L’erreur initiale

 Et l’OTAN va continuer à tirer d’inutiles missiles sur d’improbables cibles. Et les atrocités se poursuivront en toute légitimité internationale, faute de pouvoir obtenir un vote du conseil de sécurité des Nations unies. Il faudra donc attendre que M. Milosevic atteigne ses buts de guerre : une solide implan­tation militaire serbe sur une partie du Kosovo, vidé d’un tiers de sa population d’origine albanaise. Il faudra attendre aussi que les bons offices russes produisent leurs effets. Et l’on découvrira, masqué sous les habits rafistolés d’une diplomatie délabrée, le plan de partition du Kosovo.

En français, dans le texte, on nomme cela une défaite.

On ne peut que rester abasourdi par l’immensité de la bévue ainsi commise qui fera date dans l’Histoire des erreurs straté­giques. C’est pourtant un classique que les Vieux Européens connaissent bien : la distorsion entre les buts politiques et la stratégie militaire.

Car nos gouvernements se comportent comme le firent leurs prédécesseurs à l’égard de la Pologne en 1939. Contre Hitler, on signa un traité d’alliance, on mobilisa, on déclara même la guerre et on ne fit rien parce que la stratégie militaire établie consistait à attendre sans “y aller”.

À Rambouillet, les diplomates euro-atlantiques ont placé M. Milosevic au bord du gouffre. Car, pour lui, accepter la perte du Kosovo, de cette manière là, équivalait à un suicide politique. On peut prendre un tel risque mais à condition d’être prêt à employer la force jusqu’au bout contre le régime ainsi acculé. Cela suppose de disposer de la supériorité militaire et de la volonté d’y recourir intégralement : air, mer, et surtout terre, à savoir des troupes au sol.

Si, en effet, le but était de protéger les populations albanaises du Kosovo, il fallait intervenir à terre. Si le but était de se débarrasser de M. Milosevic il fallait, encore, intervenir à terre.

Or telle n’était pas, telle n’est toujours pas la stratégie de l’OTAN et, particulièrement des États-Unis.

Ce n’était pas non plus celle des Européens qui, politique­ment désunis, sont incapables moralement et matériellement de se mesurer efficacement à l’armée serbe parce qu’ils savent que le volume des pertes serait élevé, pour ne rien dire de l’issue militaire réelle. Bref, comme l’avait relevé Clausewitz (en 1800 !), dès lors qu’il s’agit de “payer comptant” on mesure les clients sérieux et les autres.

Où se trouvent l’Europe de la Défense, les accords de Petersberg et l’UEO ? Pourquoi les “forces séparables mais pas séparées” définies en 1996 à Berlin ne volent-elles pas, en utili­sant les moyens de l’OTAN, au secours des réfugiés kosovars ? À quoi bon ces palinodies sur l’attribution des commandements, ces incompréhensibles architectures à “double casquettes” pour en arriver au constat d’impuissance dès lors que les États-Unis ont décidé de ne pas s’engager au sol ? La réalité, brutalement, fait table rase de ces vains exercices.

Lors d’une défaite, le premier mouvement consiste à rejeter sur l’autre la responsabilité. Attitude bien inutile car, sans même préjuger de l’issue finale, la “défaite” de mars-avril 1999 est générale. Pour Union européenne, pour l’OTAN, pour la France, pour les États-Unis. Car elle entache les États, les organisations et les alliances d’un même discrédit quant à leur discernement politique et à leur efficacité stratégique face à une crise exté­rieure grave.

Premier constat : en annonçant qu’elles n’envisageaient pas d’intervention terrestre, en choisissant des voies-et-moyens déli­bérément réduits les puissances occidentales se sont à elles mêmes interdit d’obtenir une véritable victoire c’est-à-dire l’acquisition des objectifs affichés. Mais on ne saurait s’en tenir là. Pour trouver une explication à cette attitude, en apparence absurde, il faut regarder en profondeur.

Car des erreurs d’une telle dimension ne se produisent pas par simple incompétence des individus, même si, en l’occurrence, celle-ci a atteint un niveau étonnant.

Elles ne peuvent s’expliquer que par les mouvements de fond qui animent les sociétés et que reproduisent, à leur manière, ceux qu’elles ont démocratiquement placé à leur tête.

Ce qui se produit aujourd’hui correspond à l’incohérence profonde qui caractérise la sortie de la guerre froide dans la zone euro-atlantique. L’erreur fondamentale d’aujourd’hui ne s’expli­que que par la combinaison désastreuse de deux modèles de paix imparfaits.

Le premier est la paix par l’empire alors que les États-Unis n’ont pas l’intention politique d’en assumer la responsabilité et de s’engager sérieusement au-delà de leurs intérêts vitaux. Un Président américain léger (politiquement) aura mis en marche une organisation lourde (militairement) pour appliquer une stratégie totalement inadaptée au but de guerre qu’il déclarait : protéger les populations du Kosovo.

Le second modèle est la paix par incapacité à faire la guerre, la vraie, celle que mènent les Serbes depuis 1991 ; une guerre qui consiste à affronter le risque de la mort et des pertes au combat. Les citoyens des États européens, à régime démographique bas, empêtrés dans les impasses d’un ingérable Welfare State, téta­nisés par la médiatisation de la mort qu’ils récusent par principe, sont devenus incapables d’assumer un affrontement direct contre des adversaires déterminés.

