AVANT-PROPOS

La transformation du système international survenue depuis 1989 est d’une ampleur que personne n’avait osé imaginer. L’effondrement du bloc soviétique a entraîné la fin de ce que Jean Baechler a appelé « la grande parenthèse » (1917-1989). Les commentateurs ont beaucoup de difficultés à intégrer tous ces changements et à proposer une vision équilibrée du nouveau paysage stratégique. D’un côté certains annoncent une ère radicalement nouvelle, de l’autre un grand nombre d’auteurs, parfois éminents, ont du mal à prendre conscience de l’ampleur de la mutation intervenue. Entre ces deux extrêmes, il a paru utile de faire le point et d’esquisser un bilan des stratégies des grandes puissances face à cette rupture.

Le présent volume est le premier issu de ce programme lancé par l’Institut de stratégie comparée en association avec la Fondation pour les études de défense. Il présente un panorama de la stratégie russe et soviétique depuis 1917. Derrière les stéréotypes idéologiques, qui donnent trop facilement l’impression d’un discours figé, il identifie des évolutions significatives et les traces d’un débat plus actif qu’on ne le croit. La pensée stratégique russe a été active dès le XVIIIe siècle et seul l’obstacle linguistique a empêché sa diffusion à l’étranger : Souvorov, Dragomirov, Leer, Makarov, à des époques et dans des domaines différents, ont produit des travaux qui valaient largement ceux des stratégistes européens dont nous avons retenu les noms. Cette tradition ne s’est pas arrêtée avec la Révolution d’Octobre et la discussion sur des thèmes tactiques ou opérationnels est restée vive même aux pires heures des purges staliniennes. La pensée stratégique a réussi à composer avec le monolithisme idéologique imposé par le pouvoir et à reconnaître les transformations provoquées par les bouleversements techniques bien avant que le parti n’en prenne acte. Et cela malgré l’empreinte très forte d’une culture stratégique spécifique durablement marquée par l’expérience de la campagne de 1812 et dont certains des traits perdurent encore aujourd’hui. Jean-Christophe Romer, dont on connaît les éminents travaux sur la stratégie nucléaire et sur la politique étrangère et de sécurité de l’Union soviétique nous offre là une synthèse qui faisait défaut et qui permet d’identifier les axes autour desquels pourrait s’organiser la nouvelle doctrine militaire dont le gouvernement russe vient d’annoncer la mise en chantier.

 

Hervé Coutau-Bégarie
Président de
l’Institut de Stratégie Comparée

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La pensée stratégique russe au XXème siècle

 Christophe Romer

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Table des matières

AVANT-PROPOS

INTRODUCTION

Chapitre Premier STRATÉGIE ET IDÉOLOGIE

Chapitre II – UNE RÉFLEXION SUR LA GUERRE NOUVELLE (1953-1963)

Chapitre III – L’ACQUISITION D’UNE CULTURE NUCLÉAIRE (1963-1976)

Chapitre IV – OGARKOV ET LA RÉVISION DE LA DOCTRINE (1976-1985)

Chapitre V – GORBATCHEV ET LA STRATÉGIE DÉFENSIVE

Chapitre VI – LES DOCTRINES POST-SOVIÉTIQUE

CONCLUSION

Orientation bibliographique

 

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Otto Gross et Kurt Assmann Une critique de la conduite allemande de la guerre sur mer durant la Première Guerre mondiale

François-Emmanuel Brézet

La conduite du côté allemand des opérations sur mer durant la Première Guerre mondiale a été analysée à une trentaine d’années d’intervalle (1929 et 1957) par deux officiers de marine et historiens allemands, le capitaine de vaisseau Otto Groos et le vice-amiral Kurt Assmann.

  1. OTTO GROOS

La parution en 1929 de l’ouvrage d’Otto Groos marquait la première tentative de critique synthétique, du côté allemand, de l’ensemble des opérations maritimes.

L’auteur appuyait essentiellement sa réflexion sur la relation des opérations navales établie par l’historien anglais J.S. Corbett1 et l’Admiralstabwerke, l’ouvrage de référence du Service historique de la marine allemande2.

Dans son introduction, O. Groos ne manquait de déplorer qu’un pays qui avait produit Clausewitz n’ait pas compris à temps la nécessité d’une conception globale de la conduite de la guerre incluant aussi bien les considérations de stratégie terrestre et maritime que celles concernant la politique et l’économie, il impute cette carence à une étude des conflits limitée aux guerres terrestres victorieuses du passé.

En ce qui concerne plus particulièrement la marine, il regrette la place trop grande prise par l’organisation et la technique, l’influence de ce que les Anglais qualifieront de material school, au détriment de l’approfondissement de la pensée stratégique3.

Le premier chapitre consacré pour une large part à une réflexion très clausewitzienne sur le lien entre politique et conduite de la guerre et plus concrètement sur le dualisme entre l’homme d’Etat, Staatsmann, et le commandant en chef, Feldherr, donne à l’auteur l’occasion de rappeler le boycott militaire dont souffrit Bismarck lui-même durant les hostilités proprement dites et, en se référant au livre de Corbett, Some Principles of Maritime Strategy 4, d’insister sur la nécessité d’éclairer le commandant en chef sur l’objectif politique de la guerre qu’on lui demande de préparer.

Bismarck ne constituerait-il pas en l’occurrence un alibi commode pour ne pas avoir à enfreindre un tabou en se référant à un passé plus récent, les relations ô combien conflictuelles du Kaiser, qui se qualifiait lui-même de « Chef suprême de la guerre », Oberste Kriegsherr, du chancelier et du Grand Quartier Général.

Après ces quelques considérations préliminaires, l’auteur en arrive aux enseignements principaux, originaux pour l’époque, que lui inspire l’étude de la guerre sur mer, plus particulièrement celle du dernier conflit mondial.

1.      L’interdépendance de la conduite de la guerre sur terre et sur mer (chap. III)

En 1914, il n’existait pas plus d’un côté que de l’autre de véritable plan d’opérations commun armée-marine, à l’exception, du côté anglais, d’un plan limité au transport du corps expéditionnaire britannique.

Du côté allemand, si les états-majors s’étaient bien penchés en commun sur le problème du corps expéditionnaire, leur étude s’était limitée à des supputations sur le moment et le lieu des débarquements, l’idée que ces débarquements puissent être perturbés par une intervention des forces maritimes ne les avait pas effleurés. La marine n’avait envisagé, pour sa part, que des opérations de sous-marins et de mouillage de mines, qui ne furent guère appliquées.

Pas plus l’Admiralstab que le Generalstab 5 ne saisirent l’intérêt stratégique des ports de la Manche, même lorsque l’offensive terrestre s’infléchit dans leur direction.

La menace sur Ostende et Calais n’entraîna pas seulement, du côté anglais, le transfert vers le sud des points prévus de débarquement. La Grand Fleet reçut l’ordre de quitter son repaire de Scapa Flow et de descendre vers le sud. Son intervention dans la bataille terrestre retarda la chute d’Anvers et permit la consolidation de la position Ypres-Calais.

Du côté allemand, le Generalstab se borna à réclamer l’envoi de quelques sous-marins contre les transports de troupes.

Pour des raisons diverses, la Grand Fleet n’étant alors en mesure d’opposer aux 19 bâtiments de ligne de la Hochseeflotte que 22 bâtiments, cette dernière ignorera toujours l’opportunité qu’elle aura ainsi laissé échapper d’affronter la flotte anglaise non seulement dans un rapport de forces acceptable mais surtout à une distance favorable de la Baie allemande.

Le Grand Quartier Général menait pour sa part la guerre dans la stricte application du concept de guerre terrestre sur deux fronts, défini de nombreuses années auparavant par le général von Schlieffen. Il pensait que la bataille décisive à l’ouest, combinée

avec une attaque de couverture à l’est, permettrait de se passer d’une action offensive de la flotte ; dans cette optique également l’action éventuelle du corps expéditionnaire britannique était considérée comme « quantité négligeable »6.

Il y a une autre explication qu’O. Groos ne relève pas à cette antinomie.

Non seulement les stratégies terrestre et maritime s’ignoraient, mais elles étaient en opposition. En 1906, la marine avait tenté d’opposer à la stratégie terrestre d’action à travers la Belgique, qui ne laissait guère d’espoir en une neutralité anglaise, une stratégie d’action en direction du Danemark destinée à maintenir ouverts à son seul profit les Belts. Cette stratégie supposait toutefois, en cas d’opposition prévisible du Danemark, un concours de l’armée qui lui avait été refusé7.

La stratégie britannique avait connu des péripéties analogues : en 1911, en réaction à la seconde crise marocaine, le Comité impérial de défense avait définitivement rejeté la stratégie d’opérations combinées préconisée par la marine et opté pour l’intervention massive sur le continent de la British Expeditionnary Force 8. Avec le gel, fin 1914, des fronts terrestres, cette stratégie maritime allait être reprise en considération. L’histoire maritime n’enseignait-elle pas, comme le rappelle O. Groos, en se référant à nouveau à Corbett, que, dans la mesure où la flotte ennemie était hors d’atteinte dans ses ports, il fallait s’assurer des points d’appui sur les côtes, sous la seule réserve que l’opération puisse être conduite sans risquer d’affaiblir la force maritime principale9. Un projet d’action commune sur la côte flamande échoua en raison du refus du roi des Belges de placer ses forces sous commandement anglais. L’idée d’une opération combinée de grande envergure ne fut pas abandonnée pour autant. Après diverses péripéties, elle allait déboucher sur l’opération des Dardanelles. L’opération contre le maillon faible de l’alliance avait été demandée par la Russie. Churchill et Kitchener étaient parvenus à surmonter les réticences de la marine, qui craignait pour le maintien de sa supériorité en mer du Nord, et ils ne surent pas se montrer aussi convaincants à l’égard de l’armée de terre, qui ne s’engagea dans l’affaire qu’à reculons. L’absence de véritable accord sur une véritable opération combinée portait en germe l’échec final de l’opération.

1.      Le concept de maîtrise de la mer

Pour O. Groos, une des conditions fondamentales d’une coopération efficace entre puissances terrestre et maritime est la parfaite connaissance de ce qui les unit et de ce qui les sépare.

Pour la puissance terrestre, la destruction de la force ennemie et l’occupation de son territoire constitue l’objectif essentiel. Il en va tout autrement pour la puissance maritime.

« Das Meer ist nùr der Weg » (la mer est seulement le chemin). En rappelant cette affirmation du géographe Ratzel10, l’auteur signifie qu’il serait erroné d’attribuer à la mer une autre valeur, l’affirmation ou la conquête de la maîtrise de la mer ne saurait donc être que la maîtrise des lignes de communications maritimes. Il en résulte le caractère tout relatif de la maîtrise de la mer, fonction de la plus ou moins grande dépendance à l’égard de la mer, non seulement du pays qui l’exerce mais de celui au dépens duquel elle est exercée. L’effet obtenu par son acquisition se fera donc sentir de façon plus ou moins rapide.

L’accroissement de dépendance des pays continentaux à l’égard de l’économie mondiale avait accru d’autant leur vulnérabilité. L’histoire enseigne cependant qu’aucune guerre ne peut être gagnée seulement par l’exercice de la maîtrise de la mer, d’où l’habitude de l’Angleterre de s’appuyer toujours sur une puissance continentale.

Comme Corbett lui-même l’avait énoncé, une des conséquences inévitable de l’exercice de la maîtrise de la mer est la saisie ou la destruction des richesses ennemies, il est donc parfaitement inapproprié de vouloir qualifier de barbare l’exercice du droit de prise à la mer, Seebeuterecht, alors qu’il ne constitue que la juste punition de celui qui veut utiliser la mer sans en avoir le contrôle11. La guerre ne saurait se limiter à l’affrontement des armées et des flottes, les batailles ne sont donc pas une fin en soi mais un moyen pour atteindre une fin.

Dès lors que le contrôle des voies de communications constitue l’objectif essentiel, il est important de déterminer quelles sont les principales voies de communications ennemies et en quels points elles sont le plus vulnérables. Il en résulte également que l’exercice de la maîtrise de la mer ne peut seulement être fonction des moyens disponibles, mais également de la position géographique à partir de laquelle ils peuvent être mis en œuvre.

La position géographique, le maître-mot lâché, O. Groos ne peut manquer de relever la situation particulièrement défavorable de l’Allemagne :

 

L’Angleterre assurait le blocus de l’Allemagne par sa seule position géographique 12.

Il note en outre que la situation eût été meilleure si l’Allemagne n’avait renoncé à utiliser le Skagerrak en minant, dès l’ouverture des hostilités, les Belts13. Elle eût été encore meilleure si l’Allemagne avait eu comme alliés le Danemark ou la Norvège. L’Allemagne ne peut en fait s’attaquer à la maîtrise de la mer anglaise dans l’océan Atlantique qu’à partir de la côte française, position stratégique qui ne peut être acquise qu’après une bataille terrestre décisive en France.

Il en résulte que « le combat pour la position stratégique la meilleure » commence dès le temps de paix, et il ne manque pas dès lors de citer le vice-amiral Wegener, qui venait de faire paraître le livre qui allait le faire connaître :

 

Une politique continentale repose sur une puissance continentale, une politique mondiale sur une puissance maritime. Une politique mondiale est donc directement dépendante de la puissance sur mer et par voie de conséquence liée aux fonctions qui sont le propre de la puissance maritime… Si l’armée et la marine sont déjà étroitement liées en tant que forces associées par le plan d’opérations commun en temps de guerre, de même la marine et les Affaires étrangères deviennent jumelles par la stratégie qu’elles doivent dès le temps de paix pratiquer en commun, en vue de l’acquisition de la puissance maritime qui est leur fondement commun 14.

Plus facile à écrire qu’à faire, l’auteur ne manque pas de faire remarquer que toute tentative d’acquérir en temps de paix des points d’appui pour la flotte eût été considérée par l’Angleterre comme un casus belli.

1.      Les méthodes d’acquisition de la maîtrise de la mer (chap. V)

O. Groos étudie successivement deux méthodes :

L’obtention d’une décision par la bataille – Le blocus.

1.      I – L’obtention d’une décision par la bataille

Si la destruction de la flotte ennemie restait le meilleur moyen d’acquérir la maîtrise de la mer, la guerre mondiale avait montré que l’accumulation de forces navales de part et d’autre ne débouchait pas forcément sur la « bataille décisive », si l’adversaire se dérobait ou plaçait ses forces à l’abri d’un point d’appui fortifié. Il en allait donc tout autrement que pour la guerre sur terre, où l’armée ennemie pouvait être acculée à une bataille d’anéantissement. Ce préambule énoncé, l’auteur examine les raisons pour lesquelles on n’en était pas venu sur mer à la bataille décisive.

La guerre sur mer allait commencer pour l’Allemagne par une déception : la flotte anglaise n’offrira pas la bataille espérée à proximité de la Baie allemande

Il est caractéristique de noter que l’ordre d’opérations allemand pour la mer du Nord, notifié par l’empereur le 30 juillet 1914, ne préconisait dans l’immédiat que des opérations de sous-marins et de guerre des mines pour tenter de réaliser l’équilibre des forces, Kräfteausgleich. Ce n’était que cet équilibre une fois réalisé que l’on pouvait essayer de livrer bataille dans des conditions favorables. Mais l’ordre préconisait également que :

Si auparavant se présentait une occasion favorable pour combattre, elle devra être saisie 15.

Nous avons vu que l’absence de toute coordination armée-marine, combinée à l’absence d’initiative de l’état-major de la marine firent que l’opportunité de livrer bataille dans des conditions favorables lors de la « course à la mer » ne sera pas saisie. Comme l’écrit O. Groos :

Dans ces circonstances (le faible écart existant alors entre les forces) on doit déplorer, que la signification stratégique du moyen de pression, que représentait la menace sur le dispositif anglais dans la Manche, ne fut pas suffisamment reconnue en son temps du côté allemand, et ne fut également aucunement évoquée dans l’ordre d’opérations allemand pour le mer du Nord 16.

L’occasion favorable offerte par la bataille pour Calais ne se représentera plus, la stabilisation intervenue sur le front terrestre, la flotte anglaise n’avait plus aucune raison de s’aventurer dans la Manche.

O. Groos montre ensuite comment les opérations offensives menées par les croiseurs de bataille allemands en mer du Nord17 vont certes avoir pour effet de faire sortir à chaque fois la flotte anglaise de sa réserve, sans arriver pour autant à provoquer les rencontres qui auraient amené le résultat recherché, qui était d’affaiblir suffisamment les forces ennemies pour atteindre l’équilibre des forces. Elles incitèrent par contre l’Amirauté britannique à modifier l’articulation et le dispositif de stationnement de la Grand Fleet 18.

Au printemps 1916, la Hochseeflotte allait reprendre, sous la nouvelle impulsion donnée par l’amiral Scheer, ses opérations offensives avec toujours le même objectif, qui était d’inciter au combat dans des conditions favorables une partie des forces ennemies. Le raid des croiseurs de bataille sur Yarmouth et Lowestoft, le 24 avril, n’avait pas atteint le résultat escompté, les croiseurs de bataille anglais qui avaient dû regagner leur base pour refaire le plein de combustible, n’ayant pas eu le temps de réagir. L’émotion provoquée par le bombardement des côtes anglaises incita cependant l’Amirauté à renforcer les forces basées à Rosyth.

Scheer était conscient toutefois que l’absence de reconnaissance aérienne pouvait conduire à un combat dans des conditions défavorables à proximité des côtes anglaises. C’était la raison pour laquelle il avait abandonné fin mai le projet d’opération sur Sunderland, au profit du raid mené sur la seule route commerciale à portée de la flotte allemande, le Skagerrak. C’est ce choix qui allait provoquer le 31 mai 1916 la bataille du Jutland (que les Allemands appellent la bataille du Skagerrak).

O. Groos voit à juste titre dans cette rencontre le résultat du regain d’activité de la flotte allemande et de la nécessité pour l’Amirauté britannique de ne pas laisser sans punition l’insulte faite aux côtes anglaises. Il fait état également de pression exercée par la Russie, pour inciter la flotte britannique à rechercher la bataille décisive afin d’acquérir une maîtrise commune de la mer en Baltique, nécessaire au ravitaillement des forces russes en difficulté. Et il impute l’absence de résultat décisif au fait que :

L’objectif stratégique en vue, la maîtrise de la mer en mer Baltique, ne justifiait pas encore pour les Anglais l’engagement total de leur flotte 19.

C’est refaire à Jellicoe le vieux procès d’un excès de prudence qui l’aurait fait passer à côté de la victoire et occulter l’essentiel, à savoir que l’absence de décision finale fut surtout due au fait que Scheer se conformant aux ordres sans équivoque de l’empereur et… au simple bon sens, réussira à dégager sa flotte, fort imprudemment hasardée, de l’emprise d’un adversaire qu’il savait deux fois supérieur20. Quant à la maîtrise de la mer en Baltique, il est permis de douter qu’elle ait jamais figuré dans les objectifs britanniques21, et il n’est pas du tout certain qu’une victoire anglaise au Jutland aurait permis de l’exercer compte tenu des caractéristiques de cette mer qui se prêtait tout particulièrement aux formes nouvelles de la guerre sur mer (mines, sous-marins).

Pour O. Groos, la défensive stratégique anglaise – il entendait par là son peu d’empressement à offrir la bataille – rendait inévitable la guerre sous-marine illimitée et les pertes causées aux Alliés par cette forme de guerre accroissaient les perspectives d’une rencontre des forces de haute mer. Pour expliquer pourquoi cette rencontre n’avait malgré tout pas eu lieu, il avance la raison suivante :

Que la guerre sous-marine n’ait en fin de compte pas suffi, pour contraindre les Anglais à l’offensive stratégique que nous attendions tient seulement au fait qu’ils trouvèrent dans l’acquisition d’un nouvel allié aux capacités d’aide illimitées, un équivalent, à vrai dire également un participant assez peu bienvenu aux fruits de la victoire 22.

L’Allemagne disposait enfin, à son avis, pour contraindre l’adversaire à rechercher une décision, d’un moyen qu’elle n’utilisa pas, car il ne lui semblait pas crédible, la menace d’une invasion et de regretter, pour sa part, que cet invasion bogey, responsable de tellement de crises d’opinion dans l’histoire britannique, n’ait pas été agité.

C’est en fin de compte pour l’Allemagne qu’une victoire sur mer rapide était la plus indispensable :

Dans notre situation particulièrement défavorable, l’unique moyen d’acquérir un degré suffisant de maîtrise de la mer et de parvenir ainsi à une décision rapide, qui nous était plus nécessaire qu’aux Anglais, était la bataille 23.

Et d’énoncer tous les avantages qu’une victoire sur mer aurait apporté, rupture du blocus ennemi, rétablissement des voie de communications commerciales, interruption de celles de l’adversaire avec les conséquences stratégiques qui en auraient résulté, ce qui l’amène à porter sur la bataille du Jutland (Skagerrak), un jugement que nous citerons dans son intégralité :

Les conséquences stratégiques de la bataille du Skagerrak n’ont pas suffi pour cela, parce que la bataille en raison de circonstances tactiques contraires n’a pas pu être livrée à fond et qu’ainsi une modification sensible du rapport des forces d’alors ne put avoir lieu. Elle fut en conséquence seulement une étape vers la victoire totale. Mais si la flotte allemande avait été vaincue dans cette bataille, le commencement de la guerre sous-marine au commerce n’aurait plus été possible et peut-être également la maîtrise de la mer en mer Baltique et ainsi la guerre eût été déjà perdue pour l’Allemagne 24.

