents sur les défenses des Impériaux, circonstance qui décida du succès. Le roi continuant sa marche triomphante, montre à ses soldats les Alpes Tyroliennes et leur promet bientôt la vue des clochers de Vienne, lorsqu’un événement imprévu l’arrête : Walstein, tiré de la disgrâce, placé à la tête d’une nouvelle armée, a refoulé en Bohême l’électeur de Saxe. Il repasse alors le Danube et prend à Nuremberg une position d’attente d’où le vainqueur de Dessau essaie en vain de le débusquer. Celui-ci, rebuté, se jette alors [80] sur la Saxe ; Gustave-Adolphe l’y suit, rallie l’électeur et livre la bataille de Lutzen (1632), nouveau fleuron de sa couronne glorieuse, mais qui lui coûte la vie. Une balle ayant fait tomber le jeune héros dès le commencement de l’action, le duc Bernard de Saxe Weimar continua le combat, dont le gain fut assuré aux Suédois par la mobilité de leur artillerie rassemblée en grandes masses dans des positions successives, ce qui permettait à celle-ci d’échapper aux énormes projectiles des batteries fixes de Walstein, et de faire d’horribles ravages dans les rangs de son armée.

Campagne de 1635. Prince de Rohan. – Trois ans après la mort de Gustave commence la période française de la guerre de Trente Ans : elle débute par la campagne de 1635, remarquable surtout en Valteline, où le prince de Rohan s’immortalise dans la guerre de montagnes et devient le précurseur de Lecourbe.

Campagnes de 1636, 1637-1638 et 1639. Baner. – De 1636 à 1639 les opérations militaires ne sont que de sanglants tâtonnements peu profitables à l’art ; les Français se bornent à combattre sur toutes leurs frontières, tandis que Baner seul en Allemagne avec les Suédois, coupé de la France, gagne la bataille de Wistock, qui lui livre la Saxe.

Campagnes de 1640, 1641, 1642. Guébriant, Piccolomini. – La campagne de 1640 ramène aux vrais principes. Guébriant, à la tête de l’armée française, débouche par le Rhin et se joint à Baner, qui vient de remporter une nouvelle victoire à Chemnitz. Cette [81] réunion promettait des résultats sérieux mais l’habile Piccolomini manœuvre avec tant d’à-propos qu’il amène la séparation des deux armées.

Un retour à la vicieuse méthode des opérations décousues distingue les campagnes de 1641 et de 1642 : la tactique cependant s’enrichit des victoires de Volfenbuttel (1641), de Kempen (1642), de Schweidnitz (1642), de Leipzig (1642), leçons brillantes qui élèvent la réputation de Guébriant et de Torstenson.

Campagne de 1643. Condé.- L’année suivante (1643) révèle un héros, le grand Condé, alors duc d’Enghien ; général en chef à vingt-deux ans, d’une fougue et d’une audace qui rappellent Alexandre, le jeune prince apporte dans la tactique du champ de bataille cette rapidité et ce coup d’œil qui lui assurent une place à côté des grands capitaines. A Rocroy, il attaque l’aile gauche des Espagnols à la tête de sa cavalerie, l’accable, court à leur droite, un instant victorieuse de sa propre gauche, la renverse à son tour et fond comme l’ouragan sur la réserve de l’ennemi composée de 8 000 fantassins ; cette infanterie, héritière de deux siècles de gloire, est enfoncée à son tour. Le vainqueur met le comble à ce triomphe par une pointe hardie vers Bruxelles, suivie d’un retour imprévu sur Thionville, qui succombe au bout de sept semaines. Ces succès n’étaient que le prélude d’une série de victoires mémorables.

Campagne de 1644. Turenne et Condé. – Bientôt, en effet(1644), paraissent, à la tête des armées françaises, [82] deux hommes qui vont porter la science à un haut degré de perfectionnement : ce sont Condé et Turenne. Le premier, homme d’action, d’une bravoure bouillante et héroïque, peu soucieux des obstacles et du sang des soldats ; l’autre, doué d’un courage calme, supérieur à Condé dans la grande guerre, avare de la vie des troupes, et méditant sans cesse sur son art. Pendant trente ans, l’histoire va être remplie des exploits de ces deux grands capitaines, qui fondent la puissance militaire de la France dans les temps modernes.

La campagne de 1644 a pour fait saillant la bataille de Fribourg, si bien faite pour montrer tout d’abord la différence entre Turenne et Condé. Celui-ci, fougueux comme à Rocroy, attaque, trois jours de suite, des hauteurs escarpées ; réduit enfin, malgré son héroïsme, à écouter le conseil de Turenne, placé sous ses ordres, il se décide à tourner des positions qui ont nécessité tant de sacrifices, et dont cette seule manœuvre amène l’évacuation. Mais une ardeur inconsidérée ne permet pas de tirer de l’idée de Turenne tout le parti possible : en effet, le prince, cédant à une boutade guerrière, suspend son mouvement tournant et imagine de revenir aux Impériaux. Ceux-ci, profitant de ce répit inespéré, hâtent une retraite, que Mercy ne croit pas payer trop cher par l’abandon de son artillerie et de ses bagages.

Campagne de 1645. – Une marche concentrique des Franco-Suédois sur Vienne, aidée d’une diversion de Ragotski, prince de Transylvanie, ouvre la campagne [83] de 1645. Torstenson débute par la victoire de Jankowitz et se disposait à joindre Turenne qui s’avança par la Franconie, lorsque l’échec de ce dernier, surpris à Mergentheim par Mercy, dérangea cette habile combinaison. Le grand capitaine se relève admirablement de cette échauffourée, par une retraite dans la Hesse, s’y renforce des Hessois, les oblige à défendre leurs propre pays, et détourne le danger du Rhin, en se plaçant sur le flanc droit des Impériaux. Cependant la cour, qui ne connaissait pas encore suffisamment ses talents et qui s’exagérait la journée de Mergentheim, crut nécessaire de lui donner un guide, et envoya Condé en Allemagne. Les renforts que ce dernier amenait ayant permis aux Français de reprendre l’offensive, Mercy et Jean de Werth reculent jusqu’à Nordlingen, où ils prennent une excellente position, jugée par Turenne tout aussi formidable que celle de Fribourg et qu’il conseille de tourner. Mais Condé, qui ne partage pas cet avis, ordonne l’attaque du centre des Impériaux : elle est repoussée malgré d’héroïques efforts, et la droite du prince vivement assaillie à son tour par Jean de Werth essuie une déroute complète. Le moment était critique, lorsque Turenne, avec l’aile gauche, tournant habilement la droite de Mercy, la prend à revers et la culbute. Condé, dont le regard pénétrant saisit l’immense conséquence de ce mouvement, court à sa gauche, la renforce d’une partie du centre, et achève le succès de Turenne : l’armée Impériale, qui se croyait déjà maîtresse du champ de [84] bataille, est alors réduite à une prompte retraite. Cette victoire ouvrait la route de Vienne ; mais la défection des Hessois, d’une part, celle de Ragotski, de l’autre, arrêtèrent Condé et Torstenson.

Campagne de 1646. – La campagne de 1646 est remplie exclusivement du nom de Turenne. Séparé de Wrangel, successeur de Torstenson, par l’archiduc Léopold, placé en Franconie, il débute par un coup de maître. Laissant à Mayence une partie de son infanterie pour dissimuler son mouvement, il va passer dans le plus grand secret le Rhin en Hollande, débouche dans le bassin de la Lippe, et après une marche de quarante jours rejoint le général suédois près de Wetzlar. Tous deux se portent aussitôt contre l’archiduc, qui ne songe qu’à se retrancher dans son camp et refuse la bataille. Ils passent alors le Mayn et s’emparent de Selingenstadt et d’Aschaffembourg : constatons ici un grand progrès dans les idées stratégiques : des généraux ordinaires, fidèles aux principes de l’époque, eussent mis des garnisons dans ces deux villes ; Turenne, au contraire, en fait sauter les fortifications, ce qui lui permet de conserver intacte sa petite armée de 15 000 hommes. C’était rompre en visière avec la vicieuse méthode qui paralysait les armées et les obligeait à occuper toutes les places. Renforcé de l’infanterie laissée à Mayence, et toujours réuni à Wrangel, il marche sur le Danube avec le dessein d’envahir la Bavière : l’archiduc essaie de menacer ses derrières en restant dans le pays de [85] Fulde, tandis que le duc de Bavière accourt sur le Danube pour défendre ses États. Vaine combinaison ! En quelques jours le fleuve est franchi, et les Franco-Suédois sont aux portes d’Augsbourg – Cette admirable campagne devait se terminer par une manœuvre qu’on ne saurait trop imiter : l’archiduc, rappelé promptement en Bavière, s’était établi avec des forces très considérables près de Memmingen-sur-l’Iller. Turenne et Wrangel reculent d’abord ; mais bientôt, portant une partie de leur cavalerie devant la position du prince, comme s’ils voulaient l’attaquer, ils se dérobent, débouchent sur ses derrières, traversent le Lech sur le pont même des Impériaux et s’emparent de Landsberg, où ceux-ci avaient leurs magasins. L’archiduc est dès lors obligé à la retraite, abandonnant la Bavière à ses propres forces et la réduisant à implorer la paix.

Campagne de 1647. – Les opérations de la campagne de 1647 présentent la même largeur de vues. L’électeur avait repris les armes et rallié les drapeaux impériaux : Turenne envahit la Souabe, et marche pour se joindre à Wrangel ; cette concentration, dont il est inutile de faire ressortir l’importance, allait s’opérer lorsque la cour rappela le maréchal sur le Rhin.

Campagne de 1648. – La campagne de 1648 répare cette faute : Turenne et Wrangel réunis, passent le Danube, forcent Mélander à abandonner la ligne du Lech et lui livrent la bataille de Zusmerhausen, belle victoire qui, jointe, à celle de Lens, nouveau trophée de Condé, contraint l’empereur à [86] la paix de Westphalie, si glorieuse pour la France.

La Fronde. – Une guerre civile, la Fronde, succède à la grande guerre et présente le curieux spectacle de la rivalité de Turenne et de Condé : elle montre le premier fidèle au roi, et l’autre jeté dans la turbulente équipée qui arma une partie de la noblesse contre la jeunesse de Louis XIV. Mêlée d’intrigues de femmes, d’aventures amoureuses et source intarissable de romans, cette lutte ne manque ni d’enseignement ni d’intérêt, car elle met aux prises, au milieu de la France, les deux plus grands généraux de ce siècle.

Le passage de la Loire à Gien par l’armée royale, passage habilement protégé par l’occupation et la défense de Jarjeau, le ralliement des débris du maréchal d’Hocquincourt battu à Bléneau, la position défensive d’Ouzouer si judicieusement prise et conservée, et le combat d’Etampes, sont les brillants débuts de Turenne. Il faut admirer ensuite le plan destiné à tourner Condé, la bataille du faubourg Saint-Antoine, où la victoire ne fut arrachée que par le canon inattendu de la Bastille, la marche le long de la Marne pour empêcher la jonction du prince avec le duc de Lorraine et le choix de la position de Villeneuve-Saint-Georges, qui détournait les frondeurs de Pontoise où était la cour. Ces belles opérations, titres immortels de Turenne à la reconnaissance de la France et de la royauté, sont closes par le long et judicieux séjour de l’armée royale dans le camp de Villeneuve (1652) et par la retraite [87] sur Corbeil, manœuvres profondément calculées qui usent le parti des frondeurs aux yeux des Parisiens.

Condé, de son côté, n’a pas perdu son éclat dans cette guerre de folle jeunesse. Il enlève, à Bléneau, les quartiers disséminés d’Hocquincourt, et vient se poster à Saint-Cloud. Menacé d’être tourné par Argenteuil, il conçoit le plan de se porter à Charenton, c’est-à-dire au confluent de la Seine et de la Marne, position d’où il ne cesse pas d’influencer la capitale, et dans laquelle, tranquille pour son front et ses flancs, il peut être facilement rejoint par le duc de Lorraine. Le refus des Parisiens de laisser l’armée de la Fronde traverser leur ville, entrave ce projet ; alors le prince se détermine à gagner Charenton, en contournant Paris. C’est dans cette marche qu’il est attaqué par Turenne et que se livre la bataille du faubourg Saint-Antoine. Elle fut acharnée : le vainqueur de Rocroy et de Lens, l’épée à la main dans les rues de Ménilmontant, refoulant trois fois les soldats du roi, animant de sa haine contre Mazarin ses amis qui l’admirent et se font tuer à ses côtés, ne fut arraché lui-même à une mort certaine que par une prompte retraite et le canon de Mademoiselle de Montpensier.

La période qui sépare la Fronde du traité des Pyrénées trouve Turenne à la tête de l’armée française et Condé passé de la Fronde dans les rangs espagnols. Les opérations, quelquefois circonscrites à une zone étroite, sont toujours admirablement combinées et constituent une joute continuelle entre les deux grands [88] capitaines dont l’un dispose de toutes les ressources de la France, mais dont l’autre voit souvent ses desseins entravés par la jalousie des Espagnols, auxquels il a imprudemment offert son épée. La victoire semble à chacun des deux rivaux, sourire tour à tour.

Campagne de 1653. – Cette campagne montre Condé et le duc de Lorraine placés, au début des hostilités, le premier sur la Sambre, le second dans le Luxembourg. Turenne se porte hardiment entre eux deux : ceux-ci sentant alors le vice de leur position concertent de se joindre, mouvement qui les oblige à un grand détour : le maréchal en profite et enlève Réthel.

Campagnes de 1654, de 1655, de 1656 et de 1657. – Turenne perce les lignes de Condé à Arras et lui fait lever le siège de cette place (1654) ; mais celui-ci, terrible encore dans sa retraite, accable le maréchal de La Ferté. La campagne de 1655 est une longue suite de feintes et de tâtonnements dans le Hainaut ; celle de 1656 est remplie par les sièges de Valenciennes et de Cambrai faits par Turenne ; Condé manœuvre avec talent et parvient à sauver ces places. La prise de petites villes fortifiées, dans les Flandres, emploie la campagne de 1657, mais celle de 1658 est décisive.

Campagne de 1658. – Renforcés des soldats de Cromwell, les Français viennent mettre le siège devant Dunkerque ; l’archiduc Don Juan d’Autriche marche au secours de la place. A cette nouvelle, Turenne prend la vigoureuse détermination de se porter à sa rencontre et de l’attaquer brusquement avant qu’il ait [89] arrêté ses dispositions de combat, initiative heureuse qui trouve les ennemis fatigués par une longue marche et séparés de leur artillerie. Le centre et la droite de l’archiduc sont enfoncés en un clin d’œil ; mais la gauche, d’abord ébranlée, reprend une brillante offensive. Condé était à cette aile avec sa valeur et son expérience consommées. Simple commandant d’une partie de l’armée espagnole, ce grand homme, réduit par les passions de la jeunesse à combattre son pays et à obéir à la médiocrité, montre là encore cette bravoure inouïe que la France va heureusement retrouver à son service, et contre laquelle Turenne, pour assurer la victoire, est obligé de concentrer toutes ses forces.

Immense développement de la guerre de siège : état de la stratégie et de la tactique. – Le rapide récit que nous venons de faire de l’histoire militaire depuis Henri IV est suffisant pour montrer le rôle important que les places fortes ont acquis, rôle qui va s’accroître de plus en plus sous l’impulsion de Louis XIV. Les médiocrités vont se complaire dans la guerre des sièges, guerre méthodique et sûre, tandis que les grands capitaines continueront à suivre la voie ouverte par Gustave-Adolphe, Condé et Turenne : le XVIle siècle voit donc se développer de pair la tactique des sièges et la grande guerre. La première, favorite de Louis XIV, asile assuré pour sa gloire, créa la réputation du comte de Pagan et donna naissance au plus grand ingénieur que l’Europe ait produit, Vauban, perfectionné par Cormontaingne et que Coehorn ne put [90] égaler en voulant le surpasser. La grande guerre dégagée des places sembla délaissée en France après la mort de Turenne et fut sacrifiée à sa rivale aimée du grand roi. Créqui, Luxembourg, Catinat, Vendôme, Villars, essayèrent, il est vrai, de marcher sur les traces de l’illustre capitaine ; mais, gênés par les ordres de la cour, enchaînés du reste par quelque grand siège à couvrir, ils ne furent la plupart du temps que de glorieux tacticiens. En retour, la stratégie, négligée par les Français, trouva un refuge chez leurs ennemis, et nous allons voir le prince Eugène et Marlborough développer, aux dépens de la France, les grands principes de l’art. Mais n’anticipons pas sur les événements ; car il reste à retracer les belles opérations qui rendent immortels les noms de Turenne et de Condé.

Campagne de 1672. – La campagne de 1672 présente une armée de 130 000 hommes dont 112 000 d’infanterie, commandés par Louis XIV en personne, assisté de Turenne, de Condé, de Vauban, de Louvois et de Luxembourg, munie de 100 canons et offrant pour la première fois le spectacle du fonctionnement régulier des services administratifs. Ces forces, énormes pour l’époque, envahissent la Hollande, qu’elles trouvent désarmée, et qui est réduite à s’engloutir sous ses eaux pour échapper à des propositions inacceptables.

On sait que toute l’Europe continentale prit alors le parti de la république hollandaise, et que Louis XIV fut réduit à défendre les faciles conquêtes qu’il venait de faire, et à fermer le Rhin aux 40 000 hommes de [91] Montécuculli et de l’électeur de Brandebourg. Luxembourg fut opposé à Guillaume d’Orange ; Condé dut garantir l’Alsace ; la tâche la plus difficile fut laissée à Turenne, chargé d’empêcher la jonction des Impériaux avec les Hollandais.

Il faut admirer ici le grand général apprenant, à Bois-le-Duc, la marche de Montécuculli sur Coblentz, courant sur ce point pour le soutenir, côtoyant son adversaire, qui remonte le Rhin jusqu’à Mayence, revenant sur ses pas lorsqu’après trois mois de tâtonnements, celui-ci descend vers Cologne dans le but de réaliser, malgré l’hiver, sa jonction avec les alliés de l’empereur. Cette surveillance active, ces marches incessantes, qui ne laissent pas à l’ennemi le loisir de se dérober, produisent des résultats féconds : le froid, des chemins affreux, des privations de tout genre font perdre 10 000 hommes aux Impériaux, qui se retirent en Westphalie. Turenne alors, prenant l’offensive, débouche de Wesel pour recueillir les fruits de tant de prudence mêlée à tant de vigueur.

Campagne de 1673. – Les faits parlèrent bientôt assez haut ; l’électeur de Brandebourg, mécontent des Hollandais et fatigué de cette pénible guerre, quitte la coalition : après son départ, les Impériaux s’établissent en Franconie pour y respirer un peu ; mais le maréchal trouble bientôt leur repos, se jette sur eux, les refoule en Bohême et vient se placer à Wetzlar. Il y trouve les dépêches alarmées de la cour qui ignorait ce qu’il était devenu, et s’en inquiétait d’autant plus qu’elle [92] connaissait sa sage circonspection. Une savante manœuvre du grand général allait rassurer les esprits. La jonction des Impériaux avec Guillaume d’Orange était toujours le plan favori de Montécuculli ; Turenne, pour l’empêcher, vient s’établir sur le Mayn, enlevant ainsi aux ennemis tout espoir de réunion. Mais bientôt deux accidents graves rendent inutile cette excellente position : le prince d’Orange échappe à Condé, et l’évêque de Wurtzbourg vend le pont du Mayn aux Impériaux qui s’emparent des boulangeries du maréchal. Le mode employé à cette époque pour nourrir les armées rendait cette perte capitale et força les Français à se retirer sous Philipsbourg. Alors Montécuculli feint de menacer l’Alsace, puis, se rabattant habilement sur Coblentz et Trèves, opère la jonction tant désirée avec le prince hollandais ; Turenne accourt, mais ne peut empêcher ce grand événement, qui décide la campagne.

Il faut mentionner ici un beau siège, celui de Maestricht, qui se rattache à cette campagne : il est remarquable par le premier usage des parallèles inventées par des ingénieurs italiens, mais que Vauban perfectionne par l’addition des places d’armes.

Campagne de 1674. – La campagne de 1674 trouve la France réduite au rôle défensif non plus sur la ligne de la Meuse et du Wahal, mais sur la frontière de Flandre et sur celle de Lorraine. Condé est chargé, avec 40 000 hommes, de la garde de ces deux provinces, tandis que Turenne, avec 20 000, défendra [93] l’Alsace et le Rhin, dont une porte, Strasbourg, était presque toujours ouverte aux Impériaux.

Les hostilités s’ouvrent en Flandre, et prennent tout d’abord un caractère acharné. Guillaume d’Orange, désespérant de déloger Condé de la forte position qu’il a prise derrière le ruisseau du Piéton, se met en retraite ; mais son illustre adversaire, toujours jeune quand il s’agit de combattre, s’élance à sa suite et lui enlève son arrière-garde dans le défilé de Séneffe. Le prince hollandais, qui a laissé cette arrière-garde sans soutien, veut réparer sa faute, et s’établit solidement au village de Faye, où il concentre 60 000 hommes appuyés par une nombreuse artillerie. La vue de ces obstacles n’arrête pas un moment l’ardeur de Condé, qui précipite ses colonnes à l’assaut de ce nouveau Fribourg : elles sont repoussées trois fois avec des pertes énormes ; l’attaque est renouvelée : Condé a trois chevaux tués sous lui, et déploie une intrépidité que l’artillerie ennemie rend impuissante. L’obscurité seule met un terme à ce terrible combat : les Français, horriblement décimés, commençaient à prendre un peu de repos, lorsqu’à minuit l’ordre d’une nouvelle attaque est donné pour le point du jour. Cette détermination qui n’a plus pour stimulant le frémissement de l’action glace les plus braves ; elle allait toutefois ramener une lutte sans précédent lorsque l’armée vit avec satisfaction la position évacuée.

La bataille de Séneffe fut une effroyable et inutile [94] effusion de sang que la retraite du prince d’Orange et la destruction de son arrière-garde auraient dû faire éviter : comparée aux batailles de Turenne et spécialement à celles de cette campagne, elle caractérise parfaitement la différence qui existe entre les deux grands généraux. Cependant des faits mémorables se passaient sur le Rhin, où Turenne, réduit à 15 000 hommes par les renforts qu’il a dû envoyer à Condé, montre un génie digne de l’admiration de tous les siècles. Le duc de Lorraine, voulant sauver la Franche-Comté, que le roi a envahie, cherche à déboucher par les villes forestières : Turenne marche à lui et le refoule sur la Kintzig. Le duc s’y réunit à Caprara et tous deux se disposent à aller au-devant de l’armée des Cercles, commandée par le duc de Bournonville. Il était décisif d’empêcher cette jonction ou du moins de frapper un grand coup avant qu’elle s’opérât. Turenne le comprend, et la belle victoire de Sintzheim diminue les Impériaux de 10 000 hommes : l’arrivée de renforts permet de tirer des résultats décisifs de ce succès, et dans une nouvelle rencontre à Ladenbourg, les Français atteignent et battent les débris de Sintzheim, qui s’enfuient à la débandade jusqu’à Francfort. Il restait aux vaincus l’espoir de leur jonction avec le prince de Bournonville et avec l’électeur de Brandebourg qui amenaient 25 000 hommes : réunion qui devait reconstituer leur armée et permettre enfin d’envahir la France. Bientôt, en effet, 60 000 Allemands [95] prêts à confondre leurs drapeaux, se vantèrent de conquérir l’Alsace, la Lorraine, de déboucher en Champagne et de pousser sur Paris par la Marne, en même temps que le prince d’Orange y marcherait par l’Oise. La cour alarmée ordonna à Turenne d’abandonner l’Alsace pour couvrir la Lorraine, mais il montra tant d’assurance dans la lettre qu’il adressa au roi contre ce projet que carte blanche lui fut donnée. Libre dès lors de tout contrôle, il prend une bonne position sur la Lauter : mais bientôt les Impériaux achètent le pont de Strasbourg ; ce qui tourne complètement les Français. A cette nouvelle grave, le grand capitaine garde tout son sang-froid, et marche contre Caprara et Bournonville qu’il sait encore séparés de l’électeur, les joint en avant de la Brusche, à Entzheim, et leur livre une sanglante bataille, qui, sans être une victoire décisive, prononce leur retraite sur Strasbourg. L’électeur arrive enfin, tout semble remis en question ; la cour, effrayée, envoie 10 000 hommes de renforts à Turenne, avec le conseil d’évacuer l’Alsace ; il y répond par une lettre qui raffermit encore la confiance. Il faut ici les accents de la gloire pour être à hauteur des événements qui terminent cette admirable campagne.

Turenne se retire à Detweiler, s’y retranche et soutient pendant un mois les attaques des Impériaux. L’hiver étant fait, ceux-ci reviennent sur l’Ill et prennent leurs quartiers de Strasbourg à Altkirch. Il abandonne alors le camp de Detweiler, repasse les Vosges et se cantonne en Lorraine, l’Alsace paraissait [96] perdue, la Franche-Comté et la Lorraine menacées.

Les Français commençaient à goûter dans les villages de la plaine le repos dû à leurs longues fatigues, lorsque le 5 décembre, par un froid resté, dans la mémoire des hommes, chaque cantonnement reçoit l’ordre de se mettre en marche parallèlement aux montagnes. Ce mouvement fait sans bruit est interprété par tous comme un élargissement des quartiers et un tribut payé à l’épuisement des localités. Au bout de vingt jours de marches et de contre-marches apparentes, énigme véritable non seulement pour les soldats, mais pour les chefs, l’armée se trouve transportée sur les ondulations qui terminent les Vosges au midi, et aperçoit les belles contrées de l’Alsace où l’ennemi prend un repos plein de sécurité : tous les cœurs battent de joie, le grand capitaine est deviné. Les généraux coalisés, tranquilles dans leurs quartiers, croyaient l’armée française dispersée de même dans les siens, lorsqu’un coup terrible, la défaite du duc de Lorraine surpris à Mulhausen, leur révèle la présence de Turenne sur leur propre gauche. Ils veulent se concentrer à Turckeim dans une position retranchée couverte par la Fecht ; attaqués de front et tournés par leur droite, ils sont enfoncés et vivement poursuivis : 2 000 Impériaux tués ou pris à Mulhausen, 3 000 à Turckeim, 3 000 blessés et malades trouvés à Colmar, 2 000 à Ruffach, c’est-à-dire 10 000 hommes, sont les trophées de cette campagne de huit jours. De Colmar à Strasbourg, la retraite des ennemis fut un sauve-qui-peut [94] général, une débandade indicible qui ne trouva de terme que lorsque le Rhin s’interposa entre les fuyards et les sabres de nos dragons. L’Alsace était reconquise, la France purgée des étrangers, et la stratégie enrichie d’admirables leçons.

Campagne de 1675. Turenne et Montécuculli. – La campagne suivante (1675) met Turenne aux prises avec un général digne de lui, l’habile Montécuculli. Rien n’est curieux et instructif comme les mouvements et les contre-mouvements de ces deux rivaux. Turenne se place à Schlestadt, Montécuculli s’approche de Strasbourg pour profiter de son pont précieux, mais les Français accourent près de cette ville, pour la contraindre à la neutralité. Les Allemands feignent alors d’abandonner leur projet de passage et descendent le Rhin comme pour assiéger Philipsbourg. Turenne comprend admirablement le but de cette démonstration et reste sous Strasbourg : rebutés par cette inaction, ils passent le Rhin à Spire, afin d’attirer leurs ennemis à la défense de la basse Alsace. Turenne ne bouge pas plus que la première fois, jette un pont de bateaux à Ottenheim et s’établit sur la Kintzig, interceptant sans retour le chemin du pont de Kehl. Alors Montécuculli se reporte sur la rive droite, et marche sur la Kintzig pour en déloger son adversaire ; mais reconnaissant bientôt ses positions inabordables, il se décide à tomber à son tour par les montagnes sur les derrières de Turenne et à lui enlever son pont d’Ottenheim. Le maréchal rend [98] encore cette tentative inutile : laissant une forte partie de ses troupes sur la Kintzig, il recule si à propos que Montécuculli trouve le pont des Français tout aussi inattaquable que leur camp de la Kintzig. Il tâte alors alternativement les deux positions, mais il rencontre partout Turenne en mesure et en forces.

Le grand capitaine prend aussitôt une détermination décisive en transportant son pont d’Ottenheim à Altenheim, ce qui réduit sa ligne de défense de quatre lieues à deux et enlève à Montécuculli toute espérance de la forcer. Ce mouvement déconcerte en effet les Impériaux, qui se mettent en retraite sur Offenbourg : Turenne les suit, car sa résolution est de reprendre l’offensive. Montécuculli, voulant imiter ses propres exemples, s’établit fortement sur la Renchen, mais il est menacé d’être tourné et recule sur Sasbach. Le maréchal débouche bientôt par Achern, et surprend son rival dans une position dont la gauche, mal liée aux montagnes, donne prise à ses coups. Il forme immédiatement le projet de le couper de la forêt Noire, de l’acculer au Rhin et de lui infliger un grand désastre en tombant sur son flanc gauche.

Ce plan, qui doit clore une campagne si laborieuse, lui arrache cette exclamation héroïque :  » Enfin, je les tiens ; ils ne pourront plus m’échapper !  » Quelques instants après ces mots, ravis à sa modestie habituelle, un boulet, tiré au hasard, fracassait la poitrine du grand homme et l’ensevelissait dans sa gloire.

On sait le reste, le découragement de l’armée, les [99] pleurs des soldats, les divisions des généraux, le désastre d’Altenheim, l’invasion de la France !

Condé. – Cette campagne fut aussi la dernière de Condé. Appelé en Alsace pour barrer le chemin à Montécuculli, il sembla avoir abandonné l’ardeur de Séneffe pour s’inspirer de l’ombre de Turenne. Il prit en effet une excellente position, qui, menaçant les Impériaux de la perte de leur pont de Spire, suffit pour leur faire lever les sièges de Saverne et de Haguenau et les rappeler sur la rive droite du Rhin. Après ce dernier exploit, Condé quitta le commandement des armées pour consacrer au repos une vie héroïquement remplie.

Campagnes de 1676, 1677 et 1678. – La guerre de siège, effacée par les immortelles campagnes de 1674 et de 1675, fournit, en 1676, trois beaux faits d’armes ; ce furent les sièges de Bouchain, de Maestricht et de Philipsbourg. Ceux de Valenciennes et de Saint-Omer remplirent la campagne de 1677 : le premier donna lieu à un coup de main d’une audace inouïe, le second à la bataille de Cassel, perdue par le prince d’Orange.

Créqui. – Un seul général semble vouloir sortir de l’ornière des places, Créqui, homme de guerre hardi et actif, qui fait dans la haute Alsace (1677-1678), deux belles campagnes, calquées sur les exemples de Turenne et la rapidité de ses marches.

Dix ans de paix ne modifièrent pas le système de guerre de Louis XIV : les hostilités recommencèrent, [100] en effet, par le second siège de Philipsbourg (1688), suivi en 1689 de ceux de Bonn et de Mayence.