Ainsi nos sociétés de haute technologie produisent de coû­teux engins, des panoplies ultra-sophistiquées qui n’ont aucun effet militaire significatif parce qu’à eux seuls ils ne suffiront jamais à faire plier la volonté d’hommes décidés à se battre, quelle que soit la cause, bonne ou mauvaise.

Peut-on alors espérer un bon usage de la défaite pour l’avenir ?

L’erreur initiale peut, en effet, avoir une vertu roboratrice dès lors qu’on la reconnaît et qu’on l’explique. C’est cela le cou­rage politique. Les États-Unis ont été exemplairement capables de ce sursaut après l’humiliation du Viêt-nam, payée, il est vrai, de 50 000 morts.

L’Europe en formation vient de subir sa première défaite. Elle peut la reconnaître, en tirer les conséquences, revoir ses positions. Mais le choc n’est sans doute ni assez violent, ni assez direct et, à bon compte, on continuera à s’abuser.

Il sera alors manifeste que la Vieille Europe de l’Ouest est devenue incapable de faire autre chose que de s’ériger en Forte­resse, protégée par la dissuasion nucléaire pour les uns, par l’incertain bon vouloir des États-Unis pour les autres. En atten­dant. Car des leçons qui seront ou ne seront pas tirées de cette erreur stratégique, le reste du monde ne manquera pas, lui, de tirer ses propres enseignements

Et qui pourrait prédire les conséquences d’un tel constat d’impuissance ?

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Avertissements

Je n’entends pas discuter de la supériorité du but idéaliste/ éthique sur le but réaliste/matérialiste. J’évalue la pertinence entre les fins et les moyens, en qualité et en quantité. Je constate que jamais le hiatus entre la communauté des experts en straté­gie dans les différents États et les responsables politiques n’aura pris une telle dimension. Les militaires restent au milieu, imper­turbablement respectueux des règles de la démocratie et du devoir de réserve.

Je crois parfaitement possible d’adopter une stratégie effi­cace au service d’un but politique défini par l’éthique et l’idéal. Ma critique porte sur le fait que, premièrement, le but n’a pas été clairement défini et que, deuxièmement, la stratégie adoptée pour servir le but éthique-politique a été inadéquate d’abord, inconséquente ensuite. Ceux que l’on prétendait défendre et servir sont devenues des victimes à l’abandon parce que rien n’a été fait pour les protéger efficacement, c’est-à-dire dans l’urgence, contre ceux qui les persécutent.

Je ne prétends pas dire ce qu’il faut faire pour conduire la guerre du Kosovo. Je cherche à analyser aussi exactement et froidement que possible les pratiques, antérieures et présentes, pour permettre à ceux qui y trouveront leur intérêt d’orienter leurs réflexions et leur action. Parfois, sans illusions, je suggère ce qui pourrait être fait. Appliquant une méthode propre au raisonnement stratégique dont, à plusieurs reprises, on trouvera l’énoncé des principes, j’évalue des niveaux d’efficacité straté­gique. Cette méthode est agnostique, amorale et apolitique. Le général Poirier dit du stratège qu’il doit être schizophrène. Il lui faut, en effet, mesurer des rapports entre des fins et des moyens, et décider indépendamment de ce qu’il pense des fins. Tel est son statut et sa fonction. Situation frustrante pour lui. Comporte­ment irritant pour les autres, décideurs et praticiens de l’action qu’indisposent ces rappels à la cohérence.

En raison d’une dérive sémantique qui a déjà coûté fort cher, notre époque s’habitue à confondre les notions de dirigeant et de guide sous les termes de duce, führer, leader (éventuellement maximo). Or le véritable guide reste un personnage aussi modes­te que nécessaire, demeurant au service du dirigeant, du chef, cette “tête qui évalue décide”. Nulle part le pilote ne se confond avec le commandant. Il ne fait que connaître le chemin pour celui qui, ayant choisi une destination, entend y parvenir.

Enfer ou Ciel, qu’importe !”, disait Baudelaire. Le guide con­naît (imparfaitement) la montagne. Il ne se pose pas la question de son existence.

Concrètement, ces chroniques de la guerre du Kosovo, écrites au fil de l’événement dans une relation de dialogue permanent avec les journalistes, posent le problème de la véritable responsa­bilité des gouvernements européens à l’égard de leur destin politique.

Si, dans six mois ou un an, éclatait une nouvelle guerre entre la Turquie et la Grèce qui pourrait stopper le conflit ? Avec quels moyens ? Que l’on (je ne sais d’ailleurs pas qui serait “on”) choi­sisse le camp grec, celui de la Turquie ou que l’on se risque à une interposition entre ces belligérants, il faudra bien résoudre les mêmes difficultés : qui fait quoi, pourquoi, avec quoi, pendant combien de temps, en engageant quelles ressources ?

La belle âme ne sera vraiment à la hauteur de ses préten­tions que lorsqu’elle acceptera de considérer la vénalité de ses bons offices et de ses hautes recommandations. Seulement alors, elle acquerra, avec l’efficacité, la crédibilité.