O. Groos ne remet ainsi pas plus en cause le mythe de la victoire allemande au Skagerrak, qui perdurera jusqu’à fin de la Seconde Guerre mondiale, qu’il n’avait remis en cause le bien-fondé du concept tirpitzien initial de « bataille décisive ». Il n’en insiste pas moins sur le fait que, si la bataille constituait en de nombreux cas le seul moyen d’aboutir à la décision, elle ne devait pas être considérée comme « une fin en soi ».

L’étude des campagnes du passé et plus particulièrement celle de la « guerre anglo-allemande », l’amène en conclusion à appeler l’attention de son lecteur sur le fait que davantage encore que dans la guerre sur terre, la guerre sur mer implique l’application stricte du principe de la concentration des forces. Le fait que pratiquement toute opération exige cette concentration implique toujours le risque, volontaire ou non de la part de l’attaquant, d’une bataille générale.

Il nous paraît encore caractéristique de la lecture qu’il fait des opérations de la Première Guerre mondiale, que soit cité comme exemple de « rencontre de hasard », Zufallschlacht, la rencontre qui aurait pu effectivement avoir lieu, les 25-26 mars 1916, lors de l’opération aéronavale menée par les Anglais contre la base de zeppelins de Tondern25. La bataille du Jutland en constituait pourtant le type parfait, pour peu que l’on veuille bien reconnaître la réalité, à savoir que Scheer, comme il le réaffirmera dans son rapport à l’empereur, n’avait aucunement l’intention d’affronter la Grand Fleet concentrée.

2.      II – Le blocus

Si les deux adversaires ne recherchent pas réciproquement la bataille, il peut arriver que le plus fort ne parvienne pas à y contraindre le plus faible. On ne peut dès lors parler de véritable exercice de la maîtrise de la mer. Le seul moyen pour le plus fort de neutraliser le plus faible est alors le blocus.

Pour étudier les différentes formes qu’il peut prendre, O. Groos fait à nouveau référence à J.S. Corbett. On se reportera donc utilement au chapitre que ce dernier y consacre dans son ouvrage de base26.

Le blocus peut soit être destiné à s’opposer aux tentatives de sortie de la flotte adverse – il s’agit alors d’un « blocus militaire » – soit être destiné à couper les voies de communications adverses – il s’agit alors d’un « blocus économique ».

Le blocus économique est une forme de maîtrise de la mer, il est l’affaire des croiseurs et des croiseurs auxiliaires27.

Le blocus militaire peut lui-même revêtir deux formes :

* interdire à l’adversaire de quitter le port, ce qui implique de disposer ses propres forces à proximité immédiate – il s’agit alors d’un blocus rapproché ;
* laisser à l’adversaire la possibilité de quitter le port, en faisant toutefois en sorte qu’il soit contraint d’accepter le combat avec les forces de blocus, s’il veut atteindre l’objectif pour lequel il a quitté le port – il s’agit alors d’un blocus éloigné28.

Les nouvelles formes de la guerre sur mer, sous-marins, mines, aéronefs, l’apparition des liaisons radio ont amené à préférer le blocus éloigné au blocus rapproché devenu trop risqué pour le bloqueur. Un mémoire de l’Admiralstab de mai 1914 jugeait même le blocus rapproché plus dangereux pour le bloqueur que pour le bloqué.

En mer du Nord, l’Amirauté anglaise allait en fait être amenée à combiner les deux types de blocus.

Dès la déclaration de guerre, la Grand Fleet s’était transportée à Scapa Flow. Entre autres missions, elle y exerçait le blocus des issues septentrionales de la mer du Nord (160 nautiques entre Norvège et Orkneys, 40 nautiques entre Orkneys et Shetlands), ce qui revenait à exercer un blocus éloigné. Elle se déployait aussitôt pour empêcher, sans grand succès, la sortie dans l’Atlantique des bâtiments envoyés pour y pratiquer la guerre au commerce29.

Les péripéties déjà évoquées de la bataille terrestre allaient amener la flotte anglaise à intervenir à diverses reprises dans la partie sud de la mer du Nord et la Manche, les premières péripéties de la guerre sur mer, combat d’Helgoland, pertes de bâtiments par mines ou sous-marins seront liées à chacune de ces sorties30.

Le 30 octobre, dans un mémoire qui fera date, Jellicoe tirait les leçons des premières semaines de guerre : la Grand Fleet devait se tenir hors de portée du danger sous-marin, la bataille ne serait offerte que dans la partie nord de la mer du Nord, ne serait-ce que pour pouvoir rameuter en temps utile les forces dispersées par le blocus. Cela revenait à abandonner en quelque sorte le centre et la partie sud, cette mesure n’entrant toutefois en vigueur qu’après la stabilisation du front terrestre.

L’inefficacité du blocus nord devint bientôt patent, y compris surtout pour le trafic commercial le long des côtes de Norvège, en sorte que l’Amirauté eut recours à une nouveau type de blocus, qui ne rentrait dans aucune des deux catégories précédentes.

Début octobre, elle fit procéder au mouillage annoncé d’un barrage de 1 365 milles carrés qui barrait pratiquement l’accès à la mer du Nord par la Manche. Les bâtiments de commerce étaient ainsi contraints d’emprunter deux étroits chenaux le long des côtes anglaises et françaises, ce qui facilitait d’autant leur contrôle. Début novembre, la mer du Nord fut déclarée « zone de guerre », les bâtiments de commerce des pays riverains de la mer du Nord et de la Baltique étaient invités à emprunter la Manche, ceux se risquant par la ligne Hébrides-Feroës-Islande étaient réputés le faire à leurs risques et périls. Comme l’écrit O. Groos :

 

La “zone de guerre” fut aussitôt instaurée par l’Angleterre à la place du blocus traditionnel pratiqué jusque là, lorsque son efficacité attendue échoua en raison des armes modernes (mines, sous-marins) et des conditions du trafic 31.

Le blocus exercé à distance par la Grand Fleet avait en outre mis à jour de réelles difficultés d’exécution tenant à la disponibilité des bâtiments. Il fut complété et dans certaines conditions même remplacé par un blocus rapproché des ports allemands, exercé par des sous-marins et des chalutiers.

L’efficacité de ce blocus, qui mobilisait des moyens considérables fut renforcé par le débarquement d’agents, l’usage généralisé de moyens de communications, la pratique du déchiffrement des communications ennemies32.

La guerre des mines, l’activité des sous-marins faisaient cependant que les eaux britanniques ne bénéficiaient pas vraiment de la sécurité que le « maître de la mer » était en droit d’attendre. Les inconvénients du blocus éloigné allaient être rendus patents par les opérations menées par les forces de surface allemandes contre les côtes anglaises qui apportaient la preuve que le blocus éloigné permettait seulement d’empêcher une percée de ces forces vers l’Atlantique.

Les bâtiments anciens de la flotte de la Manche ne pouvant être risqués contre des bâtiments plus modernes, comme l’expérience des Falklands33 l’avait montré, les croiseurs de bataille reçurent mission de s’opposer à ces incursions, tandis que la flotte de combat proprement dite restait la plupart du temps concentrée à Scapa Flow. La tâche de tenir la ligne de blocus éloigné fut confiée à une division de croiseurs auxiliaires ne comprenant pas moins de vingt-quatre bâtiments. Il fallut attendre 1916 cependant pour que le barrage enregistre son premier succès contre les briseurs de blocus allemands34.

La liberté de mouvement de la Hochseeflotte ne commença à être réellement mise en cause que lorsque l’Amirauté en réponse à la « Déclaration de zone de guerre » allemande autour de la Grande-Bretagne et de l’Irlande35 se résolut à un véritable blocus par mines des eaux allemandes. En 1915 seulement, 4 498 mines furent ainsi mouillées dans la Baie allemande.

Des deux côtés, la liberté d’action respective des forces de surface et des sous-marins devenait ainsi directement dépendante de l’efficacité de forces de dragages, qui tendaient à être de plus en plus nombreuses. Les barrages eux-mêmes, pour être efficaces, devaient être surveillés et protégés, ce qui reconstituait à nouveau les conditions de vulnérabilité d’un blocus rapproché et créait de nouvelles occasions de rencontre36.

Des barrages de mines furent établis plus particulièrement contre les sous-marins allemands. Le premier fut, en 1915, le barrage Folkestone-Cap Gris-Nez ; en 1917 ce fut le barrage Douvres-Calais (4 000 mines en 10 rangées). L’idée s’imposa bientôt d’un barrage des issues Nord, mais il fallait résoudre le problème d’ancrage (fonds de 270 mètres) et celui du nombre de mines estimé nécessaire : l’invention par les Américains de la mine à antennes permit de réduire ce nombre de 400 000 à 100 000.

Devant l’ampleur prise par cette forme de blocus, qualifiée aussi de « guerre des mines », la question se posait naturellement de son impact sur les autres formes de guerre et donc de son efficacité. O. Groos considère, exemples à l’appui, que cette forme de guerre n’a pas vraiment entravé les opérations. Aussi bien les opérations des forces de surface que des sous-marins et que les pertes engendrées sont restées dans des limites raisonnables37 :

 

En fin de compte le développement du blocus par mine au cours des années 1917-1918, avec toutes ses conséquences apparentes, devait justement montrer à quel point la conduite de la guerre sur mer s’était éloignée avec ce moyen de blocus indirect de ses objectifs propres. Même dans les conditions de la dernière guerre, exceptionnellement favorables à ce type de blocus, la dépense en matériel qui y était liée, n’a pas été vraiment en rapport avec les résultats obtenus 38.

Et O. Groos de noter que l’issue finale de la guerre ne doit pas être attribuée au blocus. Des doutes sérieux furent émis dans le camp anglais lui-même sur le bien-fondé de ce qu’il appelle la politique de wait and see de la Grand Fleet et de l’utilisation quasi exclusive de ce mode de blocus, dont les effets néfastes se firent sentir pour certains alliés, la Russie notamment, privée de sa voie d’approvisionnement aussi bien avec ses propres alliés qu’avec les pays scandinaves. L’affirmation que ce blocus aurait lui-même contribué à l’effondrement russe, mériterait toutefois de plus amples investigations.

Et il déclare en conclusion :

 

En général l’application du blocus seul ne suffira pas à provoquer des décisions stratégiques, si la flotte qui l’exerce se comporte par ailleurs de façon passive 39.

 

1.      Les méthodes pour contester la maîtrise de la mer (chap. 6)

1.      I – La fleet in being, la flotte dans les opérations défensives

La maîtrise de la mer ne pouvant être exercée que par le plus fort, le plus faible, surtout s’il est en outre désavantagé par sa position géographique, ne peut que lutter pour tenter de mettre en cause cette maîtrise40.

Etudiant, après J.S. Corbett auquel il se réfère à nouveau, les guerres du passé, O. Groos s’attache à déterminer en quelque sorte ce qui correspond pour lui à une bonne utilisation du concept de fleet in being :

La leçon de la fleet in being réside dans le fait qu’en face d’un adversaire supérieur en nombre et qui a besoin pour l’exécution de ses plans de la possession d’une maîtrise incontestée de la mer, il convient de lui refuser la possibilité de l’acquérir par une bataille décisive, tandis que notre propre flotte se conduit certes de façon défensive, mais met à profit cependant toute occasion de lui infliger des dommages par des contre-attaques ininterrompues. Les limites des possibilités d’une conduite semblable de la guerre ne doivent toutefois jamais être perdues de vue. Si l’acquisition de la maîtrise de la mer constitue un préalable à défaut duquel la guerre ne peut être gagnée, cet objectif ne pourra jamais être atteint par une défensive stratégique. Tout autre comportement mène à de fausses conclusions, comme cela est souvent arrivé en particulier dans l’histoire maritime de la France 41.

Une fois posé ce préalable que l’on pourrait intituler, « du bon usage du concept de fleet in being », O. Groos cite encore J.S. Corbett pour préciser qu’en ce qui concernait la France, c’était moins la stratégie défensive qui était à critiquer que la politique qui avait contraint les amiraux à « des opérations négatives » et l’étude du problème de la marine allemande durant la guerre mondiale l’incite à tracer le parallèle suivant entre nos deux pays :

Comme la France, l’Allemagne est une puissance continentale avec des objectifs continentaux, qui font que les contraintes militaires (terrestres) refoulent fréquemment les contraintes maritimes, par dessus tout surtout la politique contraint la marine à des opérations défensives, même lorsque celle-ci possède la puissance et la capacité nécessaires à des frappes offensives 42.

Après avoir rappelé le rapport des forces et la position géographique en défaveur de la flotte allemande, O. Groos en arrive à la critique de l’ordre d’opérations initial pour la mer du Nord du 30 juillet 1914 :

Mais l’ordre d’opérations de base était dominé par l’idée que la Baie allemande était en quelque sorte une position défensive, que tôt ou tard l’adversaire devrait assaillir, de sorte qu’il serait possible de l’affaiblir par des attaques de sortie 43.

La tactique de sorties offensives, d’équilibre des forces, de bataille dans des conditions favorables constitue pour lui l’erreur typique de transfert à la guerre sur mer des concepts de la guerre sur terre car la flotte anglaise n’avait en fait aucune obligation d’attaquer une position qui se trouvait placée « dans un angle mort »44 :

Une flotte, qui s’en tient à cette position, sans se comporter de façon offensive, libère de prime abord pour l’adversaire toutes les voie maritimes et lui concède tout simplement la maîtrise de la mer, au lieu de la remettre sans cesse en question par ses propres opérations, pour ne pas s’exclure elle-même de la conduite de la guerre 45.

En dépit des pressions dont il fut l’objet de la part de Tirpitz46 et des amiraux en charge de l’Admiralstab et de la Hochseeflotte 47, le Kaiser, soucieux de voir la flotte de haute mer continuer à assumer les missions qu’il lui avait fixé48 et surtout de la conserver dans sa main comme instrument politique49, notifia le 6 octobre son opposition à toute sortie d’envergure, lui interdisant ainsi d’avoir le comportement offensif préconisé :

Avec cet ordre, écrit O. Groos, était tombée une des décisions les plus lourdes de conséquences de la guerre pour la flotte et toutes ses missions positives en tant que fleet in being limitées dans une mesure telle qu’elle ne put jamais réaliser l’équilibre des forces, Kräfteausgleich, attendu 50.

O. Groos ne dénie cependant pas tout effet à cette fleet in being, l’Amirauté renoncera à toute opération de débarquement de grand style, car :

Elle croyait ne pouvoir sacrifier aucune partie de sa grande flotte, aussi longtemps que la flotte allemande se tenait devant Helgoland prête au combat 51.

Le nouveau projet, présenté par Fisher, de débarquement dans les Belts, accompagné du programme de construction de bâtiments de débarquement adéquats ne fut pas retenu. Il était pourtant destiné à permettre à la flotte anglaise de pénétrer en Baltique, pour assurer le soutien en matériel de la Russie et couper les exportations de fer de la Suède, sans lesquelles l’Allemagne n’était pas en état de poursuivre la guerre.

L’effet stratégique de fleet in being ne resta pas limité à la mer du Nord et à la Baltique : l’opération des Dardanelles dut sans doute son échec au refus de détacher des forces trop importantes. Il ne fut cependant pas décisif pour l’issue de la guerre :

Quels qu’aient pu être ces effets de la fleet in being allemande, elles n’obtinrent pas une signification positive, réellement décisive pour la guerre, car aucun d’entre eux n’enleva à la flotte anglaise la supériorité numérique, qui lui permettait à elle seule le maintien du blocus commercial 52.

La flotte allemande laissa ainsi passer, sans le savoir, l’époque favorable où le rapport des forces n’était pas trop défavorable (22/17 pour les grands bâtiments), ce rapport ira ensuite en se dégradant, sans que la tactique de sorties offensives y puisse quelque chose, pour atteindre 35/21 en octobre 1915.

Malgré l’Admiralstab qui avait compris les opportunités que pouvaient offrir en mer du Nord la fixation de forces britanniques importantes par la guerre sous-marine et l’opération des Dardanelles, et qui estimait donc que celle-ci devait demeurer le centre de gravité des opérations de la Hochseeflotte, le successeur d’Ingenohl, l’amiral Pohl, lui chercha un nouveau champ d’activité en mer Baltique.

Le manque de coordination stratégique avec l’armée de terre fit cependant que l’opération exécutée en baie de Riga, en août 1916, se limita à une démonstration sans grande signification de la flotte : le Grand Quartier général, pourtant demandeur en l’occurrence, n’avait pas jugé utile d’engager une opération terrestre.

En 1916, différents facteurs allaient jouer en faveur d’une plus grande activité de la flotte : le gel des fronts terrestres, les difficultés de la situation économique de l’Allemagne, l’échec des tentatives de négociation avec l’Angleterre. Mais c’était la désignation, le 24 janvier, de l’amiral Scheer comme nouveau commandant en chef de la Hochseeflotte, qui constituerait le principal facteur de changement :

C’est seulement sous son pavillon qu’elle reçut le véritable caractère d’une fleet in being 53.

Tout en constatant que le rapport de force existant ne permettait pas « de rechercher dans des conditions favorables la bataille décisive contre la flotte anglaise rassemblée », Scheer n’en préconisait pas moins dans sa première directive « une action constante planifiée sur l’ennemi » destinée à le contraindre à « sortir de son attitude réservée et à avancer certaines forces, qui offriraient des conditions favorables d’attaque54« .

C’était procéder à une relance plus dynamique de la tactique d’ »équilibre des forces », Ausgleichtaktik, par d’autres moyens. L’originalité de Scheer sera l’accent mis sur une étroite coordination des moyens et l’utilisation systématique de la reconnaissance aérienne par dirigeables, afin d’éviter, comme le combat du Doggerbank l’avait montré, les surprises désagréables.

Des actions offensives étaient envisagées contre les forces ennemies sur le Hofden et le Dogger Bank et contre le commerce ennemi dans le Skagerrak. Des circonstances diverses firent que ces opérations, souvent en « opposition de phase » avec celles de la flotte britannique55, n’obtinrent pas le résultat escompté.

Les restrictions mises fin avril par l’Admiralstab à l’utilisation des sous-marins pour la guerre au commerce56, incitèrent Scheer à rappeler les sous-marins en opération et à les affecter au soutien des opérations de la flotte. C’est ainsi que seize sous-marins avaient pu être déployés, à partir du 23 mai 1916, devant les ports de sortie de la Grand Fleet, pour à la fois signaler son appareillage et lui porter les premiers coups57.

Les circonstances qui ont amené la bataille du Jutland-Skagerrak ayant été précédemment décrites (chapitre V), O. Groos se borne à donner sur la bataille une appréciation que nous ne pouvons mieux faire que de citer dans son intégralité (caractères gras inclus) :

L’amiral Scheer parvint cependant, grâce à la supériorité tactique technique et en efficacité de tir de ses forces si inférieures en nombre, à se soustraire en temps voulu à l’encerclement par toute la flotte anglaise dont il était menacé, et à conserver non seulement la flotte de haute mer allemande presque inaffaiblie en nombre en tant que fleet in being, mais à infliger aussi par surcroît à l’adversaire des pertes qui étaient deux fois supérieures aux siennes. Si, à l’encontre de cela, une défaite allemande décisive était survenue, l’Angleterre et ses alliés auraient dès lors atteint leurs objectifs de guerre. Avec une victoire au Skagerrak, la maîtrise de la mer en Baltique serait revenue à l’Angleterre, par la mer Baltique devenue libre la Russie aurait reçu des puissances occidentales toute l’aide nécessaire pour éviter l’effondrement de son armée, et pour l’Allemagne l’introduction de la guerre sous-marine de 1917-1918 n’aurait pas été possible 58. La guerre aurait dès ce moment là été perdue pour l’Allemagne. Même la rencontre avec la flotte anglaise toute entière n’a pas pu enlever à la flotte allemande son caractère de fleet in being. Elle demeura suffisamment forte, pour infliger en situation défensive des coups puissants et interdire à l’adversaire une défaite rapide de l’Allemagne 59.

L’opération menée dès le 19 août sur Sunderland montrait que la Hochseeflotte n’avait rien perdu de son caractère offensif. Une erreur d’identification des forces aériennes d’éclairage entraîna un arrêt prématuré de l’opération, mais les sous-marins disposés cette fois en flanquement coulèrent deux croiseurs anglais. Du côté allemand, l’opération avait démontré la possibilité de coopération de la flotte de haute mer avec des dirigeables et des sous-marins. Les pertes encore éprouvées du côté anglais amenèrent l’Amirauté et Jellicoe à tomber d’accord sur le fait que :

La Grand Fleet ne devrait à l’avenir être engagée dans sa totalité que dans le seul cas d’une invasion allemande menaçante 60.

Du 20 août à la fin de 1916, la flotte anglaise ne descendra plus au dessous du parallèle du Firth of Forth.

C’est en fin de compte la reprise, à partir d’octobre, de la guerre sous-marine au commerce qui, privant la flotte du soutien des sous-marins, entraînera l’arrêt pratique des grandes sorties de la Hochseeflotte, marquées encore cependant, le 23 avril 1918, par une opération contre le convoi de Bergen.

O. Groos tire de la façon suivante la conclusion de ce chapitre :

Lors de la dernière guerre, l’Allemagne a sans aucun doute laissé échapper, dès le début de celle-ci, des occasions favorables de frapper, pour priver ainsi l’Angleterre de la supériorité en nombre pour les grands bâtiments, qui lui permettait seul le maintien du blocus commercial 61.