Campagne de 1690. Luxembourg. Catinat. – La campagne de 1690 dévoile deux hommes de guerre remarquables, Luxembourg et Catinat. Le premier possédant un coup d’œil de champ de bataille réellement supérieur, mais esprit négligent, se bornant à un succès local, n’en tirant jamais fruit, et se plongeant après la victoire dans le sein des plaisirs ; l’autre tacticien hors ligne, mais froid philosophe, détesté de Mme de Maintenon, et ne pouvant aborder les grandes opérations dans lesquelles son ennemie de Versailles l’aurait laissé sans soutien.

Bataille de Fleurus (1690) remportée par Luxembourg ; ce fut une copie de celles de Turenne : attaque de front et débordement de l’aile droite du prince de Waldeck ; victoire complète, mais résultats nuls, car cette brillante journée aurait dû livrer Bruxelles.

Bataille de Staffarde : elle mit en relief Catinat, mais n’offrit aucune particularité utile : les deux armées se choquèrent de front, l’aile gauche française fut un instant en l’air par la faute de celui qui la dirigeait, et la victoire fut décidée par le centre et l’aile droite.

Campagne de 1691. Vauban. Luxembourg. – Beau siège de Mons. Présence de Louis XIV. Vauban, l’âme du siège : travaux admirables, chute de la place après neuf jours de tranchée. Heureux coup de main de Luxembourg, à Leuze, sur l’arrière-garde du [101] prince de Waldeck. Ce succès, dû à une activité d’autant plus louable qu’elle n’était pas habituelle, montre ce qu’on eût été en droit d’attendre du vainqueur de Fleurus.

Campagne de 1692. – Grand siège de Namur. Louis XIV, Vauban : Luxembourg contient l’armée de secours sur la Méhaigne. Bataille de Steinkerque. Ce ne fut qu’une surprise du prince d’Orange, repoussée par l’énergie de Luxembourg et la valeur de la Maison du Roi.

Campagne de 1693. – Magnifique occasion manquée par le roi de détruire l’armée hollandaise qui n’était forte que de 40 000 hommes, tandis que l’armée française en avait 100 000. Cette faute, qui rappelle celle qu’il avait commise devant Bouchain dans la campagne de 1676, montre que Louis XIV n’aimait à faire que la guerre des sièges dans laquelle la science de l’attaque apportait à jour fixe un nouveau lustre à sa gloire.

Bataille de Nerwinden. Position du prince d’Orange analogue à celle de Mercy à Nordlingen : victoire de Luxembourg, due à l’intrépidité des troupes ; bataille à la Condé, rappelant Fribourg et Séneffe : 100 canons, 200 drapeaux, timbales, bagages, mais résultats nuls, comme ceux de Fleurus ou à peu près : on ne peut citer que la chute de Charleroi, qui ne valait pas tant de sang.

En Italie, bataille de la Marsaille. Le génie tactique de Catinat y apparaît éblouissant ; la gauche du [102] duc de Savoie, débordée par la droite renforcée des Français. Victoire complète : toute l’artillerie sarde au pouvoir des vainqueurs.

Campagne de 1701. – La guerre de la succession d’Espagne montre au premier plan deux grands capitaines, le prince Eugène et le duc de Marlborough ; au second rang, brillent le prince de Bade, Catinat, Vendôme et Villars. La guerre se modifie, le grand roi est obligé d’abandonner son système favori devant la hardiesse d’allures du prince Eugène et de Marlborough, dignes continuateurs de l’école suédoise et des belles leçons de Montécuculli et de Turenne.

Catinat, d’abord bien concentré sur l’Adige, mais environné d’espions jusque dans son état-major, se laisse tromper par les habiles démonstrations du prince Eugène, qui fait mine de vouloir forcer le fleuve vers Rivoli. Le maréchal y porte un gros corps, aussitôt le prince s’étend fortement par sa gauche vers le bas Adige : Catinat tombe dans le piège, conserve son détachement de Rivoli et dirige des troupes vers sa droite, fatiguant et morcelant son armée à suivre les feintes de son jeune adversaire. Celui-ci, saisissant l’à-propos, débouche enfin à Carpi, sur le long cordon des Français, et le perce.

Campagne de 1702. Villars. Vendôme. – La campagne de 1702 voit la fortune favoriser les armes de Louis XIV.

Victoire de Villars à Friedlingen sur le prince de Bade. Elle fut due en partie à l’habileté de Magnac, [103] lieutenant-général commandant la cavalerie française.

Vendôme, successeur de Catinat, en Italie, débute brillamment par la journée de Luzzara, qui n’est toutefois qu’une surprise repoussée.

Campagne de 1703. – La bataille de Spire, remportée par Tallard, inaugure la campagne de 1703. Cette journée est peu intéressante pour l’art, car elle fut due au hasard, quelque admirable qu’eût été l’armée française.

Campagne de 1704. Marlborough. Le prince Eugène. – La campagne de 1704 est un chef-d’œuvre accompli aux dépens de la France.

Les coalisés avaient, en Flandre, le duc de Marlborough ; sur le Rhin, l’armée du prince Eugène, en Bavière, celle du prince de Bade. Les Français opposèrent au premier, le maréchal de Villeroy ; au second, Tallard ; et au prince de Bade, l’armée franco-bavaroise, placée sous les ordres du maréchal Marsin et de l’électeur. Marlborough et le prince Eugène résolurent de frapper un coup décisif en Allemagne par la concentration de toutes les forces de la coalition, plan profond qui a eu tant d’imitateurs.

Les dispositions adoptées pour faire réussir cette combinaison commandent l’admiration. Laissant un rideau en Flandre, le général anglais se porte sur le Rhin : Villeroy le suit ; mais, craignant pour cette province, il se borne à côtoyer son ennemi avec une partie de ses troupes et se joint à Tallard. Les deux maréchaux prennent alors une détermination qui n’est [104] pas sans mérite : Villeroy doit rester à Stolhofen, tandis que Tallard, passant le Rhin, ira renforcer Marsin et l’électeur, pour compenser la jonction de Marlborough avec le prince de Bade. Malheureusement, l’exécution ne répond pas à l’idée, et une longue quinzaine est perdue à attendre les ordres de la cour. Pendant ce temps, Marlborough et le prince de Bade réunis avaient emporté le passage du Danube à Donauwerth, franchi le Lech, ravagé la Bavière et mis le siège devant Ingolstadt.

Tallard, après une marche des plus lentes, était enfin arrivé à Augsbourg, où il avait rallié l’électeur : cette jonction tardive inspira néanmoins aux généraux français et bavarois la résolution de tenter une action générale. C’était une faute grave, car les Impériaux ne pouvaient s’enfoncer en Bavière sans abandonner leurs grands magasins de Nordlingen et de Nuremberg, centres qui nourrissaient leurs trois armées, et il était évident qu’après quelques ravages inutiles, leur retraite sur la rive gauche du Danube était certaine. Cependant la détermination de combattre l’emporta, et c’est ici que ressort l’ineptie tactique de l’électeur et des maréchaux. Tout indiquait qu’il fallait livrer bataille sur la rive droite du Danube, où l’on se trouvait, et y attendre dans une bonne position l’attaque de l’ennemi : mais les Impériaux ayant repassé le fleuve (la nécessité de quitter la Bavière épuisée et surtout leur jonction avec le prince Eugène les y avaient déterminés), les généraux franco-bavarois décidèrent de traverser [105] le Danube à leur tour et d’aller offrir la bataille sur la rive gauche, s’exposant à combattre, ayant à dos cette grande barrière. Un événement nouveau vint aggraver cette immense faute. En effet, après avoir amusé Villeroy devant les lignes de Stolhofen, le prince Eugène se dérobe, calcule si à propos sa marche et le point de sa jonction avec Marlborough qu’il opère cette dernière avant la bataille que les ennemis affectaient d’offrir. C’était lui apporter un renfort considérable et l’appoint de grands talents : un coup terrible allait couronner tant d’habileté et punir tant de fautes. Bataille d’Hochstett. Que dire de cette journée si fatale à la France ? Que penser de tacticiens combattant le Danube à dos et sans pont, formant leur ordre de bataille de trois armées, gardant chacune leurs ailes constituées, de sorte que le centre de la ligne franco-bavaroise se trouvait formé exclusivement de cavalerie ? Comment comprendre encore l’infanterie de Tallard engouffrée presque tout entière dans le village de Bleinheim, poste inutile, car il était en avant de l’ordre de bataille, et l’infanterie bavaroise entassée de même dans celui de Bolstat ? Non seulement l’occupation de ces deux points était préjudiciable à la consistance de nos lignes, mais encore leur éloignement les empêchait de croiser les feux de leur artillerie, ce qui permit aux Impériaux de les laisser impunément sur leurs flancs. Aussi la bataille, bien que vivement disputée à la gauche, où Marsin, opposé au prince Eugène, avait une bonne position, ne fut pas un moment [106] douteuse au centre et à l’aile droite. 8 000 tués ou noyés, 10 000 blessés, 14 000 prisonniers, presque toute l’artillerie abandonnée, un grand nombre de drapeaux perdus, furent les éloquents résultats d’un désastre qui reportait aux funestes souvenirs de Crécy et d’Azincourt.

Cette catastrophe permettait aux vainqueurs de réaliser, dans la campagne suivante, l’invasion de la France, dont Marlborough conçut l’habile direction : 80 000 hommes, massés sur la Moselle, devaient, en effet, prendre l’Alsace à revers, déboucher en Lorraine par la Sarre et inonder la Champagne. Mais le retard du prince de Bade et les instructions ambiguës de l’empereur détournèrent ce sérieux orage (1705).

Campagne de 1706. – Les esprits commençaient à se remettre de l’émotion de la défaite d’Hochstett ; l’écueil du plan d’invasion de Marlborough, l’heureux combat de Cassano, remporté par Vendôme sur le prince Eugène (1705), avaient relevé les courages, lorsque tout à coup deux terribles désastres, Ramillies et Turin, vinrent rappeler que Turenne, Condé, Créqui, Luxembourg étaient morts et que la disgrâce avait frappé Vauban et Catinat ; ils montrèrent surtout que la France, si féconde jusqu’ici en illustrations militaires, n’avait à opposer aux grands généraux de la coalition que l’ineptie d’un favori sans talent, Villeroy, l’indolence, parfois heureuse, de Vendôme et les fanfaronnades du duc de La Feuillade. [107] Villeroy commandait en Flandre, de concert avec l’électeur de Bavière, une belle armée que des renforts allaient joindre encore. Il avait ordre de ne pas combattre avant leur arrivée ; mais, s’appuyant sur la faveur du roi, désireux de braver le contrôle détesté du ministre Chamillart et déborde par un faux amour-propre, le maréchal se décida à livrer bataille sur-le-champ et à affronter seul le plus grand capitaine de l’époque. Les dispositions qu’il prît pour la bataille de Ramillies furent déplorables : deux lignes dont les gauches, placées derrière un marais, ne pouvaient ni attaquer ni être attaquées, et, qui le croirait ? les bagages entre les lignes ! Marlborough, jugeant promptement le vice de cette position et ne s’occupant pas de notre gauche paralysée, place derrière son centre sa droite devenue disponible et enfonce la ligne française par l’emploi judicieux de cette masse. On avait combattu et on avait été vaincu ; toutefois, l’armée n’était diminuée que de 4 000 hommes ; elle avait perdu, il est vrai, 40 canons, mais il était possible de les remplacer. Dans tous les cas, l’honneur commandait de tenir sur la Dyle, puis sur la Senne, sur la Dender, sur l’Escaut enfin ; au lieu de cela, Villeroy, à peine poursuivi, abandonne toutes ces lignes et ne trouve du sang-froid que sur la Lys, montrant une faiblesse qui contrastait péniblement avec les forfanteries de la veille. Les vainqueurs entrèrent comme par enchantement à Bruxelles, à Anvers, à Gand, et firent tomber Menin et Ath. [108] Bientôt un cri déchirant arrive des Alpes : une nouvelle humiliation était infligée au drapeau de la France.

Vendôme commandait l’armée française et occupait la ligne de l’Adige pendant que le duc de La Feuillade, avec une seconde armée, investissait Turin. La défaite de Ramillies ayant rappelé Vendôme en Flandre, le commandement de son armée fut confié au duc d’Orléans, prince entendu dans l’art de la guerre, d’un courage brillant et auquel on donna l’inutile tutelle du maréchal Marsin. La Feuillade, entouré d’ingénieurs très médiocres et qui n’avait de titre au grand commandement qu’il exerçait que la faveur de Chamillart, son beau-père, avait montré une inhabileté profonde dans la direction du siège de Turin. Il avait agi contre toutes les règles en n’investissant pas complètement cette ville, en dirigeant les attaques principales sur la citadelle, qui était sans cesse ravitaillée, et en détournant du siège des forces considérables pour répondre aux demandes du duc de Savoie.

Sur l’Adige, les conditions n’étaient pas plus favorables : Vendôme, trompé comme Catinat en 1701, avait laissé passer ce fleuve au prince Eugène, qui résolut de délivrer Turin en remontant le Pô par la rive droite. Le duc d’Orléans, préoccupé de l’idée du siège, contrarié par La Feuillade, négligea de barrer cette route aux Impériaux : voyant le danger s’accroître, il proposa de prendre avec son armée la belle position qui s’étend de Valenza à Alexandrie et de défendre ainsi le Tanaro ; mais La Feuillade ne fut pas de cet avis et demanda que l’armée du [109] prince vînt renforcer celle du siège afin d’en hâter l’issue. Marsin, qui caressait le favori de Chamillart, se rangea à cette opinion, à laquelle le duc d’Orléans céda, en faisant entrer ses troupes dans les lignes devant Turin. Cependant le prince Eugène approchait, ne rencontrant aucun obstacle : tous les militaires de sens voyaient l’orage qui s’amoncelait irrésistible, car il était impossible de garder, avec des forces aussi faibles, des lignes d’une étendue de cinq lieues, qui avaient l’immense défaut d’être sans liaison et sans soutien. Il fallait, puisqu’on n’avait pas su arrêter les Impériaux, ne pas les attendre dans des lignes non défendables, mais marcher à eux bien concentrés et leur livrer une bataille d’autant plus décisive que le gain d’une action générale faisait tomber la place et qu’un insuccès laissait encore de l’espoir. Tel était l’avis du duc d’Orléans, mais Marsin et La Feuillade opinèrent pour rester dans les lignes. On y demeura ; un épouvantable désastre fut la suite de cet aveuglement : 2 000 tués, 6 000 blessés, 200 canons abandonnés, 15 000 chevaux et mulets, la caisse militaire perdus, le maréchal Marsin blessé à mort et prisonnier, parlent assez pour faire apprécier cette journée, qui ne coûta que 700 hommes au vainqueur ! L’invasion de la France avait échoué en 1705, après Hochstett ; il en fut de même après Ramillies et Turin : la vigoureuse défense de Toulon, le patriotisme de la Provence, qui se ressouvint noblement de Charles-Quint, forcèrent le prince Eugène à la retraite.

Campagne de 1708. – La funeste campagne de 1704 avait vu s’accomplir la concentration savante de Marlborough et du prince Eugène sur le Danube ; celle de 1708, pour le malheur de la France, amena le renouvellement de cette manœuvre stratégique dans les Pays-Bas. Louis XIV opposa aux Impériaux une forte armée qui devait être renforcée de 46 bataillons tirés du Rhin ; mais par des lenteurs funestes, ceux-ci n’arrivèrent pas à temps : en outre, l’armée de Flandre, qu’une main vigoureuse aurait dû diriger, était embarrassée de deux princes du sang, peu faits pour la guerre, le duc de Bourgogne et le duc de Berry, mis sous la direction de Vendôme, enlacé lui-même dans des intrigues politiques.

Le début des opérations fut heureux : Gand et Bruges tombèrent par un habile coup de main, de sorte qu’il ne restait plus qu’Oudenarde à ressaisir pour être maître de la ligne de l’Escaut. L’éloignement de Marlborough et du prince Eugène permettait de réaliser ce résultat important. Malheureusement, l’état-major français perdit un temps considérable à discuter, ce qui laissa aux coalisés le loisir d’arriver, de traverser Oudenarde et de venir prendre position au nord de cette place dans la direction où l’on signalait l’armée française. Celle-ci s’avançait enfin, mais ayant son avant-garde séparée du corps principal par un grand [111] intervalle et sans s’éclairer par des reconnaissances sur la position de l’ennemi.

Bataille d’Oudenarde. Eugène et Marlborough attaquent l’avant-garde des Français : Biron qui la commande, fait bonne contenance pour permettre à l’armée d’accourir : celle-ci arrive, mais essoufflée et en désordre ; les colonnes s’engagent les unes après les autres et sont repoussées ; les généraux coalisés débordant l’aile droite de Vendôme, la refoulent sur son centre et obtiennent un éclatant triomphe. Ce malheur coûta 10 000 hommes, dont moitié prisonniers et fit tomber Gand et Lille : la défense de celle-ci (Boufflers) jeta heureusement un glorieux reflet sur tant de désastres.

La France était cette fois sérieusement envahie mais la Providence tenait en réserve le héros qui devait la sauver, Villars, génie incomplètement dévoilé à Friedlingen, employé ensuite à des rôles secondaires, et que les journées de Malplaquet et de Denain vont immortaliser.

Campagne de 1709. Villars. – Louis XIV lui donne le commandement de son armée principale, celle de Flandre, rachetant par ce choix heureux tant de fautes et tant de mécomptes.

Bataille de Malplaquet. Nouvelle défaite des Français, mais celle-ci glorieuse, pleine d’honneur, et ayant l’effet moral d’une victoire. Le prince Eugène et Marlborough attaquèrent les deux ailes à la fois, ce qui amena Villars à dégarnir son centre qui fut alors percé, l’action fut terrible et le carnage accusé par des chiffres effrayants ; la nation française [112] semblait vouloir prouver à l’étranger que les hontes des dernières campagnes ne se renouvelleraient plus sur le sol sacré de la patrie. Les pertes des vaincus montèrent à 3 000 tués et 7 000 blessés, celles des coalisés à 8 000 tués et 13 000 blessés.

Campagnes de 1710 et 1711. – Ces deux campagnes furent laborieusement employées par les alliés à faire tomber les places de la Flandre : faute immense que des événements identiques étaient appelés à renouveler pour le salut de la France.

Campagne de 1712. – Le prince Eugène ouvrit la campagne de 1712 par le siège de Landrecies, où il apporta une présomption qui lui fut fatale : en effet, il tirait ses vivres et ses munitions d’un grand dépôt qu’il avait établi à Marchiennes sur la Scarpe, et avec lequel il ne communiquait que par un camp retranché. Ce dernier était placé à Denain sur l’Escaut, distancé de cinq lieues environ de Marchiennes et de Landrecies : l’habitude de vaincre pouvait seule expliquer ces positions allongées et contraires à toutes les règles de la prudence.

Bataille de Denain. Cette victoire, qui sauve la France et lui procure une paix honorable, est un chef d’œuvre de tactique. Le plan de Villars consiste à emporter Denain, et à faire lever aux Impériaux le siège de Landrecies en les coupant de leur dépôt de Marchiennes. L’aile gauche française attaque ce bourg et l’isole ; Villars avec la droite fait une feinte habile [113] sur le corps de siège en même temps que 30 bataillons donnent tête baissée sur Denain. Le maréchal, voyant cette dernière attaque bien prononcée, se rabat sur son centre, passe l’Escaut à Neuville et se jette sur le camp de Denain : ce point décisif est emporté, tout y est pris ou noyé. Le prince Eugène accourt de Landrecies, mais il est contenu par la garnison de Valenciennes, qui l’empêche de traverser l’Escaut et l’oblige à un grand détour : il n’arrive que pour contempler le désastre.

Charles XII. – Pendant que les grandes nations militaires de l’Europe s’épuisaient dans la guerre de la succession d’Espagne, un jeune guerrier, Charles XII, héritier de la couronne et de la gloire de Gustave-Adolphe, envahissait l’Allemagne du Nord et portait son nom jusqu’au milieu des déserts de la Russie.

Campagne de 1700. – Ses débuts sont merveilleux. Semblable à un simple officier, il s’élance sur les retranchements de Copenhague, qu’il enlève à la tête de ses grenadiers ; puis apprenant que Narva est assiégée par les Russes, il marche sur cette ville, perce les lignes des assiégeants et montre là encore une bravoure qui reporte aux temps chevaleresques.

Campagne de 1701. – Bataille de la Dwina. Passage de ce cours d’eau par Charles XII au moyen de bateaux ingénieux et à l’aide d’un stratagème qui voile sa marche aux Polonais : la victoire est encore décidée par le courage du roi, ralliant ses troupes repoussées et conquérant deux positions successives avec la fougue de Condé. [114]

Campagnes de 1702 et de 1703. – Nouveau succès des Suédois à Clissau. Marche de Charles XII sur le Bug (1703) : il passe cette rivière à la nage à la tête de sa cavalerie, comme Alexandre le Grand.

Campagnes de 1704, 1705, 1706. – La campagne de 1704 est remarquable par une révélation tactique de la plus haute importance : Auguste de Saxe, roi de Pologne, avait confié son armée au général allemand comte de Schullembourg. Assailli en avant de Gurau par la cavalerie suédoise, celui-ci forme son infanterie en un carré long dont les feux repoussent toutes les charges. La campagne suivante (1705) est un modèle d’activité : Charles XII bat les Russes séparés en plusieurs corps ; sa cavalerie accomplit des prodiges. Bataille de Fraunstadt (1706) : elle présente le tableau de dispositions excellentes annihilées par la lâcheté des troupes de Schullembourg.

Campagne de 1708. Pierre le Grand. -Dans la campagne de 1708, Charles XII, sans tenir compte des débuts de l’hiver, envahit la Russie et arrive à la Bérézina, où il trouve pour le combattre le créateur de la nation russe le czar Pierre le Grand. Feignant de vouloir forcer le passage de la rivière à Borisow et masquant ce point, le roi fait remonter le courant jusqu’à Studianka, y jette un pont et fond sur les Russes étonnés après ce succès, il s’avance sur la route de Moscou et trouve bientôt l’ennemi en position. [115]

Bataille de Smolensk. Charles, à la tête d’une simple avant-garde de 5 000 hommes, y bat 23 000 Russes. Mais alors commencent les fautes : le roi abandonnant la route directe de Moscou se détermine à aller hiverner en Ukraine : cette résolution une fois prise, la prudence ordonnait d’attendre le maréchal Levenhaupt qui amenait 15 000 hommes et qu’une marche immédiate sur l’Ukraine allait laisser isolé. Néanmoins Charles XII ordonne le mouvement sur la Desna avant d’avoir été rejoint par son lieutenant ; une déception cruelle v attendait l’armée : en effet, le roi apprend bientôt que Mazeppa, chef des cosaques, insurgés contre le czar, a vu ses menées découvertes, et a dû prendre la fuite pour échapper aux Russes. Ce malheur est aggravé par un autre, celui-ci terrible.

Levenhaupt, entouré par l’ennemi à Lesno, avait héroïquement combattu pendant trois jours derrière les chariots de son convoi, avait perdu 10 000 hommes et n’en amenait que 5 000 échappés avec lui par miracle.

Les Suédois, réduits à moins de 20 000 hommes, passèrent au milieu des boues de l’Ukraine le terrible hiver de 1709, et l’on ne saurait trop admirer la grandeur d’âme et l’impassibilité de leur jeune roi, attendant que la nature et la victoire lui ouvrent les chemins qui mènent au cœur de la puissance russe.

Campagne de 1709. – La campagne qui suit débute en effet par le siège de Pultawa [116] place qui renfermait d’immenses ressources et dont l’importance stratégique répondait à la double condition de se trouver sur la route de Moscou, objectif de tant de privations et à portée de la Pologne c’est-à-dire de la Suède. Pierre le Grand, qui comprend le prix de la position, accourt pour la garantir contre les attaques de Charles XII.

Bataille de Pultawa. Le roi, blessé quelques jours auparavant dans un combat contre un corps de secours, apprend l’approche du czar ; laissant 3 000 hommes seulement dans les tranchées, il se fait porter sur un brancard à la tête de son infanterie. Son plan consiste à attaquer les Russes de front, tandis que 5 000 cavaliers partis dans la nuit tomberont sur leur flanc : mais cette cavalerie s’égare malheureusement, et le projet du roi échoue. Le czar prescrit de son côté une manœuvre qui annonce un grand tacticien : sa cavalerie reçoit l’ordre de se porter entre les Suédois engagés contre ses positions et leurs tranchées, habile manœuvre qui a un succès décisif. Charles, qui voit briser deux fois par les boulets le brancard qui le soutient, tente un coup désespéré en prescrivant l’attaque des ouvrages russes ; mais ses lignes sont foudroyées, et la victoire se déclare pour le czar. Nous quitterons ici les traces du héros suédois qu’une balle mortelle attend dans les tranchées de Frédérichshall (1718), en remarquant qu’il était urgent de ne pas laisser dans l’ombre cette singulière figure, type de bravoure indomptable, tacticien habile, stratégiste médiocre mais [117] auquel on ne saurait refuser la passion qui avait conduit Alexandre jusqu aux rives de l’Indus.

Maréchal de Saxe. – Louis XIV, Villars, Charles XII, Marlborough, le prince Eugène, Pierre le Grand sont descendus au tombeau, laissant l’Europe fatiguée demander à la paix un baume pour ses plaies : l’art militaire semble un moment déshérité, lorsque paraissent deux capitaines qui lui donnent un nouvel élan, Maurice de Saxe et Frédéric. Le premier, fils naturel d’Auguste II, roi de Pologne, avait débuté dans la rude campagne de 1711 contre les Suédois, avait servi ensuite contre les Turcs à l’école du prince Eugène et consacré son épée au service de la France. La campagne de 1742, qu’il fit comme lieutenant-général, dévoila ses talents : ce fut en effet à sa prudente sagacité que l’armée française dut la conservation de ses communications, qui furent assurées par la prise d’Egra. Nommé maréchal (1743), il jeta un regard pénétrant sur les vices d’organisation militaire qui paralysaient les qualités brillantes des Français et proposa des changements radicaux qu’un intelligent ministre, le comte d’Argenson, suit faire accepter. Dès lors l’antique méthode de marcher à rangs ouverts et à volonté fut remplacée par la marche à rangs serrés et cadencée ; le maniement des armes, laissé jusqu’ici à la routine et au caprice, fut calqué sur celui des Suédois et des Prussiens, et les feux, qui souvent n’avaient été qu’une tiraillerie inefficace, s’exécutèrent [118] avec ensemble. De salutaires réformes atteignirent aussi le luxe de la Régence introduit dans nos armées, remirent en honneur l’instruction militaire et firent estimer pour ce qu’elles valaient les vanteries des nouveaux La Feuillade.

Campagnes de 1745, 1746, 1747 et 1748. – Une prompte moisson de lauriers prouva l’heureuse influence de ces mesures. Les victoires de Fontenoy (1745), de Raucoux (1746), de Lawfeld (1747), la prise de Berg-op-Zoom (1747), celle de Maestricht (17li8), relevèrent le prestige de la France, ébranlé par la guerre de la Succession.

L’armée française à Fontenoy était rangée sur trois lignes dans une position parfaitement choisie par le maréchal de Saxe : elle dut la victoire à sa ténacité, inspirée d’une forte discipline, et à l’emploi de la réserve au moment décisif. Les batailles de Raucoux et de Lawfeld, nouvelles victoires de Maurice, furent des rencontres sanglantes qui firent briller l’ardeur des soldats et les talents de leur général.

La campagne de 1748 prouva que le réformateur militaire et le grand tacticien était aussi entendu dans la stratégie que dans les autres parties de l’art. Les manœuvres qui aboutirent à l’investissement de Maëstricht sont, en effet, dignes de l’attention des militaires. Malheureusement, la mort frappa trop tôt (1750) cet homme illustre et laissa la France à la merci d’un génie profond et éclatant, celui de Frédéric [119].

Le grand Frédéric. – Une première guerre contre l’Autriche, composée de deux périodes (1740-1742 ; 1744-1745), faite avec l’alliance de la France, annonça à l’Europe les talents du jeune roi, auquel la guerre de Sept Ans allait mériter le nom de grand. Avant de suivre Frédéric de Prusse sur les champs de bataille, remarquons qu’à l’exemple de Gustave-Adolphe, il s’occupa de détails d’organisation trop souvent négligés : héritier d’une belle armée, formée à une discipline sévère par un père rigide, il en perfectionna les rouages, la mobilité, l’armement, les feux, et présenta tout à coup à l’Europe, dédaigneuse de sa royauté nouvelle, des troupes superbes, instruites, disciplinées, mobiles au dernier degré. Retraçons sommairement la glorieuse carrière de ce nouvel homme de guerre, général et roi absolu, plein d’esprit, de sagacité et de sang-froid.

Campagne de 1741. – Bataille de Molwitz. Feux destructeurs de l’infanterie prussienne, la victoire décidée en faveur de Frédéric par le débordement de l’aile droite autrichienne. L’histoire impartiale doit dire que cette journée fut due à la manœuvre du maréchal Schwérin, qui s’éleva sur le flanc du comte de Neupperg.

Campagne de 1742. – Bataille de Czaslau. Frédéric tourne l’aile gauche des Autrichiens et la refoule sur leur centre. Feux d’infanterie toujours terribles.

Campagne de 1744. – Le défaut de coopération de la France, dans la campagne de 1744, [120] la levée patriotique de la Hongrie en faveur de Marie-Thérèse isolent le vainqueur en Bohême et l’exposent à être écrasé : il a la sagesse de se retirer en Silésie.

Campagne de 1745. – Bataille de Hohenfriedberg. Admirable victoire. Frédéric ne montre que son avant-garde aux regards des Autrichiens, qui s’avancent confiants dans l’espoir de la surprendre. L’armée impériale débouche en effet, mais en colonnes successives, dont plusieurs sont rompues par des attaques combinées de l’infanterie et de la cavalerie prussiennes. Le prince de Lorraine, reconnaissant son erreur, prend ses dispositions pour livrer bataille, mais des feux violents, que complète une attaque à la baïonnette prescrite par Frédéric, font reculer sa ligne. Le roi ordonne alors un changement de front à toute l’armée, qui pivote sur sa gauche ; cette manœuvre, en prenant en flanc le duc de Lorraine, décide la bataille. Sérieusement affaibli par la guerre et les corps détachés, nécessaires à la garde de la Silésie, Frédéric, bien que victorieux, se détermina à un mouvement rétrograde. Il fut suivi par le prince de Lorraine, qui espérait lui infliger un désastre, mais le roi, posant un principe qu’ont observé depuis tous les grands généraux résolut de livrer bataille pour assurer sa retraite. Mémorable victoire de Soor, remportée par 18 000 hommes contre 40 000. Changement de front en arrière ayant pour pivot l’aile gauche, exécuté par l’armée prussienne sous la protection de l’artillerie : cette aile ensuite renforcée [121] met en déroute la droite autrichienne.

Bataille de Kesselsdorf, livrée aux Saxons par le prince d’Anhalt, auquel s’est réunie l’avant-garde de Frédéric aux ordres de Lehwald. L’aile gauche des Saxons est tournée, tandis que leur droite est battue.