Aujourd’hui, en raison de la faiblesse des uns et de la puis­sance militaire d’un autre, tout scénario de crise grave en Europe n’a de réponse qu’américaine, par les moyens des États-Unis et en fonction de leurs intérêts. Peut-on changer ce cours ? Les Européens (mais lesquels exactement ?) accepteront-ils tranquil­lement d’abandonner à la Grande Puissance le soin de leurs intérêts, revus et corrigés par les siens, ce dont personne ne pourra, en logique, la blâmer ?

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Le vertige de la guerre

“Angst, Gefahr, Katastrophe”,

Lettre d’Arnold Schoenberg à Kandinsky,
1934

La guerre du Kosovo s’apprête à entrer dans l’Histoire comme un des exemples les plus tragiquement parfaits de vertige. Vertige face à l’engrenage soudainement formé par l’enchaînement incontrôlé de décisions qui produisent des événe­ments qui ne correspondent pas aux attentes des décideurs. Lesquels sont conduits, par réaction en un effort d’ajustement, à de nouvelles décisions qui produisent de nouvelles réactions, à nouveau surprenantes et ainsi de suite. Spirale, tours d’écrous sans fil, et vertige¼ de l’inconnu.

Le système, machination ou machinerie, le système donc, si tant est qu’il soit défini, devient imprévisible.

Pourtant quelque chose a fonctionné qui était prévisible, disent tous les experts, la brutalité de l’intervention de l’armée serbe et de ces milices abjectes qui besognent depuis bientôt dix ans. L’irruption du flot des réfugiés affolés. Mais qui entend ce discours d’expertise ? Le vertige constitue une panne sensorielle. La vue et l’ouïe font momentanément défaut.

La guerre du Kosovo constitue une catastrophe, au sens de la perte de contrôle vertigineuse des procédures de sûreté de la centrale de Tchernobyl. Métaphore, bien sûr. Là bas, c’étaient des techniciens compétents et formés qui perdirent le contrôle, ici ce sont des gouvernements dont, à l’improviste, les compétences défaillent.

Au bout de la chaîne, jamais innocents, mais toujours payants, se trouvent les peuples, l’ordinaire chair des guerres.

Il ne sert à rien de comparer ce vertige à d’autres événe­ments antérieurs. Ce n’est pas le Viêt-nam, (immédiatement invoqué), qui enlisa les États-Unis, petit à petit, sans que l’admi­nistration Kennedy ait vraiment rien décidé. Ce n’est, pas davantage, la première guerre mondiale. Même si l’effet d’engre­nage a quelque chose de frappant, les alliances et les rapports de forces ne présentent aucun caractère comparable.

Chaque vertige est unique. Un principe les rassemble pourtant : la guerre, le plus terrible des instruments d’action, ne saurait s’utiliser au service d’une politique incertaine, légère et étourdie.

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Préface

Amiral François Caron

La guerre du Kosovo constitue un révélateur cruel et catastrophique au sens où elle précipite les questions interminablement reportées.

De fait, l’issue de cette guerre pose plus de problèmes qu’elle ne contribue à en résoudre. Non seulement elle laisse sans solution viable un espace particulièrement sensible au flanc sud de l’Union européenne que l’on prétendait pacifier mais, de surcroît, elle interpelle avec insistance les observateurs expéri­mentés qui, à juste titre, s’alarment des conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter à terme, tant pour la stabilité de l’ensemble de la région que pour la gestion des crises futures. En recourant à une démarche politique et stratégique pour le moins originale, la communauté internationale – et plus précisément son bras séculier autoproclamé : l’OTAN – n’a-t-elle pas cautionné une véritable révolution dans les normes applicables tradition­nellement aux relations internationales et universellement admi­ses comme fondement de la charte des Nations unies ? En se référant à une nouvelle conception de son rôle et en recourant à une pratique inhabituelle des instruments de prévention et de coercition mis à sa disposition pour la gestion des crises, ne s’est-elle pas imprudemment fourvoyée dans une voie dont on peut craindre qu’elle n’aboutisse à une irrémédiable remise en cause de ce qui subsiste encore de l’organisation du monde en États souverains ? En eut-elle conscience, alors que de toutes parts l’on s’inquiète légitimement de l’effacement progressif des États devant d’autres formes de puissance et de pouvoir dont la maîtri­se par les instances internationales demeure problématique ? Plus inquiétant peut-être encore, n’a-t-elle pas gravement mis à mal la démarche intellectuelle et méthodologique que des siècles paraissaient avoir définitivement validée en matière de recours à la force armée ? En agissant de la sorte, n’a-t-elle pas détruit les repères fondamentaux qui constituaient en quelque sorte un langage commun entre les hommes ?

L’étude de cette guerre qui, pour se justifier, s’est préten­due d’emblée d’un nouveau type, ne manque pas de susciter la perplexité, tant paraissent peu compréhensibles certaines lacunes et insuffisances dans l’analyse préalable de la situation par les principaux acteurs concernés, et peu justifiables certaines ano­malies relevées dans leurs prises de décision.