2.      II – Les opérations d’importance secondaire

O. Groos poursuit son étude des méthodes pour contester la maîtrise de la mer par l’étude de ce qu’il nomme « les opérations d’importance secondaire », ce qui l’amène à évoquer le problème de ce que les Allemands appellent « la petite guerre », Kleinkrieg 62.

 

La petite guerre a toujours exercé une certaine force d’attraction sur le plus faible de deux belligérants. Lorsque une puissance se trouvait si inférieure en nombre, qu’elle ne pouvait même espérer mettre en cause par sa flotte la maîtrise de la mer du plus fort, il lui restait toujours encore l’espoir, d’obtenir par des opérations de “petite guerre” des succès contre des éléments des forces adverses et de réaliser de cette façon un équilibre des forces, Kräfteausgleich 63.

Après avoir démythifié l’attaque japonaise de Port-Arthur, dont le résultat a été quelque peu surestimé, il en arrive à la guerre mondiale pour noter d’abord la crainte réelle ressentie par l’Amirauté anglaise, durant toute la période de tension, d’une attaque surprise allemande, crainte qui ne cessa qu’avec l’appareillage dès le 30 juillet pour Scapa Flow.

Tout en émettant de sérieuses réserves sur la probabilité, voire l’efficacité de ce genre d’attaque surprise, O. Groos exclue cependant d’autant la possibilité d’un tel comportement dans une guerre future, que « le vecteur le plus efficace de la torpille ne sera peut-être plus le torpilleur mais l’avion torpilleur, lequel, avec une vitesse beaucoup plus considérable et en beaucoup plus grand nombre que les torpilleurs, est capable de couvrir de plus grands espaces dans un temps plus court et est donc particulièrement adapté à ce genre d’attaque. La responsabilité assumée par l’homme politique qui permettra une telle attaque est, malgré tous les progrès techniques, restée la même, sinon même devenue plus importante que jusqu’à présent » 64.

Après ce préambule prophétique, O. Groos étudie les raisons pour lesquelles la marine allemande n’était pas parvenue, malgré des succès initiaux spectaculaires65, à réaliser en 1914 le Kräfteausgleich recherché.

En ce qui concernait les mines, les moyens de mouillage étaient insuffisants66, l’efficacité des barrages, généralement rapidement détectés, fut surestimé. Des parades furent mises en place, les mines draguées, voire intégrées dans le dispositif de protection. Les mines manquèrent généralement l’effet recherché quand elles ne furent pas mouillées en liaison avec une grande opération destinée à attirer les forces ennemies dessus. L’usage fait par les Anglais de ce type d’armes montrait qu’il était davantage adapté au blocus proprement dit.

Le sous-marin constituait pour sa part une arme nouvelle et les sous-marins allemands étaient supérieurs en nombre et en qualité. Le commandement de la marine crut avoir dans sa main l’arme idéale du Kräfteausgleich. La guerre commença par une opération qui témoignait de la façon dont son emploi contre les bâtiments de surface avait été surestimé. Dix sous-marins, le tiers des bâtiments disponibles avaient été envoyés à la recherche de la flotte britannique jusqu’à hauteur des Orkneys. L’échec fut complet, deux sous-marins furent perdus, les autres n’aperçurent rien. Les résultats obtenus ensuite, pour spectaculaires qu’ils étaient, le furent contre des bâtiments anciens, lents et pas protégés du tout contre ce type d’attaque. Le sous-marin s’avérait peu apte à découvrir l’adversaire, sa faible vitesse ne facilitait pas sa manœuvre d’attaque, surtout dès que les bâtiments déguisèrent systématiquement leurs routes en employant la tactique de zigzags :

 

Il était dans la nature de l’arme sous-marine que, lorsque la tactique des bâtiments de surface eut commencé à s’adapter à ce nouveau danger, les succès contre des bâtiments de guerre devinrent toujours plus rares 67.

Le sous-marin avait certes sa place dans la flotte de combat, mais il avait montré qu’il ne remplaçait pas les autres armes.

Le premiers succès obtenu (les trois croiseur-cuirassés coulés) avait toutefois eu un effet stratégique certain : les Anglais n’envisagèrent plus par exemple d’utiliser en mer du Nord les bâtiments anciens de la flotte de la Manche, comme cela avait été initialement prévu, les grands bâtiments anciens furent même retirés du service de patrouille, mais la marine allemande ne mit pas à profit les possibilités d’attaque en Manche ainsi offertes. Il eut aussi un effet stratégique négatif :

 

Il renforça encore pour une plus longue période la surestimation des sous-marins dans leur capacité d’obtenir l’équilibre des forces, et détourna de la seule décision justifiée, octroyer à la Hochseeflotte elle-même, aussitôt que possible, sa liberté d’action pour rechercher la décision par la bataille 68.

La déception finalement ressentie de l’utilisation du sous-marin pour l’équilibre des forces va contribuer, pour une large part, à utiliser le sous-marin dès 1915, presque exclusivement pour la guerre au commerce.

  1. Groos refuse cependant de conclure à l’échec complet de la Kleinkrieg :

 

S’il allait être ainsi établi que les sous-marins et les mouilleurs de mines ne pouvaient jamais, compte tenu de l’attitude de réserve de la flotte, réaliser à eux seuls l’équilibre des forces recherché, il ne faudrait en aucune façon méconnaître les effets indirects importants que ce mode de conduite de la guerre a eus 69.

En se basant sur les déclarations de Jellicoe lui-même, il apparaît que le danger ressenti pour les grands bâtiments de combat par l’activité des sous-marins et des mouilleurs de mines, contraignit la flotte anglaise à toute une série de mesures qui représentaient autant de contraintes pour son activité. La nécessité d’avoir recours en permanence à des destroyers, en nombre insuffisant au début et au rayon d’action limité, restreignit à la partie nord de la mer du Nord l’activité de la flotte. La présence de mines dans les parties centre et sud entraîna l’obligation de ne s’y risquer que sous la protection de forces de dragage, qui restreignaient la vitesse de transit, accroissant ainsi la vulnérabilité aux attaques de sous-marins.

Il fallait aussi, contrairement à ce que pensait l’opinion publique anglaise, résister à la tentation d’une stratégie plus offensive, qui impliquait pour les grands bâtiments un risque inacceptable. C’était en outre le comportement que devait certainement escompter l’adversaire.

Et O. Groos de conclure :

 

La guerre allemande menée par sous-marins et mouilleurs de mines a en fait atteint le résultat que les forces anglaises furent refoulées toujours plus loin des bases allemandes. Elle n’aurait pu cependant réussir à obtenir une efficacité stratégique de plus grande signification que si la liberté d’action ainsi obtenue par la flotte allemande dans les parties centre et sud de la mer du Nord avait été utilisée en conséquence 70.

Il note en outre que l’espoir allemand, basé sur les conceptions de « l’école continentale napoléonienne », de voir l’adversaire mettre à profit sa supériorité en nombre pour venir offrir la bataille décisive ne pouvait qu’être déçu. L’amirauté britannique en revenait au contraire à « la tactique manœuvrière de l’époque nelsonienne ». Tandis que la guerre sur terre se caractérisait par un « combat à la vie à la mort », la guerre sur mer voyait s’instaurer une situation qui ne pouvait qu’être profitable sur la durée à la conduite anglaise de la guerre.

1.      Méthodes pour user de la maîtrise de la mer (chap. 7)

Se référant encore à Corbett, O. Groos désigne ainsi les méthodes qui ne visent pas à l’obtention de la maîtrise de la mer par une action directe contre la flotte ennemie, mais au contrôle des communications maritimes pour son propre compte ou au détriment de l’adversaire : sûreté ou perturbation du transport d’un corps expéditionnaire, interdiction d’une invasion, protection du commerce ou perturbation de celui de l’ennemi. Et il note que, bien qu’il s’agisse d’opérations militairement considérées comme secondaires, elles ont revêtu durant la dernière guerre une importance bien plus considérable que celles destinées à obtenir par la bataille la maîtrise de la mer. Il insiste sur le lien étroit qui doit exister entre obtention et usage de la maîtrise de la mer, même s’il s’agit d’opérations différentes et conclut enfin :

La guerre doit toujours être considérée comme un tout. Elle englobe de façon identique des facteurs maritimes, militaires, politiques, économiques et moraux, et ainsi la guerre sur mer ne peut elle aussi atteindre son objectif, que si elle prend en considération les autres 71.

1.      I – La guerre de croiseurs, la guerre au commerce et la protection du commerce

72

L’auteur se réfère pour ce chapitre au volume correspondant de l’Admiralstabwerke, rédigé en 1922 par le futur grand amiral Eric Raeder73.

Depuis les guerres napoléoniennes, les conditions économiques se sont profondément modifiées, les intérêts économiques des nations sont de plus en plus imbriqués et dépendants du commerce outre-mer, ce qui amène à une nouvelle évaluation de l’importance de la guerre menée contre ce commerce.

L’Angleterre avait disposé outre-mer d’une flotte importante de croiseurs74, avant que la menace allemande ne la fasse revenir au concept d’une flotte de combat concentrée dans les eaux métropolitaines75. L’Allemagne elle même avait envisagé dans les années 1890 une flotte de croiseurs, Kreuzerflotte, avant que le choix imposé par Tirpitz d’une flotte de combat, Schlachtflotte, n’entraîne l’abandon de la construction de croiseurs spécialement conçus pour la guerre de croiseur, Kreuzerkrieg. Tirpitz avait bien envisagé la constitution à Wilhelmshafen d’une escadre de croiseurs destiné à la guerre au commerce mais, faute de point d’appui outre-mer, ce type de guerre fut plutôt sous-estimé en Allemagne76.

O. Groos relève d’abord que la guerre de croiseurs ne peut être vraiment décisive que lorsqu’elle s’appuie sur la supériorité de sa propre flotte. Son importance en outre réside tout autant dans les coups portés au commerce de l’adversaire que dans l’effet de diversion obtenu en contraignant l’adversaire à retirer des forces du théâtre d’opérations principal pour assurer la protection du commerce menacé. Il considère que les perspectives de ce type de guerre sont maintenant moins favorables que du temps de la marine à voile, la navigation à vapeur ayant entraîné la concentration du trafic sur des voies maritimes et des points de convergence obligée, de sorte que si le croiseur trouve plus facilement ses proies, ces dernières sont aussi plus faciles à protéger, d’autant que l’usage de la radiotélégraphie permet une localisation plus rapide et plus précise de l’agresseur. Le corsaire est enfin tributaire des servitudes de ravitaillement en combustible et de réparations.

La protection des voies de communications maritimes n’en constitue pas moins, comme les Anglais en ont fait l’expérience, une lourde tâche : il faut pour y réussir disposer de forces importantes aux différents points névralgiques et avoir recours au système des convois.

La guerre mondiale ne constitue pas un bon exemple de mise en œuvre de la Kreuzerkrieg car l’Allemagne était elle-même dans une situation particulièrement désavantageuse : aucun pays ne pouvait être plus facilement coupé des différentes mers du globe. Ceci explique l’importance secondaire donnée par la marine allemande à ce type de guerre et la priorité donnée au théâtre d’opérations de la mer du Nord.

L’état-major de la marine, l’Admiralstab, avait, pour le ravitaillement des croiseurs outre-mer, mis en place toute une organisation fondée sur le bon fonctionnement dans les pays espérés neutres de « stations d’étapes », Etappenstation 77. Elle fonctionna effectivement de façon tout à fait remarquable durant un certain temps. Mais elle était dépendante du bon vouloir des différents pays neutres, lui-même fonction de la considération ou de la crainte que l’Allemagne inspirait :

Avec la perte du prestige allemand, due à l’attitude de réserve observée par la Flotte de haute mer, l’état d’esprit des Neutres, dans tout ce qui concernait la guerre sur mer, évolua tellement en faveur de l’Angleterre, que le soutien des bâtiments allemands par toutes les “stations d’étapes” réparties sur tous les continents fut rendu bientôt impossible78.

Des croiseurs comme l’Emden et le Karlsruhe n’en accomplirent pas moins des prestations remarquables.

Pour ce qui était de l’Escadre de croiseurs d’Extrême-Orient, das Kreuzergeschwader, son arrivée sur la côte du Chili après trois mois de navigation dans les mers du Sud constituait en elle-même un exploit, mais son chef, le vice-amiral Graf von Spee, se trouvait alors placé devant un choix difficile :

Faute de pouvoir agir de façon décisive pour la guerre, placé à un poste perdu, confiant dans la puissance de combat de ses croiseurs-cuirassés, il préféra d’amples dommages militaires infligés à l’ennemi, aux perspectives incertaines de la guerre au commerce 79.

Et O. Groos de rappeler que, quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ce « renoncement à la guerre au commerce dans le cadre d’une conduite globale de la guerre », il doit être crédité de la victoire du Cap Coronel80. Mais il insiste surtout sur le fait que son activité contraignit l’adversaire à mettre en œuvre pas moins de cinq escadres de toutes nationalités et à détacher de la Grand Fleet trois croiseurs de bataille. Cette dernière mesure resta cependant ignorée aussi bien de l’Admiralstab que du chef de la Kreuzergeschwader 81, mais l’absence d’activité de la Hochseeflotte n’était pas faite pour dissuader l’Amirauté de procéder à ce détachement :

Cette réserve manifestée durant la conduite de la guerre au commerce par les forces de combat constitua une lourde erreur stratégique 82.

O. Groos condamne cependant l’opération de Spee contre les Falklands, qui ne relevait d’aucune nécessité, alors que son apparition sur la côte orientale d’Amérique du Sud aurait produit un puissant effet de diversion.

La destruction de l’escadre de Spee redonnait à l’Angleterre sa totale liberté d’action, le détachement à partir de la métropole de croiseurs auxiliaires devait cependant encore valoir à la Kreuzerkrieg quelques succès spectaculaires83.

Contrairement aux croiseurs qui pouvaient s’appuyer sur l’organisation mise en place par l’Admiralstab, les croiseurs auxiliaires étaient entièrement livrés à eux-mêmes, les résultats qu’ils obtinrent est bien la preuve, selon O. Groos, que la guerre au commerce pouvait être conduite aussi bien que du temps de la marine à voile84. Mais leur action n’en va pas moins être quelque peu occultée par l’apparition d’un moyen de guerre nouveau :

Lorsqu’ils reprirent leur activité, les regards du monde étaient déjà tournés vers tout autre chose, car depuis le printemps 1915 la guerre de croiseurs avait par l’utilisation du sous-marin pris des formes et une ampleur, qui allèrent loin au delà de ce qui avait été jamais vécu 85.

Il nous paraît tout à fait significatif qu’O. Groos ne distingue encore dans le sous-marin qu’un aspect particulier, simplement plus efficace, de la Kreuzerkrieg. Malgré les enseignements de la Première Guerre mondiale qu’il va maintenant dégager, le sous-marin n’est encore considéré, comme à ses débuts, que comme un « torpilleur sous-marin » pour l’attaque des bâtiments de surface ou comme un « croiseur sous-marin » pour l’attaque du commerce86.

Si le sous-marin avait déçu dans sa capacité à attaquer les bâtiments de surface (le « torpilleur sous-marin »), son autonomie avait prouvé sa capacité à menacer les routes maritimes (le « croiseur sous-marin »).

Sa mise en œuvre souffrait toutefois d’un handicap : il n’existait pas de règle de droit international adaptée à la guerre au commerce menée par sous-marin (maintenant O. Groos utilise l’expression U-Bootshandelskrieg), tout simplement parce que, lorsque ces règles avaient été établies, personne n’avait prévu ce type de guerre87.

O. Groos considère qu’en déclarant la mer du Nord « Zone de guerre » par les déclarations de Londres d’août et octobre 1914 et celle de novembre, l’Angleterre adaptait les règles internationales à sa conception de la conduite de la guerre. L’Allemagne se devait d’opposer « le blocus au blocus », mais elle attendra le 4 février 1915 pour le faire par sa propre « Déclaration de zone de guerre », Kriegsgebietserklärung, autour de la Grande-Bretagne et de l’Irlande et dans la Manche :

Avec cette déclaration, la guerre sur mer se trouvait à un tournant de la plus grande importance stratégique car, à l’encontre de toutes les doctrines de l’époque qui avait précédé la guerre, la guerre au commerce passait d’une entreprise secondaire de guerre, dont on pouvait tout au plus espérer un effet de diversion militaire et économique, à une arme somme toute décisive, à la mise en œuvre de laquelle, en pleine conscience de l’objectif et sans user de ménagement, toutes les autres tâches de la guerre comme aussi bien de la politique auraient dû dès lors être subordonnées 88.

O. Groos considère, pour le déplorer, que les conséquences de cette guerre au ravitaillement, qui devait être conduite jusqu’à l’épuisement de l’adversaire, n’ont pas été bien perçues dans une Allemagne où le concept d’une guerre entre des forces militaires prévalait encore sur celui d’une guerre entre les peuples réglementée, elle, par les conventions internationales.

Les limitations apportées, du fait des protestations des Neutres, à l’utilisation de la guerre sous-marine doivent être prises en compte pour juger de son efficacité stratégique, car :

Dès le début et d’une façon constante, l’attitude de faiblesse de la politique rendit sa pleine application impossible pour la marine 89.

L’année 1915 va effectivement être caractérisée par des consignes d’application très stricte de l’ »Ordre de prise ». En dépit des restrictions ainsi apportées à l’emploi des sous-marins et du petit nombre de bâtiments disponibles (une trentaine), les premiers résultats furent très satisfaisants, qu’il s’agisse de la limitation apportée au trafic marchand ou de la hausse des taux d’assurance. Les protestations émises par les Etats-Unis lors du torpillage, le 9 mai 1915, du Lusitania amenèrent un renforcement des restrictions, concernant notamment les navires à passagers, même ennemis. De nouvelles protestations américaines amenèrent l’arrêt des attaques autour des côtes anglaises. Les résultats obtenus ne pouvaient que décroître, alors même que le nombre des sous-marins opérationnels augmentait et que les véritables moyens de défense étaient inexistants :

Ce n’était pas le nombre restreint des sous-marins mais le poids immédiat des entraves politiques qui a conduit à l’échec la guerre sous-marine en 1915 90.

La situation n’allait guère s’améliorer durant l’année 1916, alors même que le nombre des sous-marins opérationnels atteignait le chiffre de 68 (100 sous-marins furent mis en service de mars à décembre) tandis que les moyens de lutte en étaient toujours au stade de projet ou d’essai :

C’est ainsi que fut définitivement dépassé le moment décisif pour la mise en œuvre d’un moyen de guerre, qui s’était révélé comme le plus efficace pour une Allemagne contrainte à la guerre économique, car toutes les circonstances plaidaient au printemps 1916 pour une conduite décidée de la guerre sous-marine au commerce 91.

A la fin de 1916, après le rejet des propositions de paix allemandes, la guerre sous-marine à outrance apparaissait aussi bien au pouvoir politique qu’à l’armée et à la marine comme l’ultima ratio pour parvenir à la paix.

De février 1917, date de la proclamation de la guerre sous-marine à outrance, jusqu’à octobre 1917, pas moins de 127 sous-marins étaient simultanément opérationnels, mais les conditions avaient sensiblement évolué en faveur des Alliés dans l’intervalle, qu’il s’agisse de l’utilisation des premières armes de défense ou surtout de l’organisation de convois, pour lesquels l’entrée en guerre des Etats-Unis permettait de disposer désormais des bâtiments d’escorte indispensables.

O. Groos met enfin l’accent sur un aspect déterminant de cette lutte :

Ce qui se jouait dans ces combats gigantesques de la guerre sous-marine au commerce en 1917, n’était rien d’autre que le combat pour la capacité de fret mondial, derrière lequel toutes les autres formes encore si violentes de la guerre perdaient de leur signification stratégique 92.

Les puissances occidentales et les Etats-Unis en étaient tout à fait conscients et unirent leurs capacités industrielles et techniques, ce qui fut sensible également dans le domaine des moyens de défense. En 1918, le tonnage coulé ira en diminuant, tandis que le nombre de sous-marins perdus ne cessera de s’accroître93.

O. Groos tire les conclusions de ce type de guerre :

Le sous-marin a été après la guerre mis à l’index comme moyen de guerre au commerce par les conventions internationales de la Conférence du désarmement de Washington, c’est bien la preuve des dégâts considérables infligés à des puissances maritimes supérieures en bâtiments de surface. Il faut qu’il soit supprimé en tant qu’arme du plus faible, dans le combat pour la liberté des mers et contre le monopole de la maîtrise des mers exercé par les grandes puissances maritimes 94.

Il fait remarquer qu’il s’agit cependant d’un moyen de lutte qui a causé moins de pertes que la guerre sur terre et le « blocus de la faim », Hungerblockade, et qu’il n’existe aucun motif de le considérer comme un moyen de guerre cruel.

Le sous-marin – il revient sur ce point – est l’arme privilégiée du plus faible, surtout lorsque celui-ci se trouve dans une « position géographique » qui lui est défavorable, mais elle ne restera peut-être pas la seule :

Un rôle plus important qu’au sous-marin reviendra peut-être dans une guerre future au bâtiment de surface, au type de croiseur qui, grâce à l’utilisation de moteurs modernes, aura un rayon d’action proche de celui du sous-marin 95.

Et il prédit que la signification stratégique de ce type de Kreuzerkrieg dans une conduite globale de la guerre, Gesamtkriegführung, pourrait avoir une importance beaucoup plus considérable que durant la guerre mondiale.

