Les femmes et la guerre. De l’antiquité à 1918

Marion Trévisi et Philippe Nivet (Dir.)

 

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Actes du colloque d’Amiens
(15 – 16 novembre 2007)
Publié avec le concours du
Centre d’histoire des Sociétés, des Sciences
et des Conflits de l’Université de Picardie

Si les femmes ne semblent pas à première vue les plus concernées par les guerres, sauf en tant que victimes, l’historiographie a montré, depuis une dizaine d’années, qu’en réalité les femmes n’étaient pas absentes des armées, ni des pays ou villes en guerre. Si leur participation aux faits de guerre est moins évidente que celle des hommes, cela ne signifie pas qu’elles soient totalement écartées des conflits. C’est pour combler une lacune dans l’historiographie française des guerres que le Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits de l’Université de Picardie a organisé un colloque à Amiens en novembre 2007 sur le rôle et l’implication des femmes dans les guerres depuis l’Antiquité jusqu’à 1918. Grâce à une vingtaine de contributions s’attachant aussi bien aux représentations qu’aux réalités des femmes dans les guerres, trois axes d’analyse sont apparus : le premier est celui de la participation active des femmes aux conflits comme combattantes (réelles ou fantas­mées) ; le deuxième s’attache à cerner les femmes aux « marges » des conflits (espionnes, intermédiaires ou suiveuses d’armées), et enfin le dernier décrit les femmes subissant les conséquences des guerres.

Table des matières

Les auteurs

Introduction
Marion Trévisi et Philippe Nivet

Artémise d’Halicarnasse ou la valeur d’une femme dans la bataille
de Salamine
Geneviève Hoffmann

Reines et princesses au combat dans les Royaumes de Macédoine,
d’Épire et d’Illyrie, ive-iiie siècles avant notre ère
Nadine Bernard

Le rêve des amazones La renaissance de la figure de l’amazone
au xixe siècle chez Johann Jakob Bachofen et Leopold von Sacher-Masoch
Julie Mazaleigue

Une femme en guerre : l’iconographie de Judith au château d’Ancy-le-Franc
Marie Houllemare

La femme comme butin de guerre à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge
Sylvie Joye

Jeanne d’Arc et la guerre, dans le procès de condamnation
Xavier Hélary

La femme espionne, originalité d’une figure de la guerre et du Renseignement au Moyen Âge. Étude du cas italien (xiie-xive siècles)
Aude Cirier

Négocier la paix : Mahaut, comtesse d’Artois face à la révolte de la noblesse artésienne (1315-1319)
Christelle Balouzat-Loubet

Les femmes et la croisade contre le catharisme : actes de résistance ?
Gwendoline Hancke

Les « armes de mon sexe ». Solidarités nobiliaires et engagement féminin au temps des guerres de Religion
Nicolas Le Roux

Viols et guerres au xvie siècle, un état des lieux
Stéphanie Gaudillat Cautela

Les suiveuses des armées françaises de l’époque moderne jusqu’au début du xixe siècle
Marion Trévisi

Les femmes et la guerre pendant la Révolution française, entre faits et représentations
Dominique Godineau et Amandine Hamon

Les hospitalières face à la guerre, entre découragement et héroïsme (xviie-xixe siècle)
Marie-Claude Dinet-Lecomte

Les femmes dans la France occupée (1914-1918)
Philippe Nivet

Marie Masquelier, une jeune femme à Lille dans la Grande Guerre
David Bellamy

Les religieuses dans la Grande Guerre
Nadine-Josette Chaline

L’espionnage féminin ou un nouvel héroïsme au combat en 1914-1918
Olivier Forcade

Mères et filles dans la Grande Guerre : les métamorphoses de la figure maternelle dans les expériences enfantines du conflit
Manon Pignot

« Faire avec » la distance : la femme et son couple pendant la première guerre mondiale
Clémentine Vidal-Naquet

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Introduction

Marion Trévisi et Philippe Nivet

Cet ouvrage réunit l’ensemble des communications du colloque organisé, en novembre 2007, à Amiens par le centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits de l’Université de Picardie, sur le thème des femmes et la guerre de l’Antiquité à 1918. Notre objectif fut de réunir un grand nombre de chercheurs, historiens majoritairement, pour faire le point sur cette vaste et passionnante question du rapport des femmes aux conflits armés, civils ou militaires. Question le plus souvent délaissée ou oubliée, notamment par l’historiographie française qui s’y est rarement intéressée et n’a pas produit de synthèse dans une chronologie large, de l’Antiquité au xxe siècle[1]. Certes, depuis la fin des années 1980 et surtout dans les années 1990, l’histoire contemporaine s’est intéressée à ce sujet, du fait de la féminisation progressive des armées et de l’impact des deux grandes guerres mondiales sur la place et le rôle des femmes dans les sociétés occidentales[2]. De même, l’historiographie de la Révolution française a dévoilé depuis quelques années le rôle des femmes dans les combats guerriers et politiques de cette période de trouble[3]. Sinon, les études ne concernent que quelques exemples de grandes guerrières célèbres, dont les faits de guerre sont relatés comme des anecdotes de l’histoire et surtout des exceptions[4].

S’il n’y a que peu de travaux historiques sur ce sujet, c’est parce que les historiens sont influencés par les représentations sexuées traditionnelles des hommes au front et des femmes à l’arrière, véhicu­lées depuis l’Antiquité dans nos sociétés occidentales[5]. Ces représenta­tions culturelles s’appuient sur le cliché de la nature non violente (et faible) des femmes incapables de combattre, de donner la mort puisque leur rôle « naturel » est de donner la vie, image issue des traités de médecine de l’Antiquité et renforcée par des siècles de christianisme. Cliché que Yannick Ripa a retrouvé, dans le contexte de la guerre d’Espagne, dans le discours des phalangistes, apôtres de la violence qui firent longtemps de la douceur des femmes dite constitutive un argu­ment rédhibitoire pour refuser la création d’une section féminine, incapable d’intégrer la violence dans sa dynamique. Pour ces derniers qui réactivent, en la fortifiant, l’identité féminine imposée par l’Espa­gne catholique, les femmes en armes symbolisent la transgression ultime des frontières de sexes ; le soutien féminin à leur cause doit reposer sur la douceur, le renoncement et l’abnégation féminines et ils voient dans la participation de femmes aux combats républicains le basculement des rouges du côté de l’animalité : les femmes sont jugées plus cruelles que les hommes et leur violence analysée comme la traduction d’une sexualité débridée, stimulée par le marxisme[6].

L’indifférence des historiens sur ce sujet serait donc fondée sur ce constat (erroné) que les femmes ne font pas partie du monde viril de la guerre, qu’elles n’ont rien à y faire, sauf à en souffrir[7]. De plus, reconnaître que les femmes puissent être des combattantes et des guerrières (intégrées ou non aux armées), c’est remettre en cause nos standards du masculin et du féminin, nos idéaux de non violence attachés à la « nature » féminine[8]. Si les femmes sont associées au monde de la guerre, c’est traditionnellement pour encourager les soldats dans leur tâche de défense de leur famille, comme un idéal de société à défendre, comme justification du sacrifice des hommes ou comme victimes. Un grand nombre d’études s’arrête à cette vision réductrice du lien entre les femmes et le monde de la guerre.

Or, il nous est apparu, comme Arlette Farge l’exprime à propos de la série de gravures de Watteau sur les « Fatigues de la guerre », que la femme est une « évidence » dans le contexte des guerres du xviiie siècle représentées par le peintre, mais aussi vraisemblablement dans toutes les guerres précédentes et suivantes[9]. C’est une évidence car les femmes n’échappent pas aux guerres ; elles les vivent comme les hommes et ne font pas que les subir passivement. Elles réagissent forcément à ce contexte de violence, volontairement ou non. Si la guerre est une activité principalement masculine, elle touche tout le monde et les femmes sont donc présentes dans la guerre, dans l’acte guerrier même et dans les armées, comme à l’arrière. D’ailleurs, pour­quoi en seraient-elles exclues quand tout un contexte les y conduit ? Cette absence dans les textes ou les représentations s’explique princi­palement par le discours sexué des auteurs relatant les guerres ; discours masculin qui oublie souvent d’évoquer ces femmes sauf à travers des fantasmes (les amazones) ou des clichés (l’infirmière dévouée ou la résistante)[10].

Vaste sujet donc que celui des femmes et de la guerre qui touche à l’histoire militaire, du genre aussi bien qu’à celle des représentations et des mentalités. De plus, la guerre prend des formes variées (guerres d’armées ou civiles, guérillas, guerres politiques) ce qui induit des rapports différents des femmes à ces types de « guerre »[11]. Les femmes peuvent plus facilement devenir combattantes dans un contexte de guerre civile que dans celui d’une guerre de militaires entre armées professionnelles. Ainsi, ce livre a pour ambition de combler en partie ces vides et ces silences sur le rôle des femmes au sein des guerres de l’Antiquité au début du xxe siècle en s’attachant aussi bien aux représentations qu’aux réalités, aux clichés et à leur survivance qu’aux faits historiques reconnus. Comment les femmes participent-elles aux guerres, volontairement ou non ? Quelles images leur sont associées dans un contexte de violence et quel statut réel ont-elles ? Quelle évolution historique peut-on mesurer dans ce statut ? La seconde guerre mondiale et les guerres de la fin du xxe siècle et du début du xxie ont été exclues de l’étude, car elles constitueraient à elles seules un sujet de colloque. En effet, comme le souligne Emmanuel Reynaud, si « le trait le plus constant de la différenciation sexuelle des activités dans la société humaine a sans doute été, jusqu’à ces derniers temps, de carac­tériser l’activité guerrière comme étant le propre de l’homme et la procréation et la prise en charge des jeunes enfants comme celui de la femme, cette vision tranchée de la spécificité sexuelle a été remise en cause dans les démocraties par la conjonction des bouleversements qu’ont respectivement connus, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le maniement de la violence armée, les pratiques vis-à-vis de la procréation et la perception des différences sexuelles. Que ce soit au plan du rôle et de la fonction du militaire, de la différence des sexes face à la guerre ou de la parentalité, les changements intervenus au cours des dernières décennies ont été tels que la connotation sexuelle des activités guerrières et procréative, auparavant si bien établie, est devenue plus floue »[12].

L’ensemble des communications de ce colloque donne des éléments de réponse à ces questions générales, en s’articulant autour de trois grands axes : le premier est celui de la participation active des femmes aux guerres comme combattantes réelles ou fantasmées, parti­cipation le plus souvent considérée comme une transgression des rôles sexuels et sociaux ; le deuxième est celui des femmes participant aux « marges » des conflits, comme espionne ou intermédiaire mais surtout comme suiveuse (soignante, nourricière), et enfin, le troisième est celui des femmes subissant les conséquences des guerres, comme victime des combats ou des situations découlant des combats.

Les communications réunies au sein du premier axe, celui d’une participation active des femmes aux combats ou au contexte de guerre, s’attachent à la figure de la guerrière, de la combattante. Figure com­plexe car souvent réduite à une image, à une posture comme Jeanne d’Arc qui ne cesse de se revendiquer comme une femme en « armes » ayant combattu pour son roi alors que ses juges passent sous silence ses faits de guerre et ne la traitent qu’en sorcière possédée par le diable (Xavier Hélary). De même, les 80 femmes engagées dans les armées révolutionnaires, évoquées par Dominique Godineau, ont vécu les mêmes combats que les hommes, ont été blessées comme eux (et même décorées pour une minorité d’entre elles pour leur courage), et pourtant elles n’apparaissent pas dans l’iconographie de l’époque comme des soldats, mais plutôt comme des militantes de clubs. Jamais représentées en train de combattre ou dans l’attaque, sauf quand elles sont carica­turées en amazones par les contre-révolutionnaires, elles ont échoué dans la reconnaissance de leur rôle de « braves » car les révolution­naires les ont cantonnées à leur rôle traditionnel, refusant la remise en cause de la répartition sexuée des rôles entre hommes et femmes qui aurait pu découler de cette guerre révolutionnaire. Depuis l’Antiquité, les hommes ont donc du mal à reconnaître aux femmes une capacité à combattre, à être violentes, même quand elles l’ont été. Ils s’accordent parfois à leur reconnaître un certain courage (une andréia) comme Kyanè, fille de Philippe II de Macédoine, demi-sœur d’Alexandre décrite comme une héroïne « virile » par Polyen (Nadine Bernard) ou comme Artémise d’Halicarnasse combattante aux côtés de Xerxès dans la bataille de Salamine et admirée par Hérodote pour son « audace virile » (Geneviève Hoffmann), mais parallèlement ils condamnent cette transgression morale que représente la femme guerrière, qui est alors souvent comparée à une barbare cruelle et hystérique, comme Olympias, mère d’Alexandre, condamnée par Diodore de Sicile pour sa cruauté, ou Teuta, reine régente d’Illyrie qui ose s’opposer à Rome dans une violence névrotique, hors norme, typique des femmes selon Polybe (Nadine Bernard). De l’Antiquité au Moyen Âge et jusqu’à l’époque moderne, seules des reines, des princesses ou des femmes de haut rang peuvent être reconnues, dans les discours masculins, comme combattantes « légitimes » en cas d’absence ou de deuils de leurs maris ; elles défendent alors logiquement l’honneur de leur lignée en remplaçant les hommes. Ces combattantes ne sont pas des « rebelles » qui bouleversent l’ordre établi ; elles reproduisent les modèles mascu­lins en perpétuant le principe dynastique (Nadine Bernard) ou en défendant leurs terres, leurs villes et châteaux comme Gérauda de Lavaur lors de la croisade cathare (Gwendoline Hancke). D’ailleurs, leurs faits d’armes sont vite évoqués, sans détail, parce qu’ils restent « anormaux », exceptionnels et donc peu significatifs dans l’esprit des narrateurs. On ne sait donc rien ou si peu, sur leur façon de combattre (avec quelles armes ?), sur leur stratégie de guerrière, sur leur capacité à commander des troupes pour les plus nobles d’entre elles…Ces fem­mes sont minoritaires et marginales, en nombre comme dans l’esprit de leurs contemporains ; elles sont donc traitées en tant que marginales car elles pénètrent dans les frontières du monde masculin. En outre, leur transgression n’est tolérée que parce qu’elles abandonnent le combat dès qu’elles le peuvent, quand les hommes sont à nouveau présents ou que la contrainte a disparu ; les révolutionnaires de 1792 ont la même attitude que les auteurs antiques (Hérodote à propos d’Artémise) : la femme combattante est louée quand elle cesse le combat et qu’elle retourne à des activités « pacifiées » de femme, laissant la violence aux hommes sans remettre l’ordre du monde en cause (Dominique Godi­neau, Geneviève Hoffmann).

Il faut attendre les conflits et les armées du xxe siècle pour que les femmes prennent une place de combattante reconnue en dépassant le stade de la posture ou de l’intervention ponctuelle et exceptionnelle dans un monde masculin. La violence devient alors « possible » pour les femmes dans les mentalités contemporaines. Ainsi, jusqu’au xxe siècle, la femme guerrière garde une image globalement négative, celle d’une amazone combattant les hommes et inversant les rôles sexuels. La figure de l’amazone antique connaît une immense postérité dans tout le monde occidental de l’Antiquité jusqu’à nos jours ; elle fonc­tionne comme un fantasme masculin de femme dominante asservissant les hommes à sa volonté. Au xixe siècle, deux auteurs allemands péren­nisent cette image de l’amazone, soit sous forme d’un fantasme histo­rique du matriarcat antique chez Bachofen dans le Mutterrecht, soit sous forme d’un fantasme esthétique et érotique de femme dominatrice dans tous les romans de Sacher-Masoch (Julie Mazaleigue). Ces fan­tasmes ont eu beaucoup d’échos chez les penseurs contemporains et même chez les premières féministes qui utilisent l’image de l’amazone pour justifier une guerre sociale des sexes. Cependant, chez ces deux auteurs, les amazones restent tributaires de l’imaginaire masculin et finissent toujours par être dominées par les hommes, soit dans la mort, soit dans l’amour. En contrepoint à l’image négative de l’amazone, existe dans la culture occidentale celle plus positive de Judith, héroïne biblique sauvant sa ville de Béthulie assiégée par les Assyriens en décapitant leur chef Holopherne et en redonnant courage aux juifs pour massacrer les étrangers les assiégeant. Si la violence de Judith est acceptable, c’est parce qu’elle ressemble à un sacrifice religieux et qu’elle est justifiée par le triomphe de la foi face aux barbares. L’icono­graphie de Judith au château Renaissance d’Ancy-le-Franc, présentée ici par Marie Houllemare, sert un autre triomphe de la foi, pas celui des juifs sur les Assyriens, mais celui des catholiques sur les protestants dans le contexte des guerres de religion de la fin du xvie siècle. En effet, la Judith peinte en chef de guerre en 1573-1574 dans ces neuf toiles du château est une allégorie du triomphe de la vraie foi catholi­que sur l’hérésie des protestants, assimilés ici aux Assyriens ; sa violence et celle des juifs massacrant les Assyriens justifient alors les massacres de la Saint-Barthélemy et l’extermination des hérétiques par des « guerriers de dieu ».

Combattre les armes à la main, légitimement ou non, n’est pas la seule forme de participation des femmes aux guerres civiles ou mili­taires ; certaines font partie des « à côtés » ou des marges des combats, en s’engageant dans des missions d’espionnage, en étant négociatrices ou médiatrices, et en suivant les armées.

Les femmes ont souvent servi d’espionnes ou de sources de renseignement, car du fait de leur « nature » faible et douce, les hommes s’en méfiaient moins. Même si, en théorie, elles ont été long­temps rejetées de tout service de renseignement, en pratique, on les retrouve dans les archives comme dans l’Italie des États-Républiques aux xiie, xiiie et xive siècles (Aude Cirier). Ainsi, la ville de San Gimignano envoie en 1267 une vingtaine de femmes chez ses ennemis impériaux à Sienne et à Pise pour récolter des informations, alors que Sienne paie quelques femmes pour s’introduire dans l’armée florentine et empoisonner les soldats avec une poudre. Si les sources sont difficiles à trouver au Moyen Âge et à l’époque moderne sur les prati­ques secrètes de l’espionnage, elles sont plus importantes à l’époque contemporaine grâce au développement des services secrets à la fin du xixe siècle et pendant la première guerre mondiale en Europe. Dans toute la littérature de l’entre deux guerres, les clichés se multiplient sur les espionnes, notamment après l’affaire Mata Hari, figure idéale de la traîtresse, mais c’est pendant la guerre 1914-1918, provoquant l’occu­pation allemande de la Belgique et d’une partie de la France du Nord, que de vrais réseaux de renseignement et d’espionnage se sont consti­tués sous l’initiative de femmes, comme Louise de Bettignies et Marie Léonie Van Houtte pour le Nord de la France et Edith Cavell en Belgique (Olivier Forcade). Non seulement elles ont fourni aux Anglais des informations sur la localisation de l’artillerie allemande, mais elles ont aussi sauvé des soldats anglais blessés en organisant leur éva­cuation. Arrêtées et condamnées à mort, elles sont reconnues comme des victimes et même des martyres, mais rarement comme des combat­tantes.

Sans prendre les armes ni devenir espionnes, les femmes peuvent aussi participer aux conflits par leur action de négociatrice, de média­trice ou de résistante, action non violente mais qui n’est pas sans risque pour leur sécurité. C’est le cas de Mahaut, comtesse d’Artois, présentée ici par Christelle Balouzat-Loubet, qui résiste à la révolte de la noblesse artésienne en 1315-1319 par son pouvoir de négociation auprès du roi et par la ruse. Accusée de mauvais gouvernement par ses nobles, cette veuve combative défend son honneur de seigneur diffamé tout en se présentant devant le roi arbitre comme « un bon prince », soucieux de paix et faisant face à une révolte injustifiée. Elle se fait passer pour victime tout en résistant avec pugnacité à tout accord pendant quatre ans ; elle va jusqu’à braver le roi et ne cède à son arbitrage que sous la contrainte. Elle utilise les pleurs, théâtralise la scène de signature de la paix pour avoir la compassion du public alors qu’elle a tout arrangé avec le roi auparavant. Avec un grand talent politique de simulation, elle montre qu’après quatre ans de conflit sans victoire, elle signe la paix sans perdre la face devant ses ennemis. Elle a utilisé sa féminité pour ruser au sein des négociations alors qu’en réalité elle tentait de manipuler le roi en jouant sur la raison et les sentiments. Pendant les guerres de religion en France au xvie siècle, des femmes de haut rang ont aussi utilisé leur « prétendue » faiblesse de femme et de victime pour peser sur la Cour et pour négocier la défense de leur mari emprisonné ; elles ont servi de médiatrice et de négociatrice pour leur clan, comme la duchesse de Guise, Catherine de Clèves, soutenant la cause de son mari Louis de Gonzague auprès de la reine mère Cathe­rine de Médicis (Nicolas Leroux). Au nom de la défense de leur lignage et de la foi catholique, certaines telles Marie de Batarnay, veuve Joyeuse, ou Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, ont levé des fonds pour soutenir le parti de la Ligue dans sa résistance armée au roi Henri III. De médiatrices, les princesses de la maison de Lorraine passent dans la résistance après les assassinats du duc et du cardinal de Guise en 1588 ordonnés par le roi Henri III ; Catherine de Clèves, veuve du duc de Guise, en appelle à la vengeance du peuple, à la justice du Parlement de Paris et même au jugement du pape contre le roi de France. Avec la duchesse de Montpensier, elle fait imprimer des pam­phlets contre le roi assassin et cruel ; ces princesses réclamant ven­geance au nom de leur lignage meurtri, utilisent comme moyen de propagande et de résistance les mots et les lettres, « les armes de mon sexe » selon la Montpensier.