Que des erreurs aient été commises faute d’une appré­ciation convenable des tenants et aboutissants de cette crise, que la stratégie retenue se soit révélée mal adaptée à un besoin sans doute incorrectement évalué, pourrait s’expliquer et se compren­dre en raison de la complexité évidente de la situation, si du moins les éléments d’analyse, les décisions prises et leur mise en œuvre s’inscrivaient dans une même logique ! Malheureusement le doute subsiste : existe-t-il réellement un fil directeur qui per­mette de relier de manière cohérente, comme c’est le cas de l’effet à sa cause, les éléments d’analyse aux décisions qu’ils ont inspi­rées, les choix retenus à leur mise en œuvre, et quel est-il ? À la vérité, la logique qui a présidé à la conception, à la décision et à l’exécution durant cette intervention est rien moins qu’évidente.

À défaut de parvenir à l’identifier de manière certaine pour comprendre les événements et leur enchaînement, l’on est réduit aux hypothèses : faut-il comprendre que les processus de réfle­xion, de décision ou d’exécution, ont échappé à toute logique par suite d’une perte de contrôle de la situation ? Ou faut-il admettre que ce “divorce” d’avec ce que l’on était accoutumé à pratiquer dans l’art de la diplomatie et de la guerre résulte d’une volonté délibérée des responsables de rompre avec des errements jugés inadaptés du fait du caractère exceptionnellement novateur de cette intervention – ce qu’il conviendrait d’ailleurs de démontrer ?

De fait, pour s’innocenter de l’accusation d’avoir fait déli­bérément litière des leçons les plus élémentaires léguées par l’Histoire, d’aucuns arguent de la prétendue révolution intellec­tuelle et technologique qui submerge le monde depuis quelques décennies. À les en croire, les références habituelles ne tiennent plus, car rien ne subsiste désormais d’un passé irrémédiablement condamné par le progrès ; les vieux adages et dictons populaires qui inspiraient la sagesse des anciens et guidaient leurs déci­sions et leurs actes, seraient désormais périmés, incitant les déci­deurs d’aujourd’hui à adopter de nouveaux schémas de pensée, de nouvelles démarches pour leurs prises de décision. De ce point de vue, la guerre du Kosovo marquerait de manière exemplaire, selon ses propres thuriféraires, le début d’un boule­versement intellectuel préludant à une nouvelle conception du monde, de ce qu’il doit être et donc de la manière de le régir.

Pourtant, passée l’excitation médiatique largement malsai­ne qui s’est repue, avec une complaisance coupable, d’images de souffrances intolérables pour faire passer des messages falsifiés, et de quelque côté que l’on examine la situation présente, force est d’admettre que rien de ce qui fut espéré, peut-être avec beau­coup de bonne foi mais aussi de naïveté ou d’angélisme, n’a été réellement acquis. Que reste-t-il en effet de ce but humanitaire si bruyamment proclamé, sous la bannière duquel se sont élancées les forces de l’OTAN ? A la vérité, pouvait-il en aller autrement, sauf à nous laisser convaincre nous-mêmes par une obsession moralisatrice ou à faire preuve d’une inacceptable hypocrisie ? Comment souscrire à un idéal, comment convaincre les victimes, lorsque l’on se montre à ce point chiche de moyens pour le faire prévaloir ? Pour quelle raison a-t-on manifesté une telle réticence à engager les moyens nécessaires ? Faut-il y voir un doute sur le bien fondé du caractère humanitaire de l’intervention ?

Ce n’était pas la première fois que des buts de guerre étaient inspirés par un idéal ou une idéologie ; mais que ne s’est-on souvenu que très exceptionnelles en sont les issues heureuses quand cet idéal ne s’inscrit pas dans un but politique concret et réaliste, et ne trouve pas son point d’application dans un objectif stratégique clair ! Quel était donc le but politique de l’interven­tion ? À quel objectif stratégique puisait-elle son inspiration sur le terrain ? Autant de questions où continue de s’égarer la sagacité des expert !

Tant d’interrogations insatisfaites suggèrent une réponse qui donne le vertige : faut-il conclure que les décideurs, comme frappés d’une soudaine et inexplicable cécité leur faisant perdre tout sens des réalités, se sont comportés en apprentis sorciers, insouciants des conséquences de leurs décisions et de leurs actes ? Comment en seraient-ils arrivés à cette incroyable extré­mité qui ferait planer un doute sérieux sur leur capacité à gérer le monde de demain ? Seraient-ils eux aussi les victimes de ce mal qui gangrène notre monde moderne, ce mal qui substitue le paraître à l’être ? Il n’est pas douteux qu’à travers l’usage qu’elle fait de l’information, la société moderne en accentue les effets néfastes. N’est-on pas facilement séduit par l’image flatteuse mais artificielle que notre imagination renvoie parfois de notre monde ? Peu importe souvent que l’imaginaire prévale puisque les médias se chargent de l’imposer, fût-ce au détriment d’une réalité pourtant avérée ? N’en a-t-on pas l’illustration au Koso­vo ? Les décideurs politiques ne se sont-ils pas livrés à une sorte de jeu dont ils auraient fixé arbitrairement et unilatéralement les règles, au mépris d’une réalité exigeante et souvent doulou­reuse ?