2.      II – Les opérations combinées

Les opérations combinées constituent, pour O. Groos le second moyen d’user de la maîtrise de la mer.

Sur le plan général, il met l’accent pour ce type d’opération sur l’importance revêtue par l’ »escadre de couverture », Deckungsgeschwader, lorsqu’une opposition peut-être attendue de la part des forces maritimes ennemies. C’est d’ailleurs pour lui la nécessité de cette escadre qui différencie une opération combinée d’une simple escorte de convoi ou d’un transport de troupes.

Durant la guerre, deux opérations seulement ont revêtu ce caractère : celle bien connue des Dardanelles et celle qui l’est moins de conquête par les Allemands, en octobre 1917, des îles Baltes. Il ne manque pas de noter que ces deux opérations ont la même caractéristique, celle de n’avoir concerné que des théâtres d’opérations secondaires.

Même pour l’Angleterre, la marge de supériorité dont elle disposait sur mer ne suffisait pas pour risquer une opération de débarquement sur un théâtre principal. C’est ainsi que le projet de débarquement sur les côtes de Poméranie, auquel l’amiral Fisher était resté attaché jusqu’en 1915 parce qu’il le considérait comme l’objectif principal de toute offensive anglaise sur mer, a été abandonné moins à cause de l’opération des Dardanelles que parce que l’Angleterre redoutait un débarquement allemand et que cette crainte s’était trouvé renforcée par les bombardements des côtes par les croiseurs de bataille allemands96.

O. Groos s’étonne d’abord qu’en n’envisageant initialement aux Dardanelles qu’une opération purement maritime, il ait été fait si peu de cas des enseignements de l’histoire maritime anglaise.

Le débarquement à Gallipoli interviendra contre des positions que les Turcs avaient eu le temps de rendre imprenables.

Les sous-marins allemands participeront pour une large part à l’échec de l’opération. Le torpillage, par l’U. 21, les 25 et 27 mai 1915, des cuirassés Triumph et Majestic avait entraîné l’arrêt des bombardements navals en cours, les troupes débarquées ne purent plus compter sur le soutien naval massif qui leur était pourtant si nécessaire. De nouveaux sous-marins furent envoyés en Méditerranée97, de sorte que de septembre à octobre 1915, quelque 18 bâtiments de transport furent envoyés par le fond :

Certes les sous-marins ne parvinrent pas à interrompre complètement les transports, mais leurs succès accrurent cependant fortement la pression sur des forces maritimes françaises et anglaises déjà si fortement sollicitées 98.

O. Groos ne voit d’autre justification à l’opération des Dardanelles que le fait qu’en cas de réussite elle aurait eu un effet décisif sur l’issue de la guerre.

L’opération de conquête des îles Baltes, en octobre 1917, avait des ambitions plus limitées. Il s’agissait, après cette fois la prise préalable de Riga par l’armée allemande, d’assurer la couverture du flanc Nord de l’opération en dominant la baie de Riga. Le débarquement sur les îles Ösel n’était pas sans risques en raison des mines, de la présence de sous-marins russes et anglais, et d’une flotte russe restée intacte.

Nous négligerons les détails de l’opération, pour ne citer que le principal enseignement qu’O. Groos en retire :

Il allait être démontré combien avait été justifiée la décision de n’employer, à l’encontre de ce qu’avaient fait les Anglais et les Français aux Dardanelles que des grands bâtiments de combat modernes au lieu de bâtiments de ligne plus anciens 99.

Cette première véritable opération combinée armée-marine avait été un succès complet. O. Groos note toutefois qu’elle se serait avérée sans doute plus délicate et certainement plus coûteuse contre un adversaire en pleine possession de ses moyens100 et qu’elle aurait certainement dû être interrompue si la flotte anglaise avait tenté de pénétrer en mer Baltique.

Il se demande également si une telle opération, qui ne pouvait avoir aucune action décisive sur la conduite générale de la guerre, justifiait une intervention aussi massive de la Hochseeflotte. Une action de cette dernière contre les côtes anglaises aurait été plus utile pour soulager les sous-marins contre lesquels tous les moyens étaient alors concentrés, sans parler d’une action des croiseurs dans l’Atlantique contre les convois de troupes américains.

Il n’en reste pas moins cependant que cette opération avait permis à l’armée comme à la marine d’acquérir une première expérience des opérations combinées.

3.      III – Le transport des troupes

C’est sur l’étude de cette dernière activité d’usage de la maîtrise de la mer qu’O. Groos met un terme à son étude des enseignements de la guerre sur mer.

Lors de leur entrée dans la guerre, les Etats-Unis se trouvaient placés devant une absence critique de capacité de fret pour envoyer des troupes de l’autre côté de l’Atlantique. Il est intéressant de noter que 104 bâtiments allemands (dont 20 paquebots), réfugiés à la déclaration de guerre dans les ports américains et pour lesquels les ordres de sabordage envoyés par l’Admiralstab arrivèrent trop tard, formèrent le premier noyau et assurèrent à eux seuls le transport de 560 000 hommes.

Nous ne retiendrons autrement de l’ensemble de cette vaste opération, dont O. Groos décrit les différentes phases, qu’elle ne fut jamais vraiment mise en péril par la guerre sous-marine et que les seules périodes de crise correspondirent à des appels pressants de renforts justifiés par la situation préoccupante des fronts terrestres :

 

La course de vitesse entre les sous-marins allemands et l’offensive terrestre d’une part et la mobilisation et le transport des troupes américaines d’autre part, s’était terminée par la victoire des derniers 101.
  1. Groos tire dans les dernières pages de ce chapitre ce que l’on peut considérer comme la conclusion générale de son étude sur les enseignements de la guerre sur mer.

C’est ainsi que pour lui la conviction de la direction allemande de la guerre que les Etats-Unis n’auraient jamais permis une défaite anglaise, et donc que ce n’est pas la guerre sous-marine à outrance qui fut la cause de leur entrée dans la guerre, garde toujours toute sa valeur. Par contre si cette guerre sous-marine avait dès le début été conduite avec toute l’opiniâtreté nécessaire, notamment contre les paquebots rapides, les Alliés n’auraient pas disposé, lors de cette entrée dans la guerre, du fret maritime nécessaire.

Il rejette également la thèse américaine102, qui estime qu’à partir de l’offensive terrestre du printemps 1918 la stratégie de la guerre sous-marine aurait dû être modifiée, qu’elle aurait dû être davantage intégrée à celle de l’armée de terre et donc prendre pour cible privilégiée, non plus le fret en général, mais les bâtiments transports de troupes. Il fait remarquer que la guerre sous-marine doit viser des destructions les plus massives possibles et que par ailleurs, faute de moyens de reconnaissance par moyens maritimes ou aériens et en raison aussi de leur faible vitesse, les sous-marins n’étaient pas adaptés à l’attaque de cibles rapides et se dérobant facilement. Du fait de ces insuffisances, les transports de troupes bénéficiaient de ce qu’il qualifie de « maîtrise de la mer pratiquement incontestée » 103.

Il en eut sans doute été autrement si, grâce à une victoire terrestre, la marine allemande avait pu disposer d’une base française dans la Manche, ou sur l’Atlantique.

Les Alliés ont redouté de façon évidente une intrusion des forces de surface allemande dans l’Atlantique, comme en témoigne le détachement à Bereshaven, en mer d’Irlande, d’une division américaine de bâtiments de ligne :

 

Les nombreuses percées de la ligne de blocus anglaise entre la Norvège et l’Ecosse, réalisées sans avoir été repérés par les croiseurs auxiliaires, ont montré en fait qu’il était possible à des bâtiments de guerre allemands d’atteindre l’océan Atlantique malgré le blocus anglais. Il ne fait aussi aucun doute que la seule apparition dans l’océan Atlantique de croiseurs légers allemands ou de croiseurs de bataille 104 aurait suffi pour perturber à l’extrême tout le système de transport allié et toucher au point le plus sensible les transports de troupes américains vers la France 105.

Et O. Groos de délivrer sa conclusion finale :

 

Qu’au lieu de cela l’activité de la Hochseeflotte, à l’été 1918, ait été encore orientée, à côté de la protection du libre accès des sous-marins à la haute mer, vers l’exécution d’une opération combinée en mer Baltique, montre que le problème stratégique principal n’a pas été clairement reconnu 106.

Du fait que la guerre mondiale avait été tranchée par la « puissance maritime » et la « maîtrise de la mer », il ne restait plus à celui qui n’avait pas compris « les effets réciproques de la stratégie terrestre et de la stratégie maritime qu’à en subir les conséquences.

1.      KURT ASSMANN

1.      I – La réalisation de la puissance allemande sur mer

O. Groos avait fait préfacer son ouvrage par le grand amiral von Tirpitz. Il ne fallait pas s’attendre donc à y trouver une quelconque remise en cause des principes qui avaient conduit, à partir de 1897, à la Flottenbau, la construction d’une puissante flotte de combat107.

Après deux guerres mondiales désastreuses, les tabous sont tombés et ce n’est certainement pas le fait du hasard si K. Assmann entame son ouvrage par un premier chapitre consacré à « la construction de la puissance navale allemande », der Aufbau der deutschen Seemacht, dans lequel après avoir relaté la genèse de cette flotte, il pose de façon très explicite la question de savoir si l’Allemagne avait bien construit la flotte de ses besoins.

En ce qui concerne la conception des différents type de bâtiments, il montre comment Tirpitz, jusqu’en 1905, durant ce que l’on pourrait appeler « l’ère des pré-dreadnoughts », a su corriger les erreurs précédentes de conception108 pour construire, avec les cuirassés de la classe Deutschland, des bâtiments dont il escomptait qu’ils compenseraient par le soin apporté à leur capacité de résistance, Standfestigkeit, un déplacement et un armement inférieurs à ceux de leurs homologues anglais.

En 1905, en lançant le Dreadnought, la marine anglaise accomplissait un pas que K. Assmann, après d’autres historiens, juge ainsi :

Il est très douteux, que, du point de vue anglais, l’Angleterre ait agi avec ce pas de façon judicieuse 109.

Il considère en effet qu’en dépréciant les bâtiments de ligne de type précédent, où elle disposait d’une supériorité numérique écrasante, elle fournissait à l’Allemagne l’opportunité d’un meilleur départ dans la compétition. Tirpitz se contentera, là encore, de suivre prudemment les accroissements de calibre de l’artillerie principale initiés par la marine anglaise. Ce n’est qu’en 1913 que les deux marines en viendront ensemble au calibre de 381 mm, mais il conservera, avec le 150 mm, une artillerie secondaire de défense contre les torpilleurs particulièrement efficace, alors que la marine anglaise se contentera du calibre de 105 mm110.

Tirpitz attachera une grande importance au torpilleur, l’ »arme du faible ». La conception allemande diffèrera encore de l’anglaise, les torpilleurs allemands plus petits étant principalement conçus et entraînés pour le combat de nuit, alors que les Anglais négligeront le combat de nuit mais développeront des bâtiments plus gros et mieux armés : le contre-torpilleur, destroyer.

1.      La construction de la flotte et l’Angleterre

En ce qui concerne le concept d’emploi de cette flotte, K. Assmann réfute le reproche émis d’avoir placé « la charrue avant les bœufs » en développant la tactique avant la stratégie. Ce fut bien la stratégie qui fut prise en compte la première :

Mais bientôt la tactique prit le pas sur la stratégie et domina alors si amplement toute notre capacité de réflexion, qu’il ne resta plus pour la stratégie qu’un espace restreint 111.

La base des lois navales fut constitué par les Mémoires tactico-stratégiques, Dienstschrift, du commandement supérieur de la marine, l’Oberkommando ; le Dienstschrift IX de 1894 qui mettait l’accent sur la nécessité de l’offensive stratégique, en représentait le couronnement112. Mais le document précisait bien que la « flotte offensive » à construire devait détenir une supériorité d’un tiers sur la flotte à combattre et le cas envisagé était celui d’une guerre sur deux fronts contre la France et la Russie, c’est à dire contre des marines secondaires.

Mais, avant le tournant du siècle, l’adversaire change et l’Angleterre est envisagée, en filigrane seulement, dans l’exposé des motifs de la première loi navale de 1898, qui préconise que :

Contre des puissances navales plus puissantes, la flotte de combat a seulement la signification d’une flotte de coup de main, Ausfallflotte 113.

Tirpitz reste cependant fidèle à l’idée de l’offensive stratégique. La seconde loi navale de 1900 fait passer le nombre des grands bâtiments (bâtiments de ligne et croiseurs-cuirassés) de 25 à 34 (40 grâce à l’amendement de 1906) au motif que l’Ausfallflotte ne pouvait servir qu’une fois et qu’elle était bien incapable de conduire toute une guerre contre un adversaire maritime supérieur :

Seule une flotte de cette puissance, croyait Tirpitz, pouvait procurer à l’accession au rôle de puissance mondiale, Weltmacht, la protection et le soutien nécessaires 114.

Un conflit avec l’Allemagne devait risquer de mettre en cause la position de puissance de l’adversaire le plus puissant sur mer : ce « concept du risque », Risikogedanke, était placé au cœur même de la conception de la flotte allemande :

La construction de la flotte, alors même qu’elle était considérée à l’étranger mal disposé à notre égard comme impérialiste et agressive, répondait du côté allemand à un concept purement défensif 115.

Le Risikogedanke avait un but purement politique : celui d’interdire la guerre. Un rapport de force de 2/3 paraissait suffisant pour atteindre cet objectif, d’autant que l’on escomptait à l’origine que, compte tenu des responsabilités de puissance mondiale de la Grande-Bretagne, la flotte anglaise n’aurait pas la faculté d’être concentrée dès le début du conflit.

K. Assmann note toutefois que dans ce renoncement à un véritable équilibre de force avec la flotte anglaise, était en germe la retenue dont la Hochseeflotte a du faire preuve dès le début du conflit : en concentrant ses forces maritimes, grâce à une politique extérieure avisée, en parvenant même à dissocier l’Italie de la Triple Alliance, l’Angleterre avait retourné la situation initiale en sa faveur. Et au lieu d’un simple duel anglo-allemand jugé par Tirpitz comme le cas le plus dangereux et à l’aune duquel avait été déterminée l’ampleur de la Flottenbau, l’Allemagne avait à faire face à la coalition de puissance maritime dont, au début du siècle et à juste titre alors, elle jugeait la constitution comme impossible.

Il n’est donc pas justifié de faire à Tirpitz le reproche que la flotte qu’il avait créée n’était pas à la hauteur de la situation, car aucune nation n’aurait pu opposer une flotte à une telle coalition :

La politique anglaise avait triomphé du grand amiral Tirpitz, mais c’était parce qu’elle était supérieure à la politique allemande 116.

La direction politique notamment n’avait pas été capable d’utiliser une des capacités de la flotte mise en avant par Tirpitz lors de sa conception : la capacité d’alliance avec une puissance maritime secondaire, comme Tirpitz lui-même le rappelle dans ses « Mémoires » :

La politique de la flotte et celle des alliances devaient se compléter 117.

En 1914, du fait de la position géographique qui lui était défavorable, la flotte allemande ne pouvait avoir le caractère d’une « flotte offensive » :

La bataille qui initialement, au commencement de la construction de la flotte, était considérée comme le couronnement de l’offensive stratégique, avait pris dans l’intervalle le caractère d’une bataille purement défensive dans la baie d’Helgoland et avait été d’année en année de ce fait le fondement des exercices d’entraînement de la Hochseeflotte 118.

2.      Admiralstab et Generalstab 

119

K. Assmann reprend dans ce chapitre les critiques déjà émises pour l’essentiel par O. Groos sur des stratégies qui non seulement s’ignoraient mais s’opposaient. Comme lui il impute à l’Admiralstab de n’avoir rien tenté pour sortir d’une situation où il était le principal lésé.

Il va même pour sa part jusqu’à regretter que la seconde crise marocaine de 1911 n’ait pas eu l’effet, qui eût été salutaire à son avis, de promouvoir Tirpitz au poste de chancelier : la direction de l’Etat s’en fût trouvée unifiée et Tirpitz aurait peut-être même, par son sens politique et son adresse, pu éviter la guerre…

3.      La riposte anglaise

En décidant le 25 octobre 1911 le retrait en cas de guerre de la flotte au nord de l’Ecosse, Churchill, alors premier Lord, consacrait le remplacement du blocus rapproché par un blocus éloigné :

Le concept politique du risque se retournait maintenant dans son effet militaire contre nous : la flotte allemande était devenue si forte, que l’Angleterre s’abstenait en cas de guerre d’attaquer militairement. Le concept du risque se trouvait également largement dépouillé de sa signification politique. Car dès lors que l’Angleterre pouvait espérer nous battre en cas de guerre sans engager sa flotte, le risque perdait aussi considérablement de son importance. Avec cette décision lourde de conséquences les points les plus brûlants de la guerre sur mer, dont nous avions supposé qu’ils se trouvaient dans le centre de la mer du Nord, se trouvaient transportés dans l’océan Atlantique, pour le moins vers les portes d’accès à l’Atlantique. C’est ainsi qu’était déterminé à l’avance le tragique qui a plané sur le commandement de notre flotte durant toute la guerre, car en tant que flotte destinée à l’Atlantique, notre flotte de haute mer n’avait pas été construite ainsi 120.

En cas de blocus rapproché, la flotte pouvait encore être utilisée comme « flotte de coup de main », l’objectif était maintenant hors de sa portée. Certains marins avaient très tôt pris conscience de cette réalité, l’amiral von Heeringen, le chef de l’Admiralstab, n’avait-il pas déclaré en 1912 :

Si les Anglais s’en tiennent de façon réellement conséquente au blocus éloigné, le rôle de notre belle flotte de haute mer peut devenir très tragique. C’est alors les sous-marins qui devront faire l’ouvrage 121.

Mais il existait surtout des gens qui, comme son successeur l’amiral von Pohl, croyaient qu’« ils doivent venir à nous » et la marine n’était dans son ensemble pas psychologiquement préparée à la situation nouvelle et croyait encore au concept de « la bataille dans la baie d’Helgoland ».

Dans la mesure où l’objectif de la conduite de la guerre est le contrôle des voies maritimes de communications, pour l’Angleterre cet objectif était la Manche et l’océan Atlantique, pour l’Allemagne c’était l’accès au commerce mondial par la Manche et le passage entre l’Ecosse et la Norvège, le concept du « corps de bataille déployé entre l’Ems et la Tamise » ne jouait plus aucun rôle.

Et K. Assmann se demande s’il pouvait en être autrement : pour lui, si cet aspect du problème avait été envisagé dès 1900 par un esprit particulièrement prospectif, la construction navale du début du siècle, dépendante de la consommation de charbon, n’était pas capable de construire une flotte capable de conduire une guerre hors de la mer du Nord, avec comme seuls points d’appui les embouchures des fleuves allemands.

Le problème n’était pas soluble sans un élargissement de la base de conduite de la stratégie maritime.

4.      L’Admiralstab et la conduite de la guerre sur mer

Afin de mettre fin aux frictions existant entre le commandement supérieur de la marine, l’Oberkommando, et l’organisme qu’il dirigeait lui-même, le Reichsmarineamt, et aussi sans doute afin d’assurer sa totale liberté d’action, Tirpitz avait obtenu de Guillaume II, en 1899, la suppression de l’Oberkommando122. L’état-major proprement dit, l’Admiralstab, avait subsisté comme entité indépendante, son chef avait été subordonné directement, Immediatstelle, à l’empereur. Dépourvu de toute prérogative en ce qui concernait la politique de construction, pour laquelle il était rarement consulté, il n’avait pas davantage de lien vraiment défini avec les autorités à la mer, die Front. Il était considéré comme une sorte « d’autorité d’études pour la guerre sur mer », élaborant des plans d’opérations qui n’engageaient que lui-même. Les tentatives effectuées par ses différents chefs pour acquérir une véritable influence restèrent sans effets123.

Tirpitz ne considérait pas l’organisation éclatée de la marine124 comme une fin en soi, même si elle l’arrangeait provisoirement, il comptait en temps de guerre sur la création d’un commandement supérieur de la guerre, Oberste Seekriegsleitung, qui aurait disposé des mêmes prérogatives que le Generalstab 125. Il oubliait simplement qu’il avait lui-même convaincu l’empereur, pour les besoins de la cause en 1899, que l’Admiralstab était un échelon inutile entre la marine et l’Oberste Kriegsherr, comme l’empereur se qualifiait lui-même.

Le Kaiser refusa de modifier l’organisation et la marine entra dans la guerre avec sa structure éclatée. Comme l’empereur n’était pas à même d’exercer l’ensemble de ses prérogatives, l’Admiralstab y gagna la signification d’un conseiller responsable pour l’ensemble de la conduite de la guerre sur mer, rôle auquel il n’était pas préparé par sa structure et pour lequel son chef, l’amiral Pohl, ne disposait pas de l’autorité nécessaire.

Le chef du cabinet marine, l’amiral G. von Müller, éloigné de par ses fonctions depuis longtemps de die Front, y gagna sur la conduite de la guerre sur mer une influence sans rapport avec ses fonctions.

Tirpitz, en qui K. Assmann voit la seule personnalité jouissant du prestige suffisant pour la fonction de chef de l’Oberste Seekriegsleitung 126, n’avait pour sa part rigoureusement aucune responsabilité de caractère opérationnel. Il obtint seulement de devoir être consulté par le chef de l’Admiralstab. Il n’exercera en fait (et contrairement à une opinion encore couramment répandue) aucune influence réelle sur la conduite de la guerre.