Campagne de 1756. – Jusqu’ici on n’a pu admirer dans Frédéric que le tacticien ; mais la guerre de Sept Ans va présenter en lui l’alliance précieuse de la tactique et de la stratégie. Cette guerre, qui exposa la Prusse aux attaques de l’Autriche, de la France, de la Russie et de la Suède, eût dû étouffer en peu de temps sa puissance naissante, mais elle fut conduite en dépit de tous les principes, et les armées de la coalition agissant sans concert furent battues à mesure qu’elles se présentèrent aux coups du grand capitaine.

Bataille de Lowositz. Violent combat de cavalerie : les feux de l’infanterie prussienne, suivis d’une attaque à la baïonnette, repoussent la droite du maréchal Brown, qui prend alors une bonne position défensive. Frédéric la fait tourner en portant le duc de Bevern au-delà de son flanc gauche, et cette seule manœuvre détermine la retraite des Autrichiens.

Campagne de 1757 – Invasion de la Bohême. Les dispositions du roi pour cette opération sont pleines de beautés stratégiques.

Bataille de Prague, spectacle imposant des deux lignes prussiennes marchant en colonne avec une audace [122] inouïe devant l’armée du duc de Lorraine en position.

Frédéric, s’élevant sur l’aile droite de ce prince, l’attaque et l’enfonce après un terrible combat.

Bataille de Kolin. Le plan du roi était d’employer l’ordre oblique en attaquant par sa gauche tandis qu’il refuserait le reste de sa ligne ; mais une faute de détail empêcha ce mouvement. Il ne put rétablir le combat, et essuya un échec qui lui coûta 13 000 hommes.

D’éclatants succès allaient venger cette défaite.

Bataille de Rosbach. Soubise exécute devant les Prussiens la double manœuvre de déborder leur gauche et de la dépasser à une telle distance que le roi fût coupé de sa ligne de retraite, c’est-à-dire de Mersebourg. C’était vouloir imiter les dispositions qui avaient procuré la victoire de Prague : prétention vicieuse, car en cas d’insuccès, dit Jomini, la retraite des Français devenait impossible, parce qu’ils avaient la Saale à dos et l’ennemi sur leurs propres communications. On sait en outre quelle présomption funeste fit dégénérer cette bataille en désastre : les Français perdirent 8 000 hommes et 72 canons, cruelle expiation de leur victoire d’Hastembeck.

Bataille de Leuthen. Admirable application de toutes les règles de l’ordre oblique. Coup de maître, dit Jomini ; suffisante pour immortaliser Frédéric, ajoute Napoléon, ce juge souverain des batailles

Campagne de 1758. – La campagne de 1758 débute par la belle conception de l’invasion de la Moravie. [123] Les dispositions du roi de Prusse pour donner le change au maréchal Daun et lui faire croire à un envahissement de la Bohême sont des modèles. Le désastre d’un convoi nécessaire au siège d’Olmutz eut toute l’importance d’une défaite en privant le roi de ses magasins, et l’obligea à la retraite, comme Turenne dans la campagne de 1673 : par une inspiration profonde il la fit par la Bohême, trompant ainsi l’espoir de ses ennemis.

Bataille de Zorndorf. Ordre barbare des Russes formés en quadrilatère. Le projet de Frédéric était encore d’attaquer selon l’ordre oblique en refusant sa droite, mais les fautes de ses généraux en empêchèrent l’exécution. Le gain de la journée fut dû exclusivement à la cavalerie prussienne, conduite par l’illustre Seidlitz, dont l’ardeur n’était pas satisfaite des lauriers de Rosbach.

Bataille de Hohenkirch. Cette journée fut une surprise, mais une surprise qui ferait du maréchal Daun un général remarquable, sans les funestes lenteurs qui paralysaient toutes ses opérations. Le roi vaincu montra beaucoup de sang-froid et fit une imposante retraite.

Campagne de 1759. – Bataille de Kunersdorf, livrée aux Russes enfin réunis aux Autrichiens. Application nouvelle de l’ordre oblique. Attaque par l’aile gauche. Ici on trouve le grand général en faute, car il ne soutint pas cette aile à temps, ce qui la fit repousser : aussi, malgré des prodiges de valeur personnelle, Frédéric fut-il vaincu ; ses pertes furent énormes : 20 000 hommes et 165 canons. [124] Ce désastre n’abattit point l’illustre capitaine, qu’il faut encore prendre pour modèle dans les opérations qui terminèrent cette campagne.

Campagne de 1760. – L’année suivante, 1760, un nouveau revers, la bataille de Landshut, afflige les armes prussiennes : le général Fouquet, laissé sur ce point avec une poignée de monde, est assailli par l’armée de Laudon, battu et détruit : 1 500 hommes seulement sur 12 000 parviennent à s’échapper ; malheur causé par l’imprudent isolement de ce corps et qui imprime une tache certaine à la prévoyance et aux talents de Frédéric.

Bataille de Liegnitz. Surprise calquée sur celle de Hohenkirch, mais cette fois repoussée d’une manière brillante par le roi de Prusse.

Bataille de Torgau. Acharnement sans pareil. C’est la bataille où Frédéric s’est montré le moins supérieur : elle fut gagnée par le hasard et le bon sens du général Ziethen, qui sut profiter de l’immense faute des Autrichiens de ne s’être point suffisamment gardés du côté des étangs.

Campagne de 1761. – Les pertes essuyées dans les campagnes de 1759 et de 1760 obligent Frédéric à rester sur le pied défensif dans celle de 1761 : rejetant toutefois une défensive inerte, il prend au camp retranché de Bünzelwitz une position audacieuse. Laudon déploie de son côté des talents qui amènent la prise de Schweidnitz et augmentent l’éclat jeté sur lui par la victoire de Landshut. [125]

Campagne de 1762. – La campagne de 1762 fut remplie par le siège de Schweidnitz, que le roi dirigea lui-même et dont la bataille de Reichembach, perdue par Daun, ne put empêcher l’issue favorable. Enfin la victoire du prince Henri à Freyberg termina la guerre de Sept Ans : longue lutte si féconde pour l’art et dont les résultats furent dus à l’emploi d’une masse centrale frappant des coups successifs.

Idéal de l’art.- L’étude sommaire que nous venons de faire des grands hommes de guerre a fait ressortir les titres glorieux de chacun d’eux, ainsi que les imperfections qui tiennent soit à leur nature, soit au temps où ils vivaient. Résumons en quelques mots nos observations et essayons de trouver parmi eux l’idéal de l’art.

Alexandre flétrit sa carrière par des vices honteux, les ennemis qu’il vainquit ne furent pas toujours dignes de lui ; César fut médiocre dans ses expéditions de Bretagne et d’outre-Rhin, et il se montra cruel dans les Gaules, après la victoire. Annibal, Gustave-Adolphe et Turenne semblent irréprochables ; cependant on objecte au premier trop de circonspection et les délices de Capoue ; au second l’importance exagérée attribuée aux places fortes dans ses premières campagnes ; au dernier la légère tache de Mergentheim ainsi que des allures stratégiques parfois hésitantes. Le sang des soldats crie contre Condé, sacrifiant tout à [126] l’idée de la gloire, du reste ce terrible donneur de batailles n’égalait pas Turenne pour la stratégie. Le prince Eugène dépara ses talents par un caractère peu généreux et par une audace qui eut dû lui valoir plus tôt la défaite de Denain ; son illustre compagnon de gloire, Marlborough, fit trop souvent de la guerre un moyen de s’enrichir personnellement, et ce seul mobile l’écarte de la palme. Après ces grands noms paraissent Charles XII, type singulier, trop soldat, pas assez général, habile tacticien, mais faible dans la grande guerre, Frédéric enfin, qui touche à notre époque et s’approche le plus de la perfection : toutefois ce prince, homme des détails, grand tacticien, bon stratégiste malgré quelques fautes, opéra sur un théâtre trop restreint et manqua de cette liberté de mouvement donnée à ses devanciers, réduit qu’il fut à passer perpétuellement du bassin de l’Elbe à celui de l’Oder, pour courir au-devant de ses ennemis.

On sent que l’idéal, le maître suprême de l’art, n’est dans aucun de ces grands capitaines. Serait-il donc impossible de trouver dans le cœur et dans la tête d’un seul homme l’audace stratégique d’Alexandre, d’Annibal, de Turenne, du prince Eugène et de Marlborough, la science tactique de César et de Frédéric, l’esprit de détail de Gustave-Adolphe, la bravoure brillante de Condé et de Charles XII, la sagesse et la tempérance de Caton, le génie de l’histoire et de la science, l’âme enfin éprise de la gloire ? Cet homme cependant, expression dernière et sublime de l’art, a existé et est sorti du sein de notre France, qui a produit Napoléon Bonaparte [127].

Avant de considérer cet idéal, il importe d’assister au réveil de la nation française, dont la guerre de Sept Ans semblait avoir amoindri l’énergie militaire.

 Révolution française

La révolution jeta au-delà des frontières des armées et des généraux improvisés : les camps de la Champagne, de la Flandre, du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, devinrent le rendez-vous de l’honneur et du génie du peuple français. Il en sortit une jeunesse ardente, animée des souvenirs antiques, et qui ne craignit pas d’affronter les méthodiques généraux du grand Frédéric. Retraçons largement les premières campagnes de la révolution qui constituent une école aussi glorieuse qu’utile.

Campagne de 1792. Dumouriez. – Les frontières sont envahies avec insolence par les soldats du duc de Brunswick ; Rosbach et Paris sont dans toutes les bouches. Mais la France avait heureusement son Fabius, l’habile Dumouriez, qui, derrière l’Argonne, organise et aguerrit la jeune armée que la patrie lui a confiée ; après quelques escarmouches, il prend résolument position à Valmy. [128]

Bataille de Valmy peu instructive au point de vue de l’art, cette canonnade sauve la France ; les Prussiens semblent ne se rappeler de Frédéric que le mode compassé des parades de Potsdam : leurs attaques échelonnées, mal faites, mal soutenues, échouent devant l’artillerie française.

Bataille de Jemmapes : bataille de front, livrée sans combinaison ; entrain irrésistible de la jeunesse républicaine, qui emporte des hauteurs fortifiées et bien défendues.

Campagne de 1793. – La levée en masse fait éclore des hommes de guerre du premier ordre. Aux noms de Dumouriez et de Kellermann, héros de 1792, il faut joindre, en 1793, ceux de Carnot, Pichegru, Jourdan, Moreau, Hoche, Pérignon, Desaix, Kléber, Masséna, Saint-Cyr, Davout, Soult, Lannes, Ney et leur maître à tous, Bonaparte. À cette génération illustre, la coalition oppose tout ce qu’elle a de talents militaires : l’Angleterre, Abercrombie ; la Prusse, le duc de Brunswick ; l’Autriche, Clairfayt, Beaulieu, Alvinzy, Kray et surtout l’archiduc Charles ; la Russie enfin son vainqueur d’Ismaïl, le farouche Souvarow.

Pichegru. Jourdan. Hoche. Clairfayt. Duc de Brunswick. – La campagne de 1793 débute par un désastre, la bataille de Nerwinden. L’attaque principale de Dumouriez, sur le centre de Clairfayt, mal liée avec ce de l’aile droite, et la tentative décousue de l’aile gauche causent une défaite qui fait perdre la Belgique et amène un nouvel envahissement de la France ; mais [129] les fautes commises par les coalisés de 1709 à 1712 furent renouvelées, et l’invasion, au lieu de pousser vigoureusement sur Paris, se laissa détourner par l’appât de Dunkerque, de Valenciennes, de Maubeuge et de Mayence, c’est-à-dire par les vues égoïstes de chacune des puissances belligérantes. Ce plan vicieux et l’énergie indomptable de la nation sauvèrent la France.

Bataille de Wattignies : lutte de deux jours. Jourdan cherche à déborder les ailes des Autrichiens. Un ordre intempestif lance trop tôt le centre des Français ; Clairfayt repousse cette attaque au moyen d’une grande partie de sa droite habilement rabattue sur les positions qu’aborde Jourdan : celui-ci ne décide l’action qu’en enlevant le point important de Wattignies, au moyen de sa droite renforcée. Cette victoire, qui délivrait Maubeuge, fut la première action de guerre de la révolution, où les manœuvres jouèrent un rôle important.

Bataille de Kayserslautern : trois jours de combat. La première journée n’offre que des attaques décousues faites par Hoche sur l’armée du duc de Brunswick : ces tentatives, renouvelées avec plus d’ensemble le lendemain, ébranlent les Prussiens ; mais une troisième journée voit échouer les efforts des Français contre les ailes du duc, qui fixe la victoire par une offensive habile de son centre.

L’échec de Kayserslautern, qui ne fit perdre que le champ de bataille, est insuffisant pour diminuer la gloire de la petite armée de la Moselle, combattant souvent sans pain au milieu [130] des montagnes contre des positions formidables et les meilleurs soldats de l’Europe.

La fin de la campagne de 1793 dénota les talents de Hoche et de Pichegru, agissant, le premier, dans les Vosges, l’autre dans la plaine d’Alsace, et fut l’équivalent d’une victoire. En effet, ces deux généraux combinèrent si habilement leurs marches et leur concentration, qu’ils amenèrent le déblocus de Landau.

Campagne de 1794. Carnot. Moreau. Jourdan. – Des jalousies mesquines entre la Prusse et l’Autriche continuèrent à donner à l’invasion des directions excentriques. Une bicoque, Landrecies, arrêta encore en Flandre les généraux autrichiens, dont le plan avoué était de marcher sur Paris par l’Oise. Les opérations formèrent deux périodes : la première ne fut qu’une série de tâtonnements ; mais la seconde, où se révèle le génie de Carnot, ramena aux principes des grands capitaines.

Pichegru, nommé au commandement de l’armée du Nord, avait adopté un plan singulier, qui consistait à attaquer par son centre (Ferrand) le gros de l’armée du prince de Cobourg, occupé au siège de Landrecies ; pendant ce temps, les ailes devaient faire des diversions puissantes, d’un côté, sur la Sambre, de l’autre sur la Lys, à l’effet de s’élever sur les derrières des coalisés. On voit qu’un décousu grave pouvait être reproché à ce plan et amener des désastres : en effet Ferrand attaqua les Autrichiens, mais il fut battu à Troisville, [131] ce qui entraîna la chute de Landrecies. C’était le cas pour le duc de Cobourg de pousser sur Paris sans se préoccuper des attaques des ailes, qu’une telle détermination eût bientôt rappelées : loin de là, le prince resta comme paralysé dans les environs de Landrecies. Cependant l’aile droite française (Desjardins) avait marché sur la Sambre, qu’elle devait franchir, et la gauche, sous Moreau, était parvenue à battre complètement Clairfayt. Ce revers rendait urgent pour le généralissime de l’armée combinée, de se porter, avec tout son centre victorieux, au secours de sa droite, mais il se contenta de lui envoyer des renforts : quant à lui, après avoir consolidé sa gauche (Kaunitz), postée sur la Sambre, il s’obstina à rester inactif à Landrecies.

En ce moment, Carnot donnait un ordre qui lui mérite la reconnaissance de la France et qui annonce un stratégiste profond. Laissant à Guise devant Cobourg, toujours immobile et considérablement amoindri, 30 000 hommes abrités par un camp retranché, il partage le reste du centre entre les deux ailes de l’armée ; puis distinguant, avec un véritable génie, que les coups décisifs doivent être portés sur la Sambre, ligne indispensable pour les communications de l’ennemi avec le Rhin, il imagine de la forcer en dirigeant 100 000 hommes sur Charleroi. En conséquence, il organise, sous le nom d’armée de Sambre-et-Meuse, une masse de cette force, qu’il confie à Jourdan et qu’il crée facilement en faisant [132] appuyer vers la Sambre 45 000 hommes de l’armée de la Moselle. Cette combinaison était d’autant plus heureuse que l’aile droite de Pichegru (Desjardins), repoussée cinq fois par le prince de Kaunitz, dans ses tentatives sur la Sambre, avait dû se résoudre à attendre l’arrivée de Jourdan, qui amenait l’armée de la Moselle.

Cependant Cobourg semblait vouloir sortir de sa léthargie : rassuré sur sa gauche, il prit enfin le parti de marcher lui-même au secours de Clairfayt, et adopta pour cela le plan de se diriger sur Turcoing, afin de couper les Français de leur ligne de retraite sur Lille. Cette résolution n’était pas sans mérite ; mais jamais marche sur un point décisif ne fut plus pitoyablement ordonne. L’armée autrichienne se porta à Turcoing, en six colonnes séparées par de grandes distances et dans l’impossibilité d’agir de concert. Moreau, qui remplaçait momentanément Pichegru, montra dans cette circonstance une sagacité hors ligne en appréciant rapidement la valeur stratégique de Turcoing et en accourant en masse de Courtray pour garantir sur ce point si précieux à conserver.

Bataille de Turcoing. Triste page pour l’art : les coalisés, dispersés et surpris en colonnes de brigades isolées, sont facilement accablés : une partie de leur armée ne donne pas et le reste subit un désastre complet. Malheureusement, Moreau ne sait pas profiter de la victoire, et Pichegru, de retour le lendemain du [133] combat, reste trois jours dans une inaction incompréhensible : enfin il se décide à se porter à la suite des coalisés, qu’il trouve en position à Tournay.

Bataille de Tournay. On combattit sur tout le front ; l’action fut surtout acharnée à Pont-à-Chin, devant la gauche des Français, qui y rencontrèrent une résistance insurmontable. Les coalisés renforcés acquirent la victoire en débouchant en masse de ce village et forcèrent Pichegru à la retraite. Cette action, livrée seulement par une partie de l’armée de Cobourg, eût procuré d’immenses résultats si toutes les forces des Autrichiens y avaient participé, car les Français, mal engagés, y auraient essuyé un véritable désastre.

Sur la Sambre, Jourdan avait été repoussé dans un sixième passage : mais un septième avait réussi et amené la prise de Charleroi. La nouvelle de la sixième tentative faite contre sa gauche fut un trait de lumière pour Cobourg : comprenant qu’il ne déciderait la campagne qu’en agissant bien concentré et en sauvegardant, d’une manière définitive, ses communications avec sa base, il se mit aussitôt en marche avec toutes les forces disponibles, pour rejoindre le prince d’Orange. Il arriva devant Charleroi au moment où cette place venait de succomber et ordonna une attaque immédiate pour la reconquérir.

Bataille de Fleurus. Ordre de bataille des Français demi-circulaire, appuyant ses extrémités à la Sambre et couvrant Charleroi : Cobourg, au lieu d’aborder avec une forte masse un point du périmètre si étendu [134] des positions de Jourdan, éparpilla son armée en neuf colonnes. Malgré ce défaut, les deux ailes françaises furent enfoncées, et la victoire sembla longtemps se ranger du côté des Autrichiens ; le sang-froid et la ténacité du centre réparèrent la situation et forcèrent Cobourg à la retraite.

La fin de la campagne ne fut pas digne des belles conceptions de Carnot. Les vainqueurs ne songèrent pas à couper aux coalisés la route du Rhin ; Pichegru réoccupa la Belgique et attendit patiemment la chute de Valenciennes, de Landrecies, du Quesnoy et de Condé. Jourdan seul dut suivre les Autrichiens pour les rejeter au-delà du Rhin.

Bataille de la Roër. Attaque générale par l’armée de Sambre-et-Meuse des positions de Clairfayt sur la Roër : irrésistible ardeur des Français, elle procure une victoire que Jourdan aurait pu obtenir plus tôt en renforçant sa droite, qui fut un moment accablée.

Campagne de 1795. – Une idée générale, la prise de Mayence, présida à la direction des opérations de cette campagne. Pour assurer ce résultat, le vainqueur de Fleurus et de la Roër eut ordre de passer le Rhin à Dusseldorf, et Pichegru à Manheim – les deux armées, convergeant l’une vers l’autre, étaient destinées à ne former qu’une seule masse sur le Necker, concentration habilement conçue, due à Carnot, à laquelle on reproche un peu d’éloignement dans les points de départ, mais qui devait faire tomber Mayence, abandonnée dès lors à ses propres forces. On sait que la [135] trahison de Pichegru rendit ce beau plan illusoire.

Campagne de 1796 en Allemagne. Moreau et l’archiduc Charles. – Deux grands généraux, le vainqueur de Turcoing et l’archiduc Charles, se trouvèrent en présence dans la campagne de 1796. Carnot revint au plan de l’année précédente, mais avec des conditions moins favorables à cause de la perte de Manheim, tête de pont très importante enlevée aux Français par les succès de Clairfayt ; l’archiduc Charles gardait en outre toute la ligne du Rhin, et Jourdan, auquel on ne donnait plus que 45 000 hommes, avait une tâche très difficile à cause des forces imposantes qui lui étaient opposées. Cette campagne d’Allemagne, qui a en Italie un merveilleux complément, est une des plus intéressantes pour l’art : l’archiduc laisse Jourdan prononcer son mouvement et pousser jusqu’à la Lahn ; alors, prenant une détermination prompte et vigoureuse, il confie à 60 000 hommes la garde du Rhin, vole à sa droite (Wartensleben), débouche à Wetzlar et tombe avec des forces supérieures sur la faible armée de Sambre-et-Meuse. Jourdan bat prudemment en retraite et repasse le fleuve. Cependant Moreau ne montrait pas moins de talents ; profitant du départ du prince et des mauvaises dispositions de Starray et de Latour, il franchit le Rhin et enfonce les Autrichiens à Renchen et à Rastadt, contre-temps qui ramène l’archiduc devant l’armée du Rhin, placée au pied des montagnes de la forêt Noire.

Bataille d’Ettlingen. Le général français refuse habilement son aile gauche et attaque avec sa [136] droite renforcée : celle-ci, conduite par Saint-Cyr, enlève le plateau de Rothensol ; mais l’aile gauche, assaillie vivement, perd Malsch et est forcée à la retraite : la nuit met fin à une action acharnée et indécise. Le succès des Français du côté des montagnes fit craindre à l’archiduc d’être prévenu sur ses communications et coupé de son corps du Haut-Rhin (Froelich et Condé). Il jugea prudent de se retirer sur le Necker, puis sur le Danube, circonspection blâmable : car il était possible de livrer une nouvelle bataille, décisive cette fois, et de rejeter Moreau sur Kehl ; un insuccès même était sans gravité, car la retraite était toujours assurée.

Après le départ de l’archiduc, Jourdan avait passé le Rhin une seconde fois à Neuwied et attaqué Wartensleben ; à cette nouvelle le prince résolut, pour secourir son lieutenant, d’arrêter sa retraite et de reprendre l’offensive.

Bataille de Neresheim : ce fut celle où l’archiduc montra le moins d’habileté. Il attaqua avec six colonnes le front des Français : la droite de ceux-ci (Duhesme) fut battue, mais l’éparpillement de l’armée autrichienne empêcha le prince de profiter de ce succès : le centre (Saint-Cyr) rétablit le combat qui dégénéra en canonnade et dont l’effet moral fut en faveur des Français, puisqu’il amena la retraite de l’ennemi sur la rive droite du Danube, événement grave qui isolait Wartensleben.

Le moment semblait venu pour Moreau de se rabattre sur Jourdan et [137] de consommer la ruine du corps autrichien du Mayn ; mais, par une dérogation incroyable aux vrais principes suivis par Carnot depuis 1794, il reçut l’ordre de passer le Danube à son tour pour tendre la main à l’armée d’Italie.

Jourdan, après des combats heureux, notamment à Friedberg, avait poussé son adversaire sur le Mayn, franchi cette barrière et fait reculer Wartensleben jusqu’à Amberg : mais là se bornèrent ses succès. En effet l’archiduc, reprenant la manœuvre que la bataille de Neresheim l’avait obligé de suspendre, laisse Latour sur le Lech pour retenir Moreau, et, à la tête du corps de Hotze, vole par Ingolstadt au soutien de Wartensleben : mouvement aussi beau de conception que parfait dans les détails.

Combat d’Amberg. Il décèle à Jourdan la présence de renforts considérables et lui fait ordonner la retraite.

Bataille de Wurtzbourg. L’aile droite du prince Charles (Kray) enfonce l’aile gauche des Français malgré une vigoureuse résistance ; mais il ne profite pas de cet avantage, et au lieu de mettre dans la main de Kray des forces écrasantes, il prend un ordre de bataille aussi long qu’inutile, ce qui permet à Jourdan d’effectuer sa retraite en bon ordre et de regagner Nieuwied. Après cet échec, qui mettait décidément hors de cause l’armée de Sambre-et-Meuse, Moreau allait se trouver seul au fond de la Bavière, car les opérations de l’armée d’Italie n’étaient point encore assez avancées pour [138] pouvoir dégager celle du Rhin. Il était à craindre que l’archiduc, avec les talents duquel il fallait compter, se décidât à manœuvrer en masse sur ses dernières, tandis que Latour le presserait de front. Placé dans cette position délicate, il comprit la nécessité de battre en retraite et montra une entente admirable de la guerre en se déterminant à accabler Latour avant qu’il pût compter sur une diversion du prince autrichien ; c’était assurer en outre, au moyen d’un triomphe, une retraite facile et respectée.

Bataille de Biberach : la plus glorieuse pour la mémoire de Moreau avec celle de Holenlinden ; ses dispositions d’attaque contre Latour sont des modèles. Saint-Cyr, avec le centre renforcé de la réserve, aborde le centre ennemi (Baillet) et le fait reculer : cependant Desaix, avec la gauche, repousse et déborde l’aile droite (Kospoth). Un contre-temps empêche notre aile droite (Férino) de tourner de même la gauche (Mercantin) : la victoire est néanmoins complète

Ce coup d’énergie, en mettant Latour dans l’impossibilité de presser la retraite de front, n’écartait pas le danger de voir l’archiduc tomber sur le flanc droit des Français. Celui-ci n’avait, en effet, qu’une seule ligne de conduite à tenir : se porter à marches forcées sur le haut Danube et infliger un désastre à Moreau en le prévenant sur sa ligne de retraite. Au lieu de cela, le vainqueur de Wurtzbourg semble manquer d’activité et de détermination, car il ne dirige immédiatement sur le point décisif qu’un corps insuffisant de [139] 20 000 hommes (Nauendorf et Petrasch). Cette avant-garde fut impuissante à empêcher le passage des montagnes que les Français traversèrent au val d’Enfer. Moreau, présumant dès lors que le gros de l’armée autrichienne ne pourrait arriver à temps, prit la résolution de descendre le Rhin par la rive droite et de se porter sur Kehl ; mais l’archiduc avait enfin reconnu la nécessité d’une marche rapide et remontait en ce moment la vallée du fleuve.

Bataille d’Emmendingen. Les Autrichiens attaquent en quatre colonnes : la principale se heurte contre notre droite et une partie de notre centre. Saint-Cyr oublie sa vigilance ordinaire en se laissant tourner par Nauendorf, qui s’élève sur ses derrières : comme ce mouvement pouvait avoir des suites dangereuses, Moreau ordonna la retraite.

La présence certaine de toute l’armée autrichienne rendant téméraire la marche sur Kehl, Moreau y renonça et se décida à profiter du pont d’Huningue pour repasser le Rhin ; mais afin d’assurer la sécurité d’une opération aussi difficile, il résolut d’utiliser les belles positions qui se trouvent sur la rive allemande.

Bataille de Schliengen. L’archiduc forme cinq colonnes : le centre des Français est assailli avec vivacité et leur droite menacée d’être tournée ; cependant leur ferme contenance prolonge la lutte que la nuit et un acharnement extraordinaire rendent indécise. Après ces deux actes de vigueur, l’armée du Rhin repasse sur la rive gauche [140].

Telle fut cette retraite de 1796 : elle brilla par l’ordre et l’ensemble qui y présidèrent et surtout par la bataille de Biberach : mais on en a exagéré les autres mérites. Moreau n’eut en effet à compter avec aucun des grands obstacles qui font le danger des retraites, c’est-à-dire la présence sur les flancs ou sur les derrières de corps capables de barrer effectivement la route.

Cet exposé des premières campagnes de la révolution, réduit aux proportions les plus générales, suffit pour faire voir l’état de l’art lorsqu’il passe dans les mains magistrales de Napoléon. On y découvre des beautés incontestables à côté de fautes qui dénotent l’absence d’un génie profond : les victoires touchent aux défaites ; les vrais principes, entrevus, appliqués la veille, sont oubliés le lendemain. Mais ce contraste cesse tout à coup, car l’idéal qui fixe la science militaire a surgi de la lutte mémorable de la France contre l’Europe, et dès lors le récit de la guerre devient une merveille continuelle.

Bonaparte

Campagne d’Italie, 1796-1797. – Trente-cinq mille hommes en haillons dans les rochers de la Ligurie, découragés et sans discipline, forment l’armée que le nouvel Alexandre trouve en arrivant à Nice. Il l’imprègne de son âme de feu en lui parlant un fier [141] langage, pourvoit autant qu’il le peut à ses besoins et lui montre au-delà de l’Apennin les plaines fertiles où la victoire prépare ses lauriers réparateurs.

Beaulieu. Bataille de Montenotte. Elle coupe par le centre la ligne trop étendue des Austro-Sardes.

Bataille de Millesimo. Les Sardes, séparés des Autrichiens, sont accablés.

Combat de Dégo. Il enlève tout espoir de jonction entre les deux armées alliées, éperdues d’un aussi terrible début. Jamais les échos de l’Apennin n’avaient été si troublés, jamais ses gorges n’avaient vu tant de confusion et d’ordre à la fois.

Beaulieu songe un instant à rétablir ses communications avec les Sardes en faisant un long détour. Vaines illusions ! Un nouvel éclair est suivi de la foudre.

Bataille de Mondovi. Le centre du général Colli percé ; ses deux flancs menacés ; retraite opérée en toute hâte. La Sardaigne détachée de la coalition !

Feinte habile de Bonaparte pour donner le change à Beaulieu sur le point de passage du Pô. Ce fleuve, franchi à Plaisance, Beaulieu tourné, le Tessin inutile. Prompte retraite des Autrichiens derrière l’Adda.

Combat de Lodi, valeur brillante de Bonaparte, l’esprit irrésistiblement reporté au Granique. Beaulieu ramené de Savone derrière le Mincio : tous ces prodiges accomplis en un mois (10 avril au 10 mai).

Wurmser. – Wurmser succède à Beaulieu, l’offensive à la défensive. Double attaque des Autrichiens contre [142] le front, le flanc gauche et même les derrières de l’armée française. Bonaparte, tenant dans sa main la masse de ses forces, manœuvre entre ces deux attaques séparées par le lac de Garda et les montagnes qui l’enceignent.

Bataille de Castiglione : coup terrible qui fait tomber tout le plan de Wurmser ; la victoire, laissée un moment indécise par ordre de Bonaparte, est déterminée par l’arrivée subite et profondément combinée de la division Fiorella sur le flanc gauche de Wurmser.

Nouveau plan offensif de ce maréchal : deux attaques encore, non plus séparées par les montagnes du Brescian, mais par les inextricables gorges de la Brenta. Le corps autrichien du Tyrol refoulé dans les montagnes du haut Adige et coupé de Wurmser, qui marche sur Mantoue pour la délivrer. Bonaparte se jette à sa piste à travers les horribles défilés du val Sugana.