Devant le champ de ruines laissées sur le terrain et dans les esprits par ces quelques mois d’affrontement, la question, brutale et incisive, n’est pas que de pure provocation ; les décideurs ont-ils eu effectivement conscience que derrière le mot “guerre” se profilait autre chose qu’un simple jeu intellectuel ? Et si oui, savent-ils encore ce qu’est la guerre, cette activité humaine subtile d’une cruelle réalité qui mêle, à son plus haut point d’intensité, l’intelligence, la volonté et la force ? Quelle réponse, qui ne soit pas tragique pour les victimes, peut-on, doit-on donner à cette interrogation ? N’a-t-on pas volontairement boudé une réalité dérangeante pour privilégier une virtualité intellectuellement plus confortable et moins accusatrice ? Si tel est le cas, n’est-on pas en présence d’une dramatique subordina­tion de la réalité aux caprices de l’imaginaire ? Perversion de l’esprit engendrée par un culte irraisonné pour la spéculation intellectuelle, dont l’une des caractéristiques est précisément de n’accepter aucune confrontation avec le réel. Le jeu n’est jamais sanglant ; il reste virtuel, s’affranchissant en toute circonstance de la souffrance, de la douleur et aussi de la honte de l’échec !

Toutes ces interrogations sont redoutables sans doute mais il faut avoir le courage de se les poser, car des réponses qui y seront faites – et le plus vite sera bien évidemment le mieux – pourra dépendre l’aptitude de la communauté internationale non seulement à corriger ses excès, à réformer ses institutions si celles-ci se révèlent insuffisantes, mais aussi à faire face efficacement aux nouvelles crises qui ne manqueront pas de se produire !

La chronique de François Géré, commencée le 30 mars alors que tombent les premiers coups sur Belgrade et Pristina et qui se prolonge pendant toute la durée des opérations, a cette ambition. Elle s’efforce au jour le jour de décrypter les événements, les décisions et les actes pour tenter de reconstituer cette logique sans laquelle l’Histoire ne serait que le résultat d’un effroyable chaos ou d’un insupportable déterminisme dégradant pour l’hom­me. Patiemment, l’auteur tente d’ordonner les éléments d’un véritable puzzle pour obtenir de la réalité l’image la plus fidèle. Mais le moins que l’on puisse dire est que les repères y manquent singulièrement ; les pièces en sont disparates et ne s’emboîtent jamais ou si mal qu’elles paraissent ne pas appartenir à la représentation d’une même réalité.

Deux approches sont pourtant menées avec précision et méthode : chronologique et thématique, avec l’espoir que toutes deux concourront à faire la lumière en se complétant et se valo­risant mutuellement. Tous les acteurs sont observés et leurs buts, intérêts avoués ou cachés, enjeux ou arrière-pensées ana­lysés dans l’espoir d’en dégager une hypothèse plausible qui pourrait donner à cette guerre son véritable sens.

Quels liens entre les motifs humanitaires affichés, les buts politiques soupçonnés et les objectifs militaires visés par uns et des autres ? Les résultats obtenus coïncident-ils avec les succès recherchés et souvent prématurément annoncés ? Quels béné­fices les principaux acteurs auront-ils en définitive retiré de leur participation à cette intervention ? Quel crédit mettre à leur actif et à celui de la communauté internationale dans le règlement de la crise ? A-t-on fait un pas décisif vers une meilleure compréhen­sion et une gestion mieux adaptée de ce type de crise dont on dit qu’elles seront récurrentes ? Peut-on attendre le succès sans prendre de risques militaires, mais aussi politiques ?

Le bilan établi par François Géré est pour le moins inquié­tant. Comment réussira-t-on désormais à concilier le droit des États souverains et les droits de l’homme ? Qu’en sera-t-il de l’OTAN qui a révélé ses limites et ses insuffisances mais aussi son incapacité à se réformer ? Comment mariera-t-on le mora­lisme affiché pendant cette guerre et le statut de l’arme nucléaire qui s’arroge le droit de prendre les populations en otage ? N’est-ce pas un pas supplémentaire dans la voie de la délégitimation de ce type d’armement ? Et la défense européenne, la grande absente de la crise, n’a-t-elle pas reçu le coup de grâce ? Que sera le monde de demain si confronté aux difficultés à venir, on n’a recours qu’à la stratégie que l’on sait faire et non pas celle que l’on doit faire ? Autant de questions auxquelles l’auteur tente de répondre.

En définitive, la guerre du Kosovo pose la question récur­rente de la perception que les uns et les autres peuvent et doivent avoir de l’altérité et du droit à la différence, et aussi de la légitimité ou plutôt de la licité du pouvoir d’ingérence qui consiste le plus souvent à faire prévaloir sa propre perception de l’altérité au mépris d’autrui. En ce sens, cette chronique est l’occasion d’une salutaire réflexion sur éthique et politique dont François Géré se demande si elles sont conciliables, superposa­bles, interchangeables ou réductibles l’une à l’autre.