Ce n’est qu’en août 1918 que sera créée et placée sous la direction de l’amiral Scheer une Seekriegsleitung digne de ce nom. Et K. Assmann de faire remarquer que la leçon ne sera pas perdue pour la Kriegsmarine.

2.      II – La Première Guerre mondiale

1.      Le problème de la bataille

Le Dienstschrift IX avait mis l’accent sur la nécessité de la bataille décisive, die Entscheidungschlacht, et l’avait ainsi placée au centre de toutes les réflexions, contribuant ainsi à faire oublier que, comme l’écrira le vice-amiral Wegener, « la bataille n’est qu’un moyen au service de la stratégie » et qu’il ne faut donc pas la considérer comme « l’objectif final de la stratégie » 127.

Mais les flottes modernes étant composées de bâtiments coûteux, difficilement remplaçables, il en résulte que la bataille ne peut être acceptée qu’en situation de supériorité absolue. Pour qu’il y ait bataille, il faut donc une volonté réciproque, de la rechercher ou pour le moins de l’accepter, étant entendu que celui qui s’y dérobe accepte le risque de laisser à l’adversaire le contrôle des routes maritimes.

Pour K. Assmann, il convient donc, avant toute analyse de déterminer quelle était de chaque côté, die Einsatzbereitschaft zur Schlacht, « la disposition à la bataille ».

2.      La disposition allemande à la bataille

La flotte allemande n’avait pas d’autre alternative pour combattre que celle d’aller rechercher l’adversaire jusqu’à la limite de son rayon d’action :

Il fallait en conséquence être bien conscient que chaque action offensive dans ce but pouvait conduire à un combat pour l’existence, Existenzkampf, contre des forces d’une supériorité considérable 128.

La flotte, pourtant impatiente de combattre, reçut une directive de recherche préalable « d’équilibre des forces », uniquement tempérée par l’obligation d’accepter la bataille « dans des conditions favorables »129 :

Nous avions compté sur le fait que les Anglais nous attaqueraient ; au lieu de cela la flotte anglaise, en possession de nos portes d’accès aux mers du monde, s’installa dans la défensive stratégique 130.

Le problème de la direction suprême de la guerre était de gagner la guerre, pas d’engager une flotte qui, en couvrant le front Nord et la Baltique, accomplissait la tâche qui lui avait été impartie. Il n’existait donc aucune raison valable de risquer la bataille décisive. K. Assmann note que même Tirpitz, présenté comme le plus chaud partisan de l’engagement de la flotte, n’était pas aussi inconditionnel qu’on l’a présenté (ou qu’il s’est présenté lui-même) :

Dans les temps prochains, il faut toutefois attendre encore pour la bataille, jusqu’à ce que…la décision principale ait été obtenue à l’Ouest 131.

Le danger que faisait courir le blocus anglais avait été reconnu, mais personne ne croyait à une guerre de longue durée, qui faisait de ce risque un risque mortel qui aurait justifié la bataille.

Rechercher « l’équilibre des forces », sans assumer les risques qui y étaient forcément liés représentait une autre gageure. On peut reprocher au commandement de la flotte, jusqu’à Scheer, une certaine passivité, mais il faut tenir compte du fait que la flotte allemande souffrait d’un double désavantage, quantitatif (le nombre des bâtiments) et qualitatif (le calibre inférieur de l’artillerie principale). Il faudra attendre la bataille du Jutland pour que soit vérifié l’axiome de Tirpitz selon lequel la protection des bâtiments et la qualité des projectiles compensaient ces désavantages.

K. Assmann conteste toutefois que l’attitude de réserve ait eu également un motif politique : le désir de conserver la flotte comme facteur de force pour les négociations de paix132.

Il note enfin la difficulté de déterminer dans la guerre sur mer dans quelle mesure la décision d’engagement est le fait de la direction suprême de la guerre ou du commandant en chef de la flotte. La situation peut changer rapidement lorsqu’une flotte est à la mer, son chef dispose d’une réelle liberté d’action, il peut décider de livrer bataille, même lorsqu’elle n’a pas été préalablement souhaitée. Cela risque de dépendre, en définitive, de la capacité d’éclairage de ses forces. L’augmentation actuelle de ces capacités facilite la décision.

3.      La disposition anglaise à la bataille

Le 2 août 1914, Churchill remplaçait au commandement de la Grand Fleet l’amiral Callaghan, partisan avéré de l’offensive stratégique, par l’amiral Jellicoe.

L’ordre d’opérations anglais assignait à la Royal Navy trois missions :

* couper les liaisons maritimes allemandes par l’établissement d’un blocus éloigné ;
* protéger les Îles britanniques contre toute invasion ;
* assurer la protection des voies de communications impériales.

On notera qu’aucune allusion n’était faite à la bataille pour la maîtrise de la mer que l’ordre d’opérations allemand citait, avec les réserves que nous connaissons, comme objectif final.

Les premières pertes causées par mines et sous-marins et les premiers bombardements des côtes anglaises allaient quelque peu ébranler la confiance placée dans le blocus éloigné.

Le plan d’attaque contre Borkum destiné à forcer l’entrée en Baltique de même que le projet de débarquement en Poméranie avaient été abandonnés, car ils impliquaient un affrontement avec la Hochseeflotte dans des conditions estimées défavorables.

Dans quelles conditions la Grand Fleet aurait-elle accepté la bataille ? Certainement dans le cas d’une avancée de la flotte allemande en direction de la Manche. La flotte s’est trouvée ainsi prête au combat au milieu de la mer du Nord chaque fois que s’est posé le problème de transports de troupes importants133.

Le 30 octobre 1914, Jellicoe faisait accepter par l’Amirauté un mémorandum où il manifestait sans équivoque son intention de n’accepter la bataille que dans la partie nord de la mer du Nord. Il s’y déclarait prêt à assumer personnellement l’Odium que cette attitude réservée pouvait provoquer.

Son mémorandum montrait bien que la bataille n’était pas considérée comme une nécessité stratégique.

Et K. Assmann résume ainsi le paradoxe qui explique que l’on n’ait pas, des deux côtés, vraiment recherché la bataille décisive, ce qui a abouti au fait qu’elle n’a jamais eu vraiment lieu :

* la Hochseeflotte avait besoin de cette bataille décisive pour gagner, mais elle outrepassait ses capacités et la situation sur le front terrestre incitait à ne pas courir le risque d’une défaite sur mer ;
* la Grand Fleet n’avait aucun besoin d’une bataille décisive pour fournir la contribution attendue d’elle à la victoire finale134.

1.      L’Ordre d’opérations allemand et le mise en œuvre de la flotte

K. Assmann s’élève d’abord contre l’habitude de voir dans l’Ordre d’opérations initial du Kaiser la source de tous les maux futurs : pour lui-même un bon ordre d’opérations ne peut venir à bout d’une situation difficile.

Des appréciations qu’il porte sur la mise en œuvre de la flotte, nous n’évoquerons ici que celles qui nous ont paru lui être propres ou se différencier des jugements portés par O. Groos.

Le premier commandant en chef de la Hochseeflotte, l’amiral von Ingenohl, n’était pas, à son point de vue, le moins offensif des amiraux, Scheer compris135, il commit cependant deux lourdes erreurs dans la conduite des opérations qui entraîneront son remplacement :

Le 16 décembre 1914, lors de l’opération sur Hartlepool, il fera rebrousser chemin trop tôt au « Gros » placé en position de recueil des croiseurs de bataille, le 25 janvier 1915, lors de l’opération sur le Dogger Bank, il le conservera au port. A chaque fois il sera ainsi passé à côté d’un succès partiel.

Son successeur l’amiral von Pohl n’outrepassera jamais la limite des 100 nautiques, restant ainsi dans la zone où l’adversaire ne prendrait pas le risque de l’affronter.

Scheer enfin reviendra aux pratiques offensives d’Ingenohl, ce qui conduira à la bataille du Jutland (Skagerrak), mais il n’en tirera pas moins la leçon que le succès final ne pourra être acquis que par la guerre sous-marine à outrance.

Et K. Assmann fait sienne l’appréciation portée par le commander Frost :

 

Une disposition à combattre aurait peut-être permis en 1914 des succès tactiques sur une flotte anglaise supérieure. Cela n’aurait cependant pas eu d’influence véritable sur la situation stratégique. En 1916, le moment de la bataille décisive était passé 136.

En ce qui concerne la mer Baltique, le vice-amiral Lans avait préconisé des opérations destinées à soutenir le flanc gauche d’Hindenburg.

Pour éviter une intrusion anglaise, le gouvernement danois avait obtenu un minage en commun des Belts, ce qui apportait des limites à la liberté d’action de la flotte allemande137.

Durant l’hiver 1914-1915, un débarquement en Courlande eût été très efficace, mais aussi bien Tirpitz que l’Admiralstab étaient opposés au déplacement en Baltique du centre de gravité de la mise en œuvre de la flotte.

Il faut noter cependant que la flotte allemande n’en assura pas moins en Baltique, durant toute la guerre, la sûreté du transport du minerai de fer suédois, vital pour l’économie de guerre et qu’elle contribua à paralyser la capacité combative de l’armée russe en coupant son ravitaillement.

Cette conduite de la guerre économique contribuera, mais trop tard, à tirer l’Allemagne de la « guerre sur deux fronts ».

  1. Assmann n’en tire pas moins la conclusion globale que :

 

Le problème de la bataille en mer du Nord jetait aussi un voile sur la conduite de la guerre en mer Baltique 138.
    1. III – La guerre économique
      1. La guerre au commerce outre-mer

La guerre économique constitue une toute autre forme de la guerre sur mer qu’une conduite de la guerre purement militaire… Lorsqu’en février 1915 la direction suprême allemande de la guerre décida d’intensifier la guerre économique contre l’Angleterre, elle mit en branle un changement fondamental de la stratégie maritime qu’elle avait suivie jusque là 139.

Pour K. Assmann, le sous-marin constitue le vecteur principal de la guerre économique140 mais, lors de la Première Guerre mondiale, celle-ci n’a pas commencé qu’en février 1915 avec la déclaration de zone de guerre.

Après avoir rappelé le rôle remarquable joué dans le passé par la « guerre de croiseurs », il déplore le manque point d’appui dont ont souffert durant la Première Guerre mondiale les croiseurs stationnés outre-mer pour accomplir leur mission principale d’interruption du commerce ennemi :

Nos colonies étaient considérées en temps de paix uniquement comme des entités économiques, elles ne constituaient en conséquence aucune base stratégique pour la conduite de la guerre outre-mer 141.

Seule exception, Tsing-Tao, mais la direction du Reich n’est pas parvenue à maintenir le Japon en dehors de la guerre.

  1. Assmann met lui aussi en exergue l’interdépendance qui doit exister entre la conduite de la guerre dans les eaux métropolitaines et celle outre-mer :

La guerre outre-mer et celle dans les eaux métropolitaines se complètent mutuellement. Elles constituent un théâtre de guerre unique, sur lequel toutes les opérations exercent une action réciproque permanente 142.

Des opérations proprement dites, il tire donc les mêmes enseignements qu’E. Raeder et O. Groos. Plus original est le retour sur le passé de la Flottenbau qu’il effectue dans le droit fil de ses toutes premières réflexions.

Il rappelle ainsi qu’à ceux qui critiquaient la construction d’une flotte de combat métropolitaine au détriment de la protection des communications maritimes, Tirpitz rétorquait :

D’abord la flotte de combat métropolitaine, ensuite la constitution d’une capacité d’action outre-mer.

Ce point de vue était, à son avis, justifié mais il a privé l’Allemagne d’un succès dans la guerre économique, et il s’agit là dans son esprit de celle que se livrent les grandes puissances dès le temps de paix. Et il émet une idée originale :

Peut-être une dislocation des forces maritimes sur toute la surface du globe, identique à celle de l’empire mondial britannique, aurait-elle diminué le fardeau politique, qui était lié pour le Reich à la construction de la flotte. Car c’était justement la concentration de la puissance maritime allemande devant sa propre porte, que le peuple britannique, qui vivait dans la crainte permanente d’une invasion, ressentait comme une menace insupportable 143.

Et il rappelle que les négociations anglo-allemandes sur la dévolution des colonies portugaises constituent bien la preuve que l’Angleterre était loin d’être opposée à un agrandissement colonial du Reich allemand144.

      1. Flotte de haute mer et guerre sous-marine
  1. Assmann commence par faire remarquer que l’appellation « guerre sous-marine au commerce » est impropre car trop exclusive, elle ne tient aucun compte du rôle tenu par les bâtiments de surface eux-mêmes dans cette forme de guerre : sans la maîtrise de la baie allemande exercée par la Hochseeflotte, qui a permis le combat victorieux contre le blocus par mine, cette guerre aurait été étouffée dans l’œuf145.

L’activité de la Hochseeflotte contraignit la Grand Fleet à conserver pour sa protection des forces légères qui auraient pu soutenir la guerre anti-sous-marine. Les actions offensives menées visaient non à détruire mais à lier les forces adverses. Elles pouvaient être couronnées de succès, comme fin 1917 aux Shetlands, lorsque les forces qui les menaient disposaient d’un rayon d’action suffisant146 :

Dans ce combat mené contre l’économie de guerre anglaise, l’arme sous-marine et la Hochseeflotte se présentaient à nous comme un tout inséparable, et si l’on sous-estime la part de la Hochseeflotte aux résultats obtenus par la guerre sous-marine au commerce, cela risque de mener à des conclusions fausses. Il faut dire que du point de vue stratégique, ce n’est que grâce à la liaison avec la guerre sous-marine que la conduite de la guerre des forces de haute mer a reçu sens et teneur 147.

De son côté, le sous-marin n’a pas seulement perturbé le commerce ennemi. Il a été un auxiliaire de la flotte extrêmement important pour la conduite de la guerre en haute mer, qu’il s’agisse de son rôle d’éclaireur ou de sa capacité d’infliger des pertes à l’adversaire au cours de ses transits aller ou retour. Ce n’est pas le fait du hasard si la Hochseeflotte s’est montrée particulièrement entreprenante durant le printemps-été 1916, alors que la guerre sous-marine au commerce était pratiquement suspendue148.

      1. La guerre sous-marine au commerce limitée

Avec ce type de guerre, c’était une « terre inconnue » qui était abordée, car le sous-marin n’avait jamais été testé dans le rôle de destructeur du commerce, Handelszerstôrer, et il n’existait aucune norme conforme au droit international :

Dans aucune autre mesure du temps de guerre la politique et la conduite de la guerre n’étaient aussi étroitement en contact – et dans aucune autre les contradictions entre les deux ne se heurtaient de façon aussi aiguë 149.

Une déclaration pure et simple de blocus limité à l’embouchure de la Tamise, comme l’avait préconisé Tirpitz lui-même pour des raisons politiques et en raison du petit nombre de sous-marins disponibles, n’aurait posé aucun problème de droit international dans la mesure où tout bâtiment ennemi ou neutre qui l’enfreignait considéré comme « briseur de blocus » s’exposait à la destruction.

Il en allait tout autrement avec la déclaration de zone de guerre. Les bâtiments neutres ne pouvaient pas être traités sans ménagement.

L’Admiralstab pensait pour sa part en terme de guerre illimitée. Tout bâtiment ennemi ou neutre participant au ravitaillement de l’Angleterre était justiciable d’un torpillage sans avertissement. Sur cette question capitale non seulement son avis divergeait de celui de la direction politique, mais une incompréhension lourde de conséquences pour l’avenir régnait entre les deux instances sur la façon dont les choses se passeraient dans la réalité :

Tandis que l’Admiralstab a cru que la consigne d’épargner les neutres qui lui avait été imposée de façon formelle ne s’appliquerait dans la pratique que dans des cas exceptionnels, la direction politique était, en contradiction avec cela, de l’avis que l’avertissement émis du risque de voir un bâtiment neutre être coulé par suite de méprise avec un bâtiment ennemi, ne correspondrait qu’exceptionnellement à la réalité 150.

La direction politique n’avait pas vraiment compris comment l’Admiralstab comptait vraiment conduire la guerre et elle avait pris pour argent comptant l’assurance donnée par son chef, l’amiral Pohl, qui allait être remplacé par l’amiral Bachmann, que les bâtiments neutres éviteraient la zone de guerre et qu’en cas d’incident les neutres se contenteraient de protestations de pure forme. Elle fondait son appréciation sur le précédent créé par la déclaration britannique analogue, négligeant le fait que cette dernière n’avait été perçue que comme une menace indirecte à la liberté de navigation, alors qu’en n’excluant pas la destruction de bâtiments neutres en cas de méprise, la déclaration allemande du 4 février allait être aussitôt perçue comme une menace directe, susceptible de mener à des incidents sanglants.

L’émotion qu’elle suscitera immédiatement, la détérioration de la situation politique de l’Allemagne qui en résultera, feront que les premiers ordres donnés aux commandants de sous-marins, qui s’apparentaient à des ordres de guerre illimitée, furent aussitôt rapportés et qu’ils reçurent pour instruction d’épargner les bâtiments neutres151.

Il y eut plus grave. Alors qu’on pouvait s’attendre à une concentration des efforts sur ce nouveau type de guerre, des sous-marins continuèrent à être employés à des besognes secondaires et les chantiers de construction navale ne furent pas employés au maximum de leurs capacités152 :

La guerre sous-marine ne fut pas encore jugée et reconnue comme le facteur décisif, comme en 1917 où elle imposera son sceau à la guerre 153.

Les protestations américaines provoquées par les incidents du Lusitania (7 mai 1915) et de l’Arabic (9 août) inciteront le nouveau chef de l’Admiralstab, l’amiral von Holtzendorff, à ordonner l’arrêt de la guerre sous-marine le long de la côte occidentale anglaise et dans la Manche :

Il était ainsi mis fin à la guerre sous-marine en raison de l’exigence de la direction politique dans les seules zones maritimes où une efficacité décisive pouvait en être attendue 154.

Cette guerre, même menée en respectant autant que faire se pouvait l’ »ordre de prise », nach Art der Prisenordnung, avaient pourtant obtenu des résultats tout à fait satisfaisants. Il est vrai que c’était encore l’époque où les bâtiments de commerce étant dépourvus d’escorte et non armés, les sous-marins pouvaient opérer en surface et utiliser leurs canons.

      1. La guerre sous-marine illimitée

La menace d’une entrée en guerre des Etats-Unis avait pesé d’autant plus lourd dans la décision d’arrêt que le général von Falkenhayn, chef d’état-major de l’armée, estimait que ce risque ne pouvait être encouru.

A la fin de 1915, après la défaite de la Serbie et l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des puissances centrales, il changea d’avis et posa la question qui allait maintenant dominer le débat politique, à savoir si :

 

Du point de vue de la marine, une guerre sous-marine menée à outrance, mit voller Wucht, constituait un moyen de guerre si efficace que l’on pouvait s’accommoder des inconvénients qu’amèneraient une rupture avec l’Amérique, et si on pouvait attendre d’une guerre sous-marine illimitée, que par les dommages économiques qu’elle infligerait, elle puisse inciter l’Angleterre à la paix avant environ la fin de 1916 155.

Tirpitz et Holtzendorff répondirent par l’affirmative, tandis que Bethmann-Hollweg trouvait pour s’y opposer le soutien des secrétaires d’Etat à l’Intérieur et aux Affaires étrangères.

Le Kaiser arbitra en repoussant la décision à avril 1916. Cette décision ne mit pas fin aux tensions internes, qui se traduisirent notamment par la démission de Tirpitz, irrité d’être tenu à l’écart.

L’interception d’une note de l’Amirauté anglaise ordonnant aux bâtiments de commerce armés de se comporter de façon offensive à l’égard des sous-marins donna à l’Admiralstab le prétexte cherché pour obtenir du Kaiser, en février 1916, l’autorisation de reprendre une guerre limitée à l’attaque des bâtiments armés et en mars l’extension de cette autorisation aux bâtiments non armés, à l’exception des paquebots.

La menace américaine consécutive à l’incident du Sussex (24 mars 1916) d’une rupture des relations diplomatiques allait entraîner l’ordre de conduite de la guerre sous-marine nach Art des Prisenordnung, ce qui impliquait notamment l’interdiction de torpiller sans sommations.

C’est cet ordre qui provoquait la décision des commandants opérationnels, à savoir le commandant en chef de la Hochseeflotte et celui du Marinekorps des Flandres156, d’arrêter la guerre sous-marine autour de l’Angleterre, à l’exception du mouillage de mines. Ils manifestaient ainsi l’opinion que la guerre sous-marine illimitée était le seul mode d’emploi convenable de cette arme et pensaient forcer ainsi la main aux politiques. L’arme était cependant à deux tranchants :

 

Pour la suite de la guerre l’arrêt durant six mois de la guerre sous-marine autour de l’Angleterre a eu probablement de lourdes conséquences. Le tonnage de fret qui n’a pas été alors coulé, que l’on peut au bas mot estimer à environ 1 million de tonnes, s’il avait manqué en 1917-1918 aux Alliés, aurait peut-être provoqué le changement décisif de la guerre sous-marine, dont nous savons combien elle fut près du succès final 157.

Tandis que Falkenhayn insistait vivement pour qu’il fut répondu à la menace américaine par une proclamation immédiate de la guerre sous-marine illimitée, Holtzendorf, s’écartant de la position qu’il avait eue jusque-là, conseillait de céder.