Bataille de Bassano. Wurmser, assailli en ordre de marche, n’a pas le temps de prendre des dispositions convenables. Défaite complète. Admirables combinaisons de Bonaparte pour empêcher les vaincus de gagner Mantoue : la faute d’un subalterne sauve le maréchal Wurmser, et lui permet d’échapper aux fourches caudines.

Alvinzy. – Le conseil aulique confie aux talents éprouvés d’Alvinzy la mission de délivrer Mantoue et de reconquérir l’Italie. Le nouveau général forme encore deux attaques, l’une venant du Tyrol, l’autre [143] heurtant de front la ligne de l’Adige entre Vérone et Legnago. On voit ici le défaut d’un plan qui interposait de gaieté de cœur entre ces deux tentatives la formidable position de Vérone occupée par les Français.

Bataille de Caldiéro. La force naturelle des escarpements couronnés par les Autrichiens, l’infériorité numérique et une pluie torrentielle empêchent Bonaparte de refouler Alvinzy, qui attend que les succès de Davidowich dans la vallée du haut Adige lui permettent d’enlever Vérone et de se joindre à lui. Cette partie de la campagne de 1796 offre le beau spectacle du jeune héros réduit par des détachements indispensables et les pertes de la guerre à une petite armée que les attaques rapprochées de Davidowich et d’Alvinzy menacent d’étouffer entre elles. Dans cette situation qui eût amené avec un général ordinaire la retraite sur le Mincio, Bonaparte trouve dans son génie la savante manœuvre d’Arcole, consistant à déboucher par le bas Adige sur le flanc gauche de la position de Caldiéro, à se jeter par Villafranca sur les derrières d’Alvinzy et à le couper de sa ligne de retraite.

Bataille d’Arcole. Une résistance inattendue, seul effet du hasard, rend sanglante et héroïque l’exécution de ce beau mouvement stratégique. Prompte retraite des Autrichiens sur la Brenta et dans le Tyrol.

Nouveau plan d’Alvinzy : il consiste à déboucher en masse par le Tyrol, et à diviser l’attention des Français par une attaque sur le bas Adige. Par les [144] premiers coups qui lui sont portés, Bonaparte juge d’où vient l’effort principal : il y court et heurte bientôt les masses de son ennemi, qu’il trouve éparpillées en six colonnes.

Bataille de Rivoli. Éclatant triomphe d’une force centrale frappant tour à tour des colonnes mal liées agissant sans concert ou arrêtées dans leur marche par des obstacles imprévus (1797).

L’Autriche aux abois demande à son héros du Rhin de ramener la victoire en Italie, et le jeune archiduc que la belle campagne de 1796 en Allemagne vient d’illustrer succède à Alvinzy. Il trouve le Tyrol au pouvoir des Français, Mantoue rendue, l’armée autrichienne démoralisée, celle de Bonaparte renforcée et ardente. Barrer en combattant le chemin des Alpes et de Vienne et attendre, sur la défensive, le contrecoup des événements heureux qu’il espère voir s’accomplir en Allemagne, tel fut le plan que l’archiduc adopta : c’était le plus sage dans les conditions actuelles. Mais la fougue de son adversaire ne lui permit pas une résistance pied à pied, et malgré une incontestable bravoure, l’armée autrichienne perdit en un mois toutes ses lignes de défense.

Peu après, le traité de Campo-Formio révélait à la France qu’elle avait retrouvé l’épée de Turenne et la plume de Mazarin.

Campagne d’Égypte, 1798-1799. – Ce n’est plus avec le simple regard du militaire, mais avec celui de l’historien qu’il faut considérer la campagne d’Égypte [145].

L’art de la guerre ne s’y enrichit en effet d’aucun principe nouveau, la bravoure seule, la froide bravoure opposée à l’ardeur orientale attacha la victoire aux pas des Français. Les noms de Chébreisse, des Pyramides, de Sédiman, du Mont-Thabor, de Ptolémais, vainement déguisé sous celui d’Acre, d’Aboukir enfin, éblouissent comme le soleil qui les éclaire. Alexandre, Pompée, Godefroy de Bouillon, Richard, Saint-Louis, Moïse, Sésostris, Mahomet, l’antiquité et les temps modernes confondent ici leurs souvenirs. Sur cette terre lointaine le vainqueur de Montenotte conquiert le prestige qui marque la transition du grand général au grand homme. Bientôt sa pensée, qui n’est plus emprisonnée dans les gorges de l’Apennin on les marais de l’Adige, rêve aux rivages de l’Indus et du Gange, où la France doit atteindre cette Albion que l’Océan dérobe à ses coups.

Campagne de 1799. – Cependant, ces merveilleux projets sont tout à coup arrêtés : la guerre a de nouveau jeté son souffle sur l’Europe ; l’or anglais a su détourner l’orage qui menaçait ses possessions d’Asie et couvrir de ruines la civilisation. Alors commence la campagne de 1799, une des plus mémorables des temps modernes. Elle appliqua les grands principes de l’art et embrasa le continent de la mer du Nord au golfe de Gênes ; la Suisse elle-même ne trouva plus dans ses montagnes un refuge contre les ravages des armées. L’examen des opérations de cette campagne où brillent, d’une part, Masséna, Soult, Molitor, Lecourbe, Moreau ; de l’autre ; l’archiduc Charles, Hotze, Kray, Bellegarde, Souvarow, offre un sujet d’études [146] profondes et de contrastes continuels entre l’application des principes et de lourdes fautes. Néanmoins il ne parait pas opportun d’en placer ici un aperçu même général, car ce serait revenir aux fluctuations que subit la science militaire dans les mains des plus habiles, quand ces hommes n’ont pas reçu du ciel le génie qui fait les conquérants.

Campagne de 1800. – La puissante coalition de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie, l’anarchie et la faiblesse du gouvernement directoral, le réveil des partis, les revers multipliés des armées, les vieilles frontières de la France menacées comme en 1793, jettent sur une frégate au milieu. des flottes anglaises le héros qui seul pouvait sauver la patrie. Conduit par ce qu’il appelle la fortune, l’invoquant comme César dans son esquif, il débarque en France : le cri public applaudit à son initiative et salue son retour. L’État, les finances, les lois, les armées, tout sent bientôt une influence salutaire.

Le génie du grand homme, qui n’a plus à compter avec les idées de centralisation du Directoire, embrasse du fond de son cabinet les trois vallées où il semble que Dieu ait placé le champ clos de l’Europe, le Rhin, le Danube et le Pô. Plan gigantesque : Moreau, avec l’armée du Danube, va franchir le Rhin au delà du flanc gauche de Kray, couper et isoler celui-ci de l’Italie et lui rendre impossible toute jonction avec Mélas, qui tient Masséna [147] enfermé dans Gênes. Alors, Bonaparte, avec l’armée dite de réserve, se présentera par la Suisse devant la muraille des Alpes, la franchira comme autrefois Annibal et tombera ainsi que l’aigle sur les derrières de Mélas. Celui-ci éparpillé en trois corps, l’un vers Milan, l’autre au siège de Gênes, le troisième (Elsnitz) devant le Var, devait être pris au dépourvu, et fût-il même concentré, la victoire des Français ne pouvait être douteuse, car il allait être assailli par les 40 000 hommes de Bonaparte et les 30 000 de Masséna et de Suchet.

Bataille d’Engen, de Moeskirch et d’Hochstett : brillants succès de Moreau, réalisation glorieuse de la première partie du plan.

Passage des Alpes : prodiges de prévoyance, de soins, de détails.

Bataille de Marengo : nouveau et immortel triomphe du principe des réserves : la bataille longtemps disputée par un ennemi qui se voit coupé de sa ligne de retraite et réduit à combattre en tournant le dos aux Alpes qu’il menaçait naguère. Desaix, avec la réserve, décide la victoire un moment compromise, mais la paie de sa vie : malheur qui privait la France d’une de ses illustrations les plus pures, et qui jette une teinte triste sur cette belle journée.

Corollaires éclatants : bataille du Mincio et surtout victoire de Hohenlinden, le plus beau titre de gloire de Moreau. Paix de Lunéville, 1801. Paix d’Amiens, 1802. La couronne de Charlemagne sur la tête du [148] premier consul, le nom républicain de Bonaparte fait place au nom dynastique de Napoléon.

Napoléon

Campagne de 1805. – Mais bientôt la haine de l’Angleterre s’est ranimée à la vue de la prospérité de la France, et la guerre montre ses torches à l’Europe encore saignante. Un moment Napoléon songe, comme César, à jeter sur cette Bretagne indomptée ses invincibles légions, mais l’Océan défend encore son île et fait entendre le nom de Trafalgar.

Nouvelle coalition de l’Autriche et de la Russie. Une seule armée de 200 000 hommes ou plutôt sept armées dans la main de Napoléon ! Il franchit le Rhin jusqu’ici étranger à sa gloire et tout retentissant des noms de Turenne, de Condé, de Moreau, de l’archiduc Charles, et les sept torrents, comme il les appelle, se déversent sur l’Allemagne, devenue le satellite soldé de l’Angleterre.

Mack. – La campagne débute par un admirable spectacle : les siècles en effet admireront-ils jamais assez la conversion de la grande armée, faite sous les yeux de Napoléon comme dans un champ de manœuvre ? conversion dont le pivot est à Strasbourg et l’aile marchante à Mayence et à Wurtzbourg ! Passage du Danube par l’armée française. Mack, d’abord le long de l’Iller face à la France, puis le long de l’Iller [149] encore, mais le dos tourné au Rhin. Trouble indicible de ce maréchal, qui voit les Français à Augsbourg sur sa ligne de retraite fermant la route qui devait amener les Russes à son soutien. Eperdu, ne sachant se retirer à temps, ni par le Tyrol, ni par la Bohême, entouré par un cercle qui se resserre sans cesse, le malheureux Mack se jette dans Ulm, comme Wurmser dans Mantoue : il y capitule au bout de quelques jours avec les 33 000 hommes qui lui restent d’une belle armée de 70 000, et ces merveilles, accomplies en 20 jours, ont coûté 1 500 hommes à la France

Kutusof. – Les Russes s’avancent à leur tour, fiers de leurs succès d’Italie, pleins de mépris pour ces Autrichiens leurs alliés qui, disent-ils, se sont laissé prendre comme des enfants.

Bataille d’Austerlitz. Le centre des Austro-Russes percé au moment où leur armée, en marche devant Napoléon, veut, comme à Rosbach, déborder sa droite et le couper de Vienne, sa principale communication. 17 000 hommes dont plus de 5 000 ensevelis dans les gouffres des lacs, 180 canons, 40 drapeaux, sont les trophées de ce coup de foudre qui aboutit à la paix de Presbourg.

Campagne de 1806. – L’Angleterre semblait atteinte au cœur, mais il lui restait pour défendre sa cause la Russie, dont le jeune souverain brûlait de venger Austerlitz, et une nation militaire jusque dans ses princesses, qui prétendait ramener les beaux du jours du grand Frédéric. Délire fatal, cruellement expié ! [150]

Le plan général des coalisés présente le même défaut que celui de la campagne précédente : les Prussiens sont exposés seuls aux coups de Napoléon, tandis que les Russes, toujours lents, mettent 10 mois à se réorganiser et à arriver sur la Vistule. Celui de Napoléon se rapproche des conceptions de 1805, et peut se résumer ainsi : pénétrer par le haut Mein au-delà du flanc gauche des Prussiens, en position vers Erfurth, les couper de la Saxe, de Berlin et de l’Oder, c’est-à-dire de leurs alliés, les combattre seuls, les détruire et marcher aux Russes.

Duc de Brunswick. – Les Français débouchent en effet par les sources de la Saale ; le duc de Brunswick, au lieu de livrer bien concentré une bataille défensive dont la perte même lui laissait une retraite assurée sur Magdebourg, s’effraie de la manœuvre tournante de Napoléon. Inférieur à Kray, qui en 1800 resta inébranlable dans sa position d’Ulm, malgré les démonstrations de Moreau, le général prussien ne pense qu’à opérer sa retraite sans combattre, et l’Elbe seul lui paraît une barrière suffisante ; détermination aussi funeste au point de vue de l’art que fatale au moral d’une armée de 150 000 hommes qui ne parlait que de combats et de gloire.

Davout. – Batailles d’Iéna et d’Auerstædt, toutes deux livrées le même jour à trois lieues de distance, par l’armée prussienne morcelée en deux corps. La première est en quelque sorte une bataille d’arrière-garde ; elle est gagnée par Napoléon, au moyen du débordement [151] simultané des deux ailes du prince de Hohenlohe. 27 000 hommes, 200 pièces de canon, 60 drapeaux perdus ! L’autre, soutenue par le maréchal Davout avec 26 000 hommes, contre le duc de Brunswick et le roi de Prusse en personne, qui en commandaient 66 000, est le triomphe de la ténacité française. Elle débuta comme les Pyramides et finit comme Aboukir ; la valeur défensive de notre infanterie, souvent mise en question, y fit ses preuves immortelles : 12 000 hommes. 115 canons, furent les résultats glorieux d’une bataille livrée dans les champs mêmes de Rosbach : la poursuite allait donner une couleur merveilleuse à ces désastres. Les redoutables carrés de Davout, reformés en ordre déployé, poussent devant leurs baïonnettes les débris des vaincus. Ceux-ci rencontrent bientôt les fuyards d’Iéna – désordre indicible, fuite générale sur la Thuringe et le Harz, destruction en un seul jour d’une belle armée de 150 000 hommes, sans aucun espoir de ralliement. Combien l’ombre du grand Frédéric dut frémir devant une pareille catastrophe.

Passage de l’Elbe. Courses des Français sur toutes les routes. Des places fortes rendues à des hussards ! La Prusse réduite à l’état de la Hollande en 1672, le drapeau tricolore à Berlin, l’épée de Frédéric envoyée aux Invalides, qui comptent encore des vétérans de la guerre de Sept Ans, le nom de la Prusse rayé de la carte de l’Europe, son roi réfugié dans la place de Kœnigsberg ! [152]

Campagne de 1807. – Les Russes se présentent enfin pour venger leurs alliés : hivernage des deux armées en Pologne ; l’esprit de détail de Napoléon déploie ses infinies ressources ; ses ordres à cet égard sont des modèles pour les généraux obligés dès lors d’entendre l’administration des armées aussi bien que la guerre.

Benningsen.- Bataille d’Eylau. Les Russes adoptent un ordre de combat, rappelant Zorndorf ; affreuse lutte où l’art est tenu un moment en suspens, par l’inertie de 72 000 hommes, presque formés en phalange, le front couvert par 300 bouches à feu : froide journée de février ; ciel ingrat : la mort et le spectacle de la guerre, rendus plus horribles par le sol couvert de neige : la victoire enfin, décidée comme à Castiglione par Ney, débouchant sur le flanc droit des Russes. 31 000 hommes, 24 canons, 16 drapeaux, représentent les pertes de l’ennemi, achetées par la mort de 10 000 braves !

Bataille de Friedland, livrée pour sauver Kœnigsberg. Benningsen passe l’Alle au pont de Friedland : Napoléon lui laisse prendre position sur la rive gauche et ne lui oppose que le corps de Lannes, pour mieux l’attirer dans le piège ; enfin, quand l’armée russe a franchi la rivière en entier, l’Empereur débouche avec toutes ses forces et précipite dans l’Alle des ennemis assez imprudents pour combattre, ayant à dos un pareil obstacle : 25 000 hommes, 80 pièces de canon sont le fruit de ce triomphe. Traité de Tilsit. La paix rendue au continent mais [153] l’Angleterre, les yeux sur l’Allemagne et l’Espagne, prépare de nouveaux orages.

Campagne de 1809. – L’Autriche vaincue, mais non abattue, avait en trois années réparé ses pertes et réorganisé ses armées à l’aide des finances anglaises. Les premiers cris du patriotisme allemand commençaient à se faire entendre : la Prusse, réduite à 42 000 hommes, surveillée par la France et la Russie, liées depuis Tilsit par l’étroite amitié de leurs souverains, ne pouvait rien pour l’Allemagne. L’Autriche, seule, restait avec une armée de 400 000 hommes ayant à sa tête un général favori de la victoire, l’archiduc Charles. Le moment d’une guerre nouvelle était du reste bien choisi ; car, l’Espagne en feu, le désastre de Baylen, l’état des esprits créaient une situation difficile pour Napoléon, et l’obligeaient de diviser ses forces, pour constituer avec ses vieilles phalanges le fond des armées dans la Péninsule. L’Autriche jeta courageusement le gant.

Davout et l’archiduc Charles – La campagne commence par une hardiesse qui ne paraît permise qu’à Napoléon. Les Autrichiens avaient 50 000 hommes (Bellegarde) en Bohême et 150 000 en Bavière sous l’archiduc Charles. Leur plan était de remonter le Danube par les deux rives, en se tenant en communication permanente. Napoléon, qui de Paris avait d’abord opposé Davout avec 50 000 hommes à Bellegarde et 90 000 sous Berthier à l’archiduc, arrive à Donauwerth. Son projet consiste à rappeler sur la rive [154] droite du Danube, par Ratisbonne, le corps de Davout, à masser toute l’armée à Neustadt, pour tomber sur le flanc gauche de l’archiduc et le couper de l’Isar sa ligne de retraite. L’opération prescrite au maréchal Davout était des plus délicates, car elle l’obligeait à faire une marche de flanc devant l’ennemi de Ratisbonne à la l’Abens : les dispositions qu’il prit pour effectuer ce mouvement sont un chef-d’œuvre de tactique. Combat de Tengen : la vigueur des troupes de Davout induit l’archiduc en erreur en lui faisant supposer la présence en ce point de Napoléon lui-même, avec toute son armée, ce qui montre combien la valeur des soldats est utile aux combinaisons de la stratégie : la jonction des Français s’opère.

L’archiduc appelle à lui vers Tengen son frère Louis, que le corps de Hiller a ordre de remplacer dans les positions d’Abensberg. Bataille d’Abensberg. Le prince Louis, bien que réuni au corps de Hiller, est écrasé par Napoléon, coupé et rejeté sur Landshut. 10 000 hommes, 8 drapeaux et 12 canons, sont les chiffres éloquents des pertes des Autrichiens dans cette première bataille.

Après avoir ainsi mis hors de cause la gauche ennemie, Napoléon apprend la perte de Ratisbonne et la possibilité de voir Bellegarde joindre l’archiduc Charles : prompt comme la pensée, il se rabat sur cette ville avec une grande partie de ses forces. Les Autrichiens pensaient en effet ressaisir la fortune, et leur plan pour atteindre ce résultat n’était pas sans [155] habileté : il avait pour but d’enlever Abach, c’est-à-dire de tourner à son tour l’aile gauche de Napoléon, et de s’établir même sur ses derrières. En conséquence, l’archiduc avait marché sur Abach avec 36 000 hommes, laissant à Eckmühl, pour barrer sans retour la route de Ratisbonne, les corps de Rosenberg et de Hohenzollern, c’est-à-dire 45 000 hommes.

Bataille d’Eckmühl. Davout attaque les Autrichiens dans leurs positions d’Eckmühl : Napoléon se porte sur le même point avec Lannes et Masséna : cette concentration écrase les corps de Rosenberg et de Hohenzollern ; victoire éclatante : 10 000 hommes, 15 drapeaux, 16 canons perdus.

Le prince Charles, engagé dans sa marche vers Abach, apprend bientôt ce désastre ; il se hâte alors de rétrograder vers Ratisbonne, passe sur la rive gauche du Danube, où il se joint à Bellegarde et se retire en Bohême, laissant l’archiduc Louis et Hiller abandonnés à leurs propres forces sur l’Isar. Ce mouvement faisait perdre l’espoir de sauver Vienne, mais conservait la chance de présenter encore à Napoléon une armée de 120 000 hommes, dont le morcellement seul avait causé les défaites, mais qui, concentrée cette fois, était prête à les venger.

Entrée de Napoléon à Vienne c’était la seconde fois que la victoire l’y amenait. Le prince autrichien prend position sur la rive gauche du Danube, décidé à en défendre l’accès avec toutes ses forces. Gigantesque projet de Napoléon, de [156] franchir un obstacle tel que le Danube, devant une armée de 120 000 hommes : que sont les passages du Rhin de 1796 et de 1800, auprès d’une pareille tentative ?

Masséna et Lannes. – Premier passage du Danube et bataille d’Essling. Les éléments seuls arrachent une victoire complète : l’armée française est coupée en deux par une crue subite qui brise ses ponts : lutte terrible soutenue sur la rive gauche par les corps de Lannes et de Masséna manquant de munitions. Ils reviennent enfin sur la rive droite, conservant un ordre admirable sous les boulets de 300 bouches à feu. C’était être vainqueurs que de n’avoir pas été jetés dans le fleuve : cependant cette bataille, qu’on peut appeler l’Eylau de l’Allemagne, en raison du nombre effrayant des victimes, fut chantée comme une victoire par le patriotisme germanique. 27 000 hommes du côté des Autrichiens, 16 000 du côté des Français avaient été frappés ! Chiffres lugubres qui plongent le cœur dans de douloureuses méditations. L’illustre Lannes succomba dans cette journée de géants, après avoir fait l’admiration de l’armée ; les larmes des soldats furent son plus bel éloge.

Bataille de Wagram. Nouveau passage du Danube sous le double fracas de la foudre et de 109 pièces de canon. L’archiduc Charles surpris : le passage effectué par toute l’armée avec une promptitude remarquable : bataille livrée dans la plaine du Marchfeld, acharnée comme Essling, mais décisive. La gauche des Français un moment menacée, se rallie sous la [157] protection, la première fois usitée, de 100 pièces d’artillerie réunies en une seule batterie : la victoire est assurée par Davout, qui avec l’aile droite enfonce et prend à revers le flanc gauche de l’archiduc. Les Autrichiens, refoulés de toutes parts perdirent 33 000 hommes dont 9 000 prisonniers, 20 canons, 10 drapeaux ; les pertes des Français s’élevèrent au chiffre effrayant de 18 000 hommes.

La bataille de Wagram, suivie du traité de Vienne, pacifia le continent, sauf toutefois l’Espagne, où les Anglais organisèrent une guerre fatale et ruineuse, cause principale des malheurs de la France, qu’une entreprise funeste, l’expédition de Russie, allait précipiter.

Campagne de 1812. – Au moment où éclate la guerre de Russie, trois puissances se partagent l’Europe et le monde : l’Angleterre restée la reine des mers ; la Russie dont l’avenir en Orient touche à sa réalisation, et qui est maintenue dans l’alliance française par de larges concessions sur le Danube ; la France enfin avec son glorieux souverain, obéi de Cadix à Hambourg, tenant l’Allemagne sous ses pieds, comprimant avec 250 000 hommes la résistance de l’Espagne, et étendant les limites de son empire plus loin que celles de Charlemagne.

La rupture avec la Russie, en venant de nouveau troubler l’Europe tranquille de fait sinon moralement, déchaîna une rage frénétique qui saisit tous les cœurs : il suffit en effet de jeter les yeux sur le continent européen [158] en 1812 pour n’y apercevoir qu’un vaste camp : 250 000 Français combattent en Espagne 300 000 Anglais, Espagnols et Portugais, tandis que 600 000 hommes sous la main de Napoléon se préparent à assaillir les armées au moins aussi nombreuses d’Alexandre. Le total de ces forces donne 1 750 000, chiffre qui rappelle les invasions asiatiques et ces grandes migrations de peuples qui renversèrent, le monde romain.

Le Niémen est franchi par le nouveau Charles XII ; l’armée russe fuit vers ses déserts, combattant quelquefois et mettant le feu aux villes qu’elle est obligée d’abandonner. Après deux mois de marches, Napoléon arrive à Wiasma : quelques froids prématurés, une grande diminution de l’armée qui, malgré de magnifiques apparences, n’est plus celle d’Austerlitz et d’Iéna, une certaine répulsion à pousser plus avant éprouvée par les plus braves et les plus dévoués, conseillaient de s’arrêter et de remettre au printemps la gloire d’entrer à Moscou.

Napoléon y songea sérieusement et donna ses premiers ordres en conséquence ; mais bientôt une force occulte, irrésistible, action de la Providence sur les grands hommes comme sur les plus obscurs, le porte à pousser en avant jusqu’à ce qu’il ait saisi l’armée russe, cette proie fugitive qui depuis quelques jours semblait se dérober moins.

Kutusof. – Bataille de la Moskowa, livrée à 800 lieues de Paris : attaque de front des positions retranchées des Russes combinée avec un débordement de [159] leur aile gauche : lutte épouvantable, fracas de 1 200 pièces de canon. Napoléon, rendu circonspect par une résistance terrible, frappé d’apprendre les pertes énormes que chaque heure amène dans les rangs d’une armée si loin de ses ressources, se contente d’un succès ordinaire en ne portant pas à sa droite les troupes qu’il tient en réserve. Grâce à cette prudence qui coûte à son génie, Kutusof peut abandonner le champ de bataille sans désastre.

La victoire avait encore accordé une faveur, mais à quel prix ! Du côté des Russes 40 000 hommes, du côté des Français 20 000 avaient été atteints par le fer et le feu !

Cette bataille livra Moscou, mais Moscou en flammes après quelques jours d’une occupation trompeuse. Obligation absolue de battre en retraite – froids rigoureux, pénible marche des vainqueurs découragés par la victoire même. Pareils à des loups affamés qui sortent des forêts, les Russes se jettent sur les traces des Français. Mémorables souffrances, hors de proportion avec celles de Xénophon et du maréchal de Belle-Isle : 250 000 hommes contre 100 000, puis contre 80 000 ; 50 000 et enfin 24 000 ! Débandade de 30 000 hommes, que les douleurs physiques éloignent du drapeau ; froid de 21 degrés. Batailles de Malo-Jaroslavetz et de Krasnoë : héroïsme sans égal. Longues files de bagages et de canons abandonnés faute d’attelages. Cosaques se jetant en vautours sur cette proie facile, routes encombrées de blessés ou de malheureux [160] endormis par la douleur ou un peu d’eau-de-vie : sommeil sans réveil ! L’ombre de Charles XII présente à ceux auxquels la pensée est restée : passage miraculeux de la Bérésina, dernier acte de ce véritable drame qui engloutit sous les glaçons les débris d’une armée de 600 000 hommes.

Quittons ces lugubres scènes pour admirer le génie qui, n’ayant plus à lutter contre les éléments, va jeter dans la campagne de 1813 de prodigieux reflets.

Campagne de 1813. – Napoléon fait appel à la jeunesse française, et 300 000 hommes sont bientôt opposés aux armées russes que la défection de la Prusse transporte immédiatement au cœur de l’Allemagne. Semblable dans cette campagne au grand Frédéric, il va manœuvrer sur l’Elbe et sur l’Oder, dans la partie même du bassin de ces fleuves qui a vu les exploits de ce célèbre capitaine.

Blucher. – Il débute à Lützen, nom fameux déjà, et qu’illustre encore l’ardeur des conscrits de la France opposée à l’acharnement des coalisés, et surtout des Prussiens. Le centre des Français est un moment percé, mais Napoléon arrive avec sa garde, réserve immortelle et dont les services vont devenir si précieux. La victoire est acquise par la reprise de Kaïa, héroïquement défendu, et par le débordement des deux ailes des coalisés. Portes des Français, 18 000 hommes ; pertes des coalisés, 20 000 : effrayant début.

La poursuite des vaincus est faite avec lenteur, car notre cavalerie, restée sous les neiges de la Russie, [161] n’est pas encore reformée. Décidés à une nouvelle rencontre, ils s’arrêtent sur la Sprée, à Bautzen, près des célèbres positions de Hohenkirch.

Bataille de Bautzen. Deux journées de combats. Victoire complète de Napoléon : attaque de front facilitée, comme à Eylau, par le mouvement de Ney, qui débouche avec 60 000 hommes en arrière du flanc droit des coalisés. Pertes éloquentes encore : Français, 13 000 hommes ; coalisés, 24 000.

L’Autriche, impatiente de prendre part à une lutte dont l’exclusion pour elle consommait sa ruine dans l’esprit de l’Allemagne, lève enfin le masque, et malgré l’alliance de famille qui l’attache à Napoléon, adhère à la coalition. La France est alors assaillie par 500 000 hommes qui disposent de 1 200 bouches à feu et d’une superbe cavalerie : elle n’a pour résister que 250 000 hommes, 15 000 chevaux et 400 canons.

Schwarzenberg. – Bataille de Dresde. Choc de deux journées : attaque du centre et de la droite ennemis par les Français, la gauche tournée par Murat, à la tête de la cavalerie, et détruite dans le ravin de Plauen. Victoire décisive et à jamais glorieuse, qui rappelle les jours heureux d’Iéna et désarme ceux qui prétendent que depuis Essling, Napoléon ne remportait ses succès que par les massacres de son artillerie. Poursuite acharnée des vaincus, sabrés cette fois sur toutes les routes de la Saxe qui conduisent aux montagnes de la Bohême. Ce coup terrible [162] coûte à la coalition 34 000 hommes, dont moitié prisonniers, et 10 000 aux vainqueurs.

Pourquoi faut-il mêler maintenant aux noms de Lutzen, de Bautzen et de Dresde ceux de Kulm, de la Katzbach, de Gross-Beeren et de Dennewitz ? Il semble que partout où n’est pas Napoléon, en Allemagne comme dans cette fatale péninsule qui retentit du canon des Arapiles et de Vittoria, il semble que les lieutenants de l’Empereur, las de la guerre ou effrayés de leur tâche, perdent non pas leur cœur mais la confiance en eux-mêmes.

Cette série de désastres, dont aucun ne frappa Napoléon lui-même, mène tristement dans les belles et plaines de Leipzig, célèbres déjà, elles aussi, et devenues en 1813 les champs Catalauniques de l’Allemagne. Choc de 400 000 hommes et tonnerre de 1 300 bouches à feu ! Un cercle de fer ayant la grande ville de Leipzig pour centre, cercle dont trois journées de combat diminuent successivement le rayon, constitue l’ordre de bataille des deux armées. Bataille de géants : la disproportion numérique, la trahison des Saxons au milieu du combat arrachent la victoire à Napoléon. L’histoire frémit en considérant le sang répandu dans cette lutte du désespoir : les Français eurent 27 000 hommes hors de combat, les coalisés 49 000, ce qui fait un total de 69 000 hommes, et surpasse en horreur les épouvantables journées d’Eylau, d’Essling et de la Moskowa.

La catastrophe du pont de l’Elster et une nouvelle [163] bataille, celle de Hanau, devaient encore grossir le nombre des victimes de cette guerre.

Bataille de Hanau. Défection des Bavarois : de Wrède, leur général, veut jouer sur le Mayn le rôle de Tchitchagof sur la Bérézina, et couper la route de France à l’héroïque armée de Leipzig. Cette route d’honneur est bientôt conquise, et de Wrède battu, ayant la Kintzig à dos, est obligé de hâter sa retraite pour éviter un désastre : sa tentative lui coûte 11 000 hommes, et 3 000 seulement aux Français.