 

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VI- Conclusions

Relire l’Introduction à la stratégie de Beaufre ou la Strategy of technology de Kane, Possony et Pournelle laisse un goût d’évidence dans une approche cherchant fondamentalement à donner à la stratégie les moyens de son action. Cependant, les approches défendues sont restreintes, car cherchant à conscientiser le décideur et prônant souvent de façon prescriptive une technique instrumentalisée au plus haut niveau de la stratégie. Dans le même temps, l’ouverture de ces visions à d’autres approches – moins spécifiquement génétiques et plus axées sur l’impact de la technologie sur les études stratégiques et les relations internationales – fait courir le risque d’un brouillage des enjeux, parallèle au brouillage des référents politique, stratégique, opératique et tactique laissant au lecteur l’impression d’une stratégie à mi-chemin entre la chimère d’un techno-déterminisme et le brouillon.

1) Champs des possibles politiques et technologiques et générations de la dynamique génétique

Or, c’est la complexité même des enjeux, des chaînes de causalités et de ses niveaux d’action qui donne à l’approche génétique une richesse conceptuelle qui cherche dans ses racines les éléments qui limitaient les auteurs dans leurs théories. A ce stade, les théories génétiques telles que celles de Beaufre, Possony, Kane et Pournelle sont historiquement datées. Prescriptives dans l’ordre international bipolaire, elles semblent manquer de souffle dans la perception actuelle des conflits pré et post-modernes, mais trouvent un nouvel essor dans la présentation de la dynamique technologique comme un enjeu des relations internationales et dont des auteurs comme Ross ou Cohen sont représentatifs.

Dès la fin des années quatre-vingt, au moment où les études stratégiques mutaient pour peu à peu sortir du référent de la guerre froide et prendre en compte des phénomènes qu’elles avaient partiellement ignoré, des conceptualisations génétiques plus fortes dans leur articulation au politique et que l’on pourrait qualifier de seconde génération avaient émergé. Si Buzan pouvait encore faire œuvre de pionnier dans technology and international relations, il s’inscrivait encore largement dans le contexte bipolaire, mais augurait de nouvelles formes conceptuelles que développeront des auteurs comme Ross, mais qui ressortent assez clairement d’un niveau supérieur à la génétique de Beaufre, Possony, Pournelle et Kane.

S’appuyant sur un « champs des possibles » s’ouvrant de façon exponentielle sous le coup d’une dynamique scientifique raffinant les disciplines au gré des percées, ces auteurs de seconde génération semblent renforcer, mais en filigrane, l’ancrage politique de la technologie et donc, sa conduite stratégique. A ce stade, il existe un certain manque de conceptualisation de la technologie. Considérée comme une force externe, elle conduit les auteurs à minimiser les interactions existant entre les centres de recherche et les autorités civiles et militaires mais aussi à minimiser les approches bureaucratiques. De ce point de vue, l’apport des analyses de programmes et des relations industrielles, qui agissent à un niveau inférieur à celui que des stratégies génétiques, est non négligeable.  

En fait, les lectures de la dynamique technologique que les auteurs de la seconde génération offrent manquent d’assurance et, assez singulièrement, déconnectent parfois leur objet des dynamiques stratégiques et politiques, ce que nous ne ressentions pas chez des auteurs de la première génération mieux ancrés dans une réalité du temps privilégiant les études stratégiques et, par extension, le réalisme.

2) Les enjeux génétiques

S’il faut bien admettre à l’instar de C-P. David que les études stratégiques traversent une période de remise en question depuis la fin de la guerre froide[1], on pourrait peut-être y voir une migration paradigmatique allant dans le sens d’un plus grand partage conceptuel. On ne peut nier que la sécurité militaire est une des composantes principales d’une sécurité qui reste à définir en tant que telle autant que dans ses champs d’action, mais qui tends à minimiser la stratégie.

Aussi, les emprunts à l’économie, à l’histoire, à la science politique et aux relations internationales montrent l’émergence d’enjeux renvoyant 1) à la conceptualisation de l’Etat en tant qu’acteur stratégique et 2) aux questionnements politologiques sur l’articulation pouvant exister entre interne et externe.

2.1. L’actant stratégique dans sa vision du monde

Il est un fait que l’évolution des systèmes stratégique et des complexes de sécurité participe indubitablement des perceptions de la stratégie et des études stratégiques. Dans leur relation au politique, les généticiens de la première génération s’inscrivent ainsi pleinement dans une orientation conseillère de prudence et utilisant massivement des concepts d’essence stratégique. C’est ainsi que Beaufre produit une véritable stratégie, tant dans ses fondements et sa construction que dans sa liaison aux Armes, alors que Possony, Pournelle et Kane s’orientent plus spécifiquement vers le domaine politique en utilisant une méthodologie plus proche de l’étude technologique de la seconde génération et prenant plus spécifiquement en compte les dynamiques industrielles. Dans le même temps, ces mêmes auteurs éprouvent des difficultés à désigner les responsables de leur stratégie, et constatent que si elle n’est pas enseignée, elle reste du domaine d’un informel tendant à la cohérence et se rapprochant des analyses bureaucratiques de programmes. Peut être plus en stratèges qu’en politologues, les généticiens de la première génération personnalisent l’influence plutôt qu’il ne l’intègrent dans une vision bureaucratique, quoique les auteurs américains semblent plus sensibles à des approches bureaucratiques bien nécessaires dans leur interactions à la conduite des programmes mais aussi à la définition des stratégies technologiques. 