La guerre sous-marine, nach Art der Prisenordnung, devait commencer à reprendre dans la Manche, à l’initiative du commandant de la flottille de sous-marins, qui estimait ne plus pouvoir renoncer à ce type d’activité fructueux. Devant les bons résultats obtenus, Holtzendorf obtenait l’autorisation d’une reprise générale de la guerre respectant l’ordre de prise.

D’octobre 1916 à janvier 1917, 300 000 tonnes par mois furent envoyés par le fond, ce qui contribuera à la prise de conscience par l’Angleterre de la réalité de la menace :

 

Il est dans la nature de l’Anglais, de ne se préoccuper sérieusement d’un danger que lorsqu’il a “le couteau sur la gorge”, mais de se ressaisir alors avec l’énergie la plus obstinée et en déployant tous les moyens accessibles au prix d’héroïques efforts, afin de vaincre 158.

Ce sera en Angleterre, sous la direction de l’amiral Jellicoe nommé First Sea Lord, le début d’un gigantesque effort de développement des différents moyens de lutte contre les sous-marins. Il était grand temps car en Allemagne les derniers obstacles sur la voie d’une guerre sous-marine à outrance n’allaient pas tarder à tomber.

Le commandement supérieur de l’armée considérait maintenant la situation comme suffisamment consolidée pour pouvoir envisager le risque lié à une entrée en guerre des Etats-Unis, il n’en était pas moins convaincu, comme l’affirmera le général Ludendorff le 18 novembre 1916 devant une commission parlementaire, que :

 

La situation était telle que nous ne pouvions pas compter sur une victoire sur le seul théâtre d’opérations terrestre ;

La marine ne se déroba pas devant la question posée :

 

L’Admiralstab se porta par contre garant du fait que la guerre sous-marine atteindrait son objectif dans l’intervalle d’une demi-année ; durant cet intervalle, il n’y avait pas à compter sur un engagement des troupes américaines en France 159.

Le refus de l’offre allemande de paix, l’absence de pression du président Wilson sur l’Angleterre pour le respect de la liberté des mers, vont faire le reste.

La guerre sous-marine illimitée était décidée lors du conseil supérieur de guerre du 9 janvier 1917, la date de son ouverture fixée au 1er février 1917.

Le chancelier Bethmann-Hollweg qui y restait opposé plus que jamais se plia à la décision et ne donna pas pour autant sa démission, comme l’avait fait Tirpitz dans la conjoncture opposée. Et K. Assmann de regretter que l’état de disgrâce impériale dans lequel se trouvait ce dernier, n’ait pas permis de faire appel comme chancelier au seul homme susceptible, selon lui, de galvaniser suffisamment les énergies pour aboutir au succès :

 

L’Admiralstab et l’Oberste Heeresleitung exigèrent la guerre sous-marine illimitée, car ils voyaient en elle certes une arme à double tranchant, mais la plus aiguisée et la dernière dont nous disposions encore, et parce qu’ils croyaient au succès. La direction politique ne croyait pas au succès, mais elle était hors d’état de s’opposer avec des arguments crédibles à l’optimisme des autorités militaires 160.

Le caractère tragique de cette décision réside, selon K. Assmann, dans le fait que le président Wilson, alors convaincu que les Anglais poursuivaient eux aussi des buts de guerre impérialistes, tenait réellement à son idée de peace without victory et que l’initiative allemande frustrait son espérance d’en être l’arbitre.

La révolution russe allait créer, à peine deux mois plus tard, une situation nouvelle ; Ludendorff déclarera après la guerre qu’il eût été d’un tout autre avis sur l’opportunité de la guerre sous-marine si l’événement avait pu être prévu.

  1. Assmann n’en prend pas moins position dans la polémique concernant la question de savoir si les Etats-Unis seraient de toute façon entrés ou non dans la guerre :

 

L’opinion dominante s’appuie sur le fait que les intérêts généraux des Etats-Unis et des Alliés dans la guerre mondiale étaient si étroitement enchevêtrés, que les Etats-Unis nous auraient déclaré la guerre de toute façon et au moment qui leur aurait paru opportun, sans se soucier de savoir si, ou comment, nous menions la guerre sous-marine 161.

La seule réserve émise par lui est qu’au tournant des années 1916-1917, Wilson privilégiait la médiation, et que la décision allemande ne lui laissait plus le choix, car :

 

Une victoire allemande, Wilson n’en voulait à aucun prix 162.

Certains experts militaires sont néanmoins de l’avis que si les divisions américaines étaient intervenues six mois plus tard, la « grande bataille de France » eût été gagnée, et K. Assmann pense pour sa part que l’occupation alors possible des côtes française et belge aurait créé des conditions plus favorables pour la lutte qui aurait continué contre l’Angleterre.

Avec des pertes de fret maritime qui atteignent 650 000 tonnes par mois, les six premiers mois de la guerre sous-marine illimitée n’atteignent pas le résultat escompté, mais les pertes causées n’en excèdent pas moins la capacité de remplacement alliée.

Ces succès initiaux et l’effondrement russe n’en auront pas moins le fâcheux effet de dissuader le gouvernement allemand de faire preuve de la modération qui eût été nécessaire pour faire aboutir la tentative de médiation du pape. La négociation fut également retardée par le remplacement en juillet 1917 comme chancelier de Bethmann-Hollweg par Michaelis. Le renversement de tendance dans la guerre sous-marine fit que ce fut alors l’Angleterre qui, sentant le danger passé, se montra opposée à une paix de compromis.

  1. Assmann résume ainsi les raisons de l’échec :

 

Les résultats actuels des recherches dans ce domaine amènent à considérer comme non injustifiée l’hypothèse selon laquelle, grâce à l’effet de la guerre sous-marine, certaines perspectives de paix existèrent à l’été 1917, qui restèrent cependant inutilisées, car il nous a manqué une direction de l’Etat forte et avisée, qui ait eu les commandes en main à l’intérieur comme à l’extérieur, en particulier dans la question des objectifs de guerre recherchés. Il n’existait certes aucune perspective pour ce que nous appelions alors une “paix victorieuse”, Siegfried, mais il en existait certainement pour une paix de conservation, qui dans notre situation, comme après la guerre de Sept Ans la paix d’Hubertusburg, aurait signifié une victoire allemande 163.

Et c’est sur ces mots que K. Assmann clôt la partie de son étude consacrée à la Première Guerre mondiale.

*
* *

Il était intéressant de mettre en parallèle l’analyse de deux historiens de renommée équivalente, que séparent une génération d’homme mais surtout une Seconde Guerre mondiale.

La relation qu’ils font des événements eux-mêmes est pratiquement identique, ce qui est la preuve que dans ce domaine, grâce aux remarquables études anglaises et allemandes qui ont suivi la guerre et que nous avons citées, la « part d’ombre » était des plus limitée.

Leurs ouvrages n’en diffèrent pas moins profondément dans leur esprit même et dans les priorités choisies, qui se reflètent dans les titres eux-mêmes.

L’ouvrage d’Otto Groos se veut didactique. Il s’agit pour lui de rappeler les grands principes de la stratégie maritime. Ce n’est pas par hasard ou par esprit œcuménique qu’il se réfère au dernier maître en la matière, J.S. Corbett, et de voir « à la lumière de la guerre mondiale » comment ils ont été appliqués et quel en fut le résultat. Son livre est de ce point de vue une réussite.

Mais il est aussi évident qu’il écrit à une époque où sévissent encore certains « tabous ». Le simple fait que le livre ait été préfacé, juste avant sa mort, par le grand amiral von Tirpitz est suffisant pour indiquer qu’il ne faut pas s’attendre à un examen et surtout pas à une remise en cause des principes qui avaient conduit à la construction de la flotte impériale allemande. Même s’il fait au demeurant preuve de modération, il n’est pas davantage question qu’il touche de trop près au mythe de la « victoire allemande » au Jutland-Skagerrak, ce qui l’entraîne à quelques appréciations tout à fait contestables, voire même non exemptes de contradiction, lorsqu’on compare les jugements portés sur la bataille dans les différents chapitres164.

En étudiant « La stratégie maritime allemande au cours de deux guerres mondiales », Kurt Assmann n’a pas les mêmes ambitions didactiques, mais trente ans plus tard et après un second désastre, il n’a plus à respecter les mêmes tabous et il pose les vraies questions.

Après avoir été adulé, Tirpitz avait fait l’objet de vives critiques, K. Assmann lui accorde pour sa part un véritable quitus en ce qui concerne le bien fondé de sa politique de construction de la flotte. Quand elle a été conçue, elle correspondait aux aspirations de politique mondiale, Weltpolitik, du Reich allemand. Le « concept du risque », Risikogedanke, avait un but essentiellement politique, qui aurait été atteint si la politique étrangère allemande avait été à la hauteur. Tirpitz ne peut être tenu responsable de son insuffisance. Aucune flotte ne pouvait être conçue pour tenir tête à la coalition rassemblée contre l’Allemagne.

Nous lui en donnons volontiers acte, à la réserve près qu’en stérilisant la réflexion stratégique allemande, qu’il avait pourtant contribué lui-même à porter à un haut niveau, Tirpitz ne peut être exempté de responsabilité dans l’incapacité de la marine allemande à s’adapter à la nouvelle donne stratégique165. Et il est permis de faire plus que de s’interroger sur l’aptitude qu’il lui prête à commander en chef la marine, et encore plus à assumer la direction suprême de la guerre.

Dans le chapitre consacré à la Première Guerre mondiale, s’agissant de la « bataille décisive », il montre qu’elle n’a pas eu lieu tout simplement parce que des deux côtés, pour des raisons différentes, elle n’était pas réellement recherchée. Ce point de vue affirmé lui évite, à propos du Jutland-Skagerrak, les contorsions intellectuelles de son prédécesseur.

En ce qui concerne la guerre sous-marine, il se distingue d’O. Groos en mettant davantage l’accent sur les aspects politique de ce type de guerre. Il montre comment et pourquoi la direction politique et les commandements militaires se sont révélés impuissants à surmonter leurs contradictions internes et à appliquer au moment opportun la stratégie dont ils avaient pourtant discerné les contours.

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Notes:

 

1 J.S. Corbett, Naval Operations.

2 Der Krieg zur See, 1914-1918, la plus grande partie des 15 volumes que comporterait ce travail magistral était alors déjà parue.

3 Nous avons eu l’occasion dans la première publication de cette série de montrer quelle était la responsabilité propre de Tirpitz dans l’assèchement de la pensée stratégique allemande, cf. F.E. Brézet, “La pensée navale allemande des origines à 1914”, L’évolution de la pensée navale I, pp. 119 et ss. ; cf. également F.E. Brézet, le Plan Tirpitz (1897-1914), une flotte de combat contre l’Angleterre, en cours de publication, Librairie de l’Inde, Paris.

4 Fort heureusement traduit de l’anglais maintenant, cf. J.S. Corbett, Principes de Stratégie Maritime, Economica, 1993.

5 Rappelons toutefois que si l’état-major de l’armée de terre, le Generalstab, s’était à la déclaration de guerre érigé en Grand Quartier Général en charge de la conduite de la guerre, le Kaiser avait conservé dans sa main l’exercice du commandement de la marine et l’état-major de la marine, l’Admiralstab, avait conservé la simple fonction de préparation des opérations que l’organisation de la marine lui conférait.

6 L’opinion avait même été exprimée en son temps qu’il valait mieux laisser le corps britannique s’engager sur le continent pour l’y écraser. Notons que l’état-major français lui-même ne semble pas avoir davantage intégré dans sa stratégie initiale l’appui anglais.

7 Cf. F.E. Brézet, Le Plan Tirpitz.

8 Cf. F.E. Brézet, Le Plan Tirpitz.

9 Cf. O. Groos, op. cit., p. 35.

10 Cf. F. Ratzel, Das Meer als Quelle der Völkergrösse ; cf. également, Michel Korinman, “De Friedrich Ratzel à Karl Haushofer, la Politische Ozeanographie”, dans L’évolution de la pensée navale V, La pensée géopolitique navale, p. 191.

11 L’auteur a naturellement à l’esprit les violentes campagnes d’opinion contre la guerre sous-marine.

12 Cf. O. Groos, op. cit., p. 52.

13 Cette opération de minage, qui avait été effectuée en accord avec le Danemark, ne présentait pas que des inconvénients puisqu’elle interdisait pratiquement la Baltique à la flotte anglaise, alors que la marine allemande disposait du canal de Kiel.

14 Cf. W. Wegener, Die Seestrategie des Weltkrieges, p. 66. Sur les conceptions du vice-amiral Wegener et leur impact, on se rapportera utilement à W. Rahn, “La réflexion stratégique dans la marine allemande de 1914 à 1945”, in L’évolution de la pensée navale II, p. 142.

15 Cf. F.E. Brézet, L’évolution du concept stratégique et politique d’emploi des forces de haute mer allemandes et ses conséquences sur la conduite de la guerre en mer du Nord de 1914 à 1918, à paraître.

16 Cf. O. Groos, op. cit., p. 61.

17 Il s’agit des opérations sur Yarmouth (3 novembre 1914), Hartlepool, Whitby et Scarborough (16 décembre 1914) ; la rencontre du Doggerbank (25 janvier 1915) montrait que ce genre d’opérations n’était pas sans risques.

18 En février 1915, tout en restant globalement sous le commandement de Jellicoe, elle était articulée en “flotte de combat”, battlefleet, placée sous le commandement direct de Jellicoe et stationnée à Scapa Flow et en “flotte des croiseurs de bataille”, battlecruiserfleet, placée sous le commandement de Beatty et stationnée à Rosyth.

19 Cf. O. Groos, op. cit., p. 70.

20 Cf. F.E. Brézet, Le Jutland, Economica, 1993.

21 Pour les Anglais cette maîtrise passait par le contrôle du Danemark. Les projets de débarquement envisagés déjà par Fisher lors de son premier

 

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LA PENSÉE NAVALE ITALIENNE ENTRE LES DEUX GUERRES MONDIALES

Ezio Ferrante

L’attention des analystes navals des années vingt se tourne avant tout vers une appréciation globale du terrible conflit qui vient de se terminer. La guerre navale a vu l’affirmation de nouveaux moyens militaires tels que le sous-marin, l’avion, qui remettent en cause la primauté traditionnelle et indiscutée des grands bâtiments de ligne cuirassés ; les amiraux italiens en avaient été les tenants en fervents disciples de Mahan, répudiant, en leur temps, les théories de l’amiral Aube et de la Jeune Ecole.

A l’encontre de telles opinions, la guerre navale dans l’Adriatique est essentiellement devenue une guérilla navale dans laquelle les « grandes unités », qui n’étaient même pas à l’abri dans leurs bases (destruction au port des cuirassés italiens Benedetto Brin et Leonardo Da Vinci, autrichiens Wien et Viribus Unitis), avaient fini par jouer le rôle de pivot stratégique, de fleet in being, en restant dans une quasi inactivité1. La redéfinition de la doctrine d’emploi des moyens navals et la discussion du rôle futur des grandes unités de combat – surtout en fonction des nouvelles formes d’offensive sur mer apparues clairement durant le conflit – sont au cœur du débat2. Même si, finalement, la vieille idéologie basée sur la guerre d’escadre, et sur le rôle principal dévolu au bâtiment de ligne qui en découle, est difficilement admise par les officiers de marine italiens bien qu’elle ait pour objectif la conquête de la maîtrise de la mer.

Romeo Bernotti se pose en défenseur des bâtiments de ligne, approuvant leur absence dans les opérations navales en Adriatique. Il rappelle qu’« au moins ces grandes unités avaient rempli leur rôle de toujours, celui de paralyser leurs semblables chez l’ennemi, et il serait hasardeux d’affirmer que, sans cet équilibre, ces grandes unités seraient restées indemnes ». En revanche, Alberto Da Zara, dans un article au titre évocateur : « Sopra, soto ed in alto »3, n’hésite pas à affirmer que pendant la guerre, « la maîtrise de la mer, première condition pour assurer la victoire sur terre, reste à celui qui a le plus de navires et le plus de canons ».

En réalité, comme nous l’enseigne l’histoire, toute guerre présente des caractéristiques propres, lesquelles, au-delà des inévitables innovations et applications techniques, ne peuvent faire abstraction d’une série de variables géopolitiques et géostratégiques qui évoluent lentement.

Une chose a été d’affronter la marine austro-hongroise dans une zone aussi étroite que l’Adriatique, une autre serait de déployer les forces navales italiennes en Méditerranée, avec toutes les inconnues et les variables possibles en fonction des dispositions prises par les forces en présence au moment d’un éventuel conflit armé. Ainsi, les contradictions de la pensée navale italienne, c’est-à-dire la surestimation de l’importance du sous-marin et de l’avion et immédiatement après, parallèlement, la réévaluation des grands bâtiments de ligne, seront destinées à exercer une influence sur les choix successifs de la politique navale, ou plutôt aéronavale, que l’on fonde sur une puissante flotte sous-marine, et une aviation « douhetiste’’ ; cela se manifeste plus en paroles qu’en faits, plus dans la forme qu’au fond, avec le très dangereux « corollaire » de la suppression de la soi-disant aviation auxiliaire, comme nous le verrons. A partir du début des années trente, le réarmement naval est axé sur la refonte/reconstruction des grands cuirassés déjà presque obsolètes, plutôt que sous la forme de constructions (car, pendant le conflit 1915-1918, en Italie, il n’a été construit ni cuirassé ni croiseur et les quatre dreadnoughts du type Caracciolo de 35 000 tonnes n’ont jamais été lancés).

Outre la discussion sur la « stratégie des moyens », toujours incertaine, car liée fonctionnellement aux choix politiques et stratégiques de la Nation, un second aspect important du débat, après un conflit, réside dans l’importance des communications maritimes en temps de crise et en temps de guerre. Dans ce sens, en fait, les résultats du premier conflit sont connus de tout le monde : 49 millions de marchandises ont transité par le détroit de Gibraltar contre 2 millions par le canal de Suez et cela grâce à un énorme effort de la marine marchande italienne, sans parler de la participation des marines alliées à la lutte anti-sous-marine4. Une situation alarmante qui ne pourra que devenir plus dangereuse au moment de la naissance du conflit suivant.

Dans l’affaire de Corfou en 1923, au moment le plus aigu de la crise, on envisage sérieusement un conflit avec l’Angleterre ; Mussolini, qui demande au grand amiral Thaon di Revel, ministre de la Marine, combien de temps l’Italie pourrait tenir dans cette guerre, s’entend répondre laconiquement et sur un ton dramatique : quarante-huit heures5. Au lendemain de l’affaire, le problème des communications maritimes, qui ne peut pas être ainsi négligé dans l’élaboration théorique de la problématique

maritime, est remis à l’ordre du jour. En témoignent les deux monographies « Per l’Efficienza dell’Italia » du commandant Alfredo Baistrocchi et « Il Potere marittimo ei rifornimenti dell’Italia in guerra » du commandant Guido Po. Pour le premier, « la guerre du futur sera essentiellement une guerre des Nations, une guerre des machines, une guerre d’industrie, une guerre des ressources internes », en définitive « une guerre dans laquelle tous les hommes seront des combattants ». Dans un tel contexte, la fonction principale de la Marine italienne sera celle « d’assurer la protection de ceux des trafics commerciaux dont dépend la vie de la Nation », tout en luttant contre le trafic commercial ennemi, en protégeant les côtes contre les attaques de l’adversaire.

De la même manière, Guido Po pense que la guerre sera gagnée par celui des deux adversaires qui, détenant la puissance sur mer, aura la possibilité de recevoir, plus longtemps que l’autre, son approvisionnement par mer ; cette affirmation caractérise, une fois de plus, la fonction de bouclier qu’assure la Marine italienne pour la protection du commerce maritime national afin de garantir à l’Italie la sécurité de son approvisionnement par mer « nécessaire à la Nation pour subsister et à l’armée pour combattre ». A la lumière de l’importance fondamentale du ravitaillement en temps de crise, l’auteur n’hésite pas à envisager une reformulation du concept de « maîtrise de la mer » lequel, selon lui, ne peut être entendu désormais que comme « maîtrise des communications maritimes ».

Le rôle stratégique que joue la marine marchande dans la poursuite de l’effort militaire sera, en un certain sens, le mot d’ordre dominant le débat sur la stratégie navale entre les deux guerres mondiales ; ce débat s’est poursuivi avec toute une série d’interventions parmi lesquelles quelques années plus tard, celle de l’amiral Romeo Bernotti, pour qui, avant tout, dans une perspective stratégique, « se manifestent les liens étroits entre les deux marines militaire et marchande ; la première ayant pour principale mission de défendre et de protéger l’autre et aussi de s’attaquer au trafic commercial maritime ennemi ; d’où la potentialité même de la marine marchande qui est un élément important des possibilités mêmes de l’action militaire ».

L’issue traditionnelle du débat sur la stratégie des moyens et la valorisation stratégique de la marine et des trafics commerciaux représentent les deux aspects fondamentaux du débat critique des années d’entre les deux guerres ; l’importance théorique de ce débat nous conduit à privilégier le rapport entre maîtrise de la mer et maîtrise de l’air qui apparaît en Italie durant la période.

Maîtrise de la mer ou maîtrise de l’air
La publication en 1921 de l’ouvrage du général Giulio Douhet, Il dominio dell’aria, avec sa conception de l’emploi exclusif, indépendant et décisif de l’avion dans une guerre future, ne pouvait susciter, chez les penseurs navals du moment, que des réactions critiques à propos des implications de l’ouvrage pour la maîtrise de la mer elle-même ; mais cela ne concernait pas la légitimité de l’aviation auxiliaire (aéronautique navale) dans les comparaisons du caractère « totalisant » de l’armée de l’air et de celui de son action finale dont Douhet était le prophète.