Campagne de 1814. – Ce n’est plus pour conserver sa prépondérance en Europe, pour garder l’Italie et les villes anséatiques, que la France épuisée est obligée de combattre, mais pour défendre sa limite du Rhin, acquise par vingt ans de guerre, barrière glorieuse que l’Europe veut reprendre. Six cent mille hommes, le cœur gonflé de rancunes et de menaces, se présentent devant les frontières de l’Empire trop négligées et non préparées à une pareille épreuve. A la fin de décembre 1813, de nouveaux barbares franchissent, comme sous Marius et sans plus de résistance, le fleuve sacré de la Gaule : bientôt la vieille France elle-même, celle de Louis XIV, est écrasée sous le poids de l’étranger. La Flandre, la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, la Bourgogne, sont inondées de ses troupes partagées en trois grandes armées, ainsi réparties : au nord, les Prussiens et les Russes de Bulow et de Wintzingerode, au centre en Lorraine, l’armée de Silésie (Prussiens et Russes) sous Blucher ; [164] au sud, celle de Bohême sous Schwarzenberg, qui s’avance par la Bourgogne et qui se compose des Autrichiens, des Bavarois et des Wurtembergeois. La Champagne, l’héroïque Champagne, est le point de ralliement de ces trois masses.

Pour défendre la France, Napoléon disposait de 86 000 hommes, les uns, jeunes gens inexpérimentés, portant encore l’habit de leur village, les autres, formant un sublime contraste, vieux soldats de la vieille et de la jeune garde, attachés à ses victoires depuis Marengo, et s’apprêtant à venger avec leurs baïonnettes la majesté outragée du pays. L’Empereur quitte Paris, qu’il confie, ainsi que son fils, au dévouement des gardes nationales, et arrive à Châlons.

Blucher. – Combat de Saint-Dizier. Napoléon tombe sur une division que Blucher a placée à Saint-Dizier, pour faire croire qu’il se dispose à descendre la Marne, taudis qu’il marche sur l’Aube pour se joindre à Schwarzenberg. Après avoir écrasé cette division, l’armée se jette à la piste du général prussien, dont le combat précédent vient de lui révéler l’isolement.

Combat de Brienne. Touchant spectacle : Napoléon applique les principes de l’art, dans le lieu même où son enfance les avait médités : Blucher surpris, vaincu, écrasé et refoulé sur la Rothière.

Blucher. Schwarzenberg. – Jonction des deux armées de Silésie et de Bohême. Bataille de la Rothière : attaquer le centre des Français et combiner cette attaque avec des manœuvres tournantes constitue le plan des [165] coalisés. 170 000 hommes contre 32 000 ! La lutte soutenue avec héroïsme jusqu’à 10 heures du soir. Cette bataille sans exemple est un éternel monument à la gloire de Napoléon et des armées françaises : elle coûte à l’ennemi 9 000 hommes et aux Français 5 000, ainsi que 54 canons, ces derniers abandonnés et non conquis.

La concentration des coalisés, amenant une énorme disproportion de forces, avait, comme à Leipzig, procuré la victoire : il était donc indispensable pour ceux-ci de rester réunis et de marcher en une seule masse, soit par la vallée de la Seine, soit par celle de la Marne ; mais la présomption d’une part, le désir de rallier Bulow et Wintzingerode, ce qui n’était nullement indispensable, la nécessité plus admissible de se diviser pour vivre, la jalousie surtout des états-majors firent commettre aux alliés l’immense faute de leur séparation. Blucher dut marcher sur Paris en descendant la Marne, Schwarzenberg en suivant la Seine.

L’Empereur Napoléon, disposant de masses de 300 000 hommes, disparaît ici pour rappeler le général Bonaparte et la petite armée d’Italie : les huit jours compris entre le 10 et le 18 février présentent le héros de Castiglione et de Rivoli, placé entre la Seine et la Marne, se jetant tantôt à gauche sur les Prussiens, tantôt à droite sur les Autrichiens et leur infligeant une série de défaites qui commandent l’admiration. Jamais le succès d’une force centrale, tombant comme la foudre sur des corps séparés, ne fut mieux accusé [166] ni plus décisif ; les retours du lion pourchassé, resserré, traqué, comme dit le général Foy, furent si terribles que les vainqueurs de Leipzig et de la Rothière se demandèrent un moment s’ils ne reviendraient pas sur le Rhin.

Blucher. – Blucher se dirigeait sur Paris avec l’ardeur de 1813 ; sa marche s’en ressentait ; ses corps, séparés les uns des autres, étaient hors d’état de se soutenir. Napoléon se porte de Nogent-sur-Seine à Sézanne, et après une route des plus pénibles à travers les fondrières champenoises, débouche sur le flanc gauche de l’armée de Silésie. Il tombe sur Olsuwief à Champaubert (10 février), le surprend isolé, enfonce ses deux ailes et lui fait perdre 5 000 hommes, 20 canons et 4 drapeaux. Le lendemain, il court à Sacken, le plus avancé vers Paris, ce but de convoitise ardente ! Arrivé à Montmirail, (11 février), il y trouve ce général qui à la nouvelle de la présence des Français, était revenu sur ses pas, avait appelé à lui Yorck et pris ses dispositions de combat.

Bataille de Montmirail. L’Empereur se place de manière à barrer sans retour la route de Châlons, c’est-à-dire celle par laquelle Sacken, qu’il suppose moins présomptueux, doit chercher à rejoindre Blucher. Sans attendre Yorck, qui accourt de Château-Thierry et après une vive canonnade qui couvre de boulets le front des positions françaises, Sacken veut forcer et tourner l’aile gauche de Napoléon, établie au village de Marchais. Il y porte sa droite, qui reste mal liée [167] avec son centre, placé à l’Epine-aux-Bois alors la manœuvre d’Austerlitz est renouvelée : pendant que notre gauche cède peu à peu le terrain vers Marchais, Napoléon fond sur l’Epine-aux-Bois et l’emporte. Immense désastre : 9 000 hommes, 30 canons, 6 drapeaux, sont les titres glorieux de cette action qui ne coûte aux Français que 800 hommes.

Le 12, car cette immortelle armée, ardente à venger la virginité de ces contrées, ne connaît point le repos, combat de Château-Thierry : destruction presque complète de la division Yorck : 8 000 hommes, 20 canons, 5 drapeaux !

Le 13, Marmont, laissé eu observation à Étoges, signale l’approche de Blucher vers Vauchamps, avec la division Ziethen : Napoléon accourt de Château-Thierry.

Bataille de Vauchamps (14 février). Attaque faite contre tout le front de Blucher, secondée par le débordement de ses ailes : victoire décisive : poursuite acharnée ; 8 500 hommes, 22 canons, 15 drapeaux en sont les trophées, et ce nouveau prodige, qui n’était pas le dernier, n’a exigé qu’une perte de 300 hommes. La nuit même qui suivit la bataille, les débris des Prussiens qui essayaient de goûter quelque repos à Etoges, furent surpris et perdirent encore 4 000 hommes et 20 canons.

La moitié de I’armée de Silésie avait succombé sous ces coups accablants, le reste, en tronçons séparés, courait éperdu sur les routes de Champagne ; les [168] désastres de 1806 frappaient tous les souvenirs, surtout ceux des Prussiens ; mais, malgré ce qu’ils avaient de terrible, la consolante pensée d’avoir à sa gauche la grande armée de Bohême, à sa droite les corps de Wintzingerode et de Bulow, derrière soi 100 000 hommes de réserve, releva les courages.

Schwarzenberg. – Cependant l’armée de Bohême a descendu la Seine, poussant facilement devant elle les faibles corps de Mortier et de Victor. Bientôt le fleuve est forcé, à Nogent, et l’ennemi, se répandant dans la Brie, arrive jusqu’à la petite rivière de l’Yères. Encore un pas, et les tours de Notre-Dame montreront l’horizon de la terre promise.

Ces tristes nouvelles ramènent Napoléon vers la Seine : il arrive à Guignes : les combats de Mormant, de Nangis et de Villeneuve, livrés le même jour (17 février), révèlent cruellement son retour aux coalisés et leur coûtent 6 000 hommes et 11 canons ; le lendemain est plus brillant encore.

Bataille de Montereau (18 février). L’ennemi combat comme à Friedland, ayant une rivière à dos, la Seine : mais il rachète le vice de cette position par un formidable front d’artillerie et d’obstacles naturels. Violent combat que les fautes des lieutenants de Napoléon rendent très meurtrier : absent au début de l’action, l’Empereur paraît enfin : nouvelle attaque de front de la gauche du duc de Wurtemberg, tournée en même temps par la route de Melun. Défaite des coalisés, leur retraite à travers les ponts et la ville de [169] Montereau, sous les boulets français. Désastre indicible qui enlève à l’armée de Bohême 7 000 hommes, 4 drapeaux et 40 canons : nos pertes, élevées à 1 700 hommes, eussent été moindres sans les fautes commises. Cette victoire ramena d’un seul coup Napoléon à Troyes et termine l’immortelle semaine de février 1814, objet d’étude et d’admiration pour le militaire et le citoyen.

Blucher. Wintzingerode. – Blucher, que ses défaites rendent plus acharné à la ruine de la France, avait réorganisé son armée et marché en avant, faisant reculer sans peine les maréchaux Mortier et Marmont, réduits à quelques milliers d’hommes. Ici la fécondité du génie de Napoléon se montre de nouveau : son plan, conçu avec une rapidité dont nul n’a donné l’exemple avant lui, consiste à se porter, par Jouarre, sur les derrières des Prussiens, à les couper de Reims et de la Marne, c’est-à-dire de Wintzingerode et de l’armée de Bohême, pour les jeter ensuite dans l’Aisne. A la nouvelle du retour de l’Empereur sur la Marne, Blucher rétrograde sur Reims, mouvement qui ne changeait pas la situation et retardait à peine d’un jour la ruine de l’armée de Silésie. Mais bientôt un coup de bonheur inespéré, la capitulation fatale de Soissons, lui livre le passage de l’Aisne et assure sa jonction avec Bulow et Wintzingerode : la belle manœuvre de Napoléon était déjouée par cet incident funeste, impuissant toutefois pour délivrer Blucher des coups que la concentration des Français permet de lui porter [170]. L’Empereur passe l’Aisne, se jette à sa suite et le trouve posté, à la manière de Wellington, dans la forte position de Craonne.

Bataille de Craonne (7 mars). Lutte terrible, attaque simultanée des deux ailes de Blucher : effroyables ravages de l’artillerie, qui rappellent Eylau aux mêmes ennemis. Retraite des coalisés sur Laon, avec perte de 7 000 hommes : les Français avaient dû acheter le succès par des sacrifices supérieurs.

Cette nouvelle victoire, qui n’avait donné que le champ de bataille, fait souhaiter la fin d’une lutte aussi disproportionnée : elle plonge le cœur dans de patriotiques tristesses et l’attache à la muse mélancoliquement voilée du poète chansonnier montrant le héros accablé, réduit souvent à sécher ses habits au feu des chaumières.

Fidèle à la tactique anglaise, Blucher prend à Laon une position encore plus forte que celle de Craonne.

Bataille de Laon. Deux journées héroïques encore : la nature avait trop fait pour la défense et les moyens de l’attaque étaient trop illusoires : après un combat acharné contre la droite des coalisés, que Napoléon prend à revers, il est obligé de se retirer sur Reims avec un sacrifice de 4 500 hommes. Ce malheur est suivi d’un autre : Marmont perd en effet dans la nuit qui suit la bataille un parc de 40 canons, enlevé par surprise.

La victoire avait coûté 8 000 hommes à Blucher, mais 8 000 hommes immédiatement remplacés par les réserves, tandis que la France épuisée ne pouvait plus [171] compter sur un soldat. Napoléon compense toutefois ce revers en emportant Reims, qu’il arrache au corps du général Saint-Priest, nouvel ennemi qui arrivait par Rethel du blocus de nos places frontières, où il avait été relevé par les renforts que l’Europe envoyait. Glorieuse journée qui enlève aux Russes 6 000 hommes et 11 canons.

Schwarzenberg. – Il était temps pour l’Empereur de revenir sur la Seine, où déjà l’ennemi avait atteint Provins : il s’y porte par Epernay ; marche savante qui avait pour but de se jeter sur les derrières de l’armée de Bohême, et d’exécuter contre Schwarzenberg le plan qui n’a pu réussir sur l’Aisne. Malheureusement il s’aperçoit bientôt qu’il a appris la guerre à ses ennemis, car le généralissime recule à temps, et Napoléon ne peut obtenir qu’une bataille dont les conditions paraîtraient téméraires si ce roi de l’art n’avait pas pour vaincre des moyens inconnus aux généraux ordinaires.

Bataille d’Arcis-sur-Aube (20 mars). Les 90 000 hommes de l’armée de Bohême ne peuvent réussir à jeter dans l’Aube les 23 000 Français que Napoléon leur oppose !

Après cette miraculeuse bataille, le héros, voyant que le salut de la France ne pouvait être obtenu que par un coup d’éclat, conçoit un projet gigantesque. Il consiste à ne laisser devant les armées de Bohême et de Silésie que ce qui est indispensable pour garantir Paris d’un coup de main, à se porter avec 50 000 hommes [172] par Saint-Dizier vers Metz et Strasbourg, et à y rallier les garnisons du Nord et de l’Est, et à se placer avec 400 000 hommes sur les communications des coalisés. Cette manœuvre hardie reposait sur la résistance de Paris pendant quelques jours, et Napoléon ne doutait pas de la bonne contenance de sa capitale, qui avait pour bouclier son patriotisme, ses gardes nationales, les 15 000 hommes de Mortier et de Marmont, et qui contenait sa femme, son fils et ses frères.

On sait qu’une dépêche interceptée, adressée de Paris à Napoléon, et représentant la situation comme désespérée, c’est-à-dire la résistance impossible, ne contribua pas peu à déterminer les généraux de la coalition à persévérer dans leur marche en avant sans se laisser détourner par le mouvement de l’Empereur. Cependant il importait d’entretenir celui-ci dans ses illusions stratégiques ; aussi décida-t-on dans l’état-major combiné, et cela avec une habileté incontestable, d’opposer à Napoléon un corps considérable de cavalerie qui pût servir de rideau et faire supposer le retour des armées de Silésie et de Bohême accourant à la défense de leurs communications. Mais le grand général n’est pas dupe de cette combinaison : un seul combat, celui de Saint-Dizier, le dernier de cette campagne, lui avait révélé le mouvement des coalisés sur Paris, il revient à marches forcées. Malheureusement, les événements avaient une issue désastreuse : Paris, défendu avec énergie par les débris des maréchaux Mortier et Marmont, mais soumis à des influences politiques regrettables, [173] Paris avait subi le sort de Vienne, de Berlin, de Madrid et de Moscou !

Telle fut cette mémorable campagne de France : il n’en est point où l’art ait été plus fécond et plus hardi ; celle de 1796 offre avec elle des analogies nombreuses, mais la disproportion exorbitante des moyens assure à la campagne de 1814 une incontestable supériorité. D’ailleurs ces deux modèles bien étudiés constituent à eux seuls un vrai cours de stratégie et de tactique, offert aux généraux dont la tâche sera limitée à une zone d’une moyenne étendue, et qui n’auront pas à renouveler les manœuvres de Marengo et d’Ulm, prenant l’Europe entière pour théâtre de leurs combinaisons.

Campagne de 1815. – Pour finir l’esquisse de la carrière extraordinaire de Napoléon, il nous reste à indiquer les belles applications qu’il sut faire de l’art dans la campagne de 1815, campagne de quatre jours seulement, mais dans laquelle la France donne à l’Europe des preuves terribles de sa valeur.

À l’aspect de son vieux drapeau rapporté de l’île d’Elbe, l’armée abandonne les lys de la royauté, malgré la gloire qu’ils rappelaient aussi, pour s’attacher aux couleurs qu’elle avait montrées à toutes les capitales de l’Europe. En deux mois, Napoléon, redevenu l’homme du retour d’Égypte, réorganise la France impériale, et une armée de 250 000 hommes que doit suivre bientôt une réserve de 100 000, court aux frontières.

La coalition avait rappelé les masses qu’elle avait [174] jetées sur la France en 1814, mais elle avait laissé dans les Pays-Bas, Blucher avec 120 000 hommes, et Wellington avec 80 000.

Se mettre à la tête de l’armée du Nord (124 000 hommes, 22 000 chevaux et 350 canons), se jeter sur Wellington et Blucher laissés en Belgique, les détruire avant l’arrivée de l’Europe en armes, courir ensuite aux forces que les alliés ne pouvaient lui opposer que lentement et successivement, les aborder à leur tour précédé du prestige de succès éclatants, telle fut la combinaison générale et profonde de Napoléon.

Pour battre les deux armées qui occupaient la Belgique, l’Empereur adopte le plan qui a inauguré la campagne de 1796, le plan de Montenotte : remarquant que Wellington placé vers Bruxelles et Blucher vers Namur sont tout aussi mal liés que Beaulieu et Colli, il se détermine à percer leur centre, à tomber sur les Prussiens pour les refouler sur le Rhin à moitié détruits, à revenir vers Wellington, le battre et l’acculer à la mer où il n’aurait pas cette fois la ressource d’un Torres-Vedras.

Passage de la Sambre par les Français (15 juin). Wellington et Blucher, sentant le vice de leur position, concertent habilement de se concentrer : c’est à empêcher cette concentration, trahie par tous les mouvements de l’ennemi, que Napoléon va s’appliquer.

Blucher. – L’armée française débouche de Charleroi dans les plaines de Fleurus, qui sont d’un glorieux augure pour elle : Ney avec 45 000 hommes [175] est opposé aux Anglais, qui accourent à la rencontre des Prussiens, mais qui ne peuvent dévorer les distances. Le but de Napoléon est atteint : Blucher, surpris dans sa marche vers ses alliés, et ayant encore fort en arrière une partie de son armée sous Bulow, est obligé de s’arrêter et de combattre.

Bataille de Ligny (16 juin). Acharnement inexprimable : la victoire acquise aux Français par une attaque de front, que les fautes de Ney et de Drouet d’Erlon empêchent de décider rapidement en débordant le flanc droit des Prussiens : cette journée coûte 10 000 hommes, mais les pertes de Blucher se montent à 18 000 hommes atteints par le feu, 2 000 prisonniers, 8 drapeaux et 30 bouches à feu : il faut y joindre, ce qui n’est pas moins grave, 12 000 hommes courant à la débandade dans toutes les directions.

Ney et Wellington. – Combat des Quatre-Bras (16 Juin) livré aux Anglais par Ney, en même temps que l’on se battait à Ligny : le maréchal s’était mal engagé, avait fait donner ses troupes successivement et dut rétrograder sur Frasnes.

Napoléon donne à Grouchy 33 000 hommes, pour achever la poursuite des Prussiens et surtout pour s’interposer continuellement entre eux et les Anglais, tout en restant lié au gros de l’armée, désormais massée contre Wellington : il se porte ensuite avec 25 000 hommes auprès du maréchal Ney. Le général anglais, apprenant son arrivée, bat prudemment en retraite, ne voulant pas engager d’affaire décisive [176] avant sa jonction avec Blucher, dont il ignore le désastre.

Grouchy, laissé en avant de Ligny, montre dans la journée du 17 une lenteur funeste et tombe dans la fatale persuasion que Blucher s’est retiré vers Namur et le Rhin ; il se dirige à sa poursuite de ce côté. La vérité, la malheureuse vérité, il eût fallu la chercher, la trouver, la pressentir au moins dans Blucher rejoint par Bulow, se retirant sur Wavre et inclinant de plus en plus sur les Anglais.

Le 18, date de douloureuse mémoire pour tous les cœurs français, Grouchy se ravise et pousse à son tour sur Wavre ; mais, pendant le temps perdu, Blucher a marché à perte d’haleine, laissant à Wavre, pour occuper les Français, la division Thielmann, rideau fatal qui leur masque un drame qu’ils entendent toutefois, car à trois lieues sur leur gauche, une violente canonnade annonce une grande bataille, Que fallait-il faire ? suivre les instructions générales de Napoléon, prescrivant de satisfaire à la double condition de ne pas perdre les Prussiens de vue et de rester toujours en communication avec lui. Grouchy négligea cette seconde partie de la question, méprise funeste que l’histoire doit attribuer au seul aveuglement et nullement aux mauvaises passions.

Wellington. Blucher. Ney. Bataille de Waterloo (18 juin). Pendant ces hésitations, le sort de la France se décidait ; 170 000 hommes en accablaient 69 000 !

Première bataille livrée aux Anglais seuls, c’est-à-dire [177] à 75 000 hommes placés dans des positions qui rappellent celles de Talaveyra et de Busaco. Enlever à ceux-ci les fermes retranchées et le château de Goumont, qui protégeaient leur front, feindre une vive attaque sur leur droite pour assaillir sérieusement leur extrême gauche et mieux les couper des Prussiens qui peuvent survenir, fut le plan qu’adopta Napoléon. Les malheurs de 1813 et de 1814, les fautes nombreuses commises depuis le début des hostilités, avaient habitué l’Empereur à ne plus compter sur ses lieutenants comme aux jours heureux d’Austerlitz : il admettait donc la chance la plus défavorable, celle de l’arrivée de Blucher et sa participation à la bataille, participation qu’il voulait rendre inutile : mais en tenant compte de cette éventualité, il lui était impossible d’imaginer que Blucher survenant pendant l’action, Grouchy n’arriverait pas de son côté avec ses 33 000 hommes. C’est cependant le coup terrible qui devait lui arracher sa nouvelle couronne, pour ne lui laisser que l’auréole du malheur ! On sent qu’une chance existait, la plus heureuse incontestablement, c’était de gagner la bataille contre Wellington le plus promptement possible, de sorte que Blucher, s’il devait arriver, trouvât tout décidé et restât devant les 95 000 Français de Napoléon et de Grouchy (défalcation faite des pertes probables éprouvées contre Wellington) : ce fut la pensée de l’Empereur.

Résistance opiniâtre des Anglais sur tout leur front, l’attaque par la droite renforcée, confiée à Ney [178] échouée par suite de fautes tactiques, qu’on est étonné de voir commettre par des hommes tels que Ney et Drouet d’Erlon. Ténacité héroïque des Anglais. En ce moment, un horizon néfaste montre de profondes colonnes s’avançant sur notre flanc droit. Plus de doute, ce sont les Prussiens, mais Grouchy avec eux ! Hélas ! ce n’étaient que les premiers, car Grouchy, acharné à une ombre trompeuse, était à Wavre. Wellington uni à Blucher : les Anglais passent de la défensive à l’offensive. Attaque simultanée du front de Napoléon par Wellington et de son flanc droit par les Prussiens. Les Français font face des deux côtés. L’Empereur, qui garde un sang-froid admirable, forme son plan dans ces nouvelles conditions : il a pour objet de se débarrasser des Prussiens, puis de revenir aux Anglais. L’ardeur de Ney, qui charge sans son ordre à la tête de toute la cavalerie, empêche de le tenter, et la bataille continue avec acharnement sur le front et sur le flanc droit. Dans ce moment, en effet, le maréchal, fougueux comme à Elchingen, s’élançait de lui-même sur le plateau du mont Saint-Jean. La cavalerie et la première ligne d’infanterie anglaise sont renversées ; la deuxième, abordée par nos cuirassiers avec la même furie, succombe à son tour ; la troisième parvient seule à contenir l’ouragan. Semblable au héros d’Auerstaedt, Wellington passe d’un carré à l’autre, anime ses vieux soldats d’Espagne, leur dit qu’il faut mourir sur place pour l’honneur de l’Angleterre : ils répondent par une fermeté vraiment admirable : leurs [179] feux destructeurs, la fatigue, l’épuisement bientôt, arrêtent les cavaliers de Ney, et après des prodiges dignes des preux, nos cuirassiers sont obligés de regagner le bord du plateau.

Cependant une bataille non moins violente se livrait à notre droite, où 80 000 hommes en attaquaient 15 000 ! Lutte épouvantable dans le village de Planchenoit que la jeune garde est obligée d’abandonner, ce qui découvre nos communications. Alors Napoléon harangue deux bataillons de sa vieille garde et leur ordonne de venger l’échec de la jeune : spectacle à jamais admirable de ces 2 000 vétérans, joignant corps à corps les Prussiens dans Planchenoit, et entassant 2 000 cadavres dans les rues de ce malheureux village.

Il importait d’achever contre Wellington l’œuvre intempestive de Ney : Napoléon se porte dans ce but sur la Haie-Sainte, avec dix bataillons de la garde et les dispose pour l’attaque des Anglais. La garde s’élance : décharges terribles des carrés de Wellington. La garde s’avance conservant ses rangs ; mais en ce moment, des cris de panique se font entendre derrière ces braves, une partie de la droite de l’armée vient de céder en désordre le terrain aux Prussiens. C’en était fait, la victoire nous était arrachée à huit heures du soir, au moment où il était encore permis, non d’obtenir un succès éclatant (la méprise de Grouchy en interdisait l’espoir), mais enfin de se maintenir pour recommencer le lendemain, comme à Seneffe, cette fois avec l’aide de Grouchy [180].

Comment dire maintenant la retraite, l’héroïsme de Napoléon, de Ney, de Friant, de Michel, de Cambronne, l’héroïsme du 1er régiment de grenadiers de la garde, celui du 95e de ligne et enfin la mort des 300 braves du 2e bataillon de grenadiers, qui, semblables aux soldats de Léonidas et aux obscurs paysans de Fère-Champenoise, gardèrent leurs rangs en carré, puis en triangle, jusqu’à ce que battus en brèche par le canon, ils tombèrent tous pour jamais !

Telle fut cette bataille de Waterloo, qui, malgré de récentes gloires, est encore à venger.

Napoléon est renversé, le grand artiste disparaît, Sainte-Hélène est réservée à celui qui avait parcouru l’Europe à cheval : mais il reste sa science, la science de la guerre portée par lui à son apogée et dont l’humanité a déjà fait de nombreuses et terribles applications.

Il nous reste donc à examiner le côté de l’art dans les principales guerres qui ont eu lieu depuis 1815, et à présenter des appréciations générales sur l’importance que les éléments nouveaux de la civilisation ont acquise dans la science militaire [181].

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IIIe Partie : les XIVe, XVe et XVIe siècles 

[69] Résurrection de l’infanterie. Découverte des propriétés balistiques de la poudre, le canon, l’arquebuse. – La première moitié du XIVe siècle voit s’opérer une révolution radicale dans la tactique en créant les éléments qui servent d’enfance à l’art moderne : l’infanterie renaît, les propriétés balistiques de la poudre sont découvertes, le canon inventé ; bientôt l’idée d’armer les hommes de petits tubes en fer aboutit à l’arquebuse. Ce sont ces quatre éléments, conséquence l’un de l’autre, qui font de l’origine du XIVe siècle le point de départ d’une période qui va mener de progrès en progrès jusqu’aux temps modernes. Un coup d’œil rapide sur l’histoire militaire du XIVe et du XVe siècle nous montrera la fortune n’accordant que de rares faveurs à la tactique féodale, et se rangeant au contraire du côté des inventions nouvelles.

Les Suisses. – La résurrection de l’infanterie comme force principale des armées fut due au patriotisme ; ce fut pour défendre leurs montagnes que les Suisses opposèrent aux chevaliers de Léopold d’Autriche une armée exclusivement composée de fantassins [70] qui reçut dans les défilés de Morgarten le baptême de la victoire (1315).

Edouard III. – Cet exemple produisit des résultats décisifs, et la bataille de Crécy (1346), si fatale à la France, fut une preuve de l’emploi de plus en plus fréquent de l’infanterie. On voit en effet, dans cette journée, Édouard III composer sa première ligne de 10 000 archers bien embusqués et appuyés par des bombardes, qui étaient l’artillerie de l’époque. Philippe VI, dépourvu de canons, n’en attaque pas moins les Anglais, il engage tout d’abord ses habiles arbalétriers génois, mais ceux-ci, s’avançant à découvert, sont écrasés par les traits et les boulets. Le roi de France, impatienté, foule alors ses propres fantassins sous les pieds de ses hommes d’armes, et s’élance pour livrer bataille selon l’antique usage ; mais après des prouesses inouïes, ses chevaliers sont complètement mis en déroute et périssent en grand nombre.

Le Prince Noir. – Il suffit de considérer les dispositions que le Prince Noir prend dix ans plus tard (1356), à la bataille de Poitiers, pour juger de la véritable révolution opérée dans les idées militaires. L’armée anglaise avait pris position au sommet d’une colline qui avait pour accès un étroit défilé bordé de haies dans lequel le roi Jean s’engagea imprudemment. Son avant-garde ayant pénétré dans l’obstacle y fut accueillie par les traits des archers anglais, partant des buissons qui bordaient le chemin, et ne put continuer sa marche malgré tous les renforts qu’elle [71] reçut ; au même instant une partie de l’armée française donnait dans une embuscade habilement ménagée sur son flanc. Le général anglais, profitant du désordre, fit descendre ses troupes de leurs positions et tomba sur les Français qui furent complètement vaincus. Cette défaite eut les proportions d’un désastre : le roi de France et une grande partie de ses chevaliers tombèrent dans les mains des vainqueurs après des prodiges d’une inutile vaillance.

Les deux terribles leçons de Crécy et de Poitiers furent néanmoins insuffisantes pour ouvrir les yeux de la noblesse française et une nouvelle défaite de la journée d’Azincourt (1415) dut lui prouver ce qu’il en coûterait désormais de mépriser l’infanterie et de se présenter au combat dans une vicieuse position tactique.

Du Guesclin, Jeanne d’Arc. – Malgré cet aveuglement, quelques esprits tenaient compte des progrès tactiques accomplis, et il faut saluer ici la vaillante épée de Du Guesclin, ce héros de la seconde moitié du XIVe siècle, ainsi que la vierge martyre qui jette sur notre histoire militaire, au XVIe siècle, un reflet merveilleux. Du Guesclin et Jeanne d’Arc apprécièrent l’infanterie comme elle le méritait, mais après eux la routine, rouille tenace et funeste, reprit le dessus.

Les Suisses et Charles le Téméraire. – La chevalerie française, toujours dédaigneuse des fantassins, crut pouvoir s’en passer et conserver sa manière de combattre en se faisant soutenir toutefois par de fortes [72] masses d’artillerie. Cet essai fut infructueux : Charles le Téméraire, qui le mit en pratique, apprit à Granson et à Morat ce que les Anglais avaient si admirablement saisi, c’est-à-dire que dans un pays accidenté (le duc de Bourgogne choisit inhabilement ses champs de bataille dans ces conditions) le cavalier, quelque brave qu’il soit, ne peut lutter avantageusement contre le fantassin.

Des désastres aussi multipliés, faiblement compensés par quelques succès remportés par l’ancienne tactique (Rosebeck 1382 et la Birse 1444), amenèrent enfin les chevaliers français à imiter leurs émules d’Angleterre et à ne plus considérer les troupes de pied comme un ramassis inutile, bon seulement au service des troupes légères. L’organisation de l’armée que Charles VIII conduit à la conquête du royaume de Naples montre l’accroissement de plus en plus grand de l’infanterie et de l’artillerie. Ce prince avait, en effet, 20 000 fantassins choisis parmi les agiles paysans de la Bretagne et de la Gascogne, ou empruntés aux montagnes de la Suisse, plus 1 336 canons dont 1 200 à main ; enfin la cavalerie se composait de 9 000 chevaliers, fraction encore considérable et qui restant longtemps stationnaire va contribuer elle-même à l’augmentation de l’infanterie, arme dont la cavalerie n’est que l’auxiliaire.

Louis XII, successeur de Charles VIII, continua à s’avancer dans une voie résolument ouverte, et s’attacha au développement de l’infanterie qui devint au XVIe siècle le fond des armées.

[73] Infanterie espagnole. – Mais la France était entrée tard et comme malgré elle dans cette route du progrès : aussi fut-elle devancée non seulement par les Suisses et les Anglais, mais encore par une puissance dont l’infanterie brilla d’un vif éclat, et garda près de deux siècles le premier rang parmi les armées de l’Europe : nous venons de prononcer le nom de l’infanterie espagnole. Nombreuse, appréciée, armée du mousquet, sobre, rompue aux marches et conduite par des généraux tels que Gonzalve de Cordoue, Antoine de Leyva et Pescaire, cette infanterie remplit le XVIe siècle de ses exploits. Séminara, Cérignole, le Garigliano signalent sa valeur dans la campagne de 1503 ; dans celle de 1512, à Ravenne, elle soutient seule la retraite et quitte le champ de bataille sans être entamée et avec un aplomb admirable. Peu après, la victoire de Pavie (1525) achève la réputation de ces fantassins, qui restent jusqu’à Rocroy les plus redoutables de l’Europe.

Infanterie française. – Cependant l’infanterie française se formait sur ces beaux modèles et voyait à sa tête des chevaliers qui ne croyaient pas déchoir en la commandant. Entraînée par Gaston de Foix, Bayard, Louis d’Ars, le comte d’Enghien, Montluc, d’Alègre, Molard, elle montra bientôt les brillantes qualités qui la distinguent, et elle était déjà devenue excellente après les campagnes d’Italie qui furent son glorieux et difficile apprentissage.

Renaissance militaire. La seconde moitié du XVIe siècle, ensanglantée par des guerres nombreuses, fut [74] une époque de renaissance militaire. Elle reconstitua les trois armes, montra leur proportion, leur importance comparative, et assura surtout le triomphe de l’infanterie. Partout, en effet, s’organisèrent de solides fantassins ; les fantassins suisses, les fantassins espagnols, ceux-ci arrivés à leur apogée, l’infanterie anglaise, l’infanterie française et les landsknechts allemands. Cette époque tourmentée produisit des généraux d’action mais pas un génie militaire. Gonzalve de Cordoue, Antoine de Leyva, le marquis de Pescaire, le duc d’Albe, Alexandre Farnèse, Don Juan d’Autriche, Charles VIII. La Palisse, Louis d’Ars, Bayard, Gaston de Foix, François Ier, La Trémoille, Fleuranges, le comte d’Enghien, Montluc, les trois Guises, le prince de Condé, Coligny, Henri IV, furent les illustrations de ce siècle. Malgré la gloire qui s’attache à leur nom et leur mérite varié, ils constituent des figures militaires insuffisantes pour marquer les étapes de la stratégie et même de la grande tactique : le génie du temps fut de comprendre la nécessité de la combinaison des armes, et le mérite principal des hommes de guerre que nous venons de citer consista dans son accomplissement.

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IIe Partie : Le Moyen-Âge Les Barbares

[55] L’empire romain s’écroule, les Germains, les Goths, les Vandales, les Huns viennent tour à tour en précipiter la ruine et couvrir la vieille Europe de peuples neufs sortis des solitudes de l’Asie. Sans l’égide du christianisme, qui fut l’arche providentielle de ce nouveau déluge, les arts et les sciences, réfugiés dans les monastères, auraient succombé, et il n’existerait peut-être de l’histoire de l’antiquité que les récits inexacts de quelque conteur barbare. L’ombre du cloître cacha tout, pendant la tempête, même l’art de la guerre, que les vainqueurs eussent méprisé, eux dont le seul mode de combattre était de se lancer au galop sur les malheureuses cités romaines, gauloises et ibériennes. Comment peindre le désordre de ces migrations de peuples à cheval, suivis de longues files de chariots, chargés des dépouilles des vaincus, l’incendie dévorant les villes et les bourgs, la vie des hommes comptée pour rien, le mépris pour tout ce qui rappelait Rome porté au comble, une seule chose, la croix chrétienne généralement respectée ?

Il ne faut donc, chercher, dans ces cohues [56] dévastatrices ni le souvenir de la tactique ancienne, ni une tactique quelconque. Marcher en avant, toujours en avant, sous la conduite des Genséric et des Attila, tout piller, tout tuer, rougir l’horizon de flammes, est le seul mode de ces invasions terribles, dans lesquelles le militaire n’a qu’à constater la ruine de son art, le triomphe de la force brutale sur les moyens intellectuels, et le repeuplement de l’Europe par des races nouvelles.

Caractère et limites du moyen âge militaire. – L’orage s’apaise enfin ; l’influence du christianisme, le contact avec les vaincus, la rivalité entre les envahisseurs eux-mêmes reconstruisent une Europe bariolée à l’infini, où tout est confus, l’Europe féodale, moyen transitoire de la barbarie aux temps modernes, mais qui consacre dix siècles à les atteindre. C’est cette période qu’on appelle le moyen âge, pendant laquelle les précieux trésors de la civilisation ancienne sortent peu à peu des monastères. Toutefois, cette renaissance des arts, et, en particulier, de celui de la guerre, n’intéresse que les gens érudits, seuls capables de lire et de méditer les leçons de l’antiquité : d’ailleurs, la constitution des armées de l’époque oppose un obstacle invincible aux traditions des anciens, car elles offrent partout le spectacle d’agglomérations tumultueuses, combattant le corps nu d’abord et presque en phalanges, puis se bardant de fer, hommes et chevaux, abandonnant le système des masses, par le seul fait du fractionnement de plus en plus grand de l’Europe et faisant consister [57] la tactique dans une série de duels obscurs. Quant à la stratégie, il n’en est plus trace et ce serait ne pas comprendre le moyen âge que de demander des conceptions étendues à des hommes dont la vie militaire consistait à faire le siège de châteaux situés dans un rayon de quinze ou vingt lieues. Vainement les conquêtes musulmanes et les croisades semblent-elles, par leurs objectifs lointains, ouvrir une voie nouvelle ; les premières, en effet, consistèrent dans une course qui courba sans difficultés appréciables les peuples surpris et impuissants à contenir une audace inouïe ; les secondes ne furent, au fond, que des voyages militaires, où l’œil qui sait résister au mirage de la gloire, n’aperçoit que désordre et inhabileté. Pour résumer l’état de l’art au moyen âge, il convient d’ajouter que les illustrations militaires de cette époque furent essentiellement des types de valeur individuelle, et les combats une longue suite de prouesses locales restées sans applications et qu’il suffira d’étudier dans leur ensemble. Remarquons auparavant que l’âge moyen de l’art ne doit pas être confondu avec la période historique appelée moyen âge, qui, on le sait, finit à l’année 1453. En effet, la tactique moderne a pour véritables ancêtres les propriétés balistiques de la poudre, le canon, l’arquebuse, la résurrection de l’infanterie, l’allégement de la cavalerie, découvertes et innovations dont le berceau est placé dans le XlVe siècle, à partir duquel les idées et les armées se transforment complètement. Cette base posée [58] nous allons jeter un regard rapide sur les preux du moyen âge et signaler ceux qui paraissent avoir eu l’instinct de la guerre, mais que la constitution de l’Europe et des armées de leur temps força à ne jeter que quelques étincelles dans cette nuit de la science militaire.

Les Francs en Gaule. – Ni Clovis, avec ses batailles de Soissons (486), de Tolbiac (496) et de Vouillé (507), ni Mummolus, patrice bourguignon, vainqueur des Lombards et inspiré des souvenirs militaires des Romains, ne méritent d’être cités comme ayant apporté des modifications utiles à la manière de combattre.

Bélisaire. – C’est en Italie qu’il faut chercher une figure militaire plus complète et plus civilisée : celle de Bélisaire, vainqueur des Perses (532), des Vandales, qu’il chasse de Carthage (533), et des Goths auxquels il enlève la Sicile et l’Italie (536-540).

Conquêtes musulmanes. – Le VIIe et le VIIIe siècles voient les Arabes, le Coran d’une main, le glaive de l’autre, voler de conquête en conquête. La Syrie, fruit des victoires d’Aiznadin (632) et de Iermouck (638), l’Égypte, soumise en quatorze mois (640), la Perse, livrée par la défaite de Néhavend (642), tout le littoral de la Méditerranée, acquis par la force ou la persuasion (692-708), la possession de l’Espagne, arrachée aux Wisigoths dans les champs de Xérès (711), sont les étapes de cette marche triomphante, qui n’est arrêtée que par la framée des Francs, à Poitiers (732). Que dire des généraux qui dirigèrent cette épopée ? On ne [59] saurait leur refuser la hardiesse des conquérants, mais les ennemis peu solides qu’ils eurent à vaincre diminuent les mérites d’une invasion qui fut sans influence notable sur les progrès de l’art.

Charles Martel. – Au moment où le torrent musulman menaçait la Gaule et l’Europe du sort de l’Espagne, se présenta pour les sauver un jeune guerrier auquel les peuples chrétiens doivent un large tribut de reconnaissance, Charles, couvert des lauriers sanglants de la guerre civile (Vincy et Soissons) et qui oppose à l’armée des Sarrasins les murs de glace de ses Germains. Bientôt les bouillants escadrons d’Abdérame dont la marche depuis l’èbre n’a été qu’un triomphe, viennent se heurter et mourir, dans les champs de Poitiers, contre les vainqueurs des Romains, des Wisigoths, des Lombards, et naguère encore des Frisons (732).

Waifre et Pépin le Bref. – Peu après, la lutte entre le nord et le midi de la Gaule trouva son symbole dans les deux noms de Pépin et de Waifre : elle fut atroce ; laissons à l’histoire le soin de retracer les calamités dont l’Aquitaine fut frappée, mais signalons une idée militaire heureuse du roi Pépin. Rebuté de front, même après avoir forcé la barrière de la Loire, il repassa le fleuve après quatre ans d’efforts, fit des Cévennes un rideau pour masquer son mouvement, et déboucha par le bassin du Tarn, prenant ainsi Waifre à revers ; manœuvre bien conçue et qui eut le succès qu’elle méritait.

Charlemagne. Witikind. – Un grand homme se montre [60] aussitôt aux regards, Charlemagne, génie organisateur par excellence et missionnaire armé de l’idée chrétienne, qu’il considère comme le seul moyen de civilisation. Au point de vue militaire, ce prince agit surtout avec des masses et avec une grande rapidité de mouvement : la guerre qui fit le plus briller cette dernière qualité fut celle des Saxons, qui dura trente-trois ans, lutte acharnée, contenant quelques batailles, et fourmillant de surprises, d’embuscades, facilitées par les forêts du Rhin et du Weser. Witikind, chef des peuplades saxonnes, fut le Vercingétorix de la Germanie contre le César chrétien, qu’il trouva toujours devant lui au moment décisif. On citera pour exemples la belle campagne de 774, où Charlemagne accourut d’Italie, et celle de 778, dans laquelle ses preux combattirent tour à tour dans les rochers de Ronceveaux, et sur les champs glorieux de Badenfeld et de Bucholtz.

Chaos militaire. – On a vu les barbares intercepter la lumière militaire de l’antiquité ; de même, après Charlemagne, les armées semblent disparaître pendant plus de trois siècles. Son empire, battu par les vagues furieuses des Normands, recueilli par les débiles mains de son unique successeur, se dissout à l’instar de celui d’Alexandre. De toutes parts, naissent des États nouveaux, subdivisés eux-mêmes en d’autres, n’ayant entre eux que des relations de dépendance nominale ; la féodalité s’infiltre partout, détruisant armées et tactiques, devenues inutiles, leur substituant des châteaux en nombre infini et une guerre de coupe-gorge où une [61] plume romanesque peut largement glaner, mais où l’art militaire, même celui des sièges, n’a rien à apprendre.

Les Normands. – Un seul peuple semble inaccessible à cet esprit partout local, partout resserré entre les limites qui étouffent le génie ; c’est celui qui, se riant de l’Océan, a porté sur le continent européen cette hardiesse proverbiale respirée au milieu des mers, les Normands. Animé d’une valeur irrésistible, Guillaume, duc de Normandie, ne s’effraie pas de renouveler l’expédition de César, et jette sur l’Angleterre une armée de 60 000 hommes, forces immenses pour l’époque : la victoire d’Hastings (1066) couronne l’entreprise de l’heureux novateur, qui fonde dans sa conquête une dynastie glorieuse. Avant cet événement, célèbre, d’autres fils de la Normandie avaient stupéfié le monde par des aventures inouïes d’audace chevaleresque : les Drengo, les Rainulfe, les Osmond, les Tancrède, les Robert Guiscard, les Roger, courant d’exploits en exploits, remplissent, en effet, les premières années du XIe siècle et en font une période héroïque, qui chasse les Grecs de l’Italie et enlève aux Sarrasins les îles de Sicile et de Malte, préparant ainsi l’ère des croisades.

Ces dernières, on l’a dit, furent peu utiles à la stratégie et à la tactique : elles offrirent presque toutes le triste tableau de masses obéissant à plusieurs chefs et livrant des combats sans manœuvres. Il est cependant impossible de ne pas tenir compte de ce grand mouvement [61] militaire qui jeta sur l’Asie les guerriers de l’Occident, et dans lequel on rencontre çà et là quelques enseignements.

Première croisade. Godefroy de Bouillon, Kilig-Arslan. – La première croisade (1097-1099) présente une masse de 600 000 hommes portant en elle-même des causes désorganisantes qui la réduisent en trois ans à 40 000, puis à 20 000 hommes. Les faits militaires de cette expédition furent la prise par les chrétiens de la ville de Nicée achetée par des flots de sang ; la bataille de Dorylée (1097), habilement engagée par le sultan Kilig-Arslan, qui sut profiter de la marche de ses ennemis en deux corps pour tomber sur eux séparément, circonstance qui faillit lui assurer la victoire ; le siège d’Antioche, où les Sarrasins résistèrent neuf mois, et la bataille de l’Oronte (1098), prix d’une valeur souveraine qui savait racheter les lenteurs, les hésitations jalouses et les débauches des croisés. Enfin, la prise de Jésusalem par 50 000 braves qui en assiégeaient 100 000, consacra le succès de l’expédition, mais réduisit à 20 000 le nombre des vainqueurs. Cette petite armée fut bientôt assaillie dans sa conquête, et l’on est contraint d’admirer la page héroïque où l’histoire raconte la bataille d’Ascalon, dans laquelle Godefroy de Bouillon, semblable à Kléber dans les champs du mont Thabor et d’Héliopolis, enfonça, avec ses 20 000 hommes, les 300 000 du sultan du Caire.

Deuxième croisade. – La deuxième croisade (1147-1149) [63] montra l’inhabile combinaison de deux chefs et de deux armées agissant sans concert pour un but commun. Celle de l’empereur d’Allemagne, Conrad, imprudemment aventurée de Nicée sur Iconium, à travers des montagnes mal connues, des contrées désertes et dépourvues de vivres, périt presque entièrement des horreurs de la faim et vit ses débris tomber sous le cimeterre des Turcs. Éclairé par cette cruelle expérience, Louis VII côtoya la mer avec les Français, rencontra les Sarrasins qu’il battit au passage du Méandre, et se dirigea sur Attalie. Mais sa marche eut un dénouement malheureux ; les Turcs, attentifs à profiter de toutes les fautes, se jetèrent habilement sur l’avant-garde des croisés, séparée par trop de distance du corps principal, et la détruisirent. Cet échec fut aggravé par la fatale détermination du roi de prendre la mer pour gagner Antioche et de laisser l’armée attendre à Attalie les vaisseaux des Grecs dont la perfidie causa un véritable désastre ; en effet, les croisés, privés de moyens de transport impatiemment désirés, tentèrent de prendre la route de terre et de franchir les horribles défilés d’Antioche, mais il les trouvèrent occupés par l’ennemi et ne rejoignirent le roi qu’après avoir été cruellement décimés. Le siège de Damas, fécond en jalousies et en discordes sans fin, termina tristement une expédition coûteuse, mieux ordonnée, toutefois, que la première et animée de la parole de feu de Saint-Bernard.

Troisième croisade. Richard Cœur de Lion. Saladin. [64] – La troisième croisade (1180-1192) est faite par trois armées agissant encore séparément, comme si l’expérience des deux premières tentatives des chrétiens ne criait pas assez haut contre ce fatal système.

L’Empereur Frédéric Barberousse, qui conduisait la première armée, forte de 100 000 hommes, fit observer une discipline scrupuleuse, remporta la victoire d’Iconium, mais se noya en traversant le Selef ; ses soldats découragés se débandèrent, et furent égorgés isolément. Les deux autres armées, c’est-à-dire, celles de Philippe-Auguste et de Richard Cœur de Lion, devaient concerter leur marche ; mais ces princes, qui hivernèrent en Sicile, y devinrent ennemis et ne songèrent qu’à s’éloigner l’un de l’autre. Il résulta de cette mésintelligence que le siège de Ptolémaïs, commencé par les faibles forces de Lusignan, accrues, mais successivement, de celles des Français et des Anglais, contrarié par des discordes incessantes et par l’habile vigueur de Saladin, dura trois ans, et ne servit qu’à faire montre des prouesses chevaleresques de Richard. La place ayant été prise (1191), Philippe-Auguste éclipsé par un rival trop brillant, revint en France. Le roi d’Angleterre continua seul la guerre et remporta la victoire d’Arsur (1192), bataille qui devait lui livrer Jérusalem, mais dont il ne sut pas profiter. Après des exploits d’une bravoure théâtrale, Richard quitta l’Asie, où il ne laissa de durable que le souvenir de sa gloire. Les résultats de cette troisième irruption de l’Europe sur l’Orient étaient donc encore [65] nuls, malgré des flots de sang héroïquement versés.

Quatrième croisade (1202-1204). – Deux faits caractérisent cette croisade – 1° elle fut faite par une seule armée ; 2° elle ne combattit que des chrétiens à Zara, que des chrétiens encore à Constantinople.

Cinquième croisade. Le sultan du Caire. – La cinquième croisade (1217-1221) consista dans l’envahissement de l’Égypte et la prise de Damiette ; signalons l’habile mouvement du sultan du Caire qui, voyant les chrétiens en marche sur cette ville, s’interposa entre eux et leur base d’opération, c’est-à-dire Damiette : belle combinaison qui, aidée par l’inondation du Nil, décida la campagne et imposa à la retraite des croisés de cruelles conditions.

Sixième croisade. (1228-1229). – Elle ne donne lieu à aucun fait de guerre et aboutit à la vente de Jérusalem, consentie par le sultan Mélédin.

Septième croisade. Saint Louis. – Un héros dont le front est orné du diadème et de l’auréole du saint, Louis IX, roi de France, organise et conduit cette septième croisade (1248-12 54). Trois ans de préparatifs, une armée nombreuse régie par une sévère discipline, une direction unique, font présager des succès éclatants. Le roi s’embarque à Aigues-Mortes, et arrive dans l’île de Chypre, où il passe l’hiver à se concentrer : son plan consiste à attaquer le sultan du Caire, dont la domination s’étend sur la Syrie, cette terre promise de l’expédition. Les croisés débarquent à Damiette, qu’ils enlèvent par un audacieux coup de main [66] et y réunissent leur armée. L’inondation du Nil avait été si fatale aux chrétiens dans la tentative précédente que le roi résolut de rester à Damiette pendant l’époque des débordements du fleuve. Cette inaction de cinq mois, qui permettait la concentration des musulmans, constituait une faute grave qui eût pu être réparée sans d’héroïques imprudences. Les Français se dirigèrent enfin sur le Caire : leur avant-garde, arrivée à Mansourah, nom déjà funeste, se laissa entraîner à une poursuite inconsidérée et périt tout entière ; le gros de l’armée accourut, mais déboucha dans un désordre indicible, et ne dut la victoire qu’à son incomparable valeur : une autre bataille, livrée dans le même lieu, trois jours après, présenta le même acharnement. Ces rencontres bien que glorieuses ne décidaient rien, les vivres manquaient, le retour sur Damiette fut ordonné.

La retraite s’accomplit avec le décousu qui avait rendu l’offensive si malheureuse ; et la famine aidée de la peste décima bientôt les croisés. Calme au milieu de ces désastres, le roi, toujours combattant à l’arrière-garde, émerveillait les Sarrasins par sa fière contenance, et montrait l’intrépidité de Richard Cœur de Lion alliée au courage tranquille du saint. Le devoir de l’historien est d’exalter la gloire de ces tristes journées, mais l’art ne peut rien gagner à retracer une retraite qui ne fut qu’un long désordre et un massacre presque général. Louis, atteint de la peste, à bout de forces, les yeux en larmes, fut obligé de s’arrêter dans une maison isolée où il tomba au pouvoir des Sarrasins. [67] Alors commença une scène sublime, la plus belle de la chevalerie, montrant le guerrier vaincu, mais inébranlablement fidèle à l’honneur.

Huitième croisade. (1270). – Cette dernière croisade, conduite encore par Louis IX, eut un objectif stratégiquement blâmable, si l’intention était réellement de sauver les chrétiens de Syrie réduits aux dernières extrémités, mais il est permis de croire que la délivrance de cette province n’était pas le but du saint roi. En effet, le zèle de l’Europe pour ces infortunés s’était tellement refroidi, qu’une expédition en Syrie, même en Égypte, eût rebuté le plus ardent des croisés. On résolut donc de frapper un coup sur les Sarrasins de Tunis, placés aux portes de la France et infestant la Méditerranée de leurs pirates. C’était peut-être l’idée de la conquête de l’Afrique septentrionale réalisée par la France six siècles plus tard. L’expédition débuta brillamment par la prise d’assaut des ruines de Carthage, l’armée s’établit dans cette seconde Damiette, qui fut aussi fatale que la première ; on avait encore commis la faute de ne point être réuni, ce qui força à attendre l’arrivée de Charles d’Anjou, roi de Sicile, avant de pouvoir rien entreprendre contre Tunis. Dans cet intervalle, l’ardeur du soleil, le manque de vivres frais, l’usage des viandes salées, ravagèrent les rangs ; Louis IX lui-même fut atteint, et mourut au moment où les voiles de Charles d’Anjou se montraient à l’horizon. Les derniers moments du roi-chevalier expirant le crucifix sur la poitrine et sa vaillante [68] épée devant les yeux, terminèrent héroïquement l’ère des croisades et peuvent être considérés comme la fin du moyen Age militaire.

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Ière Partie : l’antiquité Égyptiens, Hébreux, Perses, Babyloniens, Assyriens, Indiens

[7] Les Égyptiens, les Hébreux, les Perses, les Babyloniens, les Assyriens, les Indiens sont les nations militaires primitives. En vain chercherait-on dans leur histoire quelque chose qui ressemblât à une méthode de guerre uniforme ; cette ténébreuse époque, que l’on peut appeler l’enfance de l’art, ne met en relief aucun général remarquable. Un seul axiome régnait alors, c’est que la victoire était du côté des multitudes, non pas dans le sens des gros bataillons selon l’adage moderne, mais dans celui des foules désordonnées : nous n’avons, du reste, des guerres de cette période que des récits fort incomplets, sauf pour une bataille, celle de Thymbrée (541), que Xénophon raconte en détail.

 

Les Grecs

 

[8] Miltiade. – Les invasions médiques, en menaçant la Grèce de dangers formidables, font paraître les premiers généraux vraiment dignes de ce nom. La guerre devient certainement un art dont les moyens varieront jusqu’à nos jours en raison des progrès accomplis, mais dont quelques règles fondamentales sont déjà posées. En effet, Miltiade, ouvrant à dessein à Marathon l’intervalle qui sépare les deux phalanges dont il dispose, appuyant solidement son armée à des obstacles naturels et artificiels, semble dignement inaugurer le règne des manœuvres et des dispositions tactiques.

Thémistocle. – Après lui, Thémistocle montre une sagacité profonde, en persuadant aux Athéniens d’abandonner leur ville sans combat, et de placer sur la flotte la fortune de la patrie. Quelques jours après, victorieux à Salamine, il délivre la Grèce, sinon de la guerre, du moins d’une destruction immédiate.

Xerxès et Mardonius. – Des talents réels, mais neutralisés par l’infériorité morale des troupes, distinguent aussi les généraux perses, auxquels il faut accorder de l’habileté dans l’invasion de la Grèce, faite en trois corps organisés, constamment approvisionnés parla flotte, et dans le combat des Thermopyles, où ils surent profiter de la sécurité imprudente de Léonidas. Après le départ de Xerxès, Mardonius fit preuve de qualités solides : [9] sa sage retraite en Béotie, son établissement sur la gauche de l’Asopus, couvert par des ouvrages de fortification bien entendus, son plan de surprise qui aboutit à la bataille de Platée (479) couronné par l’auréole d’une mort glorieuse, sont les titres d’un vrai mérite.

Siège de Potidée. – Athènes était à peine délivrée des attaques de l’Asie qu’elle s’engagea dans la lutte contre Potidée, dont le siège fit briller la vigueur d’Aristée, et attesta dans ce chef une entente admirable de la guerre défensive ; on citera pour exemples son coup de main sur la Chalcidique et l’embuscade dressée près de la ville des Sermyliens. Le siège lui-même fut rempli d’ailleurs de difficultés, nécessita une immense circonvallation et imposa aux Athéniens la première idée d’une solde permanente.

Guerre du Péloponèse. Périclès. – Bientôt la guerre civile, celle du Péloponèse, vient mettre aux prises les deux peuples les plus militaires de la Grèce et illustrer Périclès qui débute par une combinaison hardie et inspirée du génie de Thémistocle. Tandis que l’incendie ravage les champs de l’Attique qu’ont envahie les Lacédémoniens, une flotte de cent vaisseaux jette dix mille Oplites sur les côtes de la Laconie, de l’Elide et de la Locride, c’est-à-dire sur la base d’opérations des assaillants et les force à la retraite. A côté de cette belle conception se trouvent une foule d’enseignements tactiques. Le principal résulte du siège de Platée (430), qui fit ressortir l’art de l’ingénieur, celui du mineur et qui vit naître un principe généralement [10] exploité par les modernes, consistant à ménager de bonne heure derrière les parties les plus exposées de l’enceinte des places, des coupures et des ouvrages de fortification passagère. Les défenseurs de Platée léguèrent, en outre, un noble exemple à la guerre de siège : réduits aux dernières extrémités, ils sortirent de leur ville et percèrent les lignes des Péloponésiens, acte de vigueur qui avait le double lustre de l’héroïsme et de la nouveauté de l’idée.

Démosthène. – Les campagnes les plus remarquables de la guerre du Péloponèse furent celles de 429, 426, 425 et 424 ; la première offrit deux coups de main instructifs : l’embuscade de Strates et la surprise tentée contre Athènes. Celle de 426 eut pour fait principal la bataille d’Olpes dans laquelle on constate l’emploi d’une troupe tombant dans un moment décisif sur le point important du champ de bataille ; nul doute que Démosthène, général athénien, n’ait montré dans cette journée la sagacité d’un grand homme de guerre, en plaçant un corps considérable sur les derrières de l’ennemi qui essuya une défaite complète. D’heureuses embuscades et la surprise d’Idomène, amenée par une vive marche de nuit, ajoutèrent à la réputation du vainqueur, qui s’illustra encore dans cette campagne par la défense de Pylos et la prise de Sphactérie : beaux faits d’armes dont le dernier surtout doit fixer l’attention, car il indique l’usage des réduits dans les forteresses, moyens puissants auxquels les Grecs, on le voit, songèrent de bonne heure [11].

Brasidas. – Les anciens appréciaient aussi la rapidité des marches, et la plus belle preuve de cette vérité se trouve dans la campagne de 425. En effet, Brasidas, général spartiate, partant d’Héraclée de Trachinie, se porta vivement par Mélitie sur Pharsale, campa sur les bords de l’Apidanus, marcha avec la même vigueur sur Pharclum et Pherrebie, arriva à Dium, puis en Chalcidique, où il se joignit à Perdiccas, roi de Macédoine, ayant ainsi traversé toute la Thessalie hostile et déjoué les calculs des généraux athéniens.

Pagondas. – La victoire de Démosthène à Olpes avait démontré l’irrésistible effet des troupes embusquées débouchant à l’improviste sur les derrières d’une armée. Pagondas, général lacédémonien, fit, à la bataille de Dellum (424), une ingénieuse application de ce principe : voyant son aile gauche détruite, il détacha un gros corps de cavalerie qui, sans être aperçu, tourna une colline, et formant, pour ainsi dire, une embuscade mobile, tomba subitement sur l’aile droite athénienne et donna la victoire. Remarquons dans cette même journée le judicieux emploi de la cavalerie, dont les allures vives rendirent possible un mouvement que l’infanterie n’eût pu exécuter à temps.

Guerre de Sicile. – Après la guerre du Péloponèse, les Athéniens furent entraînés dans celle contre la Sicile, qui fut fertile en enseignements. On lui doit, en effet, l’invention du mot de ralliement et le stratagème de masquer à l’ennemi la marche et la position des [12] troupes au moyen de feux mobiles. Le fait le plus saillant de cette lutte fut le siège de Syracuse, qui dura deux ans (414-413), et consacra le principe des sorties, l’essai des brûlots et l’usage des conseils de guerre dans les circonstances graves.

Retraite des Dix-Mille. Xénophon. – Dix ans après, l’histoire présente les Grecs combattant à Cunaxa, comme auxiliaires de Cyrus, puis réduits à une poignée d’hommes traversant fièrement l’Asie mineure, et y faisant cet immortel voyage appelé retraite des Dix-Mille (401). Xénophon, qui en fut le général et l’historien, nous apprend qu’il l’exécuta en carré, les bagages et les esclaves au milieu ; une arrière-garde de six cents hommes, constamment les mêmes, avait mission de rester sur place lorsque l’armée était obligée de rétrécir sa forme dans les chemins étroits et les gorges des montagnes. Une grande partie des principes modernes relatifs aux retraites trouvent leur origine dans les dispositions de cette délicate opération dans laquelle les Grecs employèrent fréquemment les marches de nuit pour se distancer davantage des Perses, qui ne montrèrent pas moins d’habileté en détachant des corps nombreux destinés à prévenir leurs ennemis sur les points importants de leur passage.

L’étude attentive de cette retraite dénote à chaque pas des beautés de détail : on citera l’invention par un soldat rhodien des ponts d’outres pour le passage du Tigre, la marche dans le pays des Carduques, celle sur le fleuve Centrite, qui furent un combat continuel [13] ; enfin, le passage des montagnes neigeuses de l’Arménie. Ce dernier, si bien fait pour attrister des yeux habitués au beau ciel de la Grèce, montre Xénophon marchant à la tête de ses troupes, partageant leurs souffrances, organisant lui-même leurs bivouacs et apprenant aux généraux futurs à agir sur le moral de leurs soldats.

La dernière période de cette retraite développa la tactique et l’enrichit de deux innovations importantes. La première résulta d’un combat acharné livré contre la métropole des Driliens, et dans lequel les Grecs eurent l’idée d’arrêter la poursuite des barbares en incendiant les villes et les bourgs qu’ils traversaient : ce moyen, qui réussit complètement, fut un enseignement utile, dont les modernes, et surtout les Russes, en 1812, ont fait de terribles applications. Enfin, un glorieux engagement, soutenu contre les Thraces de la Bithynie, dota l’art d’un principe qui a eu une immense fécondité. Considérablement affaibli par plusieurs mois de marches et de combats, Xénophon, pour résister à ces nouveaux ennemis, imagina de n’engager qu’une partie de ses troupes et d’établir d’avance des corps spéciaux derrière son ordre de bataille afin de les porter au soutien des parties qui faibliraient. Cette disposition procura une victoire brillante et consacra l’usage des réserves suffisant pour immortaliser cette admirable retraite.

Épaminondas. – Quittons ces lointaines contrées pour revenir en Grèce, où une nouvelle guerre [14] civile, celle entre Sparte et Thèbes, a fait surgir un grand tacticien, Épaminondas. Dans une première bataille, celle de Leuctres (371), le héros thébain crée l’ordre en échelons, l’ordre de bataille renforcé sur une aile, et sait tenir compte, avec une incomparable sagacité, de la conduite de son adversaire, resté fidèle à l’usage des Grecs, qui se formaient en croissant pour envelopper une armée inférieure. Une victoire complète couronne ces admirables dispositions qui obtiennent un nouveau triomphe à Mantinée (363).

Dans cette dernière journée, l’armée thébaine exécute une conversion de toute la ligne, et, lorsque l’aile renforcée arrive à la hauteur du centre d’Agésilas, elle se précipite avec une vigueur irrésistible et rompt la ligne des Lacédémoniens. A l’éclat de cette manœuvre savante, origine de l’ordre oblique, Épaminondas ajoute celui d’une mort magnanime, qui montre combien le désir de la gloire animait son cœur.

Philippe. – Ces beaux exemples portent des fruits rapides dans la lutte suprême que la Grèce soutient contre Philippe de Macédoine. Ce prince, habile tacticien, allait imiter Épaminondas à Chéronée, ce Waterloo des Grecs (338), lorsque la fougue de son jeune fils, Alexandre, jeta sa gauche sur l’armée athénienne et compromit le succès de la journée. Mais la ténacité de la phalange répara tout et mit en lumière un principe très important, celui de ne jamais désespérer de la victoire, tant qu’il reste des troupes [15] organisées. Ajoutons, à la gloire de Philippe, qu’il est le premier général qui ait su développer chez le soldat cette valeur morale et cet amour de la gloire qui transfigurent le guerrier en héros, et lui font tenter ce que le soldat ordinaire qualifie d’impossible. Les six mille hommes de la phalange macédonnienne qui gagnèrent la bataille de Chéronée étaient la garde d’un roi qui les appelait ses enfants et ses camarades, qui les exerçait journellement sous ses yeux, leur donnait partout l’exemple et en avait fait une troupe incomparable.

Philippe a eu de nombreux imitateurs, et le plus bel essai en ce genre est assurément la vieille garde de Napoléon, formée de soldats vainqueurs des meilleures troupes de l’Europe, résolus à suivre au bout de l’univers celui qui savait si bien parler leur langage et toucher leur cœur généreux. Ainsi s’expliquent les prodiges de 1814, ceux plus grands encore de Planchenoit et l’hécatombe de Mont-Saint-Jean.

Alexandre. – La Grèce est asservie ; le joug macédonien pèse à jamais sur cette noble patrie des arts et de la civilisation ; elle devient sujette, tributaire d’un jeune conquérant qui plane sur cette période militaire, Alexandre, auquel les siècles ont donné le nom de Grand et que son époque avait déifié. A la tête d’une armée de 35 000 hommes à peine, il part à la conquête de l’Asie connue, possédant des armées constituées et défendue par des peuplades belliqueuses, ainsi que l’avait prouvé la retraite des Dix-Mille. Ces armées [16] fussent-elles lâches au dernier point, et ces peuples eussent-ils perdu tout sentiment d’indépendance, ce qui n’était pas, assurément, il y avait vraiment de l’héroïsme à aller jeter 35 000 soldats au sein de millions d’hommes prêts à disputer un pays presque inconnu et fécond d’accidents défensifs. Si cette conception ne mérite pas toute l’admiration dont on l’a saluée, elle n’en décèle pas moins un génie militaire étendu, montrant la route aux conquérants futurs. Il y a plus : Alexandre, en envahissant l’Asie avec une poignée de monde, semble rendre les grands hommes de guerre solidaires les uns des autres, et créer l’aristocratie des conquérants au-dessus des grands capitaines, exclusivement hommes de métier. Annibal, César, Charlemagne, Gustave-Adolphe, Charles XII, Napoléon sont obligés, sous peine de déchéance et de n’occuper que deux ou trois pages dans une histoire universelle, selon la belle expression du dernier, d’imiter Alexandre, et d’entraîner leur patrie à ces guerres lointaines autrement difficiles que les guerres ordinaires. Rien de plus aisé aujourd’hui que de vaincre les distances, depuis l’emploi de la vapeur et de l’électricité : aussi les guerres d’invasion n’exigent-elles plus des génies, mais seulement des hommes d’un grand esprit pratique ; des masses égales et supérieures, si l’on veut, à celles de la défense, transportées en peu de temps, les vivres toujours assurés, une communication permanente et rapide avec la mère-patrie, le pays à envahir connu par des cartes d’une exactitude suffisante, quand elle n’est pas [17] minutieuse, constituent, dans les invasions modernes, un bien-être qui ne réclame plus que de l’ordre et de l’activité, et qui paraît devoir anéantir la généalogie des conquérants. On ne saurait donc trop admirer l’essor que prend l’art militaire sous les pas des Macédoniens, en parcourant un horizon qui recule sans cesse et en créant ce que nous n’hésiterons pas à appeler la stratégie.

Le premier soin d’Alexandre fut celui qu’on a toujours pratiqué depuis, l’établissement de la base d’opérations, c’est-à-dire la conquête de tout le littoral asiatique à laquelle il consacra trois ans de combats (334-32).

Campagne de 334. – Le Granique est passé à gué devant l’armée de Memmon en position : cette action hardie, imprudente même, et dans laquelle le jeune héros combat avec une valeur sans égale, nous montre la cavalerie des Perses se conduisant bravement, mais leur infanterie détruisant par sa faiblesse l’effet des bonnes dispositions de Memnon. Après la victoire, Alexandre donne un exemple rare dans la civilisation antique et que les modernes ont noblement imité : il élève des statues de bronze aux braves de son armée qui ont succombé, visite les blessés, leur parle de la gloire qu’ils se sont acquise et leur fait prodiguer les soins nécessaires. Étendant aux vaincus une bienveillance pleine de générosité, il ordonne d’ensevelir avec pompe les généraux perses tués au combat, et entoure les blessés ennemis de la même sollicitude que ceux des Macédoniens [18]. Cependant, Memnon s’était retiré dans Halicarnasse, où il fut bientôt assiégé : sa défense dans laquelle il employa tous les moyens connus, mines, machines, sorties, incendies, retranchements en arrière des points d’attaque, fut un modèle de ténacité. Après la chute de la place, ce général montra des talents peu communs en s’emparant des îles de Chio et de Mitylène, situées sur les derrières d’Alexandre ; il se disposait même à aller porter la guerre en Grèce et peut-être à y rappeler le conquérant, lorsque la mort vint l’arrêter. Cette belle manœuvre, employée déjà par Périclès, doit fixer l’attention des militaires, et est encore un des moyens les plus féconds de la stratégie moderne.

Campagne de 333. – L’année suivante, Alexandre continuant à longer le littoral, rencontre Darius disposé à tenter de nouveau le sort des armes. Bataille d’Issus ; le héros crée dans cette journée un précédent mémorable qui a déteint sur tous nos grands capitaines : il assemble ses généraux pour leur annoncer une grande bataille et stimuler leur courage par de glorieux souvenirs ; puis, parcourant le front de son armée, il remplit l’âme de tous du feu des combats, appelant nominativement, dit Arrien, non seulement les principaux chefs, mais les ilarques, les moindres officiers. Les cris d’en avant répondent à son ardeur ; il se met alors à la tête de sa droite, enfonce la gauche des Perses, puis se rabattant sur leur centre avec son aile victorieuse, l’écrase par cette concentration [19] faite sur le point décisif. La tactique moderne offre-t-elle quelque chose de plus beau, et ne croirait-on pas lire une bataille de Napoléon ? Il reste bien entendu qu’une pareille comparaison n’est faite qu’au point de vue des moyens de l’art, et que les obstacles opposés à Napoléon ne peuvent être mesurés à ceux que des troupes peu courageuses présentèrent à Alexandre ; cependant le combat fut vif au centre, car il avait lieu contre les Grecs mercenaires de Darius, et il était favorisé par les bords escarpés du Pinare. Ce centre, localement favorable à la défensive, formé des meilleures troupes du roi de Perse et honoré de sa présence, était donc la clef du champ de bataille : aussi ce fut contre lui qu’Alexandre porta toutes ses forces. La bataille terminée : visite des blessés, inhumation des morts faite avec pompe et en présence de toute l’armée, récompenses nombreuses distribuées aux braves.

Campagne de 332. – La campagne suivante est employée à faire tomber Tyr et Gaza : la première fait une résistance plus belle encore que celle d’Halicarnasse ; on trouve dans ce siège la nécessité de l’investissement complet démontrée, et l’usage des sorties et des brûlots. Gaza, bien défendue par Bétis, succombe à son tour, et tout le littoral de la Méditerranée reconnaît la domination macédonienne.

Campagne de 331. – Darius, retiré au cœur de son empire, essaie un dernier effort dans les plaines d’Arbelles, mais la victoire, incontestablement mieux [20] disputée qu’à Issus, se déclare de nouveau pour Alexandre.

On doit conclure de ces quatre campagnes que la résistance des Perses, très médiocre en bataille rangée, fut admirable dans les sièges, et que c’était vraiment se jouer héroïquement des choses que d’entreprendre la conquête de l’Asie avec 35 000 hommes.

Campagnes de 330, 329, 328, 327. – Entrée à Babylone ; la monarchie des Perses est anéantie ; Darius, lui-même, tombe sous le poignard de Bessus, satrape de la Bactriane (330).

Le conquérant ne se laisse arrêter ni par les palais de Babylone, ni par l’éloignement, et peut-être le frémissement de la Grèce asservie : amant de la gloire, il la poursuit jusqu’aux limites du monde connu. Dans la campagne de 329, l’Hycarnie est soumise, l’Oxus passé, et une victoire sur Bessus complète ces succès.

Les difficultés croissent dans la campagne de 328 dans laquelle les Scythes, peuple belliqueux, sont accablés à leur tour. L’année suivante, la Bactriane, vainement défendue par Bessus, est placée sous le Joug, et ce satrape expie dans les supplices le meurtre de Darius que la grande âme du conquérant a pleuré.

Campagne de 326. – La révolte des Sogdiens, des Choriens, des Aspiens remplit la première partie de la campagne de 326 ; après des combats très sérieux, qui contrastent avec ceux livrés jusqu’ici, ces peuples sont maîtrisés. Bientôt une nation brave et disposant d’un élément tactique nouveau, prétend arrêter les vainqueurs [21] : Porus, roi de l’Inde, oppose aux Macédoniens ses nombreux éléphants, redoutables citadelles vivantes qui effraient hommes et chevaux, mais Alexandre se rit de ces obstacles, passe l’Indus resté jusqu’alors une frontière redoutée, et enlève de vive force le passage de l’Hydaspe. Arrivé à l’Hyphase, il veut pousser plus loin encore, mais ses soldats fatigués et attristés de voir fuir de plus en plus la patrie, refusent de le suivre : exemple d’indiscipline qui étonne aujourd’hui, mais très concevable si l’on considère que l’armée d’Alexandre se composait en majeure partie de Grecs, entraînés sur ses pas par le seul désir de la gloire, et qui croyaient avoir assez fait pour elle en s’éloignant à plus de 800 lieues de leur pays. L’ordre de la retraite sur l’Hydaspe est donné et le retour à Babylone se fait non par la route connue de l’invasion, mais à travers un pays fertile en nouveaux combats. L’armée s’embarque sur l’Hydaspe, interrompt une navigation difficile pour porter des coups terribles aux Malliens et aux Brachmanes, entre dans l’Indus, et descend son cours majestueux jusqu’à son embouchure, où le phénomène du flux et du reflux frappe les yeux des Méditerranéens étonnés. Alexandre ramène ensuite ses phalanges à Babylone, et s’éteint à trente-deux ans au milieu d’excès qui ternissent mais n’effacent pas l’éclat d’une vie merveilleuse.

Aratus Philopœmen. – L’histoire militaire des Grecs n’offre plus après Alexandre que le triste spectacle de guerres civiles ; c’est d’abord celle relative à la succession [22] de son empire (320-301) ; puis la ligue achéenne, qui produit deux grands généraux, Aratus et Philopœmen, mais amène en Grèce le protectorat romain, avant-coureur de l’asservissement.

 

Les Romains

 

Age primitif. – Pendant que l’art de la guerre naissait en Grèce et s’y développait rapidement, il trouvait une autre patrie chez un peuple moins brillant peut-être dans ses débuts, mais que de fortes institutions militaires, le courage et de grands capitaines rendirent le maître du monde : nous avons nommé les Romains.

Rome fut, comme Athènes et Sparte, le berceau d’un nouveau Mars : en effet, l’absence absolue de marine, la nullité des communications avec la civilisation grecque que les Romains ne connurent que tard, prouvent suffisamment que le génie qu’ils montrèrent dans la guerre ne fut point une copie de celui des Grecs et qu’il naquit véritablement au Capitole.

L’âge primitif de la science militaire, à Rome, commence avec la fondation même de cette ville dont le premier cri est un cri de guerre, le rapt des Sabines (749). Les luttes contre les Crustumériens et les Antemnates (748), celles contre les Véiens (738-736), n’offrent rien de remarquable au point de vue de l’art : Romulus, roi et général, combattant avec le glaive à la tête de ses nouveaux sujets, n’est que le premier des [23] guerriers. Le règne de Numa donne un repos de quarante-trois ans, pendant lequel les lois civiles et militaires font de Rome un État plus homogène et posent les bases de cette discipline qui devait faire naître tant de dévouements et de victoires. Après Numa la guerre devient pour ainsi dire permanente : les Latins, les Sabins, les Véiens, les Volsques, les Étrusques, les Èques, les Gaulois, les Samnites sont les ennemis qui se présentent tour à tour. La guerre contre la Confédération samnite, composée de sept périodes (343-269), interrompues par de simples trêves, fut une longue effusion de sang, dans laquelle l’art fit quelques progrès : ce fut d’abord le siège de Fidènes (665), dans lequel les Romains employèrent la mine pour la première fois ; celui de Véies qui dura dix ans (405-395), fut mal commencé, souvent interrompu et créa une institution utile qui va dégager l’art des étreintes du besoin et lui donner plus d’essor, celle de la solde. Cette lutte acharnée fut d’ailleurs une excellente école : elle posa un principe d’honneur décrété par le Sénat, stipulant que toute armée qui capitule en rase campagne est indigne de la patrie et doit être rejetée de son sein (321).

Pyrrhus. – Bientôt le regard de convoitise que Rome jette sur l’Italie méridionale y amène un prince grec, Pyrrhus, roi d’Epire, auquel Tarente a confié la défense de son indépendance. Il débarque dans cette ville, montre aux peuples stupéfaits ses escadrons d’éléphants et marche aux Romains [24]. Ceux-ci, glacés de terreur à l’aspect de ces terribles animaux, sont vaincus dans la première rencontre, à Héraclée (280) mais bientôt leur discipline et leurs solides institutions réparent ce malheur, et Pyrrhus, qui croyait marcher sur les pas d’Alexandre, est contraint de regagner la Grèce.

Second âge. Guerres puniques. – C’est à l’année 264, aux guerres puniques, que commence le second âge de l’art chez les Romains. Il est dominé par quelques noms utiles au progrès militaire et surtout par un héros faisant la guerre à la façon d’Alexandre, n’ayant pas, il est vrai, les distances à vaincre, mais obligé de combattre des hommes vraiment soldats, des généraux méritant un pareil nom et un peuple habitué par cinq siècles de victoires à assujettir les autres ; on a reconnu la grande figure d’Annibal, génie séduisant que Napoléon ne cessait d’admirer.

Première guerre punique. Régulus. Xantippe. – La première guerre punique (264-241) fait passer les Romains en Sicile ; ils conquièrent cette île en deux ans, moins la ville de Lilybée, mais reconnaissant bientôt le besoin d’une marine pour lutter contre Carthage, que ses vaisseaux font appeler la reine des mers, construisent des flottes nombreuses dont les marins novices n’hésitent pas à se mesurer avec les Carthaginois. Leurs débuts sont des plus brillants (260) : conquête de la Corse et de la Sardaigne ; débarquement de Régulus en Afrique (257), victoire d’Adis et prise de Clypéa (256). Carthage menacée, appelle [25] alors à son aide Xantippe, tacticien et mercenaire grec ; Régulus est vaincu, fait prisonnier et la guerre reportée en Sicile. Longs sièges de Lilybée et d’Eryx.

Cette première période de vingt-trois ans doit être remarquée pour deux motifs : d’abord, l’usage que les Carthaginois, imitateurs de Pyrrhus, firent des éléphants ; en second lieu, le développement d’un élément nouveau et puissant, la marine, qui étendit au loin la domination de Rome. Cependant, malgré l’acharnement des deux peuples, cette lutte pâlit devant la seconde, à laquelle le grand nom d’Annibal donne les proportions de l’épopée.

Deuxième guerre punique. Annibal. – Carthage, dépossédée de la Corse et de la Sardaigne, chercha un glorieux dédommagement dans la conquête de l’Ibérie, réalisée par Amilcar Barca (237-229). Tué dans une bataille contre les Lusitaniens, celui-ci laissa, pour lui succéder, Asdrubal, son gendre, et un fils, Annibal, dont l’enfance a été témoin de huit ans de combat, et auquel la mort de son beau-frère donne bientôt le commandement suprême. Ce héros de vingt-cinq ans consacre deux années à assurer sa domination en Espagne (220-219) ; puis, indigné des prétentions du Sénat, qui avait osé assigner l’Èbre comme limite aux conquêtes des Carthaginois, il se jette sur Sagonte, la protégée des Romains, et la prend après une admirable résistance ; siège fameux, qui, à deux mille ans d’intervalle, inspira son souvenir aux défenseurs de Saragosse.

[26] Campagne de 218. – Rome, surprise au milieu de la paix, envoie des ambassadeurs à Carthage et à Annibal ; vaines tentatives : car celui-ci a résolu d’aller détruire le Capitole, non par la route de la mer, qui offre des chances trop incertaines, mais par celle de terre. Tomber comme une avalanche du haut des Pyrénées sur la Gaule et la haute Italie, marcher sur Rome, en entraînant les peuples contre une domination détestée, tel est le plan du vainqueur de Sagonte, vaste conception du génie, origine évidente de ces marches qui ont doté la stratégie de moyens nouveaux, et peut-être enfanté Marengo et Ulm.

Il laisse en Espagne son frère, Asdrubal, traverse l’Èbre, franchit les Pyrénées, le Rhône, les sommets neigeux des Alpes, et débouche dans les fertiles plaines du Pô. Cependant, un trouble vertigineux préside aux conseils du Sénat, qui apprend presque en même temps le passage de l’Èbre et celui des Alpes et confie à l’armée du consul Scipion rassemblée à la hâte le soin de couvrir la haute Italie. Bataille du Tessin (218). La cavalerie romaine, renversée par les Numides, les vaincus refoulés sur la rive droite du Pô, où le consul Fabius, prudent et habile, inaugure une tactique qui a fait sa gloire, celle de la temporisation. Refusant les grandes batailles, il prend des camps défensifs, marche, se dérobe, manœuvre constamment, afin d’émousser l’ardeur d’Annibal : mais cette tactique, profondément calculée, n’est pas celle de Sempronius, collègue de Fabius, et les deux généraux tentent le sort des [27] armes dans une action générale. Bataille de la Trebbie : les Romains écrasés.

Campagne de 217. – Le Sénat envoie en toute hâte le consul Flaminius pour défendre les débouchés de l’Apennin, ces Thermopyles de l’Italie ; mais Annibal les franchit en plein hiver, en dépit de tous les obstacles et débouche en Etrurie. Bataille de Trasimène : victoire éclatante : troisième affront infligé au nom romain.

Campagne de 216. – L’effroi était dans Rome. un seul homme ne désespère de rien, c’est Fabius. Ce sage temporisateur, qui a donné son nom à la tactique purement défensive et expectante, reste sourd à toutes les provocations de son impétueux ennemi, lui oppose, en Apulie, des campements sur de fortes positions, et cette patience, aidée du temps, victorieuse souvent des plus grands obstacles. Mais sa sage conduite est peu goûtée d’un peuple habitué à vaincre, et il est remplacé par le consul Varron, qui entraîne son collègue Paul-Emile à affronter une quatrième fois Annibal.

Bataille de Cannes. Désastre sanglant, qui met Rome aux pieds de Carthage : c’en était fait de la République, si, après cet éclatant triomphe, Annibal eût marché sur le Capitole. Mais une prudence, qui contraste avec la hardiesse déployée jusqu’ici, la nécessité, très justifiée, du reste, de dominer l’Italie méridionale, afin de recevoir des renforts de l’Afrique, l’empêchent d’aller triompher dans Rome avant d’avoir réparé les pertes de trois ans de marches et de combats.

[28] Campagnes de 216, 215 et 214. – Tandis que Junius Péra, dictateur, décrète l’armement de tous les citoyens romains, de dix-sept à cinquante ans, plus celui des esclaves, Annibal, réduit à l’inaction, autour de Capoue, par les pertes énormes de son armée, essuie trois échecs dans les environs de Nola, et perd ainsi le prestige de son invincibilité : son lieutenant Hannon est complètement battu à Bénévent, et ces malheurs forcent les Carthaginois à abandonner la Campanie.

Mais bientôt le grand capitaine reprend le dessus et donne un nouveau spectacle. Ce n’est plus le conquérant envahisseur, mais le tacticien forcé à la défensive, se maintenant en Italie par des prodiges d’activité et de vigueur, ayant à lutter contre des armées reconstituées et fières de quelques succès, tandis que ses vieilles bandes, souvent sans vivres, et n’ayant reçu aucun renfort, diminuent de jour en jour. Les campagnes de 212 à 203, dans lesquelles Rome court de nouveaux dangers, sont des modèles ; elles montrent le grand homme aux prises avec l’adversité, le génie trahi par les moyens.

Campagne de 212. – Dans la campagne de 212, Annibal fait lever aux Romains le siège de Capoue, dresse à Sempronius Gracchus une embuscade en Lucanie où il détruit son armée, écrase le corps de Pénula, et remporte à Herdonée une décisive victoire sur le préteur Cn. Fulvius.

Campagne de 211. – L’année suivante, il tente enfin un coup de main sur Rome, mais il la trouve couverte [29] par des forces considérables animées d’un ardent patriotisme ; cette entreprise malheureuse enhardit les Romains et leur livre Capoue laissée sans soutien.

Campagne de 210. – La campagne de 210 amène une nouvelle victoire du grand capitaine à Herdonée ; mais ce beau succès est balancé par quelques revers, dont le plus sensible lui est infligé à Salapie par Marcellus, qui a le premier la gloire de vaincre, en bataille rangée, le terrible général.

Campagnes de 209 et de 208. – Trois batailles livrées dans les deux campagnes de 209 et de 208 ensanglantent encore les environs de Capoue : la première indécise, la deuxième funeste aux Romains, la troisième à Annibal. Mais le rusé Carthaginois ne se décourage pas ; une adroite embuscade (208) lui ramène la victoire et coûte la vie à Marcellus ; la levée du siège de Locres complète ce succès.

Campagne de 207. Le consul Néron. – La campagne de 207 est décisive. Annibal victorieux combine le plan habile de se faire joindre par son frère Asdrubal, qui devait quitter l’Espagne et suivre comme lui la route des Pyrénées et des Alpes. Si ce secours de cinquante mille hommes parvient à le joindre, nul doute que Rome ne soit bientôt ramenée aux jours néfastes de Trasimène et de Cannes. Mais cette conception profonde avait à surmonter des difficultés immenses pour assurer la jonction de deux armées placées à des distances si grandes, et séparées par des ennemis auxquels la victoire rendait ses faveurs. En ce moment [30] paraissait en effet, pour le salut de la république, un grand homme de guerre, que cette seule campagne immortalise, le consul Néron. Les Romains, instruits de la marche d’Asdrubal, avaient deux armées : l’une sur le Métaure, sous le consul Salinator, l’autre sous le consul Néron, en Lucanie. Celui-ci, après un succès important sur Annibal, apprend l’arrivée de son frère par des courriers interceptés : il conçoit alors la belle idée stratégique, si souvent imitée, de laisser la plus grande partie de son armée comme rideau en Lucanie, et de se porter avec six mille hommes d’élite sur le Métaure, pour y renforcer un collègue détesté, mais dépositaire des destinées de la patrie. Il le joint après une marche rapide, enveloppé du secret indispensable devant un observateur tel qu’Annibal ; et tous deux remportent une victoire qu’ils apprennent cruellement au grand capitaine en jetant dans son camp la tête ensanglantée d’Asdrubal. Annibal se met alors en retraite sur le Brutium, où il se maintient à force de talent, conservant encore, dans une diversion de son frère Magon, une lueur d’espoir ; mais l’échec de celui-ci et l’invasion de Scipion en Afrique le forcent à son tour d’accourir au secours de Carthage.

Scipion. – Pendant ces longues et intéressantes luttes d’Italie, source intarissable pour la grande comme pour la petite guerre, de beaux faits d’armes décelaient un illustre général, assurément inférieur à Annibal, mais digne d’une belle couronne militaire et [31] civique, Publius Cornélius Scipion. Nommé préteur à l’âge de vingt-quatre ans, il avait demandé au Sénat d’aller venger son père tué en Espagne (212) et y avait fait de glorieux débuts.

Dans une première campagne (210), il s’était emparé de Carthagène au moyen d’un stratagème habile, et avait su engager dans l’alliance de Rome un grand nombre de princes ibériens attirés par une douceur qui n’excluait pas l’énergie : bientôt les batailles de Bétula (209) et d’Élige (208) enlevèrent l’Espagne aux Carthaginois et les réduisirent à la seule ville de Gadès. Après ces succès éclatants, Scipion, n’ayant plus d’ennemis à combattre, revint à Rome qu’il trouva remplie du bruit de ses victoires et de ses vertus.

Tel est l’heureux capitaine auquel le cri public décerne, à trente-deux ans, l’honneur du consulat, et qui va mettre le comble à une gloire sans nuage par une dernière campagne contre Annibal lui-même.

Profondément inspiré des souvenirs de la première guerre punique et des succès de Régulus, discernant avec une parfaite clairvoyance les causes qui avaient empêché les Romains de réussir dans leur invasion en Afrique, Scipion se fait dans le Sénat le promoteur d’un plan que l’alliance de Massinissa doit rendre fécond, et dont l’effet immédiat sera le rappel d’Annibal. Après bien des hésitations, dues surtout à l’esprit temporisateur du vieux Fabius, il reçoit l’autorisation de passer en Afrique (204). Un brillant combat, qui coûte la vie à Hannon, le siège d’Utique, une [32] grande et nouvelle victoire dans les environs de cette place (203) réalisent tout d’abord le plan de Scipion, en faisant donner à Annibal l’ordre de quitter l’Italie pour couvrir Carthage : celui-ci abandonne la terre de ses exploits, le cœur navré (202).

Campagne de 202. Scipion et Annibal. Les deux armées se rencontrent enfin à Zama, où se livre une bataille du plus haut intérêt tactique : dès le début de la lutte, les éléphants d’Annibal, effrayés du cri des Romains, refluent sur sa cavalerie et y causent un désordre que le coup d’œil exercé du numide Massinissa utilise en chargeant à fond ; nos meilleurs officiers de cavalerie n’eussent pas mieux fait. Scipion lance alors son infanterie sur celle de l’ennemi, mais ne se dissimulant pas la résistance que vont opposer à ses légionnaires ces bandes victorieuses dans vingt batailles, il appelle à son aide une tactique nouvelle qui consiste à faire déborder le front de l’infanterie carthaginoise en portant les princes et les triaires à hauteur des hastaires, c’est-à-dire en plaçant sur une seule ligne les trois éléments de la légion. Cette manœuvre exécutée contre un adversaire qui n’avait plus aucun appui à cause de la destruction de la cavalerie fut décisive et procura la victoire, malgré les prodiges d’Annibal et de ses vieux soldats. On ne saurait donc trop méditer cette bataille de Zama, qui consacre le principe du débordement des ailes, auquel Sadowa vient de donner une nouvelle et brillante sanction.

[33] Les deux siècles qui suivent la rivalité de Rome et de Carthage présentent un spectacle varié : d’un côté c’est la grande guerre résumée dans les noms de Scipion Emilien, de Marius, de Sylla, de Mithridate, de Lucullus, de Pompée, de César, faite sur les beaux modèles qu’on vient d’esquisser ; de l’autre apparaît un genre tout spécial où les maîtres se montrent avec tout l’éclat de la nouveauté et de la gloire, la guerre de partisans personnifiée dans Viriathe et Sertorius et ayant pour théâtre un pays qui en est comme le sol classique.

Viriathe. – Conquise par Scipion l’Africain, l’Espagne, riche à cette époque de mines d’or et d’argent et accablée d’exactions par des préteurs avides, s’était révoltée plusieurs fois (170 et 154-152). La puissance romaine, aidée des armes de la duplicité, avait rétabli les Ibériens sous le joug, lorsque surgit de cette noble terre de l’indépendance un jeune homme, Viriathe. Pâtre dans son enfance, chasseur, brigand ensuite, mais par dessus tout amant de sa liberté et de ses montagnes, connaissant à fond le pays et ses immenses ressources défensives, il réunit 10 600 hommes, grossit ce noyau de nombreux volontaires, et l’Espagne se soulève une troisième fois.

Quatre préteurs vaincus tour à tour (149-146) apprennent à Rome l’existence d’un terrible ennemi : le partisan est moins heureux dans les deux campagnes suivantes (145-144), mais dans celles de 143, 142, 441, il renoue une période de victoires illustrée par le [34] combat d’Itrique (142) et par les nouvelles fourches caudines qu’il inflige au consul Fabius. Le Sénat ne vient à bout de ce redoutable adversaire qu’en l’attaquant en pleine paix et en employant la trahison : deux officiers, gagnés par l’or du consul Caepion, tuent dans sa tente le héros lusitanien (140).

Ses alliés furent fidèles à sa mémoire et soutinrent dans Numance un siège à jamais mémorable (142-133) ; les Romains, avant d’abattre ce rempart du patriotisme espagnol, durent une fois encore (138), passer sous le joug. Les talents seuls de Scipion Emilien, qui venaient de faire tomber Carthage (149-146) eurent raison de Numance (133), mais le vainqueur n’y trouva qu’une immense nécropole ; les Numantins voyant arriver l’heure de la capitulation avaient préféré se tuer que redevenir esclaves.

Marius. – Ce siège, qui rappelait noblement celui de Sagonte, fit la réputation de C. Marius, qu’illustrent encore la campagne de 106 en Numidie et surtout celles de 105 a 102 dans les Gaules.

Bientôt, en effet, paraît à l’horizon le sombre nuage qui, souvent dissipé, renaîtra sans cesse pour entraîner enfin dans l’abîme la civilisation romaine, les barbares, dont l’avant-garde fait dès cette époque entendre son clairon lugubre. Partis du Jutland, les Cimbres, conduits par cette force mystérieuse qui les entraîne comme malgré eux, quittent les bords de la Baltique, recrutent de nouveaux voyageurs dans les Teutons, traversent la Suisse, où ils se grossissent [35] des Ambrons et des Tigurons puis tous se jettent sur la Gaule méridionale, proie facile et carrefour aboutissant à deux contrées d’ardente convoitise, l’Italie et l’Espagne. Rome apprend avec terreur l’arrivée de ces nouveaux ennemis dont la victoire soutient le bras vigoureux : la tactique de ses légions est impuissante contre ces géants du Nord et ces montagnards helvétiens, qui combattent sans autre science que celle d’exposer leurs corps nus et dédaigneux du bouclier, et de faire rayonner la hache avec une surprenante adresse. Le consul J. Silanus, qui se heurte le premier contre eux (110), est complètement vaincu ; Aurélius Scaurus (109) veut le venger, il est battu à son tour : les campagnes de 108, 107 et 106 ne ramènent pas la fortune, car elles ne sont qu’une suite de désastres qui rappellent à Rome les plus mauvais jours de son histoire. Si en ce moment, quelque grand capitaine ou même un général de simple bon sens eût dirigé les vainqueurs, il eût passé les Alpes avec eux et, plus facilement que les Gaulois, eût triomphé au Capitole, car la république ayant ses troupes disséminées en Macédoine, en Afrique, en Espagne, était sans défense ; mais la stratégie la plus élémentaire était absolument inconnue aux barbares, dont le seul but était la dévastation. Après des ravages inutiles, ils quittèrent enfin la Gaule, impuissante à les nourrir plus longtemps, et se jetèrent en enfants, les uns vers les Alpes, les autres vers les Pyrénées, préparant eux-mêmes leur défaite par cette séparation. [36] Rome éplorée rappelle d’Afrique le vainqueur de Jugurtha, et lui confie sa dernière armée, composée des jeunes gens auxquels le danger a mis les armes à la main (105). Marius accourt en Gaule ; les Cimbres qui ont pris la route de l’Espagne, arrêtés de front par le préteur Fulvius et par les Espagnols eux-mêmes, harcelés en outre par Sylla, lieutenant de Marius, rejoignent les Teutons. qui tâtonnent devant les Alpes, à la recherche d’un passage (104-103). Cette jonction allait tout compromettre, quand, par une nouvelle faute tout aussi impardonnable que la première, les Cimbres s’éloignent encore de leurs alliés, et avec une mobilité d’esprit qui n’a d’égale que celle de leur course, se dirigent vers les Alpes Carniques. C’était mettre deux cents lieues entre eux et les hordes, qui ravageaient le littoral de la Méditerranée. Marius reste prudemment renfermé dans son camp, puis, lorsqu’il a vu défiler les bandes teutoniques traînant à leur suite les chariots remplis des dépouilles de la Gaule, il tombe bien concentré sur cette foule désordonnée, et la détruit près d’Aix, en deux batailles (103). Cependant, les Cimbres, d’abord bien contenus dans les Alpes Carniques par Sylla et le consul Lutatius Catulus, sont parvenus enfin à déboucher des montagnes, et se portent à la rencontre des Teutons, dont ils ignorent la défaite. A cette nouvelle, Marius rejoint Lutatius et Sylla, et la bataille de Verceil (102), rendue décisive par cette concentration, délivre enfin l’Italie du sort que les Vandales ne devaient lui imposer que cinq siècles plus tard.

[37] L’histoire militaire doit, après Marius, porter son regard sur des hommes qu’on hésite à appeler de grands capitaines, mais auxquels des vues larges, des conceptions hardies, une vigueur d’exécution, une ténacité peu communes assignent une place méritée parmi les généraux du premier ordre : ce sont Mithridate, Sylla, Lucullus, Pompée et Sertorius.

Mithridate, Sylla, Lucullus, Pompée. – Ardent ennemi des Romains, dont les regards ambitieux ne lui échappent pas, Mithridate, seul monarque vraiment militaire que l’Asie ait produit, semble destiné à effacer les hontes de Darius et de Xerxès. Il débute, en effet, par une grande idée militaire que ne désavoueraient ni Alexandre ni Annibal, celle d’aller attaquer Rome par terre, c’est-à-dire par le Danube et les Alpes : mais ce plan gigantesque ne donne pas des résultats assez certains ni assez prompts pour sa haine, et il le remplace par la conquête de toute l’Asie mineure et par l’invasion de la Grèce (88-87). L’arrivée de Sylla met seule un terme à ces succès : dans une belle campagne (86), il s’empare d’Athènes, qui résiste six mois ; remporte la bataille de Chéronée sur Archelaüs, renforcé de Taxile, celle d’Orchomène sur Dorilaüs, et force le fier Mithridate à solliciter une paix onéreuse (85).

Dix ans après (75), celui-ci reprend les armes, combinant cette nouvelle guerre avec les sérieux embarras que Sertorius donne aux Romains. Il ouvre la campagne de 74 par la belle victoire de Chalcédoine, remportée sur le consul Aurélitis Cotta, qui a commis la [38] faute de combattre sans attendre l’armée que Rome envoie à son soutien. Lucullus répare heureusement cet échec en obligeant le roi de Pont à lever le siège de Cyzique et en lui infligeant un désastre sur les bords du Granique, nom fatal aux armes des peuples de l’Asie (73). Réduit à chercher un refuge chez les Parthes et chez Tigrane, roi d’Arménie, Mithridate trouve une nouvelle armée pour la campagne de 72, mais il est totalement vaincu en Cappadoce et refoulé en Arménie. Bientôt Lucullus envahit ce royaume (69), franchit l’Euphrate et le Tigre, et remporte sur Tigrane deux victoires aussi faciles que décisives.

Malgré ses soixante-dix ans et les coups redoublés du malheur, Mithridate trouve une nouvelle énergie et obtient un retour de fortune. Lucullus se disposait à venger les échecs qui avaient marqué le début de la campagne de 68, quand la jalousie de Pompée lui donne un successeur dans Glabrion. Enhardi par cette heureuse circonstance, le vieux roi envahit la Cappadoce, que Glabrion est impuissant à défendre : ce lieutenant inhabile cède bientôt le commandement à Pompée lui-même, qui attaque Mithridate, pendant la nuit, sur les bords de l’Euphrate, le bat et le repousse en Colchide. Ce nouveau coup, au lieu de l’abattre, semble lui rendre l’ardeur de la jeunesse, et il reprend le beau plan de l’invasion de l’Italie par l’Albanie, la Thrace, la Macédoine et la Pannonie. Mais Pompée s’attache à ses traces et lui livre, en Albanie, une décisive bataille (65) qui anéantit toutes ses espérances. [39] Alors, repoussé par Tigrane, son beau-père, qui sollicite le joug des Romains, Mithridate subit une cruelle et dernière humiliation, celle de se voir assiéger, dans Panticapée, par son propre fils, Pharnace. Dans cette extrémité, l’infortuné vieillard demande à l’épée d’un de ses officiers de le délivrer de la vie ; il est obéi et son corps envoyé à Pompée (65).

Sertorius. – La guerre civile entre Marius et Sylla avait créé à Rome un ennemi plus près d’elle et d’autant plus dangereux qu’aux talents d’un grand général il joignait l’éclat des vertus. Dévoué à Marius, dont il a été le questeur dans la campagne contre les Cimbres, Sertorius, nommé préteur en Espagne, avait d’abord refusé de reconnaître la domination cruelle de Sylla ; bientôt, s’armant des souvenirs de Viriathe et de Numance et méprisant une patrie dominée par des bourreaux, il appelle à lui les peuples de l’Ibérie qui lui répondent en foule (85). Sylla dirige contre ce nouvel obstacle opposé à sa puissance une armée commandée par Annius : l’insurrection, dont les moyens n’étaient pas encore organisés, subit d’abord des échecs qu’aggrave le meurtre de Salinator, lieutenant de Sertorius. Les passages des Pyrénées sont rapidement conquis, et l’Espagne, prise au dépourvu, retombe sous la domination de Sylla. Mais Sertorius se réfugie en Afrique, où il reste cinq années qu’il emploie à former un noyau de soldats dévoués ; puis, comptant sur l’appui de 5 000 hommes, armés à l’insu de Rome, il débarque en Espagne et y relève le drapeau de l’indépendance. [40] Sylla envoie pour le combattre Métellus Pius (79) ; Sertorius, déployant une prudente activité et disposant à peine de 10 000 hommes, évite les actions générales, et parvient, à force d’habileté, à faire lever, aux Romains, le siège de Leucobrige. Métellus se hâte d’appeler à lui l’armée de L. Manilius, qui gouvernait la Gaule cisalpine ; mais ce renfort est battu à son tour. Salué du titre de libérateur, l’heureux partisan songe alors à porter à la puissance romaine un coup plus terrible encore en franchissant les Pyrénées et en envahissant la Gaule narbonnaise : il dirige en effet vers les Alpes sa marche conquérante, et y recueille les débris de l’armée que Perpenna a sauvés des désastres de Milvius et de Cosa. Pompée, ardent à la poursuite de ces troupes, rencontre bientôt les Espagnols, qui le battent complètement à Laurone (77). Il répare cet échec, dans la campagne suivante, par une victoire sur Perpenna, près de Valence, tandis que Métellus ressaisit de son côté la fortune à Italica, où il défait Hirtuleius : peu après Sertorius, étranger à ces deux actions, tombe à son tour sur Pompée, et l’accable à Sucrone, que l’arrivée de Métellus empêche seule de dégénérer en désastre (76). Une nouvelle victoire de l’illustre chef des Ibériens ouvre la campagne de 75 ; toutefois Pompée et Métellus réunis parviennent à le vaincre à Segontia, malheur qui est loin de le décourager, car il brille d’un nouvel éclat dans les deux campagnes de 74 et de 73, qui sont des modèles de tactique, de vigueur et d’intrépidité. Le crime seul [41] peut faire tomber le successeur de Viriathe, en armant la jalousie de Perpenna, qui l’assassine dans un repas (73).

César. – Un grand nom, celui de Jules César, s’offre maintenant pour montrer à la postérité le rare et bel assemblage du grand capitaine et du grand homme d’État. Excité par l’esprit de conquête qui avait inspiré Alexandre et Annibal, ce nouveau héros jette les yeux sur la Gaule, province située aux portes de l’Italie, sur le chemin de nouveaux Cimbres et habitée par des peuples belliqueux qui appellent l’épée du conquérant. Subjuguer cette patrie de Brennus, c’est monter soi-même au Capitole et mettre la république à ses pieds. L’état agité des peuples gaulois, en appelant l’intervention de Rome, prépara ce grand événement et fournit à César l’occasion qu’attendait son génie.

Campagne de 58. – Les Helvétiens quittent leurs montagnes pour envahir le pays des Éduens, qui implorent la protection des Romains ; César accourt à leur soutien, atteint et détruit au passage de la Saône une partie des ennemis, puis livre la bataille de Bibracte, remarquable au point de vue tactique par la supériorité de la légion sur la phalange dont les Helvétiens veulent faire usage. Ce brillant début révélait à la Gaule la puissance des protecteurs qu’elle s’était donnés mais ne la délivra pas de la guerre. Bientôt, en effet, se présentent d’autres adversaires, précédés d’une réputation qui fait trembler les plus braves, les Germains d’Arioviste (Suèves), avec leur haute stature [42] et leur indomptable courage. César réveille dans le cœur de ses généraux et de ses soldats le sentiment de l’honneur, leur rappelle les victoires de Marius et marche aux barbares, qui sont complètement vaincus à Béfort, bataille dans laquelle la légion l’emporte la phalange, et dont le gain est dû surtout à l’emploi bien combiné de la réserve.

Campagne de 57. – La campagne de 57 met en contact les Romains avec les Belges, qui se croient destinés par leur confédération puissante à être les défenseurs de la Gaule, et viennent assiéger Bibrax, ville appartenant aux Rémois. César vole au secours de ces nouveaux alliés et prend position sur l’Aisne, à Pont-à-Vaire, où il reste sur le pied défensif, se contentant d’escarmouches de cavalerie, afin d’habituer ses troupes à des ennemis qui avaient le renom d’une bravoure invincible. Ceux-ci l’attaquent enfin et témoignent dans cette journée autant d’habileté que de courage : pendant que le gros de leurs forces heurte de front la position de César, une partie cherche à passer l’Aisne à gué sur ses derrières pour le couper des Rémois, c’est-à-dire de toutes ses ressources. La ténacité romaine déjoua cette tentative et décida la retraite des Belges que les vainqueurs ne purent précipiter, car les Nerviens conduits par l’habile Buduognat s’avançaient à leur tour pour défendre leur pays. Ces barbares, faibles en cavalerie, et ne pouvant lutter autrement contre les troupes légères des Romains, organisèrent une guerre de chicane des plus [43] actives, semèrent les routes de véritables abatis, détériorèrent les chemins, et demandèrent le secret de vaincre à la ruse des espions et des déserteurs. L’occasion de mettre cette tactique à profit se présenta bientôt : quelques prisonniers échappés du camp de César apprirent à Buduognat que l’armée romaine s’approchait de la Sambre en ordre de marche, et que probablement les légions seraient séparées par un grand intervalle rempli de leurs bagages. En tacticien habile, l’adroit Nervien résolut de profiter de cette circonstance : à cet effet, il embusqua son armée dans un grand bois, au sommet d’une colline, d’où elle devait tomber sur les Romains occupés à asseoir en sécurité leur camp sur les bords de la Sambre. Ce plan, bien conçu, fut dérangé par l’utile précaution qu’ils prirent de rapprocher leurs troupes dans le voisinage de l’ennemi, mais il faillit réussir par une négligence que Napoléon n’hésite pas de reprocher à César. Les Nerviens, après avoir refoulé les troupes légères qui n’avaient pas su fouiller les abords de la position, tombèrent en masses profondes sur les légions de l’aile droite ; malgré le sang-froid de César et le courage héroïque des soldats, un désastre était imminent sur ce point sans l’habile coopération de Labiénus, qui, victorieux à la gauche, rabattit à temps la 10e légion au secours des 7e et 12e, et ramena la fortune.

Campagne de 56. – La campagne suivante (56), moins brillante comme actions de guerre, fut remplie par une bataille navale remportée sur les Vénètes sous [44] les yeux de César, et par les opérations particulières de ses lieutenants dans les Alpes et en Aquitaine. Les difficultés furent grandes dans ces dernières contrées, où les Romains trouvèrent leur propre tactique que Sertorius avait apprise à leurs ennemis.

Campagne de 55. – Une feinte habile des Usipètes et des Teuctères ouvre la campagne de 55 ; dépourvus de bateaux pour franchir le Rhin et voyant les Ménapiens décidés à défendre le passage, ils font mine de renoncer à leur projet et se retirent : ce mouvement rend la sécurité aux riverains, qui abandonnent la garde du fleuve en se dispersant. Les Germains continuent pendant trois jours à s’éloigner, puis, se ravisant tout à coup, reviennent sur leurs pas, font faire en une nuit à leur cavalerie la marche de ces trois journées et tombent sur les Ménapiens qu’ils écrasent. Si l’art des feintes retraites, celui des marches dérobées et forcées des modernes n’ont pas ici leur origine, on ne peut disconvenir de leur brillante application. A la nouvelle de cette irruption, César se porte chez les Ménapiens, refoule les barbares dans un combat livré au confluent du Rhin et de la Meuse, et se résout à envahir à son tour la Germanie pour y porter l’effroi de ses armes. Il jette à cet effet sur le Rhin un pont de pilotis qu’il protège d’ouvrages défensifs sur les deux rives, et parcourt avec ses légions les rivages redoutés du Weser et les forêts des Sicambres, berceau d’un peuple illustre. Les Suèves, qu’il poursuit, se retirent à son approche, et prennent au milieu de leurs labyrinthes [45] inexplorés une position centrale. César ne s’y engage pas, repasse le Rhin et fait rompre son pont ; résolution qui, selon Napoléon, était de nature à dissiper complètement aux yeux des Germains la terreur qu’avaient inspirée ses succès.

La fin de cette campagne vit les Romains débarquer en Bretagne, où ils livrèrent deux combats dans lesquels ils eurent à lutter contre une tactique nouvelle, celle des chars, moyen de guerre qui rappelait les éléphants, et procura aux Bretons quelques avantages de détail. Une tempête, qui avait désorganisé la flotte, le manque de vivres et le danger d’être séparé de la Gaule par une mer orageuse, décidèrent César à revenir sur le continent. Le regard sévère de Napoléon voit dans cette expédition de Bretagne un échec véritable causé par des préparatifs insuffisants et le manque de cavalerie ; pour pallier ce jugement, il convient d’ajouter que le défaut de cette arme fut dû à des fautes de subalternes, et surtout à un ouragan qui rejeta loin des côtes les vaisseaux qui la portaient.

Campagne de 54. – La campagne de 54 ramène en Bretagne le hardi conquérant, cette fois avec une flotte considérable et des précautions minutieuses qui doivent procurer un succès complet. Le débarquement n’est point disputé, mais les barbares trouvent ce qui leur a manqué jusqu’ici, un chef habile, Cassivellanus, qui prend en main les destinées de la Bretagne et fait taire devant le danger commun les divisions des partis. Les Bretons s’enfoncent dans les bois, dont les avenues [46] sont fermées par de grands abatis, et dont le centre est occupé par un immense camp retranché, asile impénétrable. La 7e légion parvient au cœur de ce patriotique repaire, mais l’Océan semble vouloir défendre encore son île et prêter le mugissement de ses flots à la cause de la Bretagne : une horrible tempête détruit en partie les vaisseaux de César et rappelle sur le rivage ses légions victorieuses. Alors commence une guerre de chicane, de surprise, d’engagements ébauchés qu’une fuite calculée interrompt, soit pour attirer les Romains dans des positions boisées, soit pour isoler leur cavalerie et l’accabler par le choc impétueux des chars : malgré quelques succès, les Bretons sont obligés de reculer, d’abandonner le passage de la Tamise et de demander aux bois un asile absolu. Cassivellanus essaie toutefois un suprême effort dont la conception honore sa sagacité ; il consiste à faire attaquer par les peuples du pays de Kent les ouvrages qui abritent les vaisseaux ennemis ; mais cette tentative échoue, et il est obligé de se soumettre. L’agitation du continent et l’approche de la mauvaise saison déterminèrent le retour de César, après une expédition glorieuse, mais sans succès durable, puisque, dit Napoléon, il ne laissa en Bretagne aucune garnison ni aucun établissement.

En Gaule, la campagne fut terminée par un beau coup de main d’Ambiorix, chef des Eburons, qui sut attirer Titurus Sabinus dans une embuscade qui fut pour les Romains un sanglant affront et devint le signal [47] d’une levée de boucliers presque générale. L’arrivée de César avec les troupes de Bretagne et les énergiques mesures qu’il adopta, délivrèrent Q. Cicéron que les Gaulois assiégeaient en règle, et réparèrent la situation.

Campagne de 53. – La campagne de 53 débute par une ruse habile de Labiénus : menacé par les Trevires, dont l’impatiente ardeur ne sait pas attendre l’arrivée des Germains, cet heureux lieutenant feint une retraite précipitée, qu’il transforme tout à coup en une offensive dont la vigueur amène la défaite des Gaulois. Pour compléter cet avantage, César envahit une seconde fois la Germanie en passant le Rhin un peu au-dessus du point où il avait traversé le fleuve en 55 ; mais cette tentative ne fut qu’une courte apparition aussi inutile que la première ; Napoléon le dit en propres termes.

Elle eut même le funeste résultat d’exciter de nouveau, sur le sol germanique, la haine du nom romain ; les Sicambres, en effet, franchirent le Rhin à leur tour, et, instruits de la marche de César contre Ambiorix, se jetèrent sur le camp de Cicéron où ils ne furent repoussés que par de prodigieux efforts.

Campagne de 52. Vercingétorix. – Dans la campagne suivante paraît un homme que les Arvernes présentent à la Gaule pour centraliser et diriger ses forces, Vercingétorix. Actif, inflexible, cruel même pour la délivrance de la patrie, ce chef est revêtu du titre de généralissime, et profite de l’absence de César, encore en Italie, pour [48] tomber du haut de ses montagnes d’un côté sur les Helviens et les Ruténiens qui n’ont pas rallié le drapeau national, de l’autre sur les Bituriges, qu’il force à embrasser la cause commune. César répond hardiment à ces attaques en envahissant le pays des Arvernes malgré la ceinture de glace qui semblait le défendre : prévoyant ensuite avec un profond génie que le bruit seul de l’invasion de l’Auvergne rappellera Vercingétorix vers le centre menacé de sa puissance et qu’il dégagera ainsi la plaine, il ne reste chez les Arvernes que le temps nécessaire pour opérer cette diversion et rassembler son armée. Le héros gaulois accourt à la défense de son pays, mais bientôt devinant son ennemi, il revient chez les Bituriges et assiège Gergovie-des-Boiens, que César se hâte de secourir. Après un combat brillant, entre sa cavalerie et celle de Vercingétorix, celui-ci est obligé d’abandonner le siège et de se mettre promptement en retraite : renonçant dès lors à une guerre régulière qu’il reconnaît incompatible avec l’esprit divisé et le manque de cohésion des peuples gaulois, il change de système, et adopte le plan de la guerre de partisans. Par ses ordres l’incendie dévore le pays des Bituriges et fait de la route que suit l’armée romaine un monceau de ruines fumantes. Avarique seule échappe à cette mesure terrible en jurant de se défendre jusqu’à la mort. Cette place, fidèle à son serment, oppose en effet, une admirable résistance ; sorties, incendies des machines de César, mines, tout est emporté pour réaliser la noble promesse faite à la [49] cause commune : enfin un violent assaut, dans lequel succombent presque tous les défenseurs de cette patriotique cité, la livre aux Romains.

Vercingétorix trouve de nouvelles forces dans ce désastre même, et appelle à une levée en masse tous les fils de la Gaule : pour maîtriser un mouvement aussi formidable, César partage son armée en deux grands corps ; l’un sous Labiénus (quatre légions) marche contre les Sénonais et les Parisiens ; tandis que l’autre, placé sous ses ordres et composé de six légions, vient assiéger Gergovie-des-Arvernes, réduit de la puissance de Vercingétorix. Ce dernier se poste à proximité de la place que de puissantes diversions allaient secourir. Bientôt, en effet, une révolte générale des Eduens oblige César à ne laisser devant ses murs que deux légions sous C. Fabius, et à se porter lui-même contre les rebelles. Le généralissime gaulois profite habilement de cette absence et se jette sur le camp de Fabius, qui, malgré une résistance héroïque, n’eût pas tardé à succomber sans le retour précipité de César. Peu après, une nouvelle insurrection des Éduens et un frémissement général de la Gaule montrèrent aux Romains l’urgence d’abandonner les contrées montagneuses des Arvernes pour aller apaiser un mouvement qui menaçait de leur enlever toutes leurs ressources en vivres et leurs communications avec Labiénus : César se décida donc à un sacrifice nécessaire et ordonna la levée du siège de Gergovie. Les mesures habiles qu’il arrêta pour cette opération faite [50] sous les yeux d’un ennemi ardent et habile ne pourraient être trop admirées, elles auraient eu un plein succès sans une méprise funeste qui empêcha les légions imprudemment engagées devant la place d’entendre le signal de la retraite. L’infructueuse tentative sur Gergovie, la nécessité d’assurer la marche de l’armée vers le pays des Éduens obligeaient les Romains à une action décisive ; mais, fidèle à son plan, Vercingétorix la refusa, et laissa César se diriger vers la Loire, qu’il franchit à gué après avoir protégé le passage de son infanterie par la cavalerie disposée de manière à rompre le courant.

Cependant un chef non moins brillant et énergique que Vercingétorix, l’Aulercien Camulogène, placé à la tête de la grande confédération des Aulerciens, des Bellovaques et des Parisiens, tenait tête à Labiénus, Repoussé dans deux tentatives contre Lutèce, instruit de la levée du siège de Gergovie, et entouré de peuples soulevés qui menaçaient de le couper de César, ce lieutenant adopta le seul parti convenable, celui de se rabattre sur son chef, non en fugitif, mais en conservant une fière attitude. Les dispositions qu’il prit pour simuler une retraite précipitée tout en se préparant à frapper un coup énergique doivent être méditées, car elles atteignirent le but si précieux à la guerre de diviser les forces de l’ennemi. Un combat violent livré entre Melun et Paris, et dans lequel Camulogène trouva la mort, fit ressortir le coup d’œil tactique des tribuns de la 7e légion, qui décidèrent la victoire longtemps [51] incertaine en rabattant l’aile droite vers la gauche de façon à menacer les derrières des Gaulois. Labiénus, après ces belles opérations, rejoignit par Sens l’armée de César, qui venait de forcer Vercingétorix à s’enfermer dans Alise. Le héros comptant sur un soulèvement général de la Gaule y fit une défense désespérée et obligea les Romains à un siège long et difficile dans lequel ils construisirent deux grandes lignes de circonvallation et de contrevallation, et firent usage des tours, des parapets crénelés, et des ressources accessoires de notre fortification passagère, telles que palanques, trous de loup, chausse-trapes. La défense utilisa de son côté toute la variété des moyens connus : claies, fascines, longues perches, faux, échelles, harpons, galeries couvertes, et combina ses efforts avec une attaque de l’armée de secours. Ces tentatives échouèrent néanmoins devant la valeur des légions romaines, et consacrèrent une fois encore la supériorité de la discipline et de l’organisation militaire sur les multitudes quelque courageuses qu’elles soient. Après une grande et dernière sortie, Vercingétorix, à bout de vivres, prit la noble détermination de conjurer la colère de César en se livrant à lui de sa personne, mais cette générosité fut mal récompensée ; l’illustre défenseur de la Gaule, envoyé à Rome, orna le triomphe de son vainqueur et fut ignominieusement étranglé !

Campagne de 51. – Ce grand désastre n’empêcha pourtant pas la continuation de la lutte : abandonnant [52] le projet de se réunir en masse, reconnaissant l’insuffisance du lien fédératif impuissant à établir une forte discipline, les Gaulois se déterminèrent à être partout en armes, et à transformer chaque ville, chaque bourg en place forte. Ce plan, le seul convenable, et qui devait forcer les Romains à disséminer leurs forces est habilement déjoué par César, qui, malgré les rigueurs de l’hiver, tombe sur les Bituriges pris au dépourvu, organise des colonnes mobiles qu’il excite par de larges promesses de butin, et réussit en peu de temps à maîtriser la révolte des Carnutes qui se soumettent à discrétion.

Le printemps amène des hostilités plus sérieuses : Corréus, chef des Bellovaques, organise une guerre de coups de main incessante et lutte avec courage et sagacité ; mais après quelques succès, notamment sur la cavalerie auxiliaire des Romains, il tombe à son tour sous leurs coups. Malgré cet échec, l’incendie éteint sur un point se rallume sur l’autre, et l’Aquitaine entière se soulève ; toutefois, ce nouvel effort est l’agonie de la Gaule, dont le dernier refuge, Uxellodunum, succombe après une belle défense. César vint à bout de cette place au moyen de travaux souterrains destinés à la priver d’eau et qui furent cause de combats acharnés ; les Gaulois employèrent surtout dans ce siège des engins incendiaires contre les machines romaines qu’ils parvinrent souvent à détruire. Enfin, le manque d’eau décida du sort de la place dont les héroïques défenseurs furent condamnés à avoir la main droite coupée [53] pour exemple : mesure barbare qui souille la mémoire du grand capitaine, et qui dut faire regretter à ces glorieux mutilés de n’avoir pas trouvé la mort sur la brèche.

Esquissons maintenant à grands traits les derniers titres de César à la gloire en le suivant en Espagne et en Grèce où l’attendent de nouveaux lauriers, fruits de la guerre civile et d’une ambition démesurée.

Campagne de 49. – Maître de la Gaule, le conquérant, qui poursuit le pouvoir souverain, s’empare en quelques semaines de l’Italie et fait en Espagne, contre Afranius, lieutenant de Pompée, la rude campagne de 49. Des opérations nombreuses autour de Lérida (fourrages-convois) rendues souvent difficiles par les crues de la Sègre, des privations de toute espèce surtout en vivres, le courage romain opposé au courage romain, et la tactique légère des Ibériens à la froide constance qui avait vu triomphé des Gaules, font de cette campagne un sujet intéressant d’études. César sur ce nouveau théâtre enchaîne encore la fortune, revient à Rome et y prépare les moyens de vaincre Pompée.

Campagne de 48. – Il débarque en Epire et y trouve son rival qui l’attend à la tête d’une puissante armée, et qui le repousse dans six attaques contre les retranchements de Dyrrachium. Le grand capitaine se replie en Thessalie, y attire Pompée et ressaisit la victoire à Pharsale, bataille qu’on peut appeler le triomphe de la réserve, car elle fut décidée par une quatrième ligne disposée d’avance par César (48). [54] La guerre civile, transportée de nouveau en Espagne par les fils de Pompée, dura encore trois ans et fut terminée par l’opiniâtre journée de Munda (45), qui assura au vainqueur de Pharsale l’empire du monde et une dictature absolue.

Un an après, le poignard de Brutus et de Cassius tranchait une vie si agitée et si glorieuse (44).

Avant d’abandonner l’antiquité, il est nécessaire de comparer en quelques mots les trois grandes figures militaires qui la remplissent : Alexandre, Annibal et César. Le premier, dépassant les tacticiens qui l’ont précédé, imprime aux mouvements des armées cette largeur d’allures qui crée la stratégie. Après lui, paraît Annibal, génie militaire le plus complet de l’antiquité, au dire de Napoléon, taillé à la façon d’Alexandre et le surpassant par la tactique. Rome à son tour enfante des talents remarquables, mais ce sont toujours jusqu’à César des tacticiens de champ de bataille. Ce dernier se présente enfin ; son génie brille successivement eu Gaule, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Epire, en Thessalie, dans le Pont, en Afrique, c’est-à-dire dans toutes les parties du monde connu, mais il conserve toujours le cachet du tacticien, et l’esprit, en s’attachant à lui, ne se sent pas entraîné par le souffle stratégique qui anime les combinaisons de ses deux glorieux prédécesseurs.

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