Les approches bureaucratiques et stratégiques n’en viennent cependant pas à s’opposer. S’il existe une « vision américaine » engendrant plus spécifiquement des analyses programmatiques, l’approche « française », plus classiquement axée sur la stratégie et sa théorie, reste d’une grande utilité dans l’appréhension politico-stratégique d’un programme tel que l’A-12. Couplée avec la position téléologique de Possony, elle force ainsi à remettre l’Avenger II dans la perspective du développement de la grand strategy américaine et lance de la sorte un pont conceptuel vers les notions de culture tant stratégique et de sécurité que technologique ou organisationnelle. 

2.2 L’actant dans sa relation à l’interne et à l’externe

En ce sens, la stratégie génétique renvoie à un effacement des frontières conceptuelles entre le national et l’international et qui, au sein même des deux, opacifie quelque fois les distinctions entre le privé et le public. De ce point de vue, la conceptualisation génétique présente une pertinence qui, si elle est poussée, dépasse l’oubli de l’interne dans les études stratégiques classiques et se rattache à une certaine forme de continuum de la sécurité systématisant les synergies entre les instances de sécurité civiles et militaires, dans la foulée de conceptions telles que celles développées par S. Bédar[2]. Au-delà, la génétique se perpétue pour trouver une légitimité hors du cadre de la guerre froide en démontrant son impact dans la conduite de programmes intensifiant la recherche technologique, comme semblent l’indiquer des études comme Air Force 2025. Il y a là un constructivisme technologique qui en renverrait presque au constructivisme développé dans les champs ressortant de la politologie[3] et qui ouvre les portes d’un futur conçu aujourd’hui.

Au sein des conceptualisations génétiques de première comme de seconde génération, plusieurs questions restent cependant pendantes. Pour ce qui concerne notre cas d’étude, la première pourrait bien être celle de la place de la guerre du Golfe et du bémol technologique somalien dans la syntaxe stratégique américaine et dans le choix de la polyvalence plutôt que de la spécialisation. L’efficience de plate-formes déjà existantes, des questions plus pertinentes comme le développement des forces légères et des capacités de projection en 1991 et la capacité de maîtrise la violence urbaine en 1993 semblent avoir plus nourri les débats stratégiques que l’adjonction de nouvelles capacités d’interdiction à celles déjà existantes[4]. Deuxièmement, à l’hyper-guerre un moment évoquée et utilisant les concepts développés contre l’Union soviétique, faut-il adjoindre l’hypothèse d’une technologie omnipotente qui, sans être déterminante, tends vers sa propre autonomie sur la zone de bataille[5], un hyper-technologisme ? Doit-on nier l’existence d’une tension s’orientant vers la primauté technologique et se fondant en amont à la fois aux déterminismes critiques des visions d’Ellul ou de Mumford en tant que positionnement académique et à la fois au technological momentum de Hughes en tant que champs de croissance du concept de génétique ? On entrevoit là les limites d’une analyse programmatique ne prenant en compte qu’un seul cas d’espèce, invitant à une analyse comparative et peut être aussi diachronique potentiellement plus riche.

3) L’A-12 : une vision du monde ?

Dans son positionnement hypothétique, un hyper-technologisme n’annulerait aucunement les principes stratégiques selon la plupart des interprétations[6] et légitimerait sans doutes plus encore les pistes de réflexions culturelles et perceptives. Ces dernières constituent un apport dans le sens d’un politique à la fois décisionnaire de l’action stratégique, mais aussi arbitral entre la pluralité des acteurs et de leurs analyses. Pour ce qui concerne plus particulièrement le cas de l’A-12, sa demande puis la suite de décisions politiques ayant abouti à la réduction du programme puis à son annulation montre la prise en compte des changements intervenus dans les relations internationales et ensuite coulés doctrinalement.

Dans le même temps, le développement dans les années 80 d’options technologiques partiellement implémentées dans la conduite stratégique des Etats-Unis a directement contribué à sa propre évolution. En particulier, l’intégration des technologies furtives dans les appareils de combat de l’USAF et de l’USN les vulgarisent sans pour autant qu’elles n’en viennent à pénaliser les performances des futurs appareils. C’est dans ce sens que le F-35 ou le F-22, tout en bénéficiant de potentiels défensifs non négligeables seront plutôt semis-furtifs que complètement furtifs, ce qui était le cas d’un A-12 dont la recherche de furtivité s’est transformée en dépassements budgétaires, en retards et en goulôts d’étranglement technologiques. Présentés comme monocausaux de l’abandon de l’Avenger II, ils n’en demeurent pas moins insuffisants à l’expliquer et tendraient plutôt à masquer un changement d’orientation génétique. Dès le début des années nonante, la dynamique technologique sous-tendant les programmes américains montre une tendance toujours plus lourde vers des engagements à distance, minimisant le contact à l’adversaire et libérant les capacités de développement techniques, ce vers quoi l’A-12 se montrait inadapté.