Malheureusement, la controverse dialectique entre Douhet et les penseurs navals s’est très souvent focalisée sur le problème technique de l’aviation auxiliaire (avec en appendice l’inévitable question des porte-avions) ; ou sur l’inconciliable contradiction entre les deux maîtrises, celle de la mer et celle de l’air, perçues comme étant parfaitement étrangères l’une à l’autre.

Une lecture critique des œuvres de Douhet, depuis celles, moins notables, qui précèdent chronologiquement la Grande guerre jusqu’à celles plus connues des années vingt, montre comment la problématique de la maîtrise de la mer est un objet d’étude et de réflexion de la part de l’auteur de la maîtrise de l’air, plus que Douhet lui-même ne voulait le faire apparaître, comme s’il reflétait toute une série d’analogies, depuis les plus infimes jusqu’à celles qui présentent la plus grande consistance théorique.

Examinons ces analogies d’après différents plans de détail ; avant tout, vient immédiatement à l’esprit l’outil de combat : le bâtiment de ligne. Comme ce dernier, l’avion « doit être, au plus haut point, en accord avec les exigences techniques selon quatre critères : armement, protection, vitesse, rayon d’action » ; et, ajoute Douhet lui-même, étant donné l’analogie des buts recherchés (même dans des domaines différents), il ne pouvait en être autrement ».

A l’instar de la Marine militaire et de la Marine marchande, il faut « créer une aviation civile capable au besoin, de se transformer en une puissante aviation militaire ».

Le principe fondamental est que « la surface se défend à partir de l’air comme les côtes se défendent à partir de la mer ». Si, en effet, « les côtes ne se défendent pas des attaques venant de la mer en disposant le long d’elles des navires et des canons, mais si la terre exerce la maîtrise de la mer en interdisant celle-ci à l’ennemi, les côtes sont hors de son atteinte » et, si « la surface terrestre représente les côtes de l’océan atmosphérique », alors « les conditions sont absolument semblables puisque la surface terrestre est à l’abri des actions ennemies non pas en installant sur toute son étendue des canons et des avions, mais en interdisant à son adversaire de voler, c’est-à-dire en exerçant la maîtrise de l’air ».

Réfléchissant sur l’effet du couple armée de l’air-flotte sur la résistance de l’ennemi dans la lutte pour les productions ou les destructions, l’amiral Maltzahn, cité par Bernotti, avait écrit :

Quand l’ennemi bloque nos ports, il ne fait pas tort qu’à la côte seule, mais à tout le pays. Ses navires s’arrêtent là où la mer cesse, mais le poing ganté de fer de la puissance maritime fait sentir son effet bien plus loin que la côte parce qu’il s’en prend aux bureaux des marchands, aux centres nerveux de l’industrie comme aussi aux demeures des ouvriers 6.

Douhet lui-même ne fait aucune difficulté pour reconnaître les enseignements de la première guerre mondiale :

Dans les deux camps on ne chercha à faire rien d’autre qu’agir contre les résistances des nations adverses. Il fut un temps où l’Entente craignit de perdre la guerre à cause de l’action des sous-marins allemands. Si cela n’eut pas lieu, ce fut essentiellement parce que les constructions des chantiers navals à la disposition de l’Entente réussirent à compenser les pertes en navires marchands dues aux sous-marins et ensuite à l’emporter sur ces pertes 7.

L’unique enseignement de ce type d’analogie, selon Douhet, est que, dans le domaine maritime, on peut s’attaquer surtout aux résistances adverses d’ordre matériel tandis que, dans le domaine aérien on investit toutes les résistances, qu’elles soient matérielles ou morales ; tandis que les forces navales provoquent l’écroulement de l’adversaire après une action prolongée et d’une manière indirecte, les forces aériennes, elles, peuvent le faire directement, rapidement et d’une façon décisive ; c’est là, affirme Douhet, la différence fondamentale « entre la guerre du passé et la guerre du futur ».

L’analyse des conditions dans lesquelles se développera probablement la guerre aérienne et la guerre navale du futur est particulièrement intéressante. Douhet écrit : « La guerre aérienne n’admet pas les attitudes défensives, mais seulement celles qui sont offensives » selon le principe qu’il faut « infliger à l’ennemi les plus graves dommages et cela le plus rapidement possible », à la condition de subir par la suite les attaques de l’ennemi dans une conception de la guerre dans laquelle le facteur temps finit par représenter le critère le plus important.

La guerre aérienne tendra ainsi à se concrétiser dans une série d’actions offensives contre la surface pour une part, et pour l’autre, avec l’avantage qu’aura l’armée aérienne la plus forte à bénéficier d’une grande liberté de manœuvre.

Cette primauté de l’offensive semble être la caractéristique de la guerre aérienne, où elle est aussi bien le fait du plus fort que du plus faible, à l’inverse de ce qu’on observe dans la guerre navale ; ces deux actions se distinguent seulement par le degré de l’offensive et, d’après le paramètre de la liberté de mouvement, cette action se montre d’exécution peu aisée. Le plus faible pouvait facilement se dérober devant l’ennemi ou se résigner à rester à l’abri dans ses bases (encore qu’avec l’apparition de l’aviation, ces bases ne soient plus aussi sûres que par le passé) et « une base qui n’est plus sûre n’est plus une base ». Douhet observe, avec une pointe de malice : « Dans la Grande Guerre, le plus faible fut toujours cherché, mais jamais trouvé » 8.

Le point de vue opposé est représenté par le capitaine de frégate Giuseppe Fioravanzo : démontant de fond en comble les éléments du discours tenu par Douhet, il insiste sur l’analogie avec la thématique maritime ; comme pour la maîtrise de la mer, la maîtrise de l’air conquise par le plus fort peut toujours être contestée, au moins partiellement, du fait qu’il existe des forces aériennes ennemies appuyées par une défense active et passive locale bien organisée ; il sera donc pareillement difficile de débusquer ces forces si elles sont à l’abri dans des bases souterraines ou dans des abris naturels.

Le temps passant, il pourrait arriver encore que les forces aériennes qui, à l’origine, avaient la suprématie s’affaiblissent peu à peu à la suite d’une inévitable usure ou de pertes graves, pour finalement devenir inférieures à celles de l’adversaire ; ainsi, si ce dernier s’est contenté d’attendre en connaissance de cause, la supériorité pourrait changer de camp et le parti qui était le plus faible en viendrait à la bataille : « C’est ainsi que cela se passe dans la guerre sur mer » 9. Cette affirmation a gêné Douhet au plus haut point. Il se hâte aussitôt d’observer que :

Cela ne se passe pas ainsi aujourd’hui. Sur mer, il est non seulement possible, mais aussi facile de “conserver à l’abri” ses propres forces de manière qu’il soit impossible à l’ennemi non seulement de les “débusquer”, mais de leur donner une sévère leçon. Sur mer, il est absolument impossible d’agir contre tout ce qui participe à la vie et contre tous les moyens de lutte d’une force navale ennemie. Sur mer, à moins de courir de très graves risques à cent contre un, il n’est pas possible d’attaquer des zones habitées ou des centres industriels convenablement protégés… en revanche, dans la guerre aérienne, si l’on n’exclut pas aussi la possibilité de garder ses forces aériennes à l’abri, il conviendrait de faire de même pour tout ce qui permet à ces forces de vivre ainsi que pour tous leurs moyens ce qui est manifestement encore moins facile et moins pratique… Donc, les conditions dans lesquelles les deux luttes, celle pour la maîtrise de la mer et celle pour la maîtrise de l’air se déroulent sont semblables jusqu’à un certain point.

Mais le différend entre Fioravanzo et Douhet est mieux perceptible dans leur évaluation réciproque de leurs conceptions de chacune de ces maîtrises, celle de la mer et celle de l’air et dans la signification que chacun donne à l’aphorisme de Douhet : « résister en surface pour faire masse dans l’air » 10.

Pour Douhet, la maîtrise de l’air est « la situation dans laquelle se trouve celui qui est capable de voler face à un ennemi incapable d’en faire autant ». En d’autres termes, « avoir la maîtrise de l’air signifie se trouver en mesure d’empêcher l’ennemi de voler tout en conservant pour soi cette faculté » de façon à « briser les résistances matérielles et morales de l’adversaire, ce qui revient à dire de le vaincre indépendamment de toute autre circonstance ». Naturellement, « c’est l’empêcher de voler », ce qui ne veut pas dire « que même les mouches de l’adversaire ne pourraient pas voler » et il revient à l’analogie maritime à ce propos en disant « qu’il est possible d’affirmer qu’on a conquis la maîtrise de la mer même si l’ennemi possède encore des barques qui naviguent ».

La lutte décisive est donc celle qui a lieu dans l’air, pour laquelle Douhet réaffirme : « c’est celle qu’il m’intéresse de remporter et non l’autre. Quant à l’autre (celle livrée sur terre ou sur mer), il me suffit d’y résister ». C’est pour cette raison que la guerre, dans sa complexité, doit obéir au principe « résister sur terre pour faire masse dans l’air ».

En face d’une telle pétition de principe, Fioravanzo rétorque en invoquant une question préliminaire :

Pour moi, officier de marine, le concept de maîtrise de l’air tel qu’il est conçu et défini par le général Douhet, non seulement ne semble pas être matière à discussion, mais apparaît comme une extrapolation évidente ou, pour mieux dire, une extension du concept de maîtrise de la mer.

En raisonnant ainsi, Fioravanzo ne se rend probablement pas compte qu’il ne fait rien d’autre que faire état, au plan de la maîtrise de la mer, de considérations que Douhet avait déjà exprimées dans un texte peu connu de 191511 ; s’y attaquant à la maîtrise de la mer au plan spéculatif, il avait avancé ces concepts qu’il transposa en les paraphrasant dans sa conception de la maîtrise de l’air (pour cela il partit du concept de maîtrise absolue et de la primauté de l’offensive, jusqu’au caractère rapidement résolutoire de la guerre navale).

Mais la pensée de Douhet en 1921 n’est plus celle de 1915 et Fioravanzo rappellera que cela est dû aux changements de l’histoire, que la toute récente expérience de la guerre mondiale semblera confirmer tout court (*), à savoir : que la mer est perçue « comme le facteur déterminant » de la guerre elle-même. Avec cette grille de lecture analogique, Fioravanzo pousse la critique jusqu’au cœur de l’aphorisme de Douhet : « résister en surface pour faire masse dans les airs », réinterprété au sens de « résister sur le terrain et faire masse sur mer et dans les airs ». En fait, dans les considérations du commandant Fioravanzo, si « résister sur terre » signifie « tenir fermement son poste », résister sur mer et résister sur terre ont exactement la même signification qui est « d’agir avec succès grâce à une supériorité quantitative, qualitative ou même opérationnelle » et certainement pas, remarque ironiquement Fioravanzo, « tenir fermement avec ses navires immobilisés dans les ports comme le firent les Empires centraux, parce que cela est mieux défini par la formule : « renoncer passivement à l’action ». En d’autres termes, il faut « faire masse sur mer et dans les airs » et « résister sur le terrain ».

L’action sur mer assure aussi l’approvisionnement (étant donné qu’il n’existe aucun substitut aérien à la fonction économique des voies maritimes) laquelle permet à la nation de résister directement matériellement et indirectement moralement ; l’action aérienne, elle, assure directement la défense nationale matériellement et moralement ; la défense militaire sur terre s’oppose à l’occupation du territoire, condition sine qua non pour survivre et continuer à combattre… c’est pourquoi, pour l’Italie : “faire masse dans les airs” signifie aussi “faire masse sur mer” et si, en faisant cette double opération, nous réussissons à assurer l’approvisionnement par mer ainsi que l’activité en toute quiétude dans le pays, autant que la poursuite de la lutte contre l’ennemi dans ces centres de résistance, alors, nous créerons, pour nos forces armées, toutes les conditions favorables et morales pour qu’elles maintiennent leur action.

C’est ce que Fioravanzo exprime d’une manière peut-être un peu lyrique, mais cependant plus réaliste qu’on ne pourrait le penser à première vue, en disant : « pour donner sur le sol ce coup de talon de l’héroïque fantassin qui témoigne d’une manière définitive que tous les objectifs sont à notre portée ».

Par conséquent, loin de retenir dans son sens absolu la guerre aérienne comme décisive dans les conflits futurs, Fioravanzo, avec quelque bonne volonté, arrive à la considérer comme décisive « uniquement jusqu’à un certain point » et pense qu’une fois qu’on jouit de la « maîtrise de l’air », on peut disposer d’un reste de forces aériennes capables de provoquer la défaite finale de l’adversaire. La différence s’accentue tout particulièrement à propos de l’aspect exclusif de la guerre aérienne, indépendant de toute autre considération, selon la formulation de Douhet. Fioravanzo insiste sur le rapport d’interdépendance de la Marine et de l’Air dans la guerre du futur qui, selon lui, sera inévitablement « une guerre intégrale » dans laquelle ce qu’il appelle « la contrainte maritime » prendra une signification particulière telle que tout adversaire « l’exercera différemment suivant ses forces et selon sa situation géographique par rapport à l’ennemi ».

Romeo Bernotti, à cette époque contre-amiral12, insiste aussi sur le principe de la coopération aéromaritime et retient les raisons pour lesquelles il existe des formes d’emploi de l’arme de l’air situées entre l’aviation indépendante proprement dite et l’aviation auxiliaire, là où « à l’ancien concept de guerre terrestre et maritime, on substitue les concepts de guerre aéroterrestre et de guerre aéromaritime ».

Face aux théories de Douhet, à ses concepts « absolus et dogmatiques », lesquels généralisent au maximum, les penseurs navals revendiquent la conception intégrale de la guerre et la nécessaire interdépendance de la conduite de la guerre sur mer et de la conduite de la guerre sur terre et dans l’air, « afin que, par les opérations coordonnées avec les trois armes, on obtienne le résultat le plus décisif ». Ils indiquent, au nom du réalisme, les dangers que la guerre aérienne indépendante finirait par faire peser sur l’état de préparation des forces armées, sur leur compréhension et leur confiance réciproques.

A cet aspect central d’une controverse qui dura une décennie, s’ajoute toute une série d’autres aspects complémentaires qui n’étaient pas moins importants sur l’action de la Marine en et hors Méditerranée ; et notamment la structure même des forces navales que Douhet, d’accord avec sa théorie, voudrait voir composées « de petites unités très rapides, de sous-marins et de poussière navale » ; ce serait une espèce de réédition des vieilles thèses des « petites marines », lesquelles, quarante années auparavant, avaient vu s’affronter, dans les rangs même de la Marine, Ferdinando Acton et Benedetto Brin. C’est une marine destinée à ne jouer qu’un rôle strictement défensif, alors que, de leur côté, les penseurs navals affirment avec force l’impérieuse nécessité d’exercer la maîtrise en Méditerranée pour assurer les communications maritimes en temps de crise et en temps de guerre : et aussi la non moins impérieuse nécessité de s’opposer au sea denial dans l’océan avec la perspective d’une action contre les communications maritimes de l’ennemi, avec aussi la pleine conscience que, si une vedette MAS a pu couler par un coup heureux le Szent Istvan, il est sûr qu’une marine uniquement composée de ce type de vedettes ne pourrait mener à rien de sérieux.

Telles sont donc les conclusions d’un débat structuré qui, en un certain sens, finit par ressembler au « nuage » de Polonius, lequel, selon la vulgate, « ressemble à un éléphant, à un chameau et enfin pourrait bien être autre chose, sauf ce qu’il est vraiment ». Quant au bilan, les acteurs eux-mêmes se sont montrés quelque peu sceptiques à la fin.

Selon Fioravanzo, « l’illustre général s’est contenté de s’en tenir toujours à des affirmations, mais n’a jamais démontré quoi que ce soit, se bornant à exiger de ses contradicteurs des démonstrations que ses affirmations refusaient ».

Selon Douhet lui-même, « la longue discussion développée et pourtant abandonnée, comme cela arrive dans toute controverse où chacun reste ferme sur ses positions respectives, a au moins démontré le grand intérêt de la question que pose cette controverse : quelle forme de guerre sera celle du conflit futur ? »

La guerre, une fois déclarée, n’allait pas permettre l’action indépendante de l’armée de l’air préconisée par Douhet, du fait de l’absence même d’une armée pouvant se définir comme telle – du moins en Italie -, mais contraindre l’aviation à adopter une forme de coopération active avec les forces navales et les forces terrestres (comme cela avait aussi été prévu par certains), sans que malheureusement, il existât des moyens de vol parfaitement appropriés pour de telles actions, des appareils efficaces, sans parler des déficiences des armes, de l’organisation et de l’entraînement, de la très grave absence de porte-avions et d’aéronavale, avec toutes les conséquences désastreuses qui devaient en découler13.

C’est donc un bilan qui ne peut que laisser inquiet après un débat stratégique qui avait pour but, comme le dit André Glucksmann14, non seulement de « voir », mais aussi de « prévoir » la guerre du futur, avant que les « paradoxes » d’hier ne deviennent les « lieux communs » d’aujourd’hui.

 Confrontation de deux stratégies : offensive ou défensive ?

 

Les pièces maîtresses de la pensée stratégique navale durant notre période sont La guerra sul mare e la guerra integrale de Giuseppe Fioravanzo, déjà rencontré, et L’Arte della guerra in mare d’Oscar di Giamberardino15. Ces textes, par les théories qui y sont énoncées, ont été considérés comme traitant respectivement de la « défense » et de l’ »offensive ».

Fioravanzo, partant de l’idée que la stratégie doit s’occuper « de tout ce qui concerne la conception et la conduite des opérations », distingue deux principes, l’un essentiel (qui est de détruire, chez l’ennemi, la volonté de combattre), l’autre opérationnel (affronter l’ennemi dans des conditions relativement avantageuses) dans une vision globale de la guerre intégrale, distincte d’une interdépendance permanente de toutes les forces armées, parce que la guerre est une, dans sa conception et dans son exécution, et que la guerre sur mer n’en est qu’un aspect.

Dans ce cadre général, l’auteur fait rentrer sa conception de la défense stratégique sur mer : si, sur terre, la protection de ses propres communications signifie avant tout empêcher l’ennemi de les attaquer, les meilleurs critères stratégiques pour atteindre un tel objectif lui semblent être ceux de la défense stratégique, de la défense qui se transforme en offensive dans une situation d’avantages relatifs tant en position qu’en force. Une défense qui s’exprime dans le traditionnel concept de « fleet in being », que Fioravanzo traduit librement par « flotte capable d’efficacité », c’est-à-dire une flotte capable de combattre quand elle le veut, ou bien quand l’occasion est favorable.

Di Giamberardino a une opinion diamétralement opposée à celle de Fioravanzo dans l’ouvrage16 où il expose sa théorie de l’offensive stratégique :

L’objectif de l’offensive sur mer ne peut se concevoir que si la flotte ennemie est réunie et qu’à condition d’être plus forts numériquement et en puissance, ou encore en profitant de la division de l’ennemi, alors qu’on est plus faible mais qu’en dépit de cette faiblesse, on n’en est pas moins entreprenant et audacieux.

De cette façon, cela n’a plus de sens de parler de

rechercher l’ennemi sur mer, de manœuvre en ligne de file conduisant à la décision, de la volonté d’affronter l’ennemi dans une lutte à outrance, parce que l’objectif est toujours le même : la destruction de la flotte adverse.

Face à de telles prémisses, Fioravanzo se montre très critique, que ce soit à propos de la défense stratégique qu’il définit comme un vrai jeu de mot conceptuel et opérationnel qui, tout au plus, sert à faire durer plus longtemps la guerre, mais pas à la terminer, ou à propos de la « fleet in being » laquelle, souligne Giamberardino, non sans quelque malice, « est apparue à certains comme l’œuf de Colomb, avec effet assuré, pour mettre hors de cause une marine plus forte des forces inférieures ». Giamberardino peut, à la limite, admettre que l’on parle de défense, mais à condition de l’entendre toujours dans un sens dynamique et actif ; sans cela, à la longue, une flotte qui se considère « in being », sans entreprendre à l’occasion des opérations où elle montre sa force contre la flotte adverse, prouve ainsi qu’elle renonce à l’action et finit inévitablement par être considérée comme absolument inutile et, conséquence plus grave, l’ennemi « pourrait se comporter comme si elle n’existait pas ».

La théorie de la défense de Fioravanzo et celle de l’offensive de Giamberardino ne font rien d’autre que traduire en termes abstraits ce fossé qui, pendant la Grande Guerre, avait séparé les « colombes » avec le Grand Amiral Thaon di Revel, des « faucons », incarnés par le duc des Abruzzes, avec ses projets d’opérations, et par les amiraux Cagni et Milla ; c’est la particularité de la guerre navale en Adriatique et la surprise provoquée par l’emploi généralisé des nouvelles armes dans la guerre maritime qui ont donné la palme de la victoire aux « colombes » et entraîné la défaite des « faucons ». C’est un différend qui, par la suite, sur le plan théorique, revoit le jour, au lendemain de la guerre.

Au-delà des divergences de fond, il faut souligner une série d’évaluations concordantes dans les ouvrages de Fioravanzo et de Giamberardino : avant tout, la vision aéronavale de la guerre du futur (l’avion n’apparaît plus sous la forme d’un simple auxiliaire secondaire qu’on utilise éventuellement, mais comme l’une des principales armes de la guerre navale), et l’évaluation précise de l’indispensable interconnexion entre la politique et la stratégie. Ce dernier thème a toujours été négligé dans la pensée navale italienne, mais a acquis, entre la fin des années vingt et le début des années trente, une nouvelle valeur critique, à cause de la diffusion des Théories stratégiques de l’amiral Castex, commentées dans la Rivista Marittima par le capitaine de frégate Raffaele de Couten17.

Comment la célèbre formule de Castex (stratégie/spectre solaire = politique/spectre infrarouge, là où le faisceau de lumière représente la zone d’interpénétration) aurait-elle pu ne pas attirer l’attention, malgré tous les « distinguos » et les expressions mesurées imposées par un régime dictatorial ? L’option théorique entre la défensive et l’offensive, dans une situation profondément conditionnée et fertile en opinions préconçues comme l’était celle de l’Italie à cette époque, ne pouvait que donner naissance à de très dangereuses équivoques. Celles-ci aboutirent, au cours du conflit, comme le reconnaît franchement un de ses protagonistes, à une conduite de la guerre sur mer stratégiquement défensive, bien qu’elle fût présentée comme offensive avec pour résultat une désorganisation « parce qu’elle laissait à l’ennemi la liberté d’action et qu’elle renonçait à lui disputer le libre usage de la mer »18.

 Dies irae : à la veille de la guerre

 

Dans cette fresque reposant sur des indices que nous présentons de manière impressionniste, il nous reste maintenant à examiner celle des deux idéologies, l’une basée sur la Rome antique et l’autre sur la Méditerranée, qui a semblé attirer la réflexion des penseurs navals italiens conformément aux directives politico-culturelles du régime. Après la victoire remportée dans la première guerre mondiale, les « intérêts » maritimes de l’Italie semblaient désormais vouloir s’étendre hors de l’espace rétréci de l’Adriatique vers le contexte bien plus étendu de la Méditerranée. La consécration de ce rapport entre la puissance sur mer de la Rome antique et le renouveau sous les auspices de la puissance de l’Italie fasciste a été confirmée par Mussolini lors de sa conférence au titre révélateur : Roma antica sul mare (la Rome antique domine les mers)19.

 

 

Par la suite, apparaissent de nombreuses études destinées à approfondir ledit rapport sur les plans historique et prospectif20 afin de réaffirmer, sans défaillance, la volonté de puissance en termes de maîtrise de la Méditerranée-Mare Nostrum par l’Italie.

Une intéressante influence de cette suite d’études apparaît dans l’œuvre du directeur de la Lega navale, Edoardo Squadrilli : Politica marinara e Impero fascista, Rome, 1938, où l’idéologie traditionnelle de la puissance maritime se trouve mêlée à des thèmes dominants de la politique. La puissance maritime, chez Squadrilli, se présente comme étant « la résultante de divers facteurs militaires et économiques en œuvre dans le domaine des intérêts maritimes spécifiques et de ceux générateurs du développement du pays » ; ses « éléments » (comme pour Mahan, mais d’une façon complètement différente de celle professée en son temps par le théoricien américain), doivent être présents dans la marine militaire, dans la marine marchande, dans l’organisation de l’industrie, dans les colonies et dans la sensibilité et la participation du peuple aux intérêts maritimes de la nation. Un accent particulièrement fort est mis sur la politique coloniale au sens où « l’action coloniale d’un peuple est la résultante et la synthèse de l’importance réelle dont ce peuple jouit dans l’histoire du monde ». Les colonies, dans cette vision, outre une fonction économique, ont une importance militaire, avec la possibilité de créer des bases navales en plus des ports marchands, pour que la flotte ait un champ d’action plus étendu et puisse plus facilement défendre le trafic commercial.

Au-delà des effets rhétoriques (ou même indicatifs) de Squadrilli, nous ne pouvons ignorer la contribution, plus pédagogique, de l’amiral Romeo Bernotti pour qui la puissance maritime « est le produit des facteurs de développement et de la protection des intérêts maritimes d’un état », facteurs que l’on doit chercher dans le caractère de la population, dans la compréhension des avantages que l’on retire de l’affrontement avec la mer et, avant tout, dans la situation géographique même du pays21.

L’accent tend naturellement à être porté sur le thème central, celui du rôle stratégique de la marine militaire dans la guerre du futur ; les partisans de l’offensive, comme Giamberardino, ont été plus suivis que les adeptes de la défense de Fioravanzo, comme on peut le voir dans l’article, paru à la veille de la Seconde Guerre mondiale, du commandant Vittorino Moccagatta22 dont le nom est lié à la malheureuse tentative d’attaque de Malte le 26 juillet 1941 au cours de laquelle Moccagatta trouva la mort sur la vedette rapide MAS 452 ; dans cet article de la Rivista Marittima, l’auteur expose sa théorie de la guerre de coups de main sur mer, c’est-à-dire la guerre de mouvement qui permet d’arriver à une rapide décision dans un conflit et qui ne peut donc être fondée que sur l’offensive stratégique.

L’idée maîtresse de l’offensive est la recherche, en vue d’une décision, du gros de la flotte adverse et, encore aujourd’hui, comme par le passé, on ne doit (pas) rejeter comme directives données à une flotte plus faible… notre doctrine qui consiste à affronter l’ennemi dans une bataille décisive dès le début des hostilités pour exploiter le succès tactique qui conduira au succès stratégique, c’est-à-dire, à la victoire décisive.

En définitive, le commandant Moccagatta a fortement souligné la nécessité de réévaluer le caractère décisif de la guerre maritime dans lequel le principe fondamental reste toujours celui de « développer sa propre puissance maritime et de détruire celle de l’adversaire ».

Malgré une adhésion majoritaire aux thèmes du moment et aux enseignements de la guerre passée (domaine des communications maritimes et exceptionnelle importance des actions pour assurer la continuité du trafic maritime en temps de guerre), de manière générale, les réflexions sur la guerre future en Méditerranée présentent un caractère trop abstrait, contrairement à l’aphorisme bien connu de Clausewitz : on ne fait jamais la guerre contre un ennemi abstrait, mais contre un ennemi réel ! Malheureusement, parmi les multiples hypothèses émises au sujet de la guerre future, élaborées à partir de la planification officielle des autorités navales (Italie et France contre Angleterre – Italie contre France – Italie et Angleterre contre France – Italie contre Angleterre et France) le choix politique s’est arrêté sur cette dernière hypothèse (laquelle comporte une circonstance aggravante, imprévue et imprévisible, qui est l’entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés de la France et de l’Angleterre) créant ainsi une situation que Giamberradino lui-même n’hésite pas à qualifier de complètement absurde : la situation dans laquelle se trouverait la marine italienne « serait tellement catastrophique que cette éventualité ne mérite pas d’être prise en considération » 23.

C’est de cette dangereuse collusion entre la politique et la stratégie qu’est né le drame qui se jouera en Méditerranée pendant la guerre entre 1940 et 1943, bien loin des bonnes résolutions et des « rêves de gloire » qui avaient été entretenus pendant les vingt années précédentes par les analystes navals selon les idées de volonté de puissance du moment.

 

Traduit de l’italien par Jean Pagès

 

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Notes:

1 Voir mon article “La pensée navale italienne : de Lissa à la Grande Guerre”, dans L’évolution de la pensée navale III, pp. 108-111.

2 Par exemple, parmi les nombreuses contributions, R. Bernotti, Il pottere marittimo nella Grande Guerra, Livourne, Giusti, 1920 et La guerra marittima. Studio critico dell’impiego dei mezzi nella guerra navale, Florence, Carpigiani et Zipoli, 1922, ainsi que, V. de Feo, “L’avvenire delle navi di guerra” et A. Guidoni, “Navi da battaglia o velivoli ?”, tous deux dans Rivista Marittima (RM), 1/1920 et 7-8/1921 et enfin Bernotti, “Le Navi di Domani”, 7-8/1920.

3 dans RM, 11/1921.

4 Les pertes de la marine marchande italienne dans l’ensemble équivalaient à 955 881 t. avec un maximum de 417 000 t. en 1917, l’année “critique” de la guerre. Cf. mon ouvrage, La Grande Guerra in Adriatico, Rome, Ufficio storico della Marina, 1987, p. 104.

5 Voir mon article “Un rischio calcolato ? Mussolini e gli Ammiragli nella gestione della crisi di Corfù”, Storia delle Relazioni Internazionali, 5e année, 1989/2, pp. 221-245 et Il Grande Ammiraglio Paolo Thaon di Revel, supplément à la RM, n° 8/9,1989, p. 106.

6 “Dominio del mare”, RM, 7/8, 1935, p. 35.

7 “Concezioni di guerra aerea, Circa il problema generale”, Echi e Commenti, 5 janvier 1930.

8 “Riepilogando”, Rivista Aeronautica, novembre 1929.

9 “Resistere alla superficie per far massa nell’aria”, Rivista Aeronautica, juillet 1929.

10 Thèse sur laquelle Douhet insiste surtout dans les articles qui portent précisément le titre de “Resistere sulla superficie per far massa nell’aria”, parus à dessein à la même date, février 1929, l’un dans la Rivista Aeronautica et l’autre dans la RM ; dans cette dernière revue, en polémiquant directement avec le contre-amiral Giulio Valli. Valli avait exprimé son point de vue personnel sur le différend en cours dans deux écrits parus dans la RM : “Meditazioni sulla guerra aerea” et “Sulla guerra aerea”, 7-8/1928, auxquels Douhet avait ponctuellement répondu, toujours dans la RM, par l’article : “Per la guerra aerea”, 11/1929 et par celui cité de février 1929.

11 L’arte della guerra, Turin, Lattes, 1915, p. 162.

12 “Sulla guerra nell’aria”, Rivista Militare, 12/1927 ; du même auteur, rappelons aussi sa contribution “Per l’aviazione navale”, RM, 6/1929, parue sous le pseudonyme de ß.

13 Le débat sera relancé par Bernotti, Questa crisi mondiale, Livourne, Editions Tirrena, 1954, pp. 124 -sqq ; voir en outre mon article, duquel j’ai extrait le présent paragraphe, “Giulio Douhet e i pensatori navali”, dans La figura e l’opera di Giulio Douhet, Caserte, Società di Storia patria di Terra di Lavoro, 1988, pp. 245-257.

14 André Glucksmann, Le discours de la guerre, Paris, 10-18, 1967.

15 Respectivement Turin, Editions Schioppo, 1930-1931, 2 vol. et Rome, Ministero della Marina, 1937.

16 Très connu internationalement par les traductions intégrales du texte de la première (1937) et de la seconde édition (1938) : Seekriegskunst, Berlin, Offene Worte, 1938 ; L’art de la guerre sur mer, Paris, Payot, 1939 ; A arte da guerra no mar, Rio de Janeiro, Imprensa Naval, 1939 ; El Arte de la guerra en el mar, Buenos Aires, Estado Mayor, Marina Argentina, 1940 ; Dennizde Harp san’ati, Istanbul, Deniz matbaasi, 1942. Traductions partielles : dans la revue suédoise Sjöväsendet, Karlskrona, 1939 et dans la revue américaine The Marine Corps Gazette, septembre 1938, mars 1939.

17 “Teorie Strategiche francesi”, RM, 11/1929 et “La manovra strategica”, RM, 6/1931 et “I fattori esterni della strategia”, RM/1933.

18 Amiral Angelo Iachino, “La teoria della fleet in being” RM, 9/1959.

19 Conférence prononcée à l’Université pour les étrangers de Pérouse le 5 octobre 1926, Rome, 1926. Voir par exemple, “Roma nel pensiero del capo del Governo italiano”, Nuova antologia, 1298 du 21/11/26.

20 En particulier les écrits du commandant Giulio Vannutelli dans la RM (“L’Italia e il Mediterraneo”, “Il potere marittimo nel Mediterraneo” et “Verso un nuovo ciclo mediterraneo, 1870-1930” 9/1924, 1/1926 et 10/1930 et dans les monographies Il Mediterraneo. Origine e fonte risorgente della civiltà mondiale, Bologne, 1932 et Il Mediterraneo e la crisi mondiale dalle origini all’Impero Fascista della Nuova Italia, Bologne, 1936.

21 Avec une attention particulière pour les études de géopolitique navale et/ou, plus limitées, de géostratégie, comme celles de Fioravanzo (“Basi e Navi”) et de F. Garofalo (“Basi navale nel mondo”), RM, 1/1936 et 2/1937 ainsi que les évaluations de la projection de puissance des pays méditerranéens dans les contributions de L. Nonno et de G. Ducci (“Il potere marittimo della Francia” et “La Spagna e il potere marittimo”, Rivista di cultura Marinara, n° 1-2/1937 et RM, 1/1937).

22 “Il potere marittimo e la guerra di rapido corso” RM, 1/1939 ; sur le même sujet A. Cocchia, “Strategia Risolutiva”, 11/1939.

23 La politica bellica nella tragedia nazionale (1922-1945), Rome, Polin Editore, 1945, p. 29.

 

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L’après grande guerre dans la Revue Maritime, 1920-1923

Martin Motte

La Revue maritime, organe du Service historique de l’Etat-Major de la Marine, n’avait pas peu contribué avant 1914 à promouvoir les grands thèmes mahaniens : rôle décisif de la puissance maritime dans l’Histoire, permanence des principes stratégiques malgré l’évolution du matériel, primat de l’offensive, suprématie du cuirassé. Elle joua en cela un rôle de premier plan dans la défaite de la Jeune Ecole et de la « marine défensive ». Le déclenchement du conflit mit un terme aux débats théoriques et, les marins ayant d’autres U-Boote à fouetter, la Revue maritime ne reparut qu’en 1920. A cette date, l’édifice doctrinal patiemment élaboré depuis la fin du XIXe siècle faisait eau de toute part. Les torpillages allemands de 1914 avaient brisé net les velléités offensives des flottes alliées ; inversement, les assauts terrestres de 1918 semblaient avoir décidé seuls de la guerre, si bien que la marine française était la grande oubliée des cérémonies de la victoire.

Cet article se propose de retracer l’évolution du débat naval de 1920 à 1923 tel qu’il est apparu dans la Revue maritime. Nous n’avons envisagé que les aspects proprement militaires de la question, à l’exclusion des problèmes diplomatiques qui aboutirent à la conférence de Washington. Mais à l’évidence, la politique suivie par la France en cette occasion est étroitement dépendante des conceptions stratégiques issues du premier conflit mondial.

Les déconvenues stratégiques de la Grande guerre
La fin des illusions offensives

On s’était fait en 1914, écrira après coup l’amiral Darrieus, une « conception purement imaginaire et vraiment trop simpliste » des opérations navales futures :

La guerre est déclarée le 2 août, l’armée navale appareille le même jour, prend le contact quarante-huit heures après en Méditerranée de l’escadre autrichienne, sortie également pour en découdre, la coule en moins d’une heure et rentre au port ; au bout d’une semaine les hostilités sur mer sont terminées1.

Ce beau programme fut d’emblée pris en défaut par les événements. Tout d’abord, la marine dut distraire de son corps de bataille une « division spéciale » pour couvrir le passage en France des troupes africaines : c’était violer le dogme mahanien subordonnant l’utilisation de la mer à l’acquisition préalable de sa maîtrise par la bataille décisive, mais l’armée de terre, malmenée aux frontières, ne pouvait se payer le luxe d’attendre les 49 000 hommes du XIXe Corps jusqu’à ce que la marine en ait fini avec la flotte austro-hongroise. On se tira de cette impasse doctrinale en affectant à la « division spéciale » de vieilles casseroles qui, de l’aveu même de l’amiral Habert, eussent fait des « proies faciles » en cas de rencontre avec les croiseurs allemands Goeben et Breslau ; et si le XIXe Corps était allé par le fond, l’Amirauté aurait dû endosser devant la France entière la responsabilité d’un « désastre » 2. En pure perte au demeurant, car la marine austro-hongroise, consciente de son infériorité numérique3, eut le mauvais goût de refuser la bataille décisive qu’on lui proposait si obligeamment. Barricadée dans ses ports à l’abri de filets d’acier et de champs de mines, elle choisit la stratégie de la « flotte en vie » et resta sur l’expectative. Avec son tracé cahotique et ses hauts-

fonds, le littoral dalmate se prêtait particulièrement bien aux embuscades de flottilles, ce qui dissuada l’armée navale d’aller provoquer les Autrichiens devant leurs bases.

Le début de la guerre se solde donc par une amère déconvenue stratégique : comme le dira par la suite l’amiral Habert, « La maîtrise de la mer ne résulte pas du fait de prendre l’offensive » 4. La vulgate mahanienne a masqué le renforcement de la défensive sous l’effet des armes modernes, mines et torpilles jouant sur mer le même rôle que les barbelés et les mitrailleuses à terre. L’armée navale commence sur le détroit d’Otrante sa guerre des tranchées, un éprouvant blocus à distance qui reste perméable aux sous-marins adverses…
Les U-Boote entrent en scène

Les U-Boote ont bénéficié de la totale impréparation des Amirautés alliées. Obsédées par le dogme de la bataille décisive, celles-ci estimaient pouvoir juguler toute activité navale de l’ennemi par l’anéantissement de sa flotte de surface ; la mystique de l’offensive avait entravé toute réflexion sur la défense ASM. Enfin, la réputation du sous-marin avait pâti de sa filiation avec le torpilleur, bâtiment discrédité par Mahan en réaction aux excès de la Jeune Ecole. On en était donc resté à « l’idée qui faisait du sous-marin un simple et presque inoffensif brûlot, trop vanté par une école turbulente hypnotisée par son matériel », constate le C.F. Baret en 1920 ; et de se remémorer la confidence désenchantée d’un commandant de sous-marin britannique : « Nos capitaines ne croient pas au sous-marin » 5. Aussi les premiers torpillages du conflit éclatèrent-ils comme des coups de tonnerre dans un ciel serein. Après le croiseur Pathfinder, coulé le 5 septembre 1914 par l’U-21, les croiseurs Cressy, Aboukir et Hogue sont détruits par l’U-9 dans la même demi-heure (22 septembre). Cette terrible catastrophe coûte 1 135 hommes à la Royal Navy…

Les parades furent longues à se mettre en place. On barricada les grosses unités derrière des filets ASM et on ne les aventura plus en mer qu’avec d’infinies précautions, singulier démenti pour les tenants de la maîtrise du large et autres chantres de la suprématie du capital ship. Les cuirassés en transit furent désormais systématiquement escortés par des bâtiments de flottilles ; mais cette mesure prise dans le feu de l’action ne semble pas s’être accompagnée d’une réflexion cohérente sur les tactiques ASM. Témoin l’épisode – pourtant tardif – du cuirassé français Voltaire qui, flanqué des torpilleurs Touareg, Somali, Hova et Arabe, franchissait le canal de Cervi dans la soirée du 10 octobre 1918 lorsqu’il reçut deux torpilles. L’équipage effectue alors un « tir au gisement » dans la direction des sillages ; mais cette soudaine canonnade déconcerte les escorteurs du Voltaire et barre même la route au Touareg, qui de ce fait ne peut manœuvrer pour couper la retraite au U-Boot. L’affaire fut ainsi analysée après-guerre :

L’artillerie a empêché la contre-attaque ; les torpilleurs n’ont pas été prévenus à temps ; l’échec est complet. Comment nous en étonner ? Toute la lutte contre les sous-marins était fondée sur ce seul principe : faire passer le convoi. Toute l’organisation visait à ce seul résultat ; d’où, comme conséquence, manque de préparation pour la bataille, qui n’a pas été envisagée 6.

Bref, à en croire cette version des faits, la question « De quoi s’agit-il ? » a été mal comprise7. Tombant sans transition de Charybde en Scylla, la marine est passée du primat de l’offensive à celui de la défensive, sacrifiant dans le premier cas la protection des communications – comme on l’a vu à propos du XIXe Corps -, oubliant dans le second que la sûreté des convois suppose parfois une vigoureuse contre-attaque locale. Une analyse plus fine eût montré qu’offensive et défensive se complètent plus qu’elles ne s’opposent ; de l’échec de l’offensive stratégique, on ne peut conclure à l’inutilité de l’offensive tactique si l’on a pris soin de distinguer les niveaux d’opérations. Mais le formalisme et l’esprit partisan des stériles controverses entre la Jeune Ecole et l’Ecole historique a conduit la doctrine navale à ce que les philosophes appellent une « réification des concepts », impasse payée au prix du sang.

Il faut reconnaître à la décharge des Alliés qu’il n’existait guère d’arme appropriée à la lutte contre les sous-marins : on pouvait à la rigueur tenter d’éperonner ceux que l’on rencontrait en surface -tactique qui coûta aux Allemands leur premier U-Boot perdu en opérations, l’U-15, coulé par le HMS Birmingham le 15 août 1914- mais, contre une attaque sous-marine proprement dite, la seule parade était de naviguer en zigzag et à toute allure, en spéculant sur la lenteur du sous-marin en plongée. Cette méthode finit par donner de bons résultats, de sorte que la Grand Fleet en partance pour le Jutland, au soir du 30 mai 1916, franchit sans encombre le barrage de U-Boote prépositionnés devant ses ports. En revanche, la protection des navires marchands s’avéra beaucoup plus difficile. C’est dans cette direction que les Allemands redéployèrent bientôt leur guerre sous-marine.
La guerre de course sous-marine

L’inefficacité de la guerre de course était l’un des dogmes les mieux établis de l’Ecole historique. Dans ses célèbres études des conflits maritimes du passé, Mahan