Encore sur les « marges » des conflits mais en contact plus direct avec eux que les espionnes ou les négociatrices, on trouve les femmes qui suivent les armées pour nourrir les soldats et laver leur linge ou pour les soigner dans leurs campements ou au sein d’hôpitaux plus ou moins improvisés. Les suiveuses ont depuis le Moyen Âge une mau­vaise réputation : souvent assimilées à des prostituées, alors qu’un grand nombre ne sont que les femmes légitimes ou les concubines de soldats, elles sont décriées par les autorités militaires qui les accusent de tous les maux (notamment les maladies sexuelles des soldats) et ne cessent de les chasser (Marion Trévisi). Elles rendent pourtant de grands services aux armées (et pas seulement des services « sexuels ») ; les cantinières-vivandières et les blanchisseuses assurent toute une logistique matérielle que l’armée a du mal à mettre en place avant la fin du xixe siècle, apportant ainsi un peu de confort et de réconfort aux petits soldats comme aux officiers. Comme les infirmières militaires n’existent pas vraiment avant le début du xxe siècle, ce sont les suiveuses, femmes de soldats ou cantinières qui s’improvisent infir­mières soignantes sur les champs de bataille, sans aucune reconnais­sance officielle de l’armée. Les frontières sont floues entre les diffé­rentes catégories de suiveuses (prostituées, cantinières, blanchisseuses, femmes de soldat), ce qui explique leur image globalement négative de « catin » de l’armée. Aux marges des combats – même si parfois elles doivent prendre les armes pour se défendre –, elles sont généralement traitées comme des marginales par l’administration, alors que les sol­dats reconnaissent leur utilité et même leur courage, dans de nombreux témoignages.

Nous retrouvons d’autres femmes de « courage », à la marge des combats, dans les hôpitaux civils et militaires ; ce sont les sœurs hospitalières qui soignent avec dévouement les soldats blessés (Marie-Claude Dinet). Lors des guerres de Trente Ans et de la Fronde, les filles de la Charité de Vincent de Paul se sont sacrifiées en Lorraine et à Calais pour soigner les soldats contagieux et blessés ; beaucoup en sont mortes. Dans des hôpitaux surchargés, elles gèrent la pénurie de linge, de denrées et de médicaments comme à Lille en 1745 après la bataille de Fontenoy ; elles subissent aussi le bombardement de leurs hôpitaux comme lors du siège de Lyon en 1793 où elles tentent d’évacuer les malades dans la panique générale. Leur sens du sacrifice, issu de leur formation spirituelle et médicale, et leur combativité face à l’adversité sont d’ailleurs mis en scène de façon héroïque dans des ex voto, où elles sont glorifiées dans leur action collective ou individuelle. Contrai­rement aux suiveuses, leur image est très positive, car elles sont recon­nues comme des auxiliaires de la nation combattante au cours du xixe siècle. Leur œuvre se poursuit au xxe siècle, notamment lors de la première guerre mondiale, où elles accueillent dans leurs établisse­ments les réfugiés de Belgique et des Flandres, comme les bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen qui reçoivent une quarantaine d’enfants belges et organisent au mieux leur séjour en leur donnant des cours en plus de la nourriture et du logement (Nadine-Josette Chaline). Les religieuses hospitalières ont aussi aidé la Croix Rouge dans les soins aux soldats blessés et malades près du front ; on en a compté environ 10 000 actives et disponibles en France pendant le conflit 1914-1918, dont certaines ont été décorées de la légion d’honneur comme sœur Gabrielle Rosnet qui a résisté aux autorités allemandes qui voulaient détruire son hôpital à Clermont-en-Argonne.

Sans participer aux combats, ni même à leurs marges, les femmes, à l’arrière, ont toujours vécu les guerres, plus précisément les conséquences des guerres. En temps de guerre, le quotidien est boule­versé : le mari absent, les nouvelles responsabilités des femmes dans la gestion des biens, des terres et de la famille, les difficultés matérielles qui s’accroissent, la peur des soldats ou des bombes… Les femmes n’ont pas fait que subir passivement les conflits et leurs conséquences ; elles ont dû réagir face aux agressions des soldats ou simplement face aux bouleversements de leur vie.

La femme, victime de guerre, est un cliché datant de l’Antiquité et des premiers rapts et viols de femmes pendant les conflits ; un cliché repris ensuite comme une évidence tout au long de l’histoire et malheu­reusement fondé sur des faits réels. Les violences sexuelles contre les femmes sont tellement ordinaires en temps de guerre que les mémoria­listes n’en parlent même pas ou très peu tout au long de l’Antiquité, du Moyen Âge et même de l’époque moderne. Il faut attendre la période contemporaine pour que les témoignages se multiplient et pour que les historiens puissent les considérer comme un objet d’histoire. Sylvie Joye évoque ici les femmes butins de guerre à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge; elles étaient « raptées » par les vainqueurs et contraintes à un nouveau mariage « par capture ». Elles faisaient donc partie du butin du pillage des villes, comme un « trésor » à conquérir, surtout la femme du roi vaincu qui était la plus recherchée par le roi vainqueur pour marquer sa prise de pouvoir mais aussi pour profiter d’un nouveau réseau familial dans une volonté de fusion, notamment des barbares avec Rome à la fin de l’Antiquité. Ce fut le cas de Galla Placidia, fille de l’empereur Théodose Ier emmenée lors du sac de Rome en 410 et épousée ensuite par le roi Goth Athaulf pour parvenir au pouvoir impérial. De même, Radegonde, princesse thuringienne capturée par Clotaire, devint sa femme après la conquête de la Thuringe en 531 par les Francs. De victime de rapt et probablement de viol, elle passe ensuite au statut de reine franque. Ces mariages par capture, même s’ils sont issus d’une conquête violente, permettent aux femmes de survivre à la prise de pouvoir et même d’acquérir parfois un statut supérieur à celui qu’elles avaient lorsqu’elles étaient libres. Il ne faut cependant pas qu’elles proposent d’elles-mêmes le mariage, la soumis­sion comme une stratégie de survie ; elles doivent rester passives pour que le conquérant puisse montrer sa nouvelle puissance. La mésaven­ture de Romilda, veuve du duc de Frioul dans l’Italie du vie siècle, qui s’est livrée au roi barbare pour sauver ses filles du viol et sa ville d’un pillage trop dur, en est un bon exemple ; considérée comme une « putain » parce qu’elle se donne comme butin, elle est violée par douze hommes puis meurt empalée.

Si les mariages par capture ne se pratiquent plus à l’époque moderne, les viols de guerre continuent et restent toujours considérés comme un « mal nécessaire » ou une fatalité par les officiers et les autorités militaires. En effet, pour éviter les désertions de soldats, les chefs les laissaient piller les provinces conquises en argent, nourriture, alcool et femmes. C’était une forme de « solde » que les soldats s’octroyaient avec l’assentiment de leurs supérieurs. Stéphanie Gaudil­lat Cautela nous rappelle cependant qu’en France au xvie siècle, le viol est considéré par les droits civil et militaire comme un crime « mons­trueux », passible de la peine de mort parce qu’il attaque l’honneur des familles et le mariage. Ce crime monstrueux n’est pourtant que peu poursuivi tellement il est banal, surtout en temps de guerre. On en trouve peu de traces dans les archives judiciaires et un peu plus dans les mémoires, chansons, canards ou chroniques qui relatent tous la brutalité et la cruauté des soldats comme un lieu commun, qu’ils soient en pays ennemi conquis ou dans leur propre pays en temps de paix. Les soldats violeurs sont peu poursuivis car ils sont protégés par l’armée et par le roi, qui leur donne souvent des lettres de pardon pour éviter qu’ils ne désertent. Ils ne sont cependant pas pardonnés par la justice royale quand la fille était vierge ou de haut rang et quand elle en est morte ; sinon, le plus souvent, ils ne paient qu’une légère amende en dédommagement de l’honneur perdu de la fille. Toutefois, le viol de guerre n’était pas au xvie siècle une stratégie militaire pour atteindre l’ennemi dans son orgueil individuel et national, comme il a pu l’être lors de la première guerre mondiale (les viols faisant partie des atro­cités commises par les armées allemandes en Belgique et en France) et plus récemment lors du conflit en ex-Yougoslavie[13], au Rwanda ou au Congo. Il a simplement pu parfois être pensé comme une punition pour des villes résistantes, comme à Nuits en 1576 où Condé laisse ses hommes se défouler en récompense de leur victoire difficilement acquise. En outre, lors des guerres de religion, le viol a un sens religieux : les catholiques ont violé et torturé sexuellement des femmes protestantes pour dévoiler leur lubricité, leur paillardise. Hérétiques, elles en devenaient les « putains » de Satan et devaient donc être traitées comme telles. Les viols ne sont pas ici considérés comme des crimes de guerre, mais des crimes sexuels pour des péchés sexuels.

Les violences sexuelles ne sont pas les seules violences que les femmes supportent en temps de guerre ; elles doivent parfois subir d’autres humiliations, comme celle de l’occupation de leur pays, ville, voire maison par les conquérants étrangers. C’est le cas du Nord et d’une partie de l’Est de la France lors de la guerre 1914-1918, évoqué ici par Philippe Nivet et David Bellamy. Philippe Nivet rappelle que, dans les dix départements français occupés par les Allemands, la popu­lation était majoritairement féminine et que ce sont donc les femmes qui ont souffert en premier de cette occupation. Grâce à leurs témoi­gnages et aux interrogatoires des rapatriés, nous mesurons mieux l’impact de la guerre et de l’occupation sur la vie de ces femmes : pénuries alimentaires engendrant une mauvaise santé générale, travail forcé avec déportations en Allemagne pour les travaux agricoles (com­me les 20 000 femmes de Roubaix, Tourcoing et Lille déportées en 1916), perquisitions et réquisitions… Le Journal de Marie Masquelier, jeune fille de bonne famille cultivée et curieuse, habitant près de Lille en zone occupée, présenté par David Bellamy, nous donne un excellent aperçu de toutes les souffrances féminines pendant la grande guerre. Marie voit la guerre de près, les tranchées, les blessés, les combats ; elle souffre avec toutes les autres femmes des bombardements, de leur bruit et de la peur panique face au canon. Elle évoque les conditions de vie très dures et la terreur instaurée par l’occupant allemand : la faim, le froid sont des conséquences des pillages et des réquisitions allemands. Ce qui motive sa haine des Allemands et son patriotisme ardent, c’est aussi l’humiliation de devoir les loger chez elle pendant plus de six mois ; elle les décrit alors comme des barbares sanguinaires enlevant les jeunes filles françaises, sentant mauvais, se comportant grossiè­rement comme des « goulafres » ou des « porcs », et n’ayant pas la même religion qu’elle. Elle se réfugie alors dans des prières patrioti­ques pour la destruction totale de l’Allemagne, dans l’exaltation du drapeau français, des actes de résistance et dans la condamnation des faits de collaboration. Sa culture de guerre est identique à celle des hommes, avec l’expérience unique de l’occupation que ceux de l’arriè­re ne peuvent pas comprendre selon elle. La résistance à l’occupation passe pour Marie Masquelier dans l’écriture de ce journal, qu’elle cache tout au long de la guerre des fouilles des Allemands. D’autres femmes résistent en portant les couleurs du drapeau français, en chan­tant La Marseillaise lors des travaux forcés, en refusant ces derniers, en cachant des soldats alliés et en les faisant passer en Hollande avec de faux papiers, ou encore en montant de vrais réseaux de renseignement et d’information pour les Anglais (Philippe Nivet). Ces actes de résis­tance, qui les conduisent pour certaines à la mort comme Louise de Bettignies ou Edith Cavell et pour d’autres en prison, prouvent que les femmes ne font pas que subir les guerres et l’occupation de leur pays et qu’elles dépassent l’image cliché de victime de guerre. Et même si la reconnaissance de ces faits de résistance fut très limitée après guerre, à cause de l’omniprésence de la figure de l’ancien combattant, cela fut une première étape avant la deuxième période d’occupation allemande entre 1940 et 1945 et la participation importante des femmes aux réseaux de résistance. De même, Philippe Nivet rappelle que l’occu­pation allemande en 1914-1918 a créé (avant celle de 1940-1945) des situations de collaboration des femmes avec les occupants et des rapprochements affectifs et sexuels. Des mariages, des enfants sont nés de ces rapprochements entre « ennemis », ce qui est une autre forme d’adaptation des femmes à la situation de guerre.

En dehors du cas particulier des conditions de vie des femmes en zone occupée, la Grande Guerre, première guerre totale du xxe siècle, a modifié la vie de toutes les Françaises, mariées ou non, pendant quatre longues années où elles ont dû apprendre de nouveaux rôles auparavant réservés aux hommes, comme celui de gestionnaire des biens, de « chef » de famille ou de travailleuse salariée. Clémentine Vidal-Naquet évoque les stratégies des femmes mariées pour réduire la distance entre elles et leurs maris au front, pour apprivoiser l’absence et gérer à distance le couple. Des femmes s’adaptent à leur nouvelle situation de solitude, remplacent les hommes dans la gestion des fermes, des boutiques ou même des entreprises, dans le travail des champs, tout en cherchant à conserver leur rôle ancestral de gardienne du foyer, de pilier de la famille et de la maison. Elles écrivent à leurs maris pour demander des conseils, des vérifications de comptes sans chercher à les évincer dans leur rôle de chef ; elles donnent des nouvelles de toute la famille, leur rappelle les anniversaires, les fêtes comme en temps de paix. Leurs lettres sont aussi un moyen pour garder une intimité de couple malgré la distance, pour faire survivre un lien conjugal mis à mal par l’absence. Malgré la censure, elles osent parfois parler de leur amour, de leur désir sexuel frustré, de leur manque et de l’angoisse de la mort de l’être aimé. Certaines, sans l’avouer à leur conjoint, cherchent à obtenir leur retour ou leur affectation à l’arrière en écrivant des lettres aux autorités militaires où elles se plaignent de l’absence devenue insupportable de leur mari ; sinon, elles essaient d’obtenir le droit d’aller les voir au front pour quelques jours, au nom de leur chagrin d’épouse délaissée. Elles tentent d’apitoyer les institu­tions, même si le plus souvent leur gestion de la souffrance et de la distance reste silencieuse et intime.

Si la guerre bouleverse les rapports de couple, elle modifie également les rapports familiaux et la place de la mère dans la famille. Manon Pignot s’intéresse ici aux nouveaux rôles maternels dus à la guerre 1914-1918, à la mutation de la figure maternelle grâce à un transfert de l’autorité du père à la mère. C’est à travers l’expérience enfantine du conflit qu’on peut mesurer ces changements. Tout d’abord, la mère est le premier médium du choc de la guerre pour les enfants : les larmes de la mère face au départ de l’homme, le chagrin maternel en cas de deuil constituent la première expérience de la souffrance pour les enfants. Ensuite, c’est la mère qui véhicule un discours de guerre moralisateur et culpabilisant pour les enfants ; ils doivent être sages car leur père se sacrifie pour eux, pour toute la nation. En zone occupée, la mère se doit d’être un modèle de force et de courage pour protéger son foyer, ses enfants des occupants ; elle devient une femme forte empêchant le pillage des biens familiaux, résistant au travail forcé des Allemands. Les petites filles semblent plus impressionnées par ce rôle de femme forte, ressemblant à un homme, que les petits garçons ; elles s’identifient à une figure maternelle qui se masculinise peu à peu à cause des nouvelles responsabilités à assumer : le travail à la maison et en dehors, la gestion de l’argent, l’entretien du foyer… Un peu dépossédées de leurs attributs féminins par les circons­tances de la guerre, elles le sont aussi par des pères qui changent, en demandant des nouvelles de la santé des enfants, en donnant des conseils de nourriture et d’éducation. D’ailleurs, ceux qui rentrent ont parfois du mal à retrouver leur place de père autoritaire ; les enfants ne les connaissent plus dans ce rôle car l’autorité est devenue aussi un attribut féminin, maternel. Le retour du père perturbe un nouvel équi­libre familial ; il est même parfois « encombrant » pour ses enfants comme pour sa femme. La parentalité se redéfinit alors, avec pour certaines familles un partage de l’autorité et une « modernisation » des pères qui commence, et pour d’autres un retour plus ou moins difficile à la « normalité du passé ».

 


[1]    Alors qu’en anglais, la bibliographie est foisonnante : voir notamment Women and War : a historical Encyclopedia from Antiquity to Present, ABC Clio, 2006, dir. Bernard Cook et Linda Grant de Pauw, Battle Cries and Lullabies :Women in War from Prehistory to the Present, University of Oklahoma, 1998.

[2]    La première en France à s’y intéresser fut Françoise Thébaud pour la grande guerre (voir Françoise Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986), puis Emmanuel Reynaud, Les Femmes, la violence et l’armée. Essai sur la féminisation des armées, Paris, Fondation pour les Études de Défense Nationale, 1988 (dans une perspective essentiellement d’étude sociologique des femmes dans les armées en temps de paix), L. Capdevilla, F. Rouquet, F. Virgili et D. Voldman (dir.), Hommes et femmes dans la France en guerre (1914-1945), Paris, Payot, 2003, et enfin pour faire le point sur les deux guerres mondiales, le numéro spécial de la revue Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 198, 2000, dirigé par Chantale Antier et Marianne Walle. Dans le volume De la violence et des femmes (Albin Michel, 1997), dirigé par Cécile Dauphin et Arlette Farge, une partie s’intitule « Cruauté, viols et guerre au xxe siècle ». Elle comprend trois contributions : « Armes d’hommes contre femmes désarmées : de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole » (Yannick Ripa), « Les bombardements aériens : une mise à mort du guerrier (1914-1945) » (Danièle Voldman), « Guerre et différence des sexes : les viols systématiques (ex-Yougoslavie 1991-1995) » (Véronique Nahoum-Grappe). En anglais, la bibliographie est encore plus importante, citons seulement Women and War in the 20th century : Enlisted with or without Consent, ed. by Nicole Ann Dombrowski, New York, Garland, 1999 et Lucy Noakes, Women in the British Army. War and the Gentle Sex, 1907-1948, Portsmouth University, Routledge, 2008. Et sur les conséquences violentes des guerres contem­poraines sur les femmes, voir De la violence, séminaire de Françoise Héritier, Paris, Odile Jacob, 1996, et le numéro spécial « Femmes et guerres » de la revue Confluences, Méditerranée (n° 17), 1996.

[3]    Voir les travaux de Dominique Godineau, Catherine Marand-Fouquet, M.–F. Brive et ceux de Jean-Clément Martin (C. Marand-Fouquet, La Femme au temps de la Révo­lution, Paris, Stock, 1989 ; M-F. Brive, Femmes et Révolution, Toulouse, Presses du Mirail, 1990-1991 ; D. Godineau, Citoyennes tricoteuses, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988 ; J-C. Martin, « Femmes et guerre civile, l’exemple de la Vendée, 1793-1796 », Clio, 1997, n° 5, pp. 97-115 et La Révolte brisée : femmes dans la Révolution française et l’Empire, Paris, Armand Colin, 2008).

[4]    Voir la synthèse de Micheline Cuenin, « La femme et la guerre (1516-1660) », dans Présences féminines, Ian Richmond et Constant Venesoen (dir.), Seattle, Papers on French Seventeenth-Century Literature, 1987. Elle évoque de grandes guerrières à partir de textes littéraires et de mémoires ou chroniques d’époque. Les historiennes féministes des années 1970 et 1980 se sont intéressées aux « amazones » guerrières pour remettre en cause les rôles sexués de la société, voir J.B Ehlstein, Women and War, New York, Basic books, 1987.

[5]    Voir l’éditorial de Dominique Godineau et Luc Capdevilla dans le numéro spécial de Clio, Armées, n° 20, 2004, qui rappellent que les femmes sont interdites d’armée car elles doivent procréer et aussi le livre de Josuaha S. Goldstein, War and Gender. How Gender Shapes the War System and Vice Versa, Cambridge, 2001, qui tente de résoudre l’énigme de “l’universal gendering of war”.

[6]    Yannick Ripa, art. cit., p. 138.

[7]    Dominique Godineau ajoute qu’en même temps qu’on dénie la fonction guerrière aux femmes, on leur dénie une fonction politique (idem). Sur le silence des historiens au sujet des femmes dans les guerres, voir l’article d’Eliane Viennot, « Les femmes dans les troubles du 16e siècle », Clio, 1997, n° 5, pp. 92-93.

[8]    Soulignons toutefois que ces standards sont remis en cause par certains auteurs, comme Margaret Mead, qui estime que le danger de l’emploi des femmes dans les uni­tés de combat ne tient pas à leur inaptitude à tuer, mais résiderait plutôt dans leur trop grande propension à tuer dans les situations conflictuelles (cité par Emmanuel Reynaud, op. cit., p. 164).

[9]    Arlette Farge, Les Fatigues de la guerre, Paris, L’Arbre à lettres, 1996.

[10]  La bibliographie sur la figure de la guerrière amazone est impressionnante. Voir notamment P. Samuel, Amazones, guerrières et gaillardes, Bruxelles, 1975 ou encore J. Weelwright, Amazons and Military Maids, Londres, 1989.

[11]  Sur les guerres civiles, voir le numéro spécial de Clio, Guerres civiles, n° 5, 1997.

[12]  Emmanuel Reynaud, op. cit., p. 162.

[13]  Pour la première guerre mondiale, voir Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995 et pour l’ex-Yougoslavie, Véronique Nahoum-Grappe, « Guerre et différence des sexes : les viols systématiques (ex Yougos­lavie), 1991-1995 », dans De la violence et des femmes, op. cit., pp. 159-186.

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Les auteurs

Christelle Balouzat-Loubet est agrégée d’histoire et docteur en histoire.

David Bellamy est maître de conférences à l’Université de Picardie. Ses travaux portent essentiellement sur l’histoire du gaullis­me. Il a également participé à plusieurs colloques du Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits de l’UPJV.

Nadine Bernard est maître de conférences d’histoire grecque à l’Université de Rouen. Elle a publié Femmes et société dans la Grèce classique (Colin, 2003).

Nadine-Josette Chaline est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Picardie. Spécialiste d’histoire reli­gieuse contemporaine et d’histoire de la Grande Guerre, elle a publié notamment Chrétiens dans la première guerre mondiale (Editions du Cerf, 1993) et une étude sur les monuments aux morts dans l’Allier.

Aude Cirier est docteur en histoire de l’Université de Poitiers.

Marie-Claude Dinet est maître de conférences (HDR) à l’Uni­versité de Picardie. Elle a publié Les sœurs hospitalières en France aux xviie et xviiie siècles, la charité en action (Champion, 2005) et dirigé la publication du colloque d’Amiens, Les hôpitaux, enjeux de pouvoir, France du Nord et Belgique ive-xxe siècles (Revue du Nord, 2008)

Olivier Forcade est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-IV, après l’avoir été à l’Université de Picardie. Spécialiste de l’histoire du renseignement, il a publié La République secrète, histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939 (Nou­veau monde éditions 2008). Il vient de codiriger avec Philippe Nivet la publication du colloque du Centre d’histoire des sociétés Les Réfugiés en Europe aux époques moderne et contemporaine (Nouveau monde éditions 2008).

Stéphanie Gaudillat est doctorante à l’Université de Lyon-II. Elle prépare une thèse sur La Construction sociale et culturelle du viol en France au xvie siècle.

Dominique Godineau est maître de conférences à l’université de Rennes-II. Elle a publié notamment Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française (Alinéa, 1988) et Les Femmes dans la société française (Colin, 2003).

Amandine Hamon est membre du Centre d’études et de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO).

Gwendoline Hancke est docteur en histoire de l’Université de Poitiers.

Xavier Hélary est maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Paris-IV.

Geneviève Hoffmann est professeur d’histoire grecque à l’Uni­versité de Picardie. Elle a notamment publié La Culture grecque (Ellipses, 2002) et, en collaboration avec Catherine Grandjean, Les Mondes hellénistiques (Armand Colin, 2008).

Marie Houllemare, agrégée et docteur en histoire, est maître de conférences à l’Université de Picardie. Sa thèse, soutenue à l’université de Paris-IV sous la direction de Denis Crouzet, portait sur Politiques de la parole : le Parlement de Paris au xvie siècle.

Sylvie Joye est maître de conférences à l’Université de Reims, membre du Centre d’études et de recherches en histoire culturelle (CERHIC). Sa thèse, La Femme ravie. Le mariage par rapt dans les sociétés occidentales du haut Moyen Âge (vie-xe siècle), soutenue en 2006, a été publiée aux éditions Brepols.

Nicolas Le Roux est professeur d’histoire moderne à l’Univer­sité de Lyon-II. Spécialiste du xvie siècle, il a notamment publié Un régicide au nom de Dieu, l’assassinat d’Henri III (Gallimard, 2006).

Julie Mazaleigue est ATER et doctorante à l’Université de Picardie. Elle prépare actuellement, sous la direction de François Delaporte, une thèse sur l’histoire du concept de perversion sexuelle.

Philippe Nivet est professeur d’histoire contemporaine à l’Uni­versité de Picardie et directeur du Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits. Il travaille sur l’histoire des civils ayant subi l’occupation pendant la première guerre mondiale et a publié Les Réfugiés français de la Grande Guerre, les Boches du Nord (Econo­mica, 2004). Il vient de codiriger avec Olivier Forcade la publication du colloque du Centre d’histoire des sociétés Les Réfugiés en Europe aux époques moderne et contemporaine (Nouveau monde éditions 2008).

Manon Pignot est maître de conférences à l’Université de Picardie. Elle a soutenu en 2007, à l’EHESS, une thèse Allons enfants de la Patrie ? Filles et garçons dans la Grande Guerre, expériences communes, construction du genre et invention des pères (France, 1914-1920), dirigée par Stéphane Audoin-Rouzeau, et publié La Guerre des crayons (Parigramme, 2004).

Marion Trévisi est maître de conférences à l’Université de Picardie. Spécialiste de l’histoire de la population et de la famille, elle a publié Au cœur de la parenté, oncles et tantes dans la France des lumières (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2008).

Clémentine Vidal-Naquet est doctorante à l’EHESS et prépare une thèse sur le couple en France pendant la Grande Guerre.

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Marin sous trois Républiques 1931-1995

Amiral Marcel Duval

 

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A côté de l’histoire officielle issue des archives il y a l’histoire vécue par les acteurs au jour le jour, plus prosaïque mais aussi plus vraie. C’est à travers les souvenirs que l’on comprend vraiment le fonctionnement d’une institution, les mécanismes de prise de décision. Le vice-amiral d’escadre Marcel Duval, entré à l’Ecole navale en 1932, a servi dans la marine pendant quarante ans pour terminer comme directeur du personnel militaire de la marine en 1972, au moment de la constitution de la force océanique stratégique. Il a traversé les épreuves de la seconde guerre mondiale, les espérances et les déchirements de la libération, les difficultés et les réussites de la reconstruction de la marine .Sur l’histoire de celle-ci après 1945, encore à peine défrichée par les historiens, il apporte une information exceptionnelle mêlant l’anecdote et l’analyse de fond, dans un style toujours très vivant et accessible. Son témoignage sera dorénavant une source de premier ordre pour l’histoire de la marine au XXème siècle.

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Introduction

Au long des siècles, la stratégie maritime des nations a toujours constitué un de leurs principaux facteurs de puissance, autant qu’elle constituait un des moyens d’expression de la puissance. Par la mer transitaient voyageurs, idées, rêves, richesses et explorateurs. Mais par la mer transitaient aussi pirates et guerriers. La mer charriait avec elle les meilleurs comme les pires atours de l’homme. Très tôt, l’emploi des forces sur mer à fait l’objet de réflexions – à défaut de conceptuali­sations structurées et diffusées – intenses et complexes. Athènes a ainsi mené une véritable thalassopolitique[1], alors que la puissance de la si petite Venise tenait autant à une capacité commerciale qu’à la maîtrise la mer, en termes géopolitiques, techniques, administratifs, commer­ciaux et militaires[2]. Des villes comme Bruges ou Anvers – alors que la tradition navale militaire contemporaine est si peu existante en Belgique – ont dû leur développement économique fulgurant et leur inclusion au cœur même de « l’économie-monde » à la mer[3]. Les empires coloniaux français ou britannique n’ont pu se développer, toute considération éthique mise à part, que parce que ces États avaient développé des flottes commerciales et militaires aptes à la maîtrise des mers comme au transport. Durant la Première puis la seconde guerre mondiale, la mer sera le cordon ombilical reliant la Grande-Bretagne à cet « arsenal des démocraties » qu’étaient devenus les États-Unis. La bataille de l’Atlantique recouvrait, de ce point de vue, des enjeux bien plus importants que le seul transit de navires de transport ou la lutte contre les U-Boote allemands à laquelle elle est bien souvent réduite. Il s’agit d’abord et avant tout de gagner la deuxième guerre mondiale sur le front européen en positionnant des forces terrestres en Grande-Bretagne et en équipant l’armée soviétique[4]. Nombreux sont, ainsi, les exemples de l’utilisation de la mer – voire de sa centralité – dans l’histoire.  

En faire une synthèse – d’ailleurs impossible – n’est pas l’objec­tif de cet ouvrage[5]. Plutôt, il nous semblait utile de dresser la carte théorique des stratégies navales au xxie siècle, alors que plusieurs auteurs soulignent la maritimisation du processus de mondialisation, reconfigurant plutôt que dégradant les enjeux desdites stratégies. Même si l’observateur peut ne pas le percevoir, la mer est rien moins qu’au cœur du style de vie de nombre de sociétés, de même que de leur protection. Le transport maritime permet ainsi d’acheminer plus de 90 % des exportations des États. Chaque jour, ce sont ainsi plus de 50 000 conteneurs maritimes qui atteignent les États-Unis et des centaines de milliers d’autres qui transitent par la mer – soit 230 mil­lions de containers par an –, tandis que le tonnage de la flotte mondiale était multipliée par 2,5 entre 1970 et 2000 et que le commerce maritime était multiplié par 5 sur la même période[6]. La grande majorité des exportations de ressources énergétiques transite elle aussi par la mer, lorsqu’elle n’y est pas produite, via des plates-formes offshore. Les grands ports, ces portes de la mer, sont ainsi devenus des enjeux majeurs pour les économies nationales comme pour l’économie internationale et, plus largement, sont parfaitement qualifiables en tant qu’infrastructures critiques. C’est également par voie maritime que transitent l’essentiel du matériel des forces armées américaines et européennes lorsqu’elles sont engagées en opération mais aussi que les marines peuvent engager, avec ou sans l’appui de l’aviation, des cibles situées au cœur des territoires adverses.

Critiquée par un E. Luttwak sous-estimant la logique des milieux, à l’instar de la stratégie aérienne, pour être une non-stratégie qui ne ferait qu’exploiter les principes stratégiques élémentaires[7], la stratégie navale manque encore d’une théorisation qui dépasserait la seule liste de ses fonctions dans des opérations militaires moderne, auxquelles elle est pourtant indispensable. Projection, frappe tactique ou stratégique, guerre littorale ou maîtrise des océans – ce que nous appellerons l’approche fonctionnelle – sont des missions devenues, somme toute, classiques pour les marines. Mais ces dernières sont aussi bien plus. Elles sont également reflet et actrices des politiques nationales, réceptacles et moyen de mise en œuvre des visions géopolitiques ou encore enjeux techniques et industriels. Au même titre que les autres armes (forces aériennes et terrestres, forces nucléaires), elles sont des objets d’étude concentrant une série d’évolutions du monde contemporain. Mais la mécanique – il serait toutefois préférable de parler de thermodynamique – stratégique sous-tendant leur emploi est bien moins conceptualisée que celle des forces terrestres et aériennes, ce qui tient à plusieurs raisons dont la moindre n’est pas que les auteurs « classiques » n’aient jamais ni réellement définis de stratégie navale, ni même que nombre d’auteurs « classiques » en stratégie s’y soient intéressés.

Comme le rappelle H. Coutau-Bégarie, les apports théoriques de Mahan, pourtant considéré comme le principal théoricien de la maîtrise de la mer, sont plutôt pauvres[8]. Corbett offre des apports qui sont utilisés jusque dans une stratégie spatiale émergente[9], mais les fonde­ments de sa pensée posent également question. Clausewitz ne s’est guère intéressé à la mer et Jomini, s’il a influencé Mahan[10], est un théoricien de la guerre terrestre. Liddell Hart a été critiqué pour s’être essayé à la stratégie maritime avec des connaissances insuffisantes. J.F.C. Fuller a conceptualisé une stratégie terrestre, même si certains de ses apports sont utiles à la compréhension de la stratégie maritime et prend d’ailleurs partiellement appui sur elle[11]. Les théoriciens contemporains de la Revolution in Military Affairs (RMA), qui formatent l’essentiel du débat stratégique contemporain, n’ont rien proposé de véritablement neuf. Ils doivent pourtant, plus que la majorité des observateurs ne le pensent, à la stratégie navale et au développement des marines de guerre[12]. Au final pourtant, un certain nombre de conceptions sont tout à fait utilisables – et sont utilisées – en stratégie navale. 

Autre facteur expliquant les lacunes théoriques dont rend compte n’importe quel état de l’art en la matière, la faible propension des marines à se lancer dans un processus doctrinal, pourtant considéré comme essentiel au sein des forces terrestres et, dans une moindre mesure, aériennes. Dans le même temps, il existe très peu de centres de recherche, du moins en Europe continentale, comptant des spécialistes de la stratégie navale. En conséquence, peu de travaux d’envergure sont publiés sur la question. En Europe, Colin Gray, Geoffrey Till et Hervé Coutau-Bégarie se distinguent certes brillamment mais ils sont relative­ment peu suivis. Plus largement, les productions nationales circulent peu. Enfin, sans doute, considère-t-on qu’avec des notions telles que le contrôle des voies de communication maritimes (SLOC – Sea Line Of Communications), les marines auraient atteint ce qui s’apparenterait à un optimum stratégique. Au final donc, malgré l’importance (géo)po­litique, militaire et économique que revêtent les marines de guerre, l’objet « stratégie navale » est peu conceptualisé. Dès lors, la littérature, qui n’est pourtant pas inexistante, se focalise essentiellement sur les approches nationales ou régionales, au détriment de travaux à la portée plus globale[13].

1. Le cadre technique : une suite de révolutions

Pourtant, sans doute aucune autre force armée n’aura connu autant de bouleversements techniques d’une façon aussi rapprochée que les forces navales. Aucune autre force n’aura eu à connaître autant de révolutions en des temps si brefs. La révolution de la propulsion – passant de la voile à la vapeur, puis au diesel, aux turbines à gaz et au nucléaire – a eu pour effet de libérer les marines des contraintes induites par le vent, augurant de nouvelles tactiques et facilitant le processus de mondialisation de la puissance maritime. Mais cette évolution permettra également de produire une électricité qui alimen­tera des chambres froides sans lesquelles des déploiements de longue durée confortables sont inimaginables[14]. Autre révolution, celle  de l’armement a notamment impliqué la mise en œuvre des torpilles, des canons à chargement par la culasse et des obus creux, le processus visant à une augmentation de la précision, des missiles antinavires, anti-sous-marins (ASM), antiaériens, de croisière de frappe terrestre, de l’armement nucléaire tactique et stratégique et de l’armement d’autodé­fense automatisé. On peut avoir des difficultés à appréhender ce que le missile antinavire à apporté. Mais, durant la première guerre mondiale, la probabilité de coup au but par les canonniers allemands – les meilleurs – était de 3,44 %, contre des probabilités aujourd’hui fréquemment supérieures à 70 %.

La révolution de la détection – avec l’évolution rapide des systèmes sonar et radar, l’utilisation de systèmes infrarouge, la dési­gnation de cibles à distance, les mesures de soutien électroniques – a eu pour conséquence d’accroître la zone dans laquelle un navire de combat peut exercer son influence par un accroissement de son aire de frappe. Cela encore sans compter la mise en œuvre de drones déportant et démultipliant les moyens de surveillance/détection à disposition des marines. La révolution de la communication (usage de la radio, des liaisons satellitaires puis des liaisons de données) permet aux bâtiments de ne plus seulement communiquer entre eux à courte distance, par le biais de signaux lumineux ou de fanions (largement soumis aux condi­tions météorologiques et à l’obscurcissement des zones de bataille), mais bien d’opérer de façon coordonnée sur de larges étendues, tout en partageant les informations à leur disposition, de jour comme de nuit, par tous les temps. Enfin, la révolution des dimensions de la guerre navale est une des plus notables. Les introductions successives du sous-marin puis du porte-avions et, plus discrètement, du navire amphibie ont changé la physionomie des forces navales, leurs structures mais aussi leurs zones d’action.

Les forces terrestres et aériennes sont relativement cantonnées à leurs seules dimensions (à présent élargies aux dimensions informa­tique et psychologique)[15]. Comparativement, les marines opèrent naturellement dans un environnement multidimensionnel. Elles opèrent sur et sous la surface de la mer, dans l’air, partiellement sur le sol (opérations amphibies et opérations spéciales) – voir dans l’espace[16] et, de plus en plus, dans les espaces informationnels. Les forces navales ont, durant le xxe siècle, radicalement augmenté leurs aptitudes. Il n’est de marine sans navires, de sorte que la technique joue un rôle central, déterminant même pour de nombreux observateurs, la spécificité du milieu maritime entraînant celle des navires, jusque dans leur archi­tecture[17], un raisonnement tout aussi applicable aux stratégies aérienne et spatiale[18]. Là au même titre qu’en stratégie aérienne, la centralité du facteur matériel est évidente, l’homme seul ne suffit pas[19]. Pour para­phraser Foch, l’homme arme les navires alors que les armes l’équipent, en stratégie terrestre. Enfin, comment ne pas prendre en compte, en tant que cristallisation de l’ensemble de ces révolutions, la diversification des types de bâtiments ? Opérée très tôt, la différencia­tion selon la puissance – et donc la taille – des navires s’est considé­rablement développée à la fin du xixe siècle puis tout au long du xxe siècle[20].

Des frégates aux dreadnoughts, en passant par les croiseurs, les sous-marins, les porte-avions, les corvettes, puis les destroyers, les flottes se sont diversifiées. Il faut ensuite y ajouter les navires amphi­bies et de soutien, affectés au ravitaillement à la mer. En a résulté une spécialisation qui a donné lieu à des débats débordant largement du cadre purement technique. Ainsi en a-t-il été du débat, en France, à la fin du xixe siècle (mais qui mutera ensuite), entre « vieille » et « jeune école » et opposant les lourds et puissants navires de ligne contre des torpilleurs, plus petits et plus rapides, qui auraient été capables d’éliminer les premiers[21]. Autre débat d’importance, celui opposant les cuirassés aux porte-avions et aux sous-marins, en tant que capital ships des marines. Là aussi, après avoir muté, le débat n’est pas complè­tement terminé. Il tend à se renouveler alors que des marines de plus en plus nombreuses se dotent de sous-marins (par ailleurs de plus en plus performants) et de porte-aéronefs, au moment même où le nombre de navires disponibles dans les flottes occidentales diminue. In fine, à l’heure où les coûts des navires s’envolent et où leur développement est de plus en plus long – ne laissant guère de possibilité de corriger des erreurs qui auraient été commises – ces controverses ne sont pas le luxe de penseurs en chambre. Il s’agit, en réalité, par le biais d’une stratégie génétique précise[22], de définir la meilleure stratégie des moyens, la plus adaptée à la culture et aux besoins politiques, stratégiques et navals d’un État.  

2. Continuité du cadre environnemental

A contrario, les caractéristiques de l’environnement naval n’ont pas changé, jouant elles aussi un rôle déterminant, en même temps qu’elles sont le cadre de mise en action de la stratégie maritime. Les océans et mers couvrent toujours plus de 70 % de la surface terrestre, soit 360 millions de km². L’espace sous-marin, considéré comme une dimension à part, est tout aussi impressionnant, M. Tripier indiquant qu’un sous-marin ayant une profondeur d’immersion maximale de 400 mètres pourrait ainsi manœuvrer dans 130 millions de kilomètres cube[23]. Avec la disposition d’aéronavales dont les appareils peuvent être ravitaillés en vol, l’espace aérien qui leur est accessible couvre plus de 90 % de la planète. Dans le même temps, les mers sont isotropes, de sorte que si certaines routes sont plus fréquentées que d’autres, les espaces maritimes laissent une totale liberté de manœuvre à ceux qui les empruntent, pour peu que leur profondeur soit suffisante. Mers et océans sont également interdépendants géographiquement, communi­quant entre eux, de sorte que les marines d’une région ont accès à presque tous les espaces maritimes de l’ensemble des régions, offrant aux marines qui en ont les moyens ou auxquelles l’objectif leur a été assigné, de pouvoir déployer leur puissance et/ou leur action à l’échelle mondiale.

Ce cadre reste pourtant exigeant, quelles que puissent être les innovations technologiques. Outre l’éloignement qui peut affecter le moral des hommes, les conditions de navigation, en raison d’une météo défavorable ou de zones délicates à aborder (hauts-fonds, détroits), peuvent affecter la conduite des missions,  des flottes de surface. Les opérations sous-marines sont elles aussi contraintes par des facteurs très spécifiques, tels qu’une profondeur que les forces ne peuvent pas, pour des raisons de résistance structurelle des coques, systématique­ment utiliser à leur avantage, au même titre que le plafond opérationnel limite l’aptitude des avions à prendre de l’altitude. A contrario, en raison d’une faible profondeur, certaines zones de la planète nécessitent une grande maîtrise de la guerre sous-marine, sauf à risquer une détection plus rapide du sous-marin par l’aviation ou les flottes de surface[24]. De même, des configurations maritimes particulières peu­vent limiter les performances des bâtiments de lutte ASM. La salinité de l’eau ou sa température ont ainsi des impacts sur l’efficience des systèmes de sonars, pouvant dans certains cas créer au cœur même de la mer, voire plus encore à proximité des côtes, des zones relativement sûres pour les sous-marins. 

Pour leur majeure partie – celle ne relevant pas des eaux territoriales et des Zones Economiques Exclusives (ZEE) – mers et océans sont, en droit, res nullius, n’appartenant à personne, a fortiori, à aucun État et sont régis par le droit international maritime. Mais ces espaces sont aussi zones potentielles de confrontation : nombre de lignes de communication passent par la haute mer. Les zones littorales sont également des espaces de conflits potentiels. Près de 80 % de la population mondiale est localisée à moins de 100 km des côtes, dans ou a proximité des villes (elles-mêmes foyers de représentations diverses comme de tensions[25]), une tendance lourde pour de nombreux auteurs. Le cas des zones archipélagiques, régies par la convention de Montego Bay (1982), est quant à lui particulier, en termes démographiques comme de contrainte sur les opérations ou de nature des menaces, notamment de piraterie, avec des contraintes majeures sur les opérations. Les canaux et détroits, goulets d’étranglement géographi­ques, enjeux considérables pour celui qui les contrôle ou qui cherche à les contrôler, peuvent également lui faire courir un certain nombre de risques. Surtout, la mer reste liée à la terre, qui reste l’objectif tant du commerce que de la guerre. A bien des égards, si une stratégie navale pure – telle que celle esquissée par Mahan[26] – envisage l’idée d’un affrontement décisif entre marines en haute mer, c’est la terre, pour Corbett, Castex ou Tripier, qui détermine la stratégie navale, en formatant les missions des forces navales. De facto, c’est là que se trouvent populations et gouvernements.

Mais ce cadre environnemental n’est pas uniquement géogra­phique, il est aussi temporel, montrant de collisions de rationalités entre des navires de surface évoluant dans des plages de vitesse entre 10 et 40 nœuds, en fonction de leur puissance et de leur mode de propulsion ; des sous-marins que la vitesse rend moins discret et, pour ceux dispo­sant d’une propulsion conventionnelle, plus gourmands en carburant. Au même instant, les appareils de combat des aéronavales peuvent dépasser Mach 2, au même titre que les missiles antiaériens ou antina­vires lancés par les bâtiments peuvent dans certains cas dépasser Mach 3. Dans l’espace électromagnétique, les transmissions aériennes (radio, satellites) se propagent à la vitesse de la lumière alors que les transmis­sions radio sous-marines ont une vitesse en moyenne 1 500 fois moindre. Le facteur temps joue également d’autres rôles. La vitesse de traitement des informations sur les bâtiments dépend de leur puissance informatique, au même titre que la vitesse de réaction des navires face à une menace ou à un ordre d’engagement. Au-delà, il existe également une temporalité maritime prenant en compte le temps de constitution des flottes (décision de leur mise en place, développement et construction des navires, temps d’appréhension des nouvelles techno­logies)[27]. Là aussi, sans flotte, point de stratégie maritime.

3. Le cadre stratégique, source de l’action maritime

La flotte a néanmoins besoin de règles d’action, sans lesquelles elle n’est qu’une  collection de navires. Et encore n’est-elle pas seule : les ports, chantiers navals et autres services sont des composantes de la puissance maritime. Or, cet agrégat maritime, en soi, n’a aucun sens. En réalité, comme le souligne si bien Corbett lorsqu’il relie les travaux de Clausewitz et la stratégie maritime, ce mixte s’ancre, à l’instar des forces terrestres et aériennes, dans le cadre politique et en est le produit en même temps qu’une composante. C’est le niveau politique qui, ultimement, décide de la composition des flottes de guerre mais aussi qui autorise son engagement. La puissance maritime déporte sur les mers la puissance et la volonté d’une entité politique (de l’État jusqu’à un groupe terroriste[28]) d’intervenir dans un cadre géographique et tem­porel déterminé, la flotte pouvant être vue comme une « solidification » d’une politique donnée, avec ses forces, ses faiblesses mais aussi ses contradictions. En ce sens, les marines de guerre sont pleinement clausewitziennes comme elles constituent naturellement un objet d’étude pour les sciences politiques (et plus encore pour les relations internationales et les études stratégiques), l’histoire, la géographie, l’économie ou encore la sociologie.  

Mais les marines de guerre sont aussi des objets éminemment stratégiques et sont des facteurs importants dans la constitution des puissances militaires. La majeure partie des opérations contemporaines impliquent un segment naval, qu’il s’agisse de mener des opérations de blocus, de contrôle d’embarcations suspectes, de combat, de projection de forces aériennes ou terrestres ou encore de soutien logistique. En ce sens, il semble hasardeux de considérer que la puissance navale soit à même de gagner un conflit à elle seule. C’était pourtant un postulat important chez Mahan[29], qui confine à une recherche de la bataille décisive qui serait propre au modèle culturel occidental du combat[30]. Plutôt, et de ce point de vue, la puissance maritime est à considérer sur un plan identique à la puissance aérienne, en l’envisageant comme intrinsèquement interdépendante avec les autres forces, selon une approche que nous avions qualifiée de synergistique[31]. En réalité toutefois, l’approche n’a rien de bien neuf. Après Corbett, l’amiral Castex (qui entretenait avec le premier un rapport très spécifique[32]) avait ainsi indiqué que « l’influence de la puissance de mer dans les grandes crises de ce monde est fonction de la force aéroterrestre qu’elle est capable de déployer et l’influence de la puissance de terre se mesure aux mêmes moments à la force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance »[33]. Cette vision, nous le verrons, reste d’une grande actualité.   

4. Définir le cadre praxéologique des marines de guerre contemporaines

Corbett et Castex, à cet égard, ont d’autant plus raison que les développements technologiques et stratégiques récents, particulière­ment en matière de combat littoral et d’opérations amphibies, poussent naturellement à l’imbrication toujours plus poussée des opérations terrestres, aériennes et navales. En termes doctrinaux, il pourrait donc fort bien s’agir d’un véritable dépassement de l’approche de la joint­ness, conçue aux États-Unis et se répandant en Europe[34]. C’est d’autant plus le cas que, produite dans le si spécifique le cadre culturel américain, la jointness est d’abord la capacité des différentes forces à agir de façon coordonnée mais pas nécessairement de façon interdé­pendante, de sorte que le joint sacre et reproduit avant tout le cloison­nement des armées, en les amendant à peine[35], les « territoires » des différentes Armes et services américains, souvent déchirés par de complexes guerres bureaucratiques. Mais la capacité des marines d’interagir avec d’autres forces ne devrait être que l’une de leurs caractéristiques. En soi, elle ne présage en rien de la façon dont les marines seront conceptualisées ou utilisées, soit ce qui est justement à la source de cette aptitude à une utilisation en synergie avec les autres forces.

Pour autant, atteindre cette synergie dans le contexte budgétaire, technologique et stratégique actuel représente une gageure. Si les fondamentaux de la stratégie navale n’ont guère évolué, il faut aussi remarquer qu’ils se sont enrichis et que leurs modes application ont changé. Si l’actualité contemporaine n’est pas dominée par les grandes batailles d’antan, l’application de la puissance navale a trouvé d’autres formes.  Elles nécessitent, pour leur maîtrise, de savoir combattre en mer : l’adaptation d’une force donnée au caractère des conflits contem­porains implique de nécessairement s’appuyer sur un corpus conceptuel et d’expérience bien établi. C’est en particulier le cas dès lors que les potentialités des marines se sont accrues, alors qu’elles font face à des contraintes (budgétaires, humaines, politiques, etc.) complexes. Aussi, cet ouvrage n’a pas d’autre but que de dresser la carte de quelques-unes des mutations que subissent actuellement les marines, en passant en revue leurs fondamentaux mais également en cherchant à montrer en quoi elles constituent toujours de puissants instruments, au service direct des ambitions politiques. 

Aussi, dans une première partie de cet ouvrage, nous nous con­centrerons sur les assises de la stratégie navale. Dans un premier chapitre, un certain nombre de concepts centraux seront clarifiés comme les notions de stratégies maritime et navale, de puissance maritime et navale ainsi que de cultures maritime et navale. Nous examinerons également la diversité des acteurs intervenant dans la stratégie navale, de même que les mutations de leurs interactions. Dans un deuxième chapitre, il s’agira de comprendre la relation entretenue par la stratégie navale à la géopolitique comme à la géostratégie. Nous tenterons également de montrer l’actualité pour les stratégies maritime et navale des conceptions géopolitiques et géostratégiques qui ont pu être développées par les auteurs classiques, de même que nous interrogerons les concepts, classiques, de maritimité et de continentalité et leur interrelation. Au-delà, nous chercherons à voir quels pourraient être, pour le développement de la stratégie navale, les apports de la géopolitique postmoderne.

Dans une deuxième partie, nous proposons une lecture capaci­taire des stratégies navales en abordant, dans le troisième chapitre, les différentes échelles de structures de force. Incidemment, il s’agira de dresser la carte des puissances navales en recadrant les grands rapports de force entre les marines mais également en posant les bases de l’analyse navale et en prenant en considération les facteurs qualitatifs. Dans un quatrième chapitre sera analysée la stratégie navale des moyens et les différentes formes d’effecteurs y participant. Seront également passées en revue les grandes évolutions touchant le domaine de l’armement, tout en montrant la spécificité de leur emploi. Ultime­ment, il s’agira de déceler les tendances touchant la structuration interne des forces navales, d’un point de vue technologique (réduction du format, modularité, marsupialisation, réticulation).  

Les fondamentaux de la guerre navale seront analysés dans une troisième partie. Il s’agira, dans le cinquième chapitre, d’examiner les couples fondateurs de la stratégie navale (maîtrise des mers et guerre de course/des communications ; sea control et sea denial, flottes en vie et flottes actives). Il s’agira également de présenter les systèmes straté­giques proposés par les auteurs considérés comme classiques (Mahan, Corbett, Castex ou encore Brodie) et d’évaluer leur pertinence dans le contexte contemporain et, plus largement de dessiner les contours de la stratégie navale actuelle. Le sixième chapitre sera consacré à la problématique des opérations totales et limitées et, ainsi, d’examiner la question du renseignement, celle des facteurs humains mais aussi les spécificités de la relation entre défensive et offensive de même qu’entre actions directes et indirectes en guerre navale. Le rapport de la guerre navale aux principes de la guerre classique – de même que les diffé­rences existant comparativement aux opérations terrestres – sera exami­né dans un septième chapitre.

La quatrième et dernière partie sera consacrée aux opérations navales combinées. Le huitième chapitre nous permettra, à cet égard, d’analyser les tendances et les constantes des opérations de niveau tactique mais aussi de niveau opératif. Il s’agira alors, concrètement, de discerner les ressorts de la mise en action de la puissance navale mais aussi les limites des concepts d’éclairage et d’ISR (Intelligence, Surveillance Reconnaissance), de résilience des flottes et de puissance de feu. Au niveau opératif, il s’agira de démontrer les problématiques inhérentes à la conduite d’opérations navales majeures et, par delà, d’examiner leur rapport au temps, à la géographie, à la structure de l’adversaire et à la cinématique des opérations. Ce sont ainsi les opérations de surface et sous-marines qui seront passées en revue. Dans un neuvième chapitre, nous analyserons les principes inhérents aux opérations vers la terre et à la coercition, posant les questions de l’emploi des opérations amphibies, des opérations aéronavales et de celles utilisant des missiles de croisière. Enfin, le dixième et dernier chapitre permettra d’évoquer les principes de la diplomatie navale et le rôle des marines en tant qu’instrument des politiques étrangères mais également leur fonction dans les missions de « gestion du chaos » et, en particulier, de lutte contre le terrorisme, le trafic de drogue, la piraterie ainsi que le rôle qu’elles peuvent avoir dans la gestion des crises humanitaires.

 


[1]       Jean Pagès, « La Pensée navale athénienne aux ve et ive siècles avant J. » in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’Évolution de la pensée navale, Paris, Économica/ FEDN, 1991.

[2]       Venise se dote dès 1104 d’un arsenal et fait appel aux réquisitions et aux cons­tructeurs privés. La stratégie navale vénitienne devient ainsi stratégie de projection, mais aussi et au-delà, stratégie de puissance fondée sur les capacités de production. À titre d’exemple, apprenant que les Turcs allaient prendre possession de leurs positions chypriotes, les Vénitiens mettront à flot 150 galères de combat en 50 jours. Karine Trotel-Kostedoat, « Les Galères, armes de guerre vénitiennes », L’Art de la Guerre, n°  1, avril-mai 2002 et R. Burlet, et Zysberg, Venise. La sérénissime et la mer, Paris, Découvertes Gallimard, 2002.

[3]       Il est d’ailleurs remarquable que les 5 centres de l’économie-monde soulignés par Braudel avaient tous un rapport très fort à la mer. Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, Champs, 1988.

[4]       Pour une bonne approche de la question : Guy Malbosc, La Bataille de l’Atlan­tique (1939-1945). La victoire logistique, clé du succès des armes, Paris, Économica, Campagnes et stratégies, 1995.

[5]       Notons cependant l’excellente série portant sur L’Évolution de la pensée navale dirigée par Hervé Coutau-Bégarie.

[6]       Frédéric Lasserre, « Avant propos », Etudes Internationales, vol. 34, n°  2, juin 2003.           

[7]       Edward N. Luttwak, Le Paradoxe de la stratégie, Paris, Odile Jacob, 1989.

[8]       Hervé Coutau-Bégarie, « Plaidoyer pour une stratégie maritime théorique », Stratégique, n°  48, 1990/4.

[9]       John J. Klein, « Corbett in Space. A Maritime Model for Strategic Space Theory », Naval War College Review, vol. LVII, n°  4, hiver 2004.

[10]     Bruno Colson, La Culture stratégique américaine. L’influence de Jomini, Paris, Économica/FEDN,  Bibliothèque stratégique, 1993.

[11]     Dans sa vision de ce que devait être l’emploi du char de bataille, il n’hésite pas à le comparer à un navire, considérant que le champ de bataille avait perdu ses reliefs du fait de la mobilité même du char.

[12]     C’est notamment le cas pour la notion de guerre réseaucentrée, sur laquelle nous reviendrons. Joseph Henrotin, L’Airpower au xxie siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, Bruxelles, Bruylant,  « RMES », 2005.

[13]     Citons à titre d’exemple : Georges W. Baer, One Hundred Years of Sea Power : The US Navy, 1890-1990, Stanford, Stanford University Press, 1993 ; Thomas M. Kane, Chinese Grand Strategy and Maritime Power, Londres, Franck Cass,  Naval Policy and History, 2002 ; Ian Speller, Royal Navy and Maritime Power in the Twentieth Century, Londres, Routledge,  Naval Policy and History, 2004.

[14]     Historiquement, la marine à voile a permis de tels déploiements de longue durée – que la nécessité de « charbonner » a ensuite réduit. Toutefois, le manque de vivres frais imposait des conditions de vie pénibles, débouchant notamment sur des carences graves menaçant la santé des équipages. De la sorte, peu de marines pratiquaient une navigation en haute mer. 

[15]     Une assertion qu’il convient de relativiser : les forces terrestres disposent fréquemment d’hélicoptères et de drones mais leur plafond opérationnel reste limité. Les forces aériennes peuvent également opérer au sol mais, là aussi, dans des envelop­pes de missions limitées (protection des bases, défense aérienne) voire, dans certains cas, assurer des missions de surveillance et de patrouille maritime, de même que des missions de sauvetage en mer.

[16]     Le premier satellite militaire indien est ainsi destiné aux communications de la marine.

[17]     Ce qui est particulièrement valable pour ceux ayant à opérer dans certaines zones, comme l’Atlantique nord ou l’Arctique.

[18]     Serge Grouard, La Guerre en orbite. Essai de politique et de stratégie spatiale, Paris, Économica, Bibliothèque stratégique, 1994.

[19]     Richard P. Hallion, « Doctrine, Technology and Air Warfare. A Late 20th Century Perspective », Aerospace Power Journal, printemps 1987.

[20]     Il s’agit plus ici d’une reconfiguration des rôles et fonctions des bâtiments. Corvettes, vaisseaux, galères équipaient déjà la marine de Louis XIV.

[21]     Rémi Monaque, « L’Amiral Aube. Ses idées, ses actions », in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’Évolution de la pensée navale  IV, Paris, Économica/ISC,  Hautes Etudes Stratégiques, 1994 ; François-Emmanuel Brézet, « Enseignements de l’histoire et progrès technique : l’exemple de l’élaboration de la doctrine de la Jeune École française » in Hervé Coutau-Bégarie, L’Évolution de la pensée navale VIII, Paris, Économica,  Hautes Etudes Stratégiques, 2007.

[22]     La stratégie génétique est celle qui permet la génération des forces (Lieutenant-colonel Becam « La manœuvre génétique », Forces Aériennes Françaises, n°  152, octobre 1959) en constituant l’« orientation stratégique de la base scientifique et technologique » (François Géré, s.v., « Stratégie des moyens », in de Thierry de Montbrial et Jean Klein (dir.), Dictionnaire de stratégie, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 550). Nous reviendrons sur ces notions plus bas.

[23]     Michel Tripier, Le Royaume d’Archimède, Paris, FEDN/Économica, Bibliothèque stratégique, 1992.

[24]     En théorie, les petits fonds réduisent l’efficacité des sonars des forces anti-sous-marines, l’environnement plus « bruyant » renforçant la furtivité des sous-marins. Cependant, ils rendent également les sous-marins plus vulnérables à une détection par magnétomètre.

[25]     Joseph Henrotin, « Bienvenue en ville. Le passé, le présent et le futur des opéra­tions aerurbaines », Les Cahiers du RMES, vol. III, n°  1, été 2006.

[26]     Sur lequel, bien entendu, nous reviendrons plus bas.

[27]     Christophe Prazuck, « L’attente et le rythme. Modeste essai de chronostratégie », Stratégique, n°  68, 1997/4.

[28]     Ce qui n’est, par ailleurs, nullement contradictoire à un ancrage clausewitzien d’une réflexion sur l’évolution des marines. En effet, Clausewitz ne parle pas tant de la guerre comme de la continuation de l’État par d’autres moyens que de la politique, laquelle ne peut être cantonnée, particulièrement dans des relations internationales sou­mises à la mondialisation, à son seul exercice par l’État. Sur cette question : Joseph Henrotin, « Scientia vincere tenebras ? Zones grises et néo-clausewitziannisme » in Pierre Pascallon (dir.), Les Zones grises dans le monde d’aujourd’hui. Le non-droit gangrène-t-il la planète ?, Paris, L’Harmattan, « Défense », 2006. Voir également, dans le cas plus précis des guérillas : Samuel P. Huntington, « Patterns of Violence in World Politics » in Samuel P. Huntington, Changing Patterns of Military Politics, New York, The Free Press of Glencoe, Inc., 1962. 

[29]     Herbert Rosinski, Commentaire de Mahan, Paris, Économica/ISC, Bibliothèque stratégique, 1996.

[30]     Victor Hanson, Le Modèle occidental de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 1990.

[31]     Joseph Henrotin, L’Airpower au xxie siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, op. cit.

[32]     Voir la préface donnée par Hervé Coutau-Bégarie aux Principes de stratégie maritime, op. cit.

[33]     Cité par Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6e éd., Paris, Économica/ISC, Bibliothèque stratégique, 2008, p. 806.

[34]     Joseph Henrotin, « Approche synergistique et évolution de la structuration de l’emploi des forces : vers un dépassement de l’interarmées ? » in Pierre Pascallon (dir.), Les Armées françaises à l’heure de l’interarmisation de la multinationalisation, Paris, L’Harmattan, « Défense », 2006.

[35]     En tout état de cause, aux États-Unis – mais le problème se pose également en Europe. C’est notamment le cas en matière de développement de programmes interar­mées, dont bon nombre sont considérés comme des échecs. Notons néanmoins que plusieurs documents doctrinaux publiés dans le cadre interarmées sont de grande valeur.

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