Renvoyant au culturalisme, cette tendance vers l’engagement à distance peut effectivement démontrer que des visions du monde peuvent se cacher derrière la conception d’un équipement militaire. Mais surtout, elle démontre que la valeur de l’instrument génétique se situe dans sa projection au sein d’un réseau théorique auquel il serait articulé et qui renvoie d’une certaine façon à l’analyse programmatique qu’avaient fait Law et Callon[7]. Et ce, que le niveau d’adéquation de la théorie à la réalité se situe au plan de sa pertinence politologique comme aux plans opératiques de son utilisation en tant qu’outil du renseignement ou d’instrument d’optimisation des stratégies industrielles, en particulier transnationales. 

4) Incarnation stratégique de la génétique et perspectives théoriques

Au sein de la dynamique du réseau théorique – voire épistémique dans la relation de filiation qu’il entretient à d’autres approches économiques et stratégiques – dont dépendent les théories génétiques, on ne saurait éviter l’étape de la qualification des déterminants et finalement, de donner une réponse à notre interrogation de départ. Surtout, même si les auteurs l’ayant défendue ne le montrent pas, la conjonction des aspects internes et externes invite à une très réticulaire et systémique interaction entre les enjeux et les forces techniques percolant au travers des conceptualisations stratégiques. 

De ce point de vue, la génétique ne peut être que transversale à la stratégie, la perméabilisant à l’innovation technique et ce même si le fondement de sa décision découle plus directement qu’aucune autre forme du niveau politique. L’intervention d’acteurs aux rationalités et aux cultures aussi différents que les personnels militaires, politiques, scientifiques mais aussi commerciaux pose en soi la question de la détermination des causalités mais aussi de rivalités potentielles que ne restitue pas (Beaufre) ou peu (Possony, Pournelle et Kane) les généticiens . Mais si le fonctionnalisme de l’examen des rôles des acteurs pourrait nous montrer les interactions pouvant exister entre eux, l’abordage de la question sur un plan plus spécifiquement de nature politico-stratégique permet d’apprécier une rentabilité conceptuelle qui s’essoufflerait trop rapidement sous le coup de la seule prise en compte des facteurs internes. 

Et de constater que si le facteur technologique affecte virtuellement chaque dimension de la stratégie et des organisations militaires, sa potentielle omnipotence oblige et revalorise la décision dans le choix des moyens, en tactique comme en stratégie. Elle ne peut toutefois s’opérer sans une connaissance dont le processus d’acquisition est peut-être la clef de l’articulation entre déterminants technologiques et idéels. L’emphase mise sur les procédures de simulation ou le rehearsal (projection prospective d’un engagement) met la technique au service d’un commandant qui continue à définir les paramètres d’une simulation qui utilisera des principes stratégiques dont la présence restera symptomatique de la supériorité intrinsèque d’une décision d’ordre idéelle et qui seule ordonne le mouvement et l’exploitation de la technique. Dans une telle perspective, la question de l’automatisation ne trouve que des réponses partielles. Elles ne peuvent cependant se passer ni de l’idéel et en particulier de sa projection dans l’action ni d’une décision politique de la mettre en œuvre. C’est notamment la position de plusieurs soft determinist selon lesquels l’idéel en tant que schème conceptuel du réel donne au premier un rôle de déterminant.

Dans cette optique, la détermination des avancées technologiques relevant essentiellement d’une tactique génétique oscillant entre dynamique de la découverte d’une part et éthique du scientifique de la défense d’autre part, la stratégie génétique en resterait cantonnée à l’idéel. Dans la structuration de ce dernier, les schémas montrant une stratégie des moyens périphérique, courants dans les ouvrages en la matière, restituent mal une place fondamentalement disputée où entrent en tension des logiques et des dynamiques techniques virtuellement infinies d’une part et une dynamique stratégique a priori finie dans ses fondements  d’autre part.

De ce point de vue, les théories génétiques, dans la complémentarité de leurs générations et dans les relations qu’elles entretiennent avec leur réseau épistémique, trouvent des champs opératoires potentiellement fertiles dans l’hypothèse d’une RMA qui dépasserait les strictes approches matérielles et historiques pour se réticulariser entre elles. 


 


[1] David, C-P., La guerre et la paix. Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, op cit.

[2] Bédar, S., « La stratégie américaine entre libéralisme globalisé et militarisation », op cit.

[3] Sur cette question et bien que C-P. David s’interroge sur sa pertinence en tant que théorie, de paradigme de posture intellectuelle : Hopf, T., « The promise of constructivism in international relations theory », International Security, n°23, Summer 1998. L’ouvrage de Buzan, Waever et De Wilde offre une pratique académique du concept : Buzan, B., Waever, O., De Wilde, J., Security : a new framework for analysis, Lynne Rienner, Boulder (CO), 1998. 

[4] Bien que l’emphase académique et opérationnelle mise sur l’Airpower nuance une telle position. Pour un plaidoyer en faveur de l’interdiction : Bingham, P.T., « Revolutionnizing warfare through interdiction », Air Power Journal, Spring 1996.

[5] Les Etats-Unis travaillent sur plusieurs drones et missiles tactiques qualifiés de « rôdeurs » et disposant d’une capacité de reconnaissance automatique de leurs cibles (fire and forget).

[6] Coutau-Bégarie, H., op cit., Murawiec, L., op cit., Echevarria, A.J., op cit.

[7] Law, J. and Callon, M., « Engineering and sociology in a military aircraft project : a network analysis of technological change », op cit..

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