ÉPERON ET BÉLIER, ENTRE HISTOIRE ET TECHNIQUES

Michel Depeyre

 

En 1869, le romancier Jules Verne publie Vingt mille lieues sous les mers. L’ouvrage s’inspire des diverses inventions issues des derniers progrès technologiques. Son sous-marin, le Nautilus , est cependant en avance de plus d’un siècle sur les réalisations de l’époque. Or, ce bijou de ce qui représente pour Verne le sommet de l’ingéniosité humaine est doté d’un éperon. Ce dernier est l’attribut indispensable à tout symbole du progrès et de l’efficacité. Le rostre placé à l’étrave est ainsi à la fois l’emblème de la modernité la plus conquérante et l’héritier d’une tradition pluriséculaire remontant à l’Antiquité gréco-romaine. À la différence des armes imaginées ex nihilo, l’éperon est à lui seul le produit de l’Histoire et la manifestation du Progrès. Avec le rostre, nous entrons dans un moment capital de la pensée navale.

Les historiens ont mis en avant l’existence de deux grands courants bien souvent antagonistes : l’un privilégiant les enseignements de l’Histoire, l’autre soutenant l’importance prépondérante des matériels et minorant l’utilité des acquis des temps antérieurs. Avec l’éperon et le navire-bélier, l’innovation technologique abolit-elle ou réactive-t-elle complètement les acquis du passé ?

Cette étude ne se veut pas exhaustive. Elle a pour objet de mettre en exergue les multiples hésitations doctrinales qui se font jour entre les partisans des enseignements de l’Histoire et les tenants de la technologie. Elle se veut une esquisse de réflexion méthodologique sur la place et le rôle des armes par rapport aux nombreuses théories qui fleurissent à leur propos.

UNE ACTUALITÉ OMNIPRÉSENTE

L’historien se voit souvent reprocher de vivre dans un passé ne pouvant guère apporter de leçons utiles au présent. Les vieilles batailles sont intégrées dans une tradition, voire un folklore, mais les contemporains ne cherchent pas souvent à entendre l’écho lointain des débats et des travaux de leurs prédécesseurs. Au cours du xixe siècle, une bataille mémorable conduit à faire table rase de tout ce qui a précédé du point de vue technologique et théorique.

Une bataille-paradigme, Lissa

Le 20 juillet 1866, au large de l’île de Lissa, en mer Adriatique, se livre une des batailles navales les plus célèbres du xixe siècle. Elle a, en effet, des retombées tactiques importantes et durables1. Elle marque profondément l’attention des amirautés et des tacticiens pendant plusieurs décennies. Une telle notoriété est due à l’expérimentation in vivo d’une des inventions les plus récentes, l’éperon. Il n’est pas exagéré de dire qu’il se constitue à cette époque un véritable mythe de l’éperon.

Remémorons-nous quelques instants importants de Lissa. La flotte autrichienne est rangée en ordre de retraite sur trois lignes, constituant ainsi un puissant dispositif en coin. Les cuirassés sont sur les ailes, les bâtiments en bois sont au centre, c’est-à-dire dans la partie la plus visible. L’Italien Persano est d’ailleurs surpris de ne pas voir face à lui une escadre plus forte. Il commande de former la ligne de front, cap à l’ouest, puis par un mouvement tout à la fois, il ordonne la ligne de bataille cap au Nord-est. Cette formation est mince et peu résistante face au coin autrichien. Vers 10h30, l’amiral autrichien Tegetthoff lance l’attaque mais les cuirassés ont la vue masquée par la fumée due au combat, si bien qu’ils traversent la ligne italienne sans s’en apercevoir. Constatant alors que les navires en bois des Autrichiens sont coupés des cuirassés, l’amiral italien Vacca décide de s’attaquer à eux. Tegetthoff qui a compris la manœuvre vire à ce moment cap pour cap. Les bâtiments peuvent aller s’abriter à Lissa. Ailleurs, le combat fait rage. À cet instant, le navire amiral Ferdinand Max éperonne et coule l’italien Re d’Italia qui était déjà désemparé. Dans le camp autrichien, le vaisseau en bois Kaiser est endommagé. Le bélier L’Affondatore tente de le couler au moyen de son éperon. Le vaisseau gravement blessé ne sombre pourtant pas. Peu après midi, les deux forces en présence se séparent. La flotte la plus moderne a été vaincue. Pour les contemporains, l’éperon a été le facteur décisif.

Cette victoire autrichienne a effacé la gifle infligée à Sadowa par la Prusse. L’événement a été mis en avant à des fins politiques mais cela ne suffit pas à expliquer le rôle considérable accordé à cette bataille. Plus important, Lissa sert également de modèle, de paradigme, à la bataille illustrée par l’éperon.

Dans les années qui suivent, les ouvrages sur le thème se multiplient et les articles dans La revue maritime et coloniale se succèdent. En 1867, le vice-amiral Touchard donne une contribution d’une quinzaine de pages où il affirme la suprématie de l’éperon et l’effacement inéluctable de l’artillerie ; en 1868, c’est A. de Keranstret qui s’intéresse aux ordres de bataille pour les combats à éperon ; la même année, le lieutenant de vaisseau Clément Cordes revient une nouvelle fois sur le thème ; en 1869 un auteur anonyme présente des exercices d’attaque exécutés par l’escadre russe. Mais avant d’aller plus loin, à quoi ressemble un navire à éperon ?

Un nouveau type de bâtiment

C’est en 1840 que le lieutenant de vaisseau Nicolas-Hippolyte Labrousse (1807 – 1871) a l’idée d’utiliser l’éperon2. La galère romaine lui sert de modèle mais le navire à vapeur possède un avantage essentiel par rapport à cette dernière, il détient la possibilité d’atteindre une vitesse suffisamment élevée pour permettre au rostre d’être réellement dangereux en perforant l’ennemi. Le projet fut pris au sérieux et des expériences ordonnées en 1844. Ce n’est, cependant, qu’après la guerre de Crimée que le projet retient vraiment l’attention de la Marine. En 1861, est lancée la frégate cuirassée Solférino, premier bâtiment à éperon3. Une autre frégate suivit, le Magenta. Construits par Dupuy de Lôme, ces bâtiments de 7 200 tonnes filent à 12 nœuds. Un éperon se retrouve sur l’Océan du même architecte et qui fut lancé en 1868. L’entrée en service date cependant de 18704. Le bâtiment déplaçait 7 334 tonneaux.

Pourquoi installer un rostre sur les nouvelles unités ? En 1849, le futur amiral de Jonquières (1820-1901) rapporte déjà un projet de bâtiments à éperon où il vante les mérites du rostre : « L’éperon est pour les combats sur mer l’arme de l’avenir » 5. Interrogeons-nous sur cette remarque. Il faut ici se remémorer les interminables batailles des siècles précédents et qui ne débouchaient que très rarement sur un résultat décisif. La rencontre du 15 mai 1780 entre les flottes de Guichen et de Rodney en fournit un bel exemple. En ce milieu du xixe siècle, l’artillerie semble atteindre ses limites, alors que l’éperon représentait pour les hommes du tournant du siècle une chance afin de sortir de ce qui apparaissait alors comme une impasse. Le choc produira – pense-t-on – de plus gros effets dévastateurs¼

Même si lors de la bataille de Lissa l’artillerie n’est pas à l’origine de la perte du Re de Italia, il est difficile de l’éliminer totalement. Elle prend néanmoins une nouvelle place. Une fois la ligne ennemie percée, les batteries n’ont que peu de temps pour assaillir l’adversaire. Il faut donc modifier l’emplacement de l’artillerie destinée à un combat à courte distance, aussi une pièce est-elle disposée au centre du vaisseau, et ce, afin d’ouvrir le feu en direction de l’avant. On cuirasse cette partie qui, avec le poste de commandement constitue le « réduit » qui est repérable sur la coupe longitudinale du Redoutable 6.

Un exemple de bâtiment à éperon7 :

Plan schématique, type Courbet, Dévastation, Redoutable.

Les bâtiments à éperon sont associés à un autre type, les navires béliers, dont nous avons ici un bel exemple avec le Taureau, construit par Dupuy de Lôme. Le célèbre architecte essaie d’intégrer les aspects positifs du Monitor et du Merrimack, construits par les Nordistes et les Sudistes. Le Taureau fut lancé à Toulon le 10 juin 1865. Son déplacement est de 2 500 tonnes. D’autres du même type suivirent : le Bélier, le Cerbère. De 3 400 tonnes, ils filent à 12 nœuds 3 et possèdent deux pièces de 24 mm. En réalité, ils ne gagnent pas la haute mer et servent de garde-côtes8.

Exemple d’un navire-bélier9 : le bélier cuirassé Taureau, construit en 1865, sur les plans de Dupuy de Lôme

Le choc se justifiait avant tout par le combat rapproché puis par une maniabilité des bâtiments qui permettait de diriger le choc avec force et précision. Jonquières poursuit sa démonstration et établit une comparaison entre l’Antiquité classique et l’époque contemporaine :

 

Aujourd’hui que la vapeur nous a rendu avec plus d’énergie cette force docile que les bras offraient jadis, la question redevient ce qu’elle était. Qu’est-ce, en effet, qu’un bâtiment à vapeur, sinon une ancienne galère, dans laquelle les rames ont été remplacées par les roues ou l’hélice, les vivres par du charbon, et les bras de l’homme par les organes de la machine ?10

 

L’auteur poursuit sa lecture des faits en décrivant les conséquences sur la tactique et l’utilisation des armes. Il est permis ici de mesurer parfaitement la révolution que la vapeur provoque dans les esprits.

Les navires à vapeur se meuvent en tous sens avec des vitesses inconnues aux anciens ; les choses sont donc revenues au point de départ, et les effets directs du choc doivent, comme par le passé, devenir l’arme principale des navires, replacer les armes de jet, annuler les effets d’une manœuvre compliquée, les combinaisons de la tactique navale et la supériorité qui est parfaitement basée sur la spécialité des hommes voués au métier difficile de la marine à voiles 11.

Grand était donc l’espoir placé par les officiers et les spécialistes dans ce type de navires. Lissa concrétisait les attentes.

Réminiscences antiques

Les contemporains ont très vite fait la comparaison entre la galère et le navire à vapeur équipé d’un éperon. Dans les deux cas, le bâtiment est libre de sa manœuvre et n’est pas autant soumis aux contraintes du vent ou des courants marins que pouvaient l’être les vaisseaux à voiles. Deux autres ressemblances étaient également soulignées : les deux possédaient un rostre, les deux recherchaient le choc avec l’ennemi. De fait, la tactique de combat change presque radicalement par rapport aux xviie et xviiie siècles. Il ne s’agit plus de faire des évolutions savantes afin de se trouver en position favorable par rapport à l’ennemi et pour former une ligne de bataille la plus parfaite possible. Désormais, c’est la mêlée qui l’emporte. Il n’autorise plus, en effet, le combat en ligne de file tel qu’il était pratiqué jusqu’à présent. Les bâtiments doivent maintenant se disposer en formations en V afin de privilégier le choc. Un tel dispositif n’est pas sans rappeler la ligne de front des galères d’autrefois.

Jonquières place d’ailleurs l’éperon dans une continuité historique et montre les avantages de cette arme de choc :

¼ Les anciens, qui ont eu peut-être à un plus haut degré que nous le génie de la guerre et de la destruction, l’avaient bien compris ; ils ne se servaient du choc à distance que lorsqu’ils ne pouvaient pas faire autrement. (¼ ) Plus tard, les navires destinés à affronter des mers plus étendues et plus dangereuses, durent éprouver dans leurs formes des modifications propres à les rendre plus résistants et une diminution relative dans leurs équipages. Ne pouvant plus être mis en mouvement par la force de l’homme, ils devinrent inhabiles à se mouvoir en tous sens à cause de la direction capricieuse du vent. Dès lors, l’éperon devint une arme rarement utile, et l’artillerie, quoique moins puissante, vint le détrôner complètement 12.

L’analyse historique faite à gros traits est pertinente. Elle met en évidence un seuil technologique pas assez souligné : celui du passage de la galère au vaisseau. Un nouveau seuil paraît être atteint en ces premières décennies du xixe siècle, l’artillerie n’a pas encore atteint une efficacité suffisante pour perforer les cuirasses des navires. L’éperon est, bel et bien, un moyen à ne pas négliger. L’ingénieur des constructions navales Paul Dislère l’explique fort bien en 1876 dans La guerre d’escadre et la guerre de côtes 13. Il parle ainsi d’une « arme essentielle« .

Le souci permanent de l’actualité combiné à un dédain pour les enseignements des deux siècles précédents conduit à un étonnant défaut de perspective historique. Un premier paradoxe doit être souligné ici. Les tenants de la technique se réfèrent à l’Antiquité afin de justifier l’arme de choc des temps nouveaux. Indiquons à ce propos que les travaux des historiens de l’époque portant sur les marines grecque et romaine sont rares14.

L’arme miracle tant attendue est enfin arrivée¼ Parmi l’ensemble des auteurs cités plus haut, un courant s’individualise et domine pendant une trentaine d’années.

UN COURANT DANS LA TRADITION française

Comment expliquer le rapide engouement pour l’éperon ? Effet de mode ? Ce serait traiter le dossier avec légèreté et cette réponse n’apporterait pas de véritable réponse satisfaisante. Une vaste légitimation technique et scientifique est alors développée de part et d’autre chez toutes les puissances navales mais plus particulièrement en France. Dans ce cas spécifique surgit un second paradoxe de taille. Les théoriciens démontrent les mérites du rostre et en font une arme ravalant les autres aux seconds plan, proclamant très haut les mérites de l’innovation par rapport au passé. Mais, en même temps, ces mêmes spécialistes se placent délibérément dans une continuité historique et méthodologique qui plonge ses racines dans la tradition des auteurs français. La modernité technologique n’empêche pas les courants de fond de rester les plus forts.

Un tenant de la technique et de la science, Bourgois

L’un des auteurs les plus représentatifs de cette tendance est le contre-amiral Siméon Bourgois (1815-1887) qui rédige en 1869 un long article présenté en trois livraisons de la Revue maritime 15. Si les deux premières portent sur l’étude technique et physique du gouvernail, la dernière est exclusivement centrée sur l’utilisation du gouvernail du bélier et de ses applications giratoires dans la tactique nouvelle. Il est intéressant de savoir que sur les 111 pages de l’article, 38 seulement traitent des problèmes tactiques. Le ton est donné. Ne cherchons pas ici de références historiques.

Un outil privilégié, la géométrie

Selon Bourgois, grâce à la vitesse et à la manœuvrabilité plus grande des navires, détruire l’ennemi

¼ n’est plus qu’un problème de géométrie.

Nous voyons revenir au premier plan les idées exposées autrefois par Pierre-Henri Suzanne (1765-1837) dans ses Éléments théoriques et pratiques de la manœuvre des vaisseaux (1806). La tactique n’est qu’un problème mathématique à résoudre16. Une place envahissante est accordée à la géométrie et au calcul infinitésimal. Bourgois donne une nouvelle vigueur à l’école cinématique, comme l’illustre bien le long développement sur l’intersection des arcs de cercle17. L’expérience est une donnée essentielle mais, écrit Bourgois, elle ne saurait suffire car elle peut conduire à des conclusions hâtives18. Voilà pourquoi la théorie est indispensable pour l’officier. L’essentiel des deux premiers articles est donc consacré à des développements de mécanique. Sur de tels fondements, Bourgois bâtit sa description tactique, tout en l’ayant précédemment justifiée par des arguments scientifiques.

En revanche, nous l’avons dit, le troisième volet est entièrement consacré à la tactique. Remarquons la grande similitude de raisonnement qui, là aussi, existe à un siècle de distance, entre Bourdé de La Villehuet19, qui expose en premier la théorie du vaisseau, et la présentation de Bourgois. Pour nos deux auteurs, l’officier se doit d’être savant, ce qui lui impose une connaissance globale et intime des divers fonctionnements du bâtiment qu’il monte. Compte tenu de la rupture tactique que nous avons rappelée, décrire les principes essentiels est encore plus nécessaire qu’au xviiie siècle.

Un concept central, les « cercles morts »

Quel est l’avantage de l’éperon ? Le contre-amiral l’expose rapidement en affirmant que le choc provoqué est plus redoutable que l’artillerie elle-même. Le point fort des bâtiments de ce type est l’avant équipé du rostre. En revanche, les deux points faibles principaux sont le travers et l’arrière.

À la suite de ces propos, notre auteur présente les différents cas de figure qui peuvent se présenter lors d’un combat. Deux bâtiments peuvent entrer en contact par l’éperon. Ce dernier est cependant trop étroit pour que le choc entre les deux navires soit exactement localisé à cet endroit. Dans la plupart des cas, les deux éperons raclent la cuirasse de l’adversaire. L’arrachage du rostre peut être gravissime pour le navire. Les cloisons étanches doivent, avec l’aide des pompes, étaler les voies d’eau. Une conclusion s’impose : le choc frontal décisif est peu fréquent.

Le nouveau type de navires utilisé a des incidences énormes sur la tactique. Dès les premières lignes de l’article l’auteur rappelle que l’éperon :

¼ a changé complètement les méthodes et les règles de la tactique navale 20.

Les capacités giratoires, en particulier, ont été considérablement améliorées depuis le xviiie siècle. Il convient d’utiliser ce nouvel atout et d’en tirer profit pour la tactique nouvelle.

La démonstration de l’auteur est inspirée des travaux de l’amiral russe Grégoire Boutakov qui, dans sa Tactique navale, a mis au point le concept de « cercles d’évolutions ». Lorsque la barre est portée à son maximum, le navire décrit alors un arc. Bourgois reprend cette analyse et l’adapte aux béliers ayant un pouvoir de giration plus grand. Les bâtiments décrivent un cercle dans lequel ils ne peuvent pas entrer, une sorte d’angle mort. Bourgois parle de « cercles morts »21. Tout bâtiment qui réussit à pénétrer dans le « cercle mort » de son adversaire, se trouve dans une situation protégée. Cela signifie que les commandants doivent réfléchir au tracé de leur cercle mort. Il faut connaître la vitesse permettant de faire les cercles les plus courts possibles pour éviter que l’ennemi y pénètre. Afin de rendre la rotation plus rapide, un objet résistant – ou une ancre- peut être jeté du côté où se trouve le centre de giration. Il n’y aura pas besoin de tels subterfuges pour les bâtiments munis de deux hélices, en revanche, ils vireront moins vite que ceux ne possédant qu’une hélice22.

L’un des premiers, Bourgois insiste sur la nécessité de connaître parfaitement les capacités des adversaires. Il propose même de le faire à l’aide de photographies.

Penser à des contre-mesures

L’attaque des bâtiments à éperon ne pose pas uniquement des problèmes aux bâtiments non cuirassés. Les béliers eux-mêmes sont menacés par leurs congénères adverses. C’est la raison pour laquelle Bourgois s’efforce de trouver des contre-mesures. Il s’agit en particulier de protéger un arrière très exposé et où se positionnent la barre, le gouvernail et l’hélice – voire les hélices. L’auteur énumère ainsi les solutions proposées et évalue leur efficacité. Il mentionne l’arrière en saillie destiné à protéger les hélices comme sur les Monitor américains23. Il imagine aussi des torpilles flottantes défensives qui seraient traînées par le navire et pourraient être une grave menace pour les ennemis. Il se pose néanmoins des problèmes de conception car elles risqueraient d’endommager le navire en explosant trop près ou bien encore, Bourgois redoute qu’elles se prennent dans les hélices. Les contre-mesures ne sont donc pas au point, aussi convient-il de miser en priorité sur la tactique de combat.

Le commandant a-t-il alors la possibilité de compter sur son artillerie ? Celle-ci est disposée dans les batteries de travers. Malheureusement, le champ de tir est restreint. Un constat d’infériorité de cette nature prouve particulièrement bien que l’artillerie est ravalée à un rôle on ne peut plus secondaire. Des ingénieurs ont cependant cherché à placer les pièces sur des tourelles qui peuvent suivre l’ennemi et le blesser lorsqu’il veut élonger le bâtiment. Bourgois a beau affirmer le maintien du rôle de l’artillerie, celle-ci ne vient que lorsque le choc n’a pas eu l’effet escompté :

Un rôle considérable est donc encore dévolu à l’artillerie de gros calibre, dont le tir, si la lutte se prolonge sans coup d’éperon décisif, peut faire naître des incidents qui donnent au combat une issue indépendante des qualités giratoires des navires engagés 24.

Le passage est tout à fait dans le prolongement de la pensée de Jonquières.

L’article s’achève sur une remarque très juste mais qui, sans le vouloir, remet en cause les démonstrations mathématiques qui précédent. Voici ce qu’écrit Bourgois à propos de Lissa :

[Tegethoff] a triomphé bien plus par l’énergique audace du captaine que par les savantes combinaisons du tacticien 25.

Un épigone, Penfentenyo de Kervereguin

Auguste-Éléonore-Marie de Penfentenyo de Kervereguin (1837-1906), alors lieutenant de vaisseau, publie en 1873 un intéressant Projet de tactique navale pour les béliers à vapeur 26. Tout comme Bourgois, l’auteur souligne que les progrès techniques ont profondément transformé la tactique, mais il ne s’arrête pas à cette remarque, somme toute fort courante à l’époque. Il cherche à aller plus loin et propose de refondre complètement le livre officiel de tactique navale. Chaque marin doit apporter sa pierre à l’édifice, il donne ici la sienne, en redoutant le verdict qui sera émis par ses pairs27. La construction de l’ouvrage s’explique donc par cet objectif. Ce n’est pas une simple recherche comme avec Bourgois, il s’agit là d’une véritable proposition devant servir de base au travail officiel de refonte. L’auteur expose longuement les idées qui ont guidé son travail, puis la progression suit le plan du livre officiel de tactique : introduction générale, instructions générales, répertoire des évolutions et signaux généraux.

La commission d’examen du travail, présidée par l’amiral E. Jurien de la Gravière, ne s’y trompe pas et fait l’éloge de l’ouvrage :

[Cet ouvrage] constitue assurément l’ensemble le plus complet qui ait été soumis à l’examen de la commission 28.

Du combat singulier

Penfentenyo se place dans un cas de rencontre très particulier, le combat singulier entre deux navires. Il faut bien dire que ce n’est pas le plus fréquent. Bourgois avait traité de ce thème, mais Penfentenyo donne une plus grande dimension au développement portant sur ce cas de figure. En 1869, Bourgois remarquait que les règles du combat singulier n’étaient pas toutes connues avec précision et qu’elles restaient à « découvrir »29. C’est à ce travail que s’est consacré Penfentenyo. La place de cette étude en tête de l’introduction est un indice qui oriente sur l’une des fins de cet ouvrage.

L’influence de Bourgois est nette. La théorie du « cercle mort » est exposée mais l’auteur en tire une conclusion assez étrange :

¼ ce combat sera en quelque sorte comparable aux brillants tournois de nos chevaliers du moyen âge 30.

Le choc est-il efficace ? Le lecteur est surpris de constater que le terme « râclement » revient périodiquement dans le texte, laissant ainsi présager des difficultés à obtenir un choc décisif.

Des formations en escadre

Les combats en escadre ne sont pas omis. L’auteur y développe un important esprit offensif.

L’influence de la tradition géométrique n’est pas seulement décelable, comme chez Bourgois, dans les longues démonstrations mathématiques, elle conditionne également un état d’esprit qui prédispose à la recherche d’une formation de combat idéale. Au xviiie siècle, le vicomte de Grenier avait ainsi pensé trouver la formation parfaite avec le losange. Le courant ne s’est pas tari, il est très vivace chez Penfentenyo qui vante les mérites de la « division triangulaire » et de la « division carrée ». Les exégètes de Lissa ont déjà mis en avant le dispositif « en coin » adopté par les Autrichiens, considérant cette formation comme fétiche. La métaphore du « coin » est révélatrice du mode de pensée qui génère de telles réflexions. À la limite, la métaphore provoque dans les esprits une efficacité bien plus grande que le triangle sur le champ de bataille. C’est dans la force de l’analogie que repose l’efficacité principale de la formation « en coin »31.

Il serait néanmoins injuste d’affirmer que Penfentenyo en reste à une banale comparaison sans fondement véritable. Il appuie son analyse sur la notion de flanquement. Comme les béliers sont vulnérables sur leurs flancs, une protection doit être organisée en permanence sur cette partie plus faible. Le dispositif tactique le mieux approprié pour les navires est alors un triangle équilatéral. Si le nombre de bâtiments est suffisant, une « division carrée » est encore préférable32. Les béliers doivent, pour cette raison, être habitués à manœuvrer les uns avec les autres.

Du rôle de l’artillerie

À quoi peuvent servir les béliers ou les « corvettes cuirassées » ? Penfentenyo ne les élimine pas des escadres mais il leur assigne des missions particulières comme bloquer un port ou attendre une flotte ennemie à un passage. Il en tire une conclusion qui mérite l’attention :

Aujourd’hui plus que jamais, la force d’une flotte se mesurera bien plus par le nombre de ses bâtiments ou de ses éperons que par celui de ses hommes ou de ses bouches à feu 33.

Les navires à éperon bénéficient de leur vitesse et surtout de l’effet de masse qu’ils peuvent produire face à un ennemi. Castex n’exagérait pas quand il affirme que les théories de l’école cinématique transforme le navire en simple mobile qui devait en heurter un autre.

Les incidences sont telles que, selon notre auteur, tout le chapitre IX des Instructions officielles est à revoir. L’artillerie est à utiliser lorsque les bâtiments s’élongent à bout portant. Elle n’est pas inutile et Penfentenyo lui attribue une mission importante : elle doit toucher les parties sensibles de l’adversaire (machines, gouvernail). Souvenons-nous que le Re d’Italia est déjà désemparé lorsque survient l’éperonage. Le choc a seulement apporté le coup de grâce. L’auteur a bien raison d’écrire que la manoeuvrabilité sera considérablement réduite par l’action de l’artillerie, ce qui rendra l’action de l’éperon d’autant plus efficace34. Le tir doit être rapproché (10 à 15 mètres) et cherchera à toucher à la flottaison. Notons au passage que l’ordre de tir sera donné par le second car le commandant est occupé par « l’objectif principal », la manœuvre.

Le courant cinématique ne se résout pas à ces deux seuls auteurs. D’autres y tinrent une place importante, même si elle est oubliée aujourd’hui. Ce fut le cas du lieutenant de vaisseau Clément Cordes qui construisit toute une théorie des relèvements polaires35.

DES DÉCEPTIONS IMMENSES

Des sommes d’argent énormes, de l’énergie et des recherches ont été investies dans de tels projets technologiques et intellectuels. Pourtant, le nouvel outil ne donna pas entière satisfaction aux puissances navales. Si le reflux est lent, le dénigrement à l’égard de l’éperon est presque aussi important que l’enthousiasme qu’on eut pour lui.

Une efficacité à ne pas négliger

L’historiographie a, en effet, beaucoup dénigré l’utilisation de l’éperon, y voyant une résurrection d’une arme en complet décalage avec la propulsion à vapeur. Le problème doit pourtant être placé correctement dans son contexte. Les performances de l’artillerie ne sont pas encore assez bonnes pour perforer les cuirasses produites par une industrie sidérurgique en pleins progrès. Dans ce cas, l’éperon était un moyen pour perforer ces cuirasses. Dans un article de 1928, Raoul Castex signale que la valeur de l’éperon est amplifiée par la liaison des armes36. L’éperon n’était donc pas injustifié à l’époque.

Jérome Penhoat (1812-1882), dans un Essai sur l’attaque et la défense des lignes de vaisseaux 37, n’a pas refusé l’utilisation de l’éperon mais il lui a accordé une place au même titre que les autres formes de combat. Selon lui, l’artillerie est toujours l’élément prépondérant au sein d’une flotte. Rappelons que ce livre fut écrit entre 1860 et 1862, soit avant Lissa. Nous appréhendons ici le problème dans toute son ampleur. Lissa a conféré à l’éperon un pouvoir qu’il n’avait que partiellement. Le mythe lui a accordé le reste. Conscients de cela, les auteurs ont recherché dans la géométrie le moyen de tracer des évolutions qui lui donneraient un supplément d’efficacité.

Les leçons des xviie et xviiie siècles n’ont pas porté leurs fruits car les enseignements de cette période étaient réputés surannés. Et pourtant, le schéma était très voisin : la bataille décise étant difficile à obtenir, les théoriciens ont tenté de trouver la tactique miracle, y compris en usant de l’outil mathématique. Au siècle dernier, les résultats du combat à éperon ne furent pas aussi concluants que prévu. Les théoriciens se lancèrent dans la même direction et furent soumis au « prurit mathématique » pour reprendre l’expression imagée de Castex38.

Les insuffisances de l’expérience

Un des graves problèmes auxquels sont confrontés les états-majors, et par là-même les auteurs, est l’absence presque totale d’expérience d’un combat avec éperonnage. Peu nombreux sont les bâtiments coulés par un éperon en temps de guerre. C’est le cas du Re d’Italia. Voilà qui explique aussi le retentissement de la bataille de Lissa. Bourgois est conscient de ce problème quand il écrit :

L’expérience n’a pas encore appris jusqu’à quelle limite angulaire d’obliquité le choc de l’éperon reste dangereux 39.

Il est rejoint par son disciple Penfentenyo. Ce dernier invoque le manque d’expérience pour connaître parfaitement les avaries qui peuvent être provoquées par le choc entre deux béliers40. Selon lui, les formes fuyantes des cuirasses doivent éviter les dégâts trop grands. Une remarque tombe sous le sens : où réside l’intérêt de l’éperon si les conséquences du fameux choc tant vanté ne sont pas décisives pour l’ennemi blessé ? Cette question est d’autant plus importante que l’artillerie n’est plus l’élément essentiel. Les conséquences hâtives extraites du combat de Lissa montrent ici toute leur nocivité : une importance inconsidérée a été accordée au choc. Il est très clair que le recul des ingénieurs est insuffisant. Seule la guerre pourrait leur permettre de juger les performances des innovations mises en œuvre. Or, la guerre sur mer n’est plus très fréquente.

Quelques années plus tard, Alfred Thayer Mahan juge tout aussi prématurées les conclusions apportées par certains théoriciens. Ecoutons l’auteur américain s’expliquer sur la comparaison entre la galère et le vapeur :

Quelle que puisse être la valeur de cette opinion, elle ne saurait prétendre trouver une confirmation historique dans ce seul fait que la galère et le vapeur ont à tout instant la faculté de fondre directement sur l’ennemi, et que ces deux bâtiments portent un éperon. Jusqu’à présent, c’est une simple présomption ; elle ne pourra être définitivement appréciée qu’après l’épreuve de l’expérience, c’est-à-dire du combat 41.

Une liquidation progressive

Entre 1866 et 1885, l’éperon est présenté comme une véritable arme miracle.

Même si l’expérience au combat fait défaut, le rostre prouve malgré tout son efficacité lors des abordages qui se produisent au sein des flottes¼ En effet, l’historien Philippe Masson dénombre plusieurs catastrophes entre 1868 et 1878. Les Russes perdent ainsi un cuirassé, l’Amiral Lazarev, et la frégate Oleg qui s’abordent mutuellement. En France, l’aviso Forfait est également coulé lors d’un accident semblable. En Angleterre, l’Amazon éperonne et coule accidentellement dans la Mersey l’Osprey 42 ; c’est encore le cas de l’anglais Vanguard. En Allemagne le Grosser Kurfürst connaît le même sort43.

Néanmoins, des théoriciens continuent de travailler sur la tactique des béliers. La revue maritime et coloniale édite encore plusieurs travaux : en 1881, c’est l’étude de l’enseigne de vaisseau Larminat, en 1883 le lieutenant de vaisseau Besson traite du combat à l’éperon, en 1884, c’est au tour de l’amiral anglais Sir George Elliott. Le futur amiral René Daveluy expose encore la tactique pour béliers au début du siècle suivant. Il émet néanmoins des critiques sur la ligne de front qui est fille de la célèbre ligne de bataille de la marine à voiles. Il ne met pourtant pas réellement en cause l’efficacité du rostre et du bélier44.

Philippe Masson souligne avec justesse que la pratique de l’éperonage ne disparut cependant pas totalement. Elle fut encore utilisée lors des deux guerres mondiales, face à des sous-marins ennemis. Il est également curieux de constater que le jeune lieutenant de vaisseau Raoul Castex, alors stagiaire à l’Ecole Supérieure de Marine, présente en 1914 un projet de cuirassé comportant un éperon. Castex ne juge, en effet, pas incongrue l’idée d’un éperonage45.

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Au nom du progrès industriel et scientifique, les vieux vaisseaux à voiles sont relégués et détruits. La vapeur et les cuirasses transforment du tout au tout les bâtiments de guerre. Le savoir accumulé pendant près de trois siècles est donc, pour de larges pans, déclaré suranné. La victoire de l’approche techniciste de la guerre sur mer éclate au grand jour. Pourtant, les justifications et les références choisies par les partisans des béliers sont puisées dans l’Antiquité gréco-romaine. Les partisans de la technique cherchent curieusement des arguments dans l’Histoire ancienne, délaissant le fruit de la réflexion des auteurs des siècles récents.

Dès l’aube des années 1890, le rostre perd de son importance. À partir du Danton, lancé en 1909, il disparaît. L’éperon ne fut pas le seul à être objet d’un tel engouement. La décennie 1885-1895 est marquée par la suprématie de la torpille et du torpilleur, puis de 1895 à 1905, les esprits se passionnent pour le sous-marin46. D’autres exemples encore plus proches illustreraient une priorité exclusive accordée à une seule arme, ainsi le cuirassé et le porte-avions après la Seconde guerre mondiale.

Le dossier de l’éperon prouve qu’une confiance aveugle ou illimitée dans la technique et dans la science risque de déboucher sur une impasse. L’esprit scientifique véritable impose une confrontation avec la réalité, expérimentation que seule l’Histoire peut souvent offrir aux spécialistes. Les faits sont têtus.

 

 

 

 

 

 

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Notes:

 

1 Ch. de La Roncière et alii, Histoire de la Marine, Paris, L’Illustration, 1939, pp. 385 et sq ; E. B. Potter et alii, Sea Power, A Naval History, Annapolis, United States Naval Institute ; 2e éd. 1981, p. 156.

2 Michèle Battesti, La marine de Napoléon III, Vincennes, Service Historique de la Marine, 1998, 2 vol., tome I, p. 193.

3 Charles de La Roncière, G. Clerc-Rampal, Histoire de la marine française, Paris, Larousse, 1934, pp. 280-281.

4 Ch. de La Roncière, G. Clerc-Rampal, Histoire de la marine française, pp. 280-281.

5 Cité par le C.V. Laborde dans sa Conférence de synthèse historique tactique, 1638-1866, École de Guerre et Centre des Hautes Études Navales, session 1927-1928, multigraphié, p. 22.

6 Alain Guillerm, La marine à vapeur, Paris, PUF, 1996, p. 23.

7 L.V. Hourst, Notre marine de guerre, Paris, Ancienne librairie Furne, 1901, p. 137.

8 Ch. de La Roncière, G. Clerc-Rampal, Histoire de la marine française, p. 284.

9 Charles de La Roncière et alii, Histoire de la marine, p. 384.

10 Cité par le C.V. Laborde, Conférence de synthèse historique tactique, 1638-1866, pp. 22-23.

11 Cité par le C.V. Laborde, Conférence de synthèse historique tactique, 1638-1866, p. 23.

12 Cité par le C.V. Laborde, Conférence de synthèse historique tactique, 1638-1866, p. 22.

13 Paul Dislère, La guerre d’escadre et la guerre de côtes, Paris, Gauthier-Villars, 1876, VII + 198p., p. 163.

14 En 1885, l’amiral Edmond Jurien de la Gravière écrit Les derniers jours de la marine à rames, où il réunit des matériaux sur ce sujet.

15 Siméon Bourgois, « Théorie du gouvernail et de ses applications aux mouvements giratoires des navires à vapeur », Revue maritime, Paris, Paul Dupont et Challamel, mars 1869 (pp. 537-570), juin 1869 (pp. 255-293), septembre 1869 (pp. 65-105).

16 Michel Depeyre, Tactiques et stratégies navales de la France et du Royaume-Uni de 1690 à 1815, Paris, Économica-ISC-CIERSR, 1998, p. 236 et surtout « Suzanne, un mathématicien au pays de la tactique navale », in L’évolution de la pensée navale VI, Paris, Économica-ISC, 1997, pp. 15-28.

17 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, §. 18, pp. 80-85.

18 S. Bourgois, art. cit., mars 1869, p. 540.

19 M. Depeyre, op. cit., p. 119.

20 S. Bourgois, « Théorie du gouvernail¼ « , mars 1869, p. 537.

21 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, §. 17, p. 79.

22 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, §. 20, pp. 95-96.

23 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, p. 70.

24 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, p. 72.

25 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, §. 20, pp. 104-105.

26 A.-E.-M. de Penfentenyo, Projet de tactique navale pour les béliers à vapeur, Paris, Arthus Bertrand, 1873.

27 A.-E.-M. de Penfentenyo, op. cit., avant-propos, pp. 3-4.

28 S.H.M., dossier individuel de Penfentenyo : Jurien demande au ministre un Témoignage de Satisfaction pour ce livre.

29 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, §. 20, p. 100.

30 A.-E.-M. de Penfentenyo, op. cit., §. 4, p. 11.

31 L’épistémologue Gaston Bachelard a vu dans ces analogies un « obstacle verbal » à la constitution du savoir scientifique, lire La formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1938, pp. 73-74 et 80.

32 A.-E.-M. de Penfentenyo, op. cit., §§ ; 10 et 12, pp. 18 et 22.

33 A.-E.-M. de Penfentenyo, op. cit., §. 13, p. 25. Il est intéressant de retrouver ici un argument de la future « Jeune École ».

34 A.-E.-M. de Penfentenyo, op. cit., §. 15, p. 28.

35 L.V. Clément Cordes, « Du combat à l’éperon », Revue maritime et coloniale, Paris, sept.-déc. 1868, p. 478 et sq.

36 Raoul Castex, « La modernisation de l’éperon », La Revue maritime, 1928, n° 1, pp. 15 et passim.

37 Jérome-Hyacinthe Penhoat, Essai sur l’attaque et la défense des lignes de vaisseaux, Cherbourg, Bedelfontaine, 1862.

38 Raoul Castex, « La modernisation de l’éperon », 2e partie, p. 193.

39 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, p. 66.

40 A.-E.-M. de Penfentenyo, op. cit., p. 9.

41 Alfred Thayer Mahan, Influence de la puissance maritime dans l’histoire, 1660-1783, trad. française E. Boisse, Paris, Société française d’Éditions d’art, 1899, p. 12.

42 S. Bourgois, art. cit., septembre 1869, p. 67.

43 Philippe Masson, Histoire des batailles navales, Paris, Atlas, 1983, p. 95.

44 Capitaine de frégate René Daveluy, L’esprit de la guerre navale, Paris, Berger Levrault, 1909, 3 vol., tome II, pp. 11-14.

45 Hervé Coutau-Bégarie, Castex, le stratège inconnu, Paris, Économica, 1985, pp. 62 et 64.

46 R. Castex, « La modernisation de l’éperon », 2e partie, pp. 218-220 ; Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Paris, Fayard, 1985, p. 97.

 

 

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Y A-T-IL UNE PENSÉE NAVALE DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL ?

Philippe Richardot

 

Rares sont les études généralistes sur la guerre navale au Moyen Âge. Cet apparent manque d’intérêt pour la guerre navale est réparé par W.L. Rodgers1 dès 1940. Plus récemment, une vue d’ensemble est présentée par A.R. Lewis et T.J. Runyan2, et une perspective méditerranéenne par John H. Pryor3. Il est à signaler que tous ces auteurs sont américains et donc fils de la première puissance maritime du xxe siècle. Néanmoins, ces ouvrages s’occupent de la pratique mais pas de la pensée navale en elle-même. Celle-ci est d’ailleurs difficile à cerner au Moyen Âge.

L’approche théorique : Végèce

Le De Re Militari de Végèce a été écrit entre 386 et 388 et dédié à l’empereur Théodose Ier4. Ce traité d’art militaire romain est composé de quatre livres5. Le dernier traite de poliorcétique et comprend une annexe sur la guerre navale aux chapitres 31-46 : les præcepta belli navalis (« préceptes de la guerre navale »). Végèce commence par un historique rappelant que les Romains ont toujours eu une flotte bien équipée, répartie en deux escadres, l’une à Ravenne et l’autre à Misène, chacune dotée d’une légion, capables d’intervenir sur toute la Méditerranée (IV, 31). Chaque escadre était commandée par un préfet assisté de tribuns de cohortes, tandis que les navires de combat (liburnes) étaient commandés par des navarques (IV, 32). Les liburnes tirent leur nom de la Liburnie, province dalmate, et, depuis Actium, sont le modèle standard utilisé par les Romains (IV, 33). Végèce donne sommairement les principes de construction des liburnes et de la coupe des bois (IV, 34-36). Les liburnes ont de un à cinq rangs de rameurs. Des navires légers de vingt rameurs les pilotent et servent à la reconnaissance navale : ils sont camouflés (littéralement picati ou « peints ») en couleur vert océan (IV, 27). Végèce évoque les noms grecs et latins des douze vents marins connus (IV, 38). Connaître le régime des vents permet d’éviter les tempêtes et les mois de navigation (IV, 39). Végèce donne les signes avant-coureurs des tempêtes : l’observation des étoiles et de la Lune est recommandée (IV, 40). Il évoque d’après les Georgica de Virgile et les livres de Varron les autres signes annonciateurs : l’air, les nuages, les animaux (IV, 41). Le flux et le reflux sont des éléments qui aident ou desservent les navires et qui doivent être envisagés avant l’action (IV, 32). La connaissance des lieux, l’observation assidue par des vigies et la force musculaire des rameurs confèrent aux navires leurs yeux et leur bras. La victoire dépend de l’habileté manœuvrière du timonier et des bras des rameurs (IV, 43). Les armes navales, plus nombreuses que les armes terrestres, comportent des machines de trait utilisées dans les sièges. Végèce envisage le combat naval comme un duel d’artillerie. Le feu est le premier ennemi à combattre. Rien n’est si cruel qu’un combat naval où les hommes périssent dans les flammes ou dans les eaux. Porter une armure complète est rendu nécessaire, d’autant plus supportable que les troupes n’ont pas à se mouvoir. Des tours peuvent garnir les vaisseaux et toutes sortes de crocs, d’armes de jet, de pièces d’artillerie, de substances incendiaires (IV, 44). Le chapitre 45 est consacré aux manœuvres navales : embuscade, ordre de bataille en croissant pour envelopper l’adversaire, pousser l’ennemi vers les côtes pour limiter son élan et sa marge d’action. Le dernier chapitre (IV, 46) traite de l’abordage. Végèce recommande l’utilisation d’une poutre ferrée, sorte de bélier marin pour trouer le pont, de la faux pour couper les cordages, de la hache à double tranchant pour le même usage. Végèce finit par l’éloge de la flotte fluviale du Danube qui, d’après lui, montre un talent supérieur au passé.

Quelles leçons pour le Moyen Âge ? Les conditions générales de la navigation ne changent pas : des navires en bois mus par des voiles et/ou des rames. Végèce est l’oracle militaire de l’Occident entre le ve et le xve siècle mais garde encore une grande faveur au xvie siècle6. Les præcepta belli navalis participent de la fortune de l’auteur. Le savoir nautique de Végèce continue d’intéresser tout au long du Moyen Âge, bien que secondairement en regard du reste de son œuvre. La plus ancienne preuve d’un usage du De Re Militari concerne les préceptes de la guerre navale. Le manuscrit Vaticanus Reginensis Latinus 2077 de la Bibliothèque apostolique du Vatican date du viie siècle. Il s’agit d’un palimpseste où, par-dessus les Orationes de Cicéron aux folios 99V-100V, se trouve l’extrait ainsi intitulé : « Du Livre quatre de Publius Vegetius Renatus de la chose militaire au chapitre 39 après les préceptes de la guerre navale qui commencent plus haut au chapitre 31, entre autres et à cet endroit »7. En fait, l’extrait comprend les chapitres 38-40 de Végèce sur les noms des vents, les mois de navigation et les signes avant-coureurs de la tempête. Bède le Vénérable (672 ou 673-735), moine du monastère de Jarrow et grande figure de l’humanisme britannique du Haut Moyen Âge, cite dans son De Temporum Ratione (725) les conseils de Végèce pour couper le bois :

L’art de tous les architectes et l’usage quotidien affirment qu’il faut surtout observer de couper les arbres pour la construction des liburnes ou pour n’importe quelle construction publique, depuis le quinze de la Lune jusqu’au vingt-trois. Le bois coupé dans l’intervalle de ces huit jours se conserve parfaitement ; coupé dans tout autre temps, il est sujet à être mangé par les vers, et pourrit dans l’année même (Végèce, De Re Militari, IV, 35). Ils observent également de ne couper le bois qu’après le solstice d’été, c’est-à-dire après le mois de juillet et d’août jusqu’au calendes de janvier, parce que durant ces mois la sève ne donne plus et le bois en est plus sec et donc plus dur (Id., IV, 36)8.

Bède évoque plus loin d’après Végèce l’action de la Lune sur la mer9.

À partir du xiie siècle, on retrouve les passages de Végèce sur la navigation cités dans les traités politiques ou les encyclopédies (specula). Ainsi, Jean de Salisbury (v. 1115-1180), dans son Policraticus (1159), évoque certains préceptes de Végèce sur le recrutement et l’entraînement, mais aussi les considérations météorologiques sur les signes annonciateurs de la tempête. Le Speculum majus ou triplex de Vincent de Beauvais (v. 1190-1264), lecteur à l’abbaye de Royaumont, recopie intégralement Végèce sur l’art militaire et naval. Gilles de Rome ou Egidio Colonna (1243 ou 1247-1317), précepteur de Philippe le Bel, essaie d’imiter Jean de Salisbury et intègre Végèce dans le Livre III de son De regimine principum. À la fin d’une longue paraphrase, il rappelle les conseils de Végèce sur la coupe des bois, recommande de s’armer plus lourdement que sur terre et d’utiliser de l’huile incendiaire. Il préconise aussi l’usage de poutres ferrées pour crever le pont des navires, des faux pour scier les cordages. Philippe Éléphant, un clerc anglais qui enseigne à Toulouse vers 1355-1356, intègre dans son Ethica de conception aristotélicienne quatre chapitres sur l’art de la guerre inspirés de Végèce ; le dernier traite des guerres civiles et navales.

Au xve siècle, l’enseignement naval de Végèce n’est pas perdu. Christine de Pisan (v. 1364-1430), dans son Livre des fais d’armes et de chevalerie (1410), emprunte à Végèce ses préceptes sur la guerre navale et ne voit pas le parti d’une artillerie embarquée10. Plus expérimenté dans l’art de la guerre, Jean de Bueil (v. 1404-1477), chevalier accompli et amiral de France (1450), dans son traité d’éducation militaire intitulé Le Jouvencel (rédigé entre 1461 et 1468), plaque les règles de construction des navires et de navigation établies par Végèce :

Je vous veux parler du fait de la mer et premièrement de la façon des nefs et gallées [galères]. C’est à savoir que en mars ni en avril que les arbres ont grand abondance d’humeur [sève] ne doivent être les arbres coupés pour nefs faire, mais en juillet et en août lorsque l’humeur des arbres commence à sécher… A clouer les aiz [planches] des nefs valent mieux clous d’airain que de fer… Item, que ceux qui par mer veulent aller soit en armée ou en quelque autre affaire se doivent singulièrement pourvoir de bons mariniers experts et maîtres en cet office et qui sachent connaître tous les vents, tous les ports et passages, et bien sachent connaître en la terre et les signes et étoiles du ciel, les signes qui démontrent fortune de mer… Et soient tous maîtres de gouverner leurs voiles, tirer les cordes à point et lâcher, ancrer et désancrer, si le besoin est11.

L’importance de Végèce dans la formation du chef de guerre médiéval est à souligner12, encore plus dans la guerre sur mer qu’au sujet des opérations terrestres. En effet, les amiraux Jean de Vienne, originaire de Franche-Comté (région française la plus éloignée de la mer), ou Jean de Bueil, Tourangeau dont le parcours militaire évoque Du Guesclin, n’ont pas de culture maritime. Végèce leur fournit des connaissances techniques de base qui satisfont au commandement.

Mais ces informations techniques sont également reconnues par des ingénieurs italiens de la Renaissance comme Roberto Valturio de Rimini (?-ap. 1482). Il est l’auteur lui aussi d’un De re militari, imprimé en 1472 à Vérone et richement illustré, qui connaît un véritable succès d’édition entre 1483 et 155513. Il est l’un des auteurs les plus représentatifs de la culture technique de la Renaissance et ne voit pas d’inconvénient à reprendre ce qu’écrit Végèce sur les machines de siège ou la coupe des bois pour la construction navale14.

En définitive, Végèce n’est pas un stratégiste, même s’il aborde la stratégie des moyens. Si le stratège, au sens étymologique, était celui qui plaçait des troupes (ou des navires), Végèce ne l’est qu’en ce sens. Il propose des techniques pour faire la guerre avec les moyens de son temps, mais n’aborde jamais la stratégie, c’est-à-dire le contingent. Végèce est donc plutôt un tacticien naval.

L’approche pragmatique : le rapport d’un conseiller du roi de France (1339)

Vers la fin du xiiie siècle et dans la première moitié du xive siècle, les rixes entre pêcheurs français et anglais sont endémiques et peuvent dégénérer en expéditions sur les ports ennemis, alors qu’officiellement la paix règne entre les deux royaumes ! Ces rivalités se sont poursuivies jusqu’au xve siècle, même après la « fin » historiographique de la guerre de Cent Ans, en 1453. Le compte rendu d’une enquête établie par Jehan Toustain, seigneur de Bléville, et Jehan de Monstirevillier, commissaires du roi, rapporte les méfaits causés en juin 1470 dans le pays de Caux par une flottille anglo-bourguignonne15. Cette piraterie côtière trouve son explication dans la rivalité économique.

Le seul exemple d’une réflexion de stratégie va dans ce sens, mais dépasse de loin le cadre de la piraterie côtière ou de la guerre de course. Il s’agit du rapport anonyme établi en 1339 par un conseiller du roi de France, alors Philippe VI de Valois, dans les premières années de la guerre de Cent Ans [Le texte a été adapté du moyen français] :

Il semble que le roi pourra battre la flotte d’Angleterre de trois façons.

La première, parce que le royaume d’Angleterre ne peut subsister sans sel : or ils doivent venir le chercher en Bretagne et en Poitou une fois par an ; ils le font vers mi-juillet et la mi-août. Si on avait à ce moment-là un bon et fort navire pour les attaquer quand ils sont chargés, on pourrait les battre, car un navire tout prêt peut en battre dix autres.

De la même façon, les Anglais doivent une fois par an aller chercher les vins de Gascogne et on pourrait agir de la même façon que ci-dessus.

Chaque année, le jour de la Saint-Michel [29 septembre], s’assemblent devant Guernesey à peu près 6 000 petits bateaux de pêcheurs venant de plusieurs pays ; parmi eux il y a bien près de 1 000 bateaux anglais, avec 15 hommes à bord. Ils portent tout le hareng qu’ils pêchent chaque jour à Guernesey. Si l’on investissait autant par mois que pour les navires des Guelfes et des Gibelins, on trouverait bien moyen de détruire les bateaux anglais et ainsi le roi d’Angleterre aurait perdu les gens qui l’aident pour sa marine, les bateaux ainsi que le profit que l’Angleterre tire de cette pêche qui est bien de 300 000 livres par an et plus. On pourrait même aller de cet endroit en Angleterre, pour faire plus de dégât encore que par la destruction des bateaux. De plus, si le comte de Hainaut se montrait hostile, on pourrait détruire des navires de son pays autant que des anglais ou des flamands, car ils viennent tous en même temps pour cette pêche. Et si le roi le voulait, on pourrait aller en Écosse, pour aider les Écossais dans le même voyage, ou bien encore en rêvenant par le Poitou, pour rencontrer la flotte anglaise et en pillant. Au cas où le roi voudrait qu’on prenne la décision d’aller à Guernesey, il faudrait qu’il le fît savoir avant la fin du mois d’août et qu’il donnât l’ordre de préparer les deniers et de les envoyer dans les 15 jours avant la fin de septembre.

Note : les navires des Gibelins avaient à l’origine commencé à se diriger à la fin de cette saison vers l’île de Jersey ; et ils l’auraient fait s’ils n’avaient changé leur direction avec tous leurs navires vides pour les ramener chargés de laines, dont le roi d’Angleterre a bien retiré 5 000 livres 16.

Ce projet de campagne navale n’est pas appliqué. Il intervient avant que les opérations militaires de la guerre de Cent Ans17 ne commencent réellement (chevauchée anglaise dans le Cambrésis en septembre 1339 où les deux camps évitent le combat). À ce stade, la maîtrise navale de la Manche conditionne le déroulement ultérieur du conflit, ce que l’auteur du rapport comprend bien, les états-majors respectifs aussi. L’année suivante (1340) voit le désastre de l’Écluse (ou Sluys) où la flotte française de la Manche est anéantie par les Anglais. Edouard III peut alors proclamer : « De cette façon la traversée de la mer sera désormais assurée pour notre fidèle peuple et de nombreux autres bénéfices vont nous échoir ainsi qu’à notre fidèle peuple« . Toutefois, même si les événements ont tourné autrement, le rapport de 1339 est exemplaire d’un raisonnement stratégique : détermination des objectifs, zones et calendrier des opérations, moyens et financement, pour finir exploitation à travers des objectifs secondaires (sédition écossaise ou destruction de la flotte anglaise du golfe de Gascogne). Fidèle à la tradition de stratégie indirecte des xive-xve siècles, ce rapport propose un blocus maritime complet de l’Angleterre. Les trois axes de ce blocus sont le sel de Bretagne (produit nécessaire pour conditionner le poisson et la viande), le vin (alors clairet et plus salubre que l’eau) et la flotte de pêche (cœur de la marine anglaise). La destruction des marins-pêcheurs anglais est le principal objectif de cette campagne à une époque où il n’existe pratiquement pas de marine régulière. Une fois atteint, cet objectif permettrait d’atteindre tous les autres. Par ailleurs, la culture maritime anglaise serait éradiquée pour de nombreuses années.

Ce rapport de 1339 intègre une vision géopolitique de son temps en évoquant les différents acteurs ennemis et alliés. Les ennemis sont les Anglais présents en Aquitaine ou Gascogne qu’ils abandonneront en 1453 avec la prise de Bordeaux. Leurs alliés, les Flamands, sont également nos ennemis. Déjà lors de la bataille de Bouvines (1214), ils étaient coalisés aux Anglais et à l’empereur d’Allemagne contre le royaume de France. La plaine des Flandres met Paris, cœur et capitale du royaume, à une semaine de marche d’une armée d’invasion, problématique que les rois de France jusqu’à Louis XIV, puis la République, essaieront de résoudre. Au début du xive siècle, Philippe le Bel avait bataillé dur pour soumettre les Flandres dont les villes marchandes fournissaient des milices nombreuses et déterminées. La sanglante défaite de Courtrai (1302), la bataille navale de Ziericksee et la victoire de Mons-en-Pévèle (1304) révèlent une guerre intense dont le rythme opérationnel dépasse largement celui de la guerre de Cent Ans (deux batailles rangées et une navale entre 1340 et 1356). Il faut donc envisager les Flamands comme des adversaires potentiels, ce que fait le conseiller anonyme dans son rapport de 1339.

Les alliés sont les Italiens et les Écossais. L’Italie n’est alors même pas une expression géographique. On parle de « Lombards » pour désigner les marchands florentins, génois, pisans ou milanais installés en France. D’ailleurs, le texte préfère donner une expression politique plutôt que géographique aux cités italiennes. Il évoque « Guelfes » et « Gibelins » ; les premiers étant les partisans du pape et les seconds ceux de l’empereur d’Allemagne, dans une guerre civile qui trouble les cités italiennes depuis la fin du xiie siècle. Par exemple, à Gênes, parmi les grandes dynasties marchandes, les Fieschi, les Grimaldi sont Guelfes tandis que les Doria et les Spinola sont Gibelins. Sous la plume du rapporteur de 1339, Guelfes et Gibelins ne sont qu’une expression générique pour désigner les marchands italiens. Ceux-ci, principaux bailleurs de fonds, marchands de draps, sont aussi les premiers transporteurs d’Occident. Pise, Venise et Gênes ont fourni la logistique navale des croisades contre de l’argent ou l’octroi de comptoirs. Il s’agit de puissances navales marchandes et mercenaires. Le Génois Renier Grimaldi, amiral du roi de France, remporte sur les Flamands une victoire navale à Ziericksee (1304). C’est encore un Génois, Benedetto Zaccaria, qui a organisé l’arsenal de Rouen et déterminé le programme des constructions navales pour Philippe le Bel. En 1340, des navires et des marins génois servent dans la marine du roi de France : on trouve 3 galères génoises aux ordres de Barbavera. Le reste de la marine de guerre française est composé de 28 nefs, 3 galères et plus de 100 à 300 navires civils réquisitionnés18. La participation génoise ressort bien plus du conseil technique que du nombre. L’auteur du rapport de 1339 trouve d’ailleurs le coût des navires et des équipages mercenaires trop élevé et suggère la construction de navires français en plus grand nombre. C’est peut-être un écho à Végèce qui trouvait les mercenaires trop coûteux (I, 28). Les Génois sont jugés comme des alliés coûteux et encombrants, voire peu efficaces ; plus tard, le revers subi par les arbalétriers génois à Crécy en 1346 confirmera cette vue. La note finale du rapport de 1339 laisse glisser un sous-entendu perfide contre les marchands de drap italiens qui importent de la laine anglaise pour une valeur annuelle de 5 000 livres : cette information suggère de les traiter en ennemis pour assurer le blocus de l’Angleterre, véritable objectif stratégique.

Les Écossais, qui ont victorieusement repoussé les Anglais à Bannockburn (1314), sont les alliés naturels des Français. Ils sont intégrés à la grande stratégie française jusqu’à Culloden (1746) où deux compagnies régulières soldées par le roi de France combattent à leurs côtés contre les Anglais. Dans le rapport de 1339, les Écossais interviennent dans la phase d’exploitation de la campagne navale pour prendre à revers le royaume d’Angleterre. Ce projet n’est pas abandonné. En 1385, Jean de Vienne, le meilleur amiral que connaît la France au Moyen Âge, lance le projet d’un débarquement en Angleterre combiné à une offensive écossaise. Sa flotte de 180 navires parvient à forcer le barrage des navires anglais et à les contraindre à couvrir la Tamise. Jean de Vienne débarque ses troupes à Dunbar et à Leith où il livre des armes aux Écossais. Pourtant, l’opération ne débouche pas à cause des réticences écossaises. Le seul résultat est d’avoir dissuadé le duc de Lancastre d’entreprendre une chevauchée à partir de l’Aquitaine. Au cours de l’Histoire, les Français, dans leur stratégie d’alliance de revers écossaise (ou irlandaise), ont toujours rencontré la déception.

En définitive, ce plan de 1339 est le pendant naval de la stratégie terrestre de chevauchée où le potentiel économique et les populations civiles de l’adversaire sont visés. Néanmoins, ce plan est original dans ses présupposés, car il suggère d’agir à une très vaste échelle sur un océan et deux mers pour soumettre une nation toute entière par un blocus. Il révèle une pensée stratégique qui maîtrise le temps, l’espace et l’économie. Son côté visionnaire explique certainement sa non-application. Historiquement, il garde une grande originalité : c’est la première théorisation d’une stratégie de blocus. Il faudra attendre le blocus continental de Napoléon ou la guerre sous-marine à outrance allemande des deux guerres mondiales pour retrouver une vision comparable. Par ailleurs, le concept de destruction massive et totale d’un potentiel économique ennemi – ici la marine de pêche – ne se retrouvera qu’avec Vauban et la Jeune École.

Il y a bien une pensée navale dans l’Occident du Moyen Âge. Celle-ci ne s’écrit et ne se théorise qu’à travers Végèce, auteur romain. La culture technique du Moyen Âge ne se transmet que très rarement par l’écrit et continue de se référer à la sagesse éternelle de l’Antiquité. Cette référence et cette révérence à l’Antiquité ne sont pas serviles, il suffit de voir une cathédrale gothique pour s’en persuader. Le Moyen Âge est empirique alors que l’Antiquité romaine est pratique, normative, avec le goût du code. Satisfait des normes romaines – celles de Végèce – qu’il adapte à son temps, le stratège médiéval n’est pas un théoricien. Il a besoin de cas concrets pour exercer sa réflexion et part de la réalité, non d’un modèle. La stratégie navale au Moyen Âge reste « un art tout d’exécution »…

P.S. L’étude de la pensée navale au Moyen Âge reste un océan à découvrir. Des documents restent à étudier et la synthèse reste à faire. En 1339, trois ecclésiastiques anglais dont Adam de Murimuth ont rédigé un traité sur « la supériorité maritime », le Fasciculus de Superioritate Maris. Ils y traitent de la piraterie contre les Français et les Flamands, discutent des pouvoirs de l’amiral et argumentent les droits du roi d’Angleterre à la souveraineté des mers19.

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Notes:

 

1 W.L. Rodger, Naval Warfare under Oars, 4th to 16th Centuries, Annapolis, 1940, rééd. 1967 et 1990.

2 A.R. Lewis et T.J. Runyan, European Naval and Maritime History, 300-1500, Bloomington, 1985.

3 J.H. Pryor, Geography, Technology, and War. Studies in the Maritime History of the Mediterranean, 649-1571, Cambridge, 1988.

4 Ph. Richardot, « La datation du De Re militari de Végèce », Latomus, t. 57, fascicule 1, 1998, pp. 136-147.

5 Végèce, Flavii Vegetii Renati Epitoma rei militaris, éd. K. Lang, Leipzig, Teubner, 1869, éd. reprise 1885, réimpr. Stuttgart, 1967.

6 Ph. Richardot, « L’influence du De Re Militari de Végèce sur la pensée militaire du xvie siècle », Stratégique, 60, 1996, pp. 7-28.

7 f.99V : Ex libro quarto Publi Vegati [sic] Renati de re militari in tiyulo XXXVIIII post præcepta belli naualis, quæ incipiunt a titulo supra scripti libri XXXI, inter cetera et ad locum.

8 Bède le Vénérable, De Temporum Ratione, 28, éd. par C.W. Jones, Cambridge (Mass.), 1943, pp. 231-232.

9 Ibid., 29, pp. 232-233.

10 Christine de Pisan, Livre des fais d’armes et de chevalerie, Paris, impr. par A. Vérard, 1488, II, 39-40.

11 A. Jal, Archéologie navale, Paris, 1840, t. II, pp. 288-294.

12 Ph. Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge, ve-xve siècles, Économica, Paris, 1998, pp. 101-183.

13 Ph. Richardot, « Les éditions d’auteurs militaires antiques aux xve-xvie siècles », Stratégique, 68, 1998, pp. 75-101.

14 Roberto Valturio, Les Douze livres de Robert Valturin touchant la discipline militaire, translatez de langue latine en françoyse par Loys Meigret, Paris, impr. par C. Perier, 1555, f.38-39V, 156, 177V.

15 Texte édité par H. Arbois de Jubainville, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 3e série, III, t. 23, Ire partie, 1858, pp. 11-13.

16 Ce document a été édité par M. Jusselin, « Comment la France se préparait à la guerre de Cent Ans », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1912, t. 73, pp. 209-236. Réédité et adapté par G. Brunel, E. Lalou et alii, Sources d’histoire médiévale, ixe-milieu du xive siècle, Paris, Larousse, 1992, pp. 765-766.

17 Sur la guerre de Cent Ans, E. Perroy, La guerre de Cent Ans, Paris, Gallimard, 1945.

18 Sur la marine française au Bas Moyen Âge, A. Chazelas-Merlin, Documents relatifs au Clos des galées de Rouen et aux armées de la mer du roi de France de 1293 à 1418, éd. du CTHS, Bibliothèque nationale, Paris, 1977-1979, 2 vols. ; Ph. Contamine, « L’État capétien en quête d’une force navale », Histoire militaire de la France, PUF, Paris, 1992, pp. 107-123.

19 Manuscrit Londres, PRO, Chancery Miscellanea, C47/14/15. Cf. Th. I. Runyan, « Naval Logistics in the Late Middle Ages : The Example of the Hundred Year’s War », in J.A. Lynn, Feeding Mars. Logistics in Western Warfare from the Middle Ages to the Present, San Francisco-Oxford-Boulder, Westview Press, 1993, pp. 79-100

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ARCHEOLOGIE DE LA PENSEE NAVALE. VERS LA FIN

Hervé Coutau-Bégarie

L’enquête sur l’histoire de la pensée navale tend vers sa fin. Non point que le champ d’investigation ait été entièrement exploré, il s’en faut de beaucoup. La raison de cet arrêt prochain est beaucoup plus prosaïque : le réservoir très limité de chercheurs dans cette branche spécifique de l’histoire navale est, pour une période indéterminée, à peu près épuisé. Rares, en effet, sont ceux qui s’intéressent à la théorie stratégique et tactique navale, même si la situation est incontestablement meilleure qu’elle ne l’était il y a quelques années. Le septième volume sera donc suivi par un tome VIII et dernier, qui présentera quelques ultimes études, ainsi qu’un index général et un premier essai de bilan.

Ce tome répond à la même logique que les précédents, à savoir qu’il regroupe des études portant sur des auteurs et des problèmes divers, sans qu’il faille chercher une quelconque unité chronologique ou thématique. Les problèmes qui sont abordés sont donc très variés.

Le Moyen Âge

Philippe Richardot pose la question de l’existence d’une pensée navale dans l’Occident médiéval. Il prend la suite de l’étude du commandant Pagès sur la pensée navale romaine qui était parue dans le tome III, et on notera que, comme lui, son étude se présente sous une forme interrogative. De la même manière que nous n’avons plus que des traces fragmentaires d’une pensée navale romaine qui a dû être constituée, nous n’avons que des bribes insignifiantes d’une réflexion navale durant le Moyen Âge. Mais, là, il ne s’agit pas uniquement des pertes dues à l’usure des temps. L’époque médiévale a connu, en ce domaine comme dans beaucoup d’autres, une incontestable régression et la littérature navale a été embryonnaire. On n’en trouve pratiquement aucune trace durant le Haut Moyen Âge, et ce n’est qu’à partir du xiiie et du xive siècle que l’on commence à voir s’esquisser une réflexion militaire un peu élaborée, qui restera loin du niveau atteint durant l’Antiquité. Philippe Richardot, dans un livre récent 1, a montré à quel point la culture militaire médiévale découlait presque exclusivement d’un auteur unique – Végèce -, infiniment plus copié et commenté que Frontin. Il élargit ici sa réflexion au domaine naval, avec la même conclusion : c’est également Végèce qui est la source quasiment unique de la réflexion dans ce domaine durant les derniers siècles du Moyen Âge.

Cette faiblesse de la production livresque ne signifie pas pour autant que le Moyen Âge ait été incapable de la moindre réflexion stratégique. Contre cette idée reçue, qui a cours depuis le xixe siècle, plusieurs travaux ont montré que certaines campagnes de la guerre de Cent Ans relevaient d’une conception stratégique élaborée. La guerre sur mer ne fait pas exception à la règle et l’on peut deviner, à travers les maigres indications dont nous disposons, quelques plans de campagnes navales préparés avec une certaine envergure. Mais les moyens techniques sont faibles. Ce ne sont plus les grandes flottes de galères de l’Antiquité, mais des navires marchands plus ou moins adaptés, de sorte que le combat naval est redevenu très largement un combat terrestre qui se déroule sur l’eau. Philippe Richardot analyse un exemple de plan stratégique qui, d’ailleurs, ne sera pas réalisé. Alors que le volume était pratiquement achevé, il a retrouvé la trace d’un autre plan, qui mériterait une étude semblable. Mais il ne s’agit que de cas isolés et sans grande postérité. On notera, cependant, que, dès le Moyen Âge, la dualité de la guerre sur mer, avec la dimension militaire mais également la dimension économique, était déjà perçue.

Il resterait maintenant à explorer le champ en friche du xve siècle. On sait qu’il y eut, durant la phase finale de la guerre de Cent Ans, une controverse entre Français et Anglais sur la domination des mers. Adam de Moleyns, évêque de Chichester, proclamait les droits de l’Angleterre à la souveraineté des mers dans le Lybelle of Englishe Policye écrit vers 1436. En 1455, l’auteur anonyme du Débat sur le héraut d’armes lui répondait en affirmant les droits de la France à la domination maritime. Il y aurait peut-être également des trouvailles à faire du côté de l’Espagne, où la pensée militaire s’est développée plus tôt qu’ailleurs.

Le xixe siècle

Les études suivantes sont relatives au xixe siècle, période beaucoup plus proche de nous et néanmoins très mal connue. La production stratégique y a été peu abondante jusqu’aux années 1870. En revanche, le débat tactique n’a cessé de faire rage durant tout le siècle. Il a fallu, en effet, imaginer de nouvelles tactiques pour cette invention extraordinaire qu’étaient les navires à vapeur. La France a eu, en ce domaine, une production théorique intense correspondant à son engouement pour ces nouvelles techniques, alors que la Grande-Bretagne, en tant que puissance maritime dominante peu désireuse de remettre en cause le statu quo, se montrait beaucoup plus réservée.

La rupture provoquée par la vapeur n’a pas été la seule. Une autre innovation d’importance presque égale a été le passage des coques en bois aux coques en fer. Il en a résulté une relance de la lutte éternelle entre l’épée et le bouclier, représentés ici par l’obus et la cuirasse. Au milieu du siècle, l’artillerie s’est révélée à peu près impuissante face à des coques en fer très résistantes. D’où l’engouement temporaire pour le choc, au moyen de béliers et d’éperons. Engouement accentué par la faiblesse de l’expérience disponible. À la différence du xviiie siècle, le xixe siècle n’a connu pratiquement aucune grande bataille navale après Navarin (1827). Ce n’est qu’en 1866 que s’est produit un engagement, au demeurant de faible importance, avec la bataille de Lissa, dans laquelle l’amiral autrichien Tegethoff a battu l’amiral italien Persano par une tactique offensive fondée sur la recherche de l’éperonnage, recherche couronnée de succès avec la destruction du cuirassé Re d’Italia. L’expérience a ainsi validé les propositions théoriques et il en a résulté une vogue de l’éperon qui a perduré jusqu’à la fin du siècle, alors même que l’artillerie, à partir des années 1870, connaissait elle aussi de grands progrès qui allaient bientôt restaurer son ancienne suprématie, comme on le verrait aux batailles du Yalou (1894) et de Tsoushima (1905). Michel Depeyre fait revivre un aspect de ce débat qui mérite de sortir de l’ombre.

Étienne Taillemite, qui avait, dans un tome précédent, étudié la haute figure de l’amiral Grivel, s’intéresse ici à celles des amiraux Bouët-Willaumez et Penhoat. Le premier est passé à la postérité pour sa condamnation du mot de stratégie, qui, disait-il, «  n’a pas grand sens sur mer« . Au-delà de cette condamnation sommaire, il s’est cependant élevé au dessus de la simple conduite du combat pour poser le problème général de la conduite d’une campagne – problème que nous appellerions aujourd’hui opératif mais qui, à l’époque, était véritablement stratégique. De même, Penhoat se livre à des considérations prudentes et raisonnées sur la composition de la flotte française. Tous deux étaient adeptes de la méthode historique et Étienne Taillemite les qualifie de « pré-mahaniens français« . Mahan ne manquera pas d’emprunter nombre de ses idées aux théoriciens et historiens français, notamment Chabaud-Arnault, comme le montrera Martin Motte dans le tome VIII.

Jean-Jacques Langendorff fait revivre un penseur naval pour le moins inattendu, puisqu’il est de nationalité suisse, mais au service de la marine hollandaise. Sa Darstellung der Marine fait la synthèse d’une expérience bien remplie durant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Bien qu’il soit aujourd’hui largement oublié, il mérite néanmoins d’être rappelé, car il constitue une contribution non négligeable dans le désert intellectuel qui caractérise paradoxalement la période de la Révolution et de l’Empire. Désert que l’on pourrait quelque peu remplir avec des auteurs espagnols marginalisés, comme José Solano, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils soient dépourvus d’intérêt.

Jean-Marie Ruiz revient sur la figure emblématique de Mahan. Celui-ci avait déjà été abordé dans le tome V, par André Vigarié, qui avait présenté les grandes lignes de ses conceptions stratégiques. L’approche de Jean-Marie Ruiz est différente. Il s’intéresse aux conceptions géopolitiques de Mahan et à l’environnement dans lequel elles ont été conçues. On sait que Mahan a été le héraut de l’impérialisme américain. Il en a aussi été le produit, et son prodigieux succès tient pour une large part à ce qu’il s’inscrivait dans la grande tradition du réalisme politique anglo-saxon, à sa systématisation et à sa justification d’un sentiment diffus largement répandu dans les élites sociales. Ce genre d’approche était peu pratiquée par l’histoire militaire et navale traditionnelle. Elle est cependant indispensable pour bien comprendre la formation des idées et évaluer leur réception dans l’opinion, puisque la pensée stratégique est tournée vers l’action, destinée à permettre la mise en œuvre et la diffusion d’une doctrine et non pas conçue comme un simple savoir spéculatif.

Une doctrine nationale : le cas grec

Ioannis Loucas présente une synthèse de la doctrine navale grecque depuis l’indépendance, en 1830, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les auteurs grecs ne sont pas connus en dehors de leur pays, l’obstacle linguistique étant à peu près insurmontable : le grec ne fait malheureusement plus partie des langues de communication internationale. Pour autant, ce genre d’étude de pensées navales abusivement qualifiées de secondaires est indispensable. D’une part, pour mesurer l’audience réelle des classiques qui ne sont reçus que dans la mesure où ils répondent aux attentes spécifiques du pays concerné : les auteurs français sont très lus et l’influence des théories de la Jeune École se fera sentir à travers la mission de l’amiral Fournier, alors que Mahan ne sera vraiment « découvert » que dans les années 1960. D’autre part, pour montrer les aspirations, les réalisations et les contradictions de pays qui aspirent à la puissance navale sans toujours en avoir les moyens. Comme au Portugal (qui mériterait une étude particulière) ou en Suède, le débat est vif entre partisans des cuirassés et adeptes des bâtiments légers (les seconds triomphant souvent pour de simples raisons financières). La marine de guerre hellénique n’existera véritablement que plusieurs décennies après l’indépendance, l’État est trop faible pour se doter d’une véritable marine. Elle finira cependant par exister, grâce à la volonté politique de certains gouvernants. Elle a vu son bien-fondé définitivement assis après les succès remportés par l’amiral Kondouriotis au début du xxe siècle, contre une flotte turque en pleine décadence2. Mais les partisans de la puissance navale ont su jouer de la dimension économique propre à la Grèce, avec l’importance de sa marine marchande et de sa structure géopolitique, avec ses territoires insulaires et sa dépendance à l’égard de la mer. Les caractéristiques spécifiques de l’État grec ont intelligemment été mises en valeur, même si la réalisation a constamment été entravée par le manque de moyens.

Le débat naval après 1945

Les contributions suivantes sont relatives à la pensée navale italienne et à la pensée navale suédoise après la Seconde Guerre mondiale. L’ère des classiques de la stratégie maritime théorique semble close. Les auteurs ne sont plus que des commentateurs ou des analystes, et l’on ne peut guère citer d’écrivain des années 1950 à 1960 qui soit parvenu à une notoriété internationale. Il faudra attendre les années 1970 pour que s’amorce un renouveau autour de quelques œuvres marquantes, dont la plus importante est certainement celle de sir James Cable sur la diplomatie navale, à laquelle on peut ajouter la nouvelle classification des missions des marines suggérée par l’amiral Zumwalt et systématisée par l’amiral Turner dans un article célèbre. Cela ne signifie pas pour autant que les années 50 ou 60 aient été un désert intellectuel. François Géré avait déjà montré, dans le tome II, que le débat était resté vif en France sous la ive République. Il en va de même en Italie et en Suède.

L’Italie doit affronter un contexte difficile, celui du relèvement après la défaite et de la justification d’une politique navale après une performance très décevante durant la guerre. Un certain nombre d’auteurs s’y emploient avec acharnement. Les résultats ne se feront sentir que dans le long terme, mais ils aboutiront quand même à la grande loi navale de 1975 qui marque la véritable renaissance de la marine italienne.

En Suède, le problème se présente différemment. La tendance est à la réduction globale des budgets de la défense et donc des moyens de la marine. Celle-ci est particulièrement visée alors que l’aviation, considérée comme le véritable bouclier de la neutralité, jouit d’un traitement plus favorisé. Il s’ensuit un débat extrêmement vif sur le statut de la marine : faut-il garder ou non des grands bâtiments de surface ou faut-il, au contraire, faire résolument le choix des bâtiments légers lance-missiles auxquels les caractéristiques particulières du théâtre Baltique offrent des possibilités non négligeables ? Beaucoup d’officiers s’opposent évidemment à l’abandon des croiseurs et des destroyers. Mais la marine n’est pas monolithe et c’est le chef de la marine lui-même, l’amiral Ericson, qui jette les bases du tournant vers les bâtiments légers lance-missiles, avec le Plan naval 60, dont la réalisation n’interviendra que des décennies plus tard après une crise matérielle et surtout morale profonde. Aujourd’hui, le renouveau est réel, sur tous les plans, et le choix du Plan naval 60 paraît non seulement raisonnable, mais même inéluctable. Les bâtiments légers (aux patrouilleurs succèdent des corvettes « furtives ») et les sous-marins (la Suède est en pointe dans le domaine des propulsions anaérobies) ont rendu à la marine suédoise une efficacité réelle et reconnue, alors que la contrainte financière ne lui aurait pas permis de maintenir une flotte moderne de grands bâtiments. Le commodore Lars Wedin, de l’Académie royale des sciences navales, montre qu’un pays aux ressources limitées peut choisir un modèle adapté à son environnement et à ses capacités. Ce n’est pas qu’une question de moyens, une doctrine cohérente est nécessaire.

La géopolitique maritime

Enfin, David Cumin évoque l’apport de Carl Schmitt à la géopolitique maritime, qui a fait l’objet du tome V de cette série. L’œuvre du grand juriste et philosophe politique allemand revient en force après des décennies de purgatoire liées à ses compromissions avec le régime national-socialiste. Au-delà de ses engagements condamnables, il a été un penseur d’une incontestable puissance, qui a su ouvrir des perspectives très riches sur les grands empires maritimes et poser, en termes renouvelés, le duel entre la terre et la mer placé par Mahan et l’école anglo-saxonne au cœur de la question géopolitique. Il écrivait dans un but précis, à savoir la critique de la domination maritime anglo-saxonne. Comme chez Mahan, les développements théoriques sont largement asservis aux préoccupations du moment. Mais on y trouve des éléments utilisables, une fois débarrassés de leur dimension idéologique. L’historien s’intéresse au doctrinaire, témoin et reflet de l’esprit du temps, le stratégiste privilégie le théoricien, qui a su analyser les fondements et les invariants de la stratégie.

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Notes:

 

1 Philippe Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (ve-xve siècles), Paris, ISC-Économica, 1998.

2 Cf. Jacques Thobie, « L’empire ottoman à la veille de la Grande Guerre : une non-puissance ? », dans La Moyenne puissance au xxe siècle, Paris, Institut d’Histoire des Conflits Contemporains, 1988, pp. 33-35.

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Conclusion

If we should have to fight, we should be prepared to do so from the neck up instead of from the neck down.

Jimmy Doolittle

À travers la brève histoire de la puissance aérienne,  stratèges et théoriciens ont débattu pour savoir si le meilleur emploi de cette nou­velle force résidait dans ses rôles et missions indépendants ou bien dans ses missions auxiliaires[1]. Les partisans des missions indépen­dantes ont vu l’arme aérienne  comme fondamentalement stratégique et offensive. Ils ont envisagé l’emploi efficace des forces aériennes contre les nœuds-clefs de l’ennemi, loin dans la profondeur de son territoire – une forme de chirurgie aérienne dirigée contre ces centres nerveux et ces connexions qui sont cruciaux pour la résistance ennemi. Dans leur plaidoirie passion­née, ils ont employé le langage habituel de la paralysie  stratégique.

Encouragés par les évolutions et les révolutions des techno­logies aérospatiales, certains essayèrent de présenter la para­lysie  stratégique comme étant “une stratégie du présent pour la puissance aérienne ” [2]. Pourtant, bien qu’elle connaisse un renouveau consécutivement à Desert Storm , l’idée de paralyser son adversaire existait depuis un certain temps. Le dessein non létal de vouloir rendre l’adversaire impuissant (par opposition à détruire ou user l’ennemi) a jailli assez énergiquement des tranchées carnivores de la Première Guerre mondiale.  La pre­mière guerre à laquelle la puissance aérienne participa fut une des plus sanglantes et insensées de l’histoire de l’humanité. Il ne fut pas surprenant alors, que les aviateurs vétérans de cette guerre entendent l’appel stratégique demandant de “pen­ser paralysie, non tuerie” [3]. Deux aviateurs de l’époque moderne, John Boyd et John Warden, ont également pensé paralysie stratégique.

Boyd, comme je l’ai expliqué, réfléchit sur les processus et recherche une paralysie  psychologique. Il parle de retourner l’adversaire dans lui-même en opérant à l’intérieur de sa boucle d’observation – orientation – décision – action (OODA).  Cela fragi­lise les relations vers l’extérieur que l’adversaire possède avec son environnement et, de ce fait, le force à adopter une attitude de repli sur lui-même. Cette focalisation sur lui-même crée nécessai­rement des déphasages entre le monde réel et la perception qu’en a l’adversaire. Dans l’environnement agressif de la guerre, la confusion initiale et le désordre dégénèrent vers un état de dissolution interne qui provoque l’effondrement de la volonté de résister. Pour éviter cette dissolution, Boyd propose le processus de “déstructuration et création”, une forme de gymnastique intellectuelle permettant, au cœur de la bataille, de construire plus rapidement des stratégies plus précises. Sa théorie du conflit est clausewitzienne, car elle est philosophique, mettant l’accent sur les aspects mentaux et moraux du conflit, et considérant important d’enseigner au combattant la manière de penser – c’est-à-dire l’instruction du génie de la guerre .

Warden présente une théorie de l’attaque stratégique  qui s’intéresse aux formes et recherche une paralysie  physique. Elle défend des attaques parallèles sur les cinq cercles  stratégiques de l’ennemi, du central vers le périphérique, avec une priorité non négociable à la mouche de la direction nationale. L’analyse permanente de ces cercles par les stratèges aériens permettra d’identifier les centres de gravité , inclus dans un seul cercle ou partagés par plusieurs, dont la frappe entraînera rapidement une paralysie partielle ou totale du système ennemi. La théorie de Warden est jominienne, car pratique, mettant l’accent sur les aspects physiques du conflit, et considérant comme important d’enseigner au combattant comment agir, c’est-à-dire l’instruc­tion des principes de la guerre .

Les idées de Boyd et Warden se complètent et, ensemble, ont aidé à l’avènement de l’ère de la paralysie  stratégique obte­nue par la guerre de la conduite des opérations.  Ce type géné­rique de guerre devrait rester prédominant durant l’Âge de l’infor­mation, avec des variations possibles sur la nature et la façon dont seront choisies les cibles. Si elle est exacte, la recher­che de la paralysie stratégique par l’intermédiaire de la guerre de la conduite des opérations,  défendue par Boyd et Warden, a des implications sur la façon de s’organiser, de s’équiper et d’em­ployer au mieux les forces aériennes de demain.

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En ce qui concerne l’organisation, la disparition des struc­tures de gestion de l’information  de niveau intermédiaire est prévue par John Warden et souhaitée par John Boyd. Dans une série d’articles provocateurs sur les systèmes C2, Gary Vincent  est favorable à l’adoption du principe de “commandement  centra­lisé – exécution et contrôle décentralisés” en lieu et place de l’actuelle doctrine de l’USAF  “contrôle centralisé – exécution décentralisée”[4]. Pour ce faire, il propose un système C2 qui reprendrait l’architecture “massivement parallèle” des ordina­teurs modernes. Pour expliquer cela grossièrement : l’accélé­ration du traitement de l’information dans les ordinateurs “massivement parallèles” est obtenue par le remplacement des traditionnels et gros processeur central et mémoire par des processeurs plus petits qui utilisent de la mémoire distribuée pour travailler simultanément et en coopération sur une tâche assignée. Dans un système C2 massivement parallèle,

l’unité de commandement  n’élabore pas des ordres explicites mais, à la place, identifie les objectifs de la mission et l’axe d’effort principal¼ Par l’intermédiaire d’un seul réseau de données, les chefs de Groupes d’Action de Base (Basic Action Unit, BAU) ont alors accès au modèle du champ de bataille (ou Big Picture), dont ils extraient les informations nécessaires pour atteindre leurs objectifs. Les Groupes d’Action de Base bénéficient d’une grande latitude dans la conduite de leur mission. La cohérence est assurée car toutes les unités partagent une doctrine commune, un but commun et la même perception de la situation (qui est également mise à jour par les Groupes)¼ Au lieu d’attendre que les ordres cheminent à travers les niveaux intermédiaires, chaque Groupe extraira le contenu de sa mission à partir du modèle commun, et agira en conséquence [5].

Vincent  définit une cybernétique “massivement parallèle” pour le commandement  et le contrôle ; c’est un modèle du type “résolution partagée d’un problème” et qui reflète à la fois le concept allemand d’Auftragstaktik et le système de “décentrali­sation avec topsight” des cybercombattants[6]. Sans la “big picture” fourni par topsight, la décentralisation pourrait très bien se dissoudre dans le chaos. Avec topsight, une organisation décentralisée fonctionne “à la limite du chaos”, en système reconnu comme complexe mais hautement adaptatif. Ainsi que l’observe Roger Lewin  :

Une partie de l’attrait pour le bord du chaos vient de l’optimisation des capacités de calcul, que le système soit un automate unicellulaire ou une espèce biologique évoluant parmi d’autres en tant qu’élément d’une communauté écologique complexe. Au bord du chaos des cerveaux plus gros se développent [7].

Et de plus gros cerveaux seraient bien utiles dans l’am­biance évolutive et complexe de la guerre.

Équiper ses forces de manière à pouvoir rester “à l’intérieur de la boucle” des adversaires potentiels doit se faire en cherchant à minimiser la durée de transfert des informations en prove­nance des “capteurs” (plates-formes de recueil du renseigne­ment) vers les “tireurs” (plates-formes délivrant l’armement). Les “complexes de reconnaissance et d’attaque” visent précisément à cela, en fusionnant les capteurs et les tireurs, soit physiquement, soit électroniquement. Théoriquement, ce maria­ge de la donnée avec la munition devrait fournir la précision et la vitesse que plusieurs visionnaires, tels que John Warden, consi­dèrent être la clef du succès dans les conflits du XXIe siècle[8]. Le “complexe de reconnaissance et d’attaque” augmente la dépen­dance du “tireur” vis-à-vis du “capteur”, cette dépendance a été une faiblesse stratégique, opérative et tactique depuis l’époque de Sun Zi . Supprimer les yeux et les oreilles de l’archer influe toujours sur la précision de la flèche. Cette dépendance vis-à-vis de l’information  devrait davantage s’affirmer comme une force et moins comme une vulnérabilité au fur et à mesure que le délai restant à l’ennemi pour réagir diminue rapidement[9].

Comme le temps se contracte de plus en plus dans les “hyperguerres” de l’âge de l’information , l’utilisation préventive de la force pourrait devenir une condition obligatoire pour obtenir la victoire. Les américains sont très mal à l’aise avec ce type d’action depuis un certain jour de décembre 1941. Bien que le milieu militaire américain exalte l’initiative et place la surprise parmi ses grands principes de guerre, son commandant en chef à l’époque qualifiait l’attaque de Pearl Harbor  d’infa­mante. Durant la crise des missiles de Cuba,  le frère – et confident – du Président rejetait l’hypothèse de raids aériens préventifs sur les sites de missiles nucléaires de l’île, en rappelant le souvenir des attaques analogues de l’empire nippon.

Dans la conscience américaine, l’action préventive est mora­lement une mauvaise façon de faire. Cependant, si le contrôle immédiat du milieu aérospatial et du spectre électronique est la condition sine qua non pour les succès militaires futurs, alors ceux qui aspirent à ces victoires devront peut-être sacrifier les hauteurs morales afin de posséder les hauteurs de l’information .

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L’entrée dans le prochain millénaire sera caractérisée par des budgets militaires en diminution. Alors que le format des forces armées américaines se réduit, l’efficacité et la sûreté seront toujours au cœur du dilemme de la défense. Nous devons choisir sagement, en gardant toujours à l’esprit l’avertissement formulé par Alvin et Heidi Toffler  pour qui les guerres de types première et deuxième vague ne disparaîtront pas à l’époque des conflits du type troisième vague. Si les technologies du XXIe siècle permettent de réaliser des armements non létaux (répon­dant aux besoins de ce courant de pensée), alors les théories de la paralysie  stratégique de John Boyd et John Warden pour­raient servir de guide pour élaborer des opérations efficaces et sûres tant à l’intérieur des boucles que des cercles des adver­saires menaçant nos intérêts nationaux, qu’ils soient de la première, deuxième ou troisième vague.

[1]        Le lieutenant-colonel Mark Clodfelter distingue les types d’utilisation de la puissance aérienne  suivants : direct ou indirect, indépendant ou auxiliaire. Les applications directes (létales) comprennent le bombardement stratégique,  l’interdiction  et l’appui rapproché. Les applications indirectes (non létales) comptent parmi elles le transport, le ravitaillement en vol et la reconnaissance. Les applications indépendantes visent des objectifs diffé­rents de ceux recherchés par les forces de surface du champ de bataille. Les missions auxiliaires sont en support direct des opérations de surface du champ de bataille. School of Advanced Airpower Studies Course 631, notes du cours.

[2]        Par exemple, voir l’essai du major Jason Barlow , “Strategic Paralysis : An Air Power Strategy for the Present”, Airpower Journal 7, n° 4 hiver 1993, pp. 4-15.

[3]        Basil H. Liddell Hart , Strategy, Londres, Faber and Faber, 1954 ; réimpression, New York Penguin Books, 1991, p. 212.

[4]        AFM 1-1, vol. 1, Basic Aréospace Doctrine of the United States Air Force, vol. 1, Washington, D.C., US Government Printing Office, 1992.

[5]        Lt Gary A. Vincent , “a New Approach to Command and Control : The Cybernetic Design”, Airpower Journal 7, n° 2, été 1993, pp. 8, 18.

[6]        Topsight n’est rien d’autre que la “compréhension centralisée de la Big Picture qui améliore la gestion de la complexité”. John Arquilla  et David Ronfeldt , “Cyberwar  is Coming”, RAND Corporation  Study P-7791, Air University Library, document n° M-U 30352-16 n° 7791, pp. 6-7.

[7]        Roger Lewin , Complexity : Life at the Edge of Chaos, New York, MacMillan Publishing Co., 1992, p. 149.

[8]        Warden cite deux conditions sine qua non pour gagner dans un type de conflit parallèle : la précision et la vitesse. John A. Warden, “War in 2020”, conférence, Spacecast 2020, Air War College , 29 septembre 1993. Alvin et Heidi Toffler  citent également ces attributs parmi les clefs du succès lors des guerres de la “troisième vague” dans “War, Wealth and a New Era in History”, World Monitor 4, n° 5, mai 1991, p. 52.

[9]        Il est intéressant de noter que, alors que Warden défendrait le concept de “complexes de reconnaissance et de frappe” en raison de la précision et de la vitesse, ces plates-formes rendraient en fait le cercle de la direction nationale de moins en moins critique pour le succès des opérations mili­taires. Ce qui pourrait apparaître comme cibles cruciales pourrait être les liaisons entre les cercles, celles qui globalement comprennent le “boulon de l’information ” comme l’appelle Warden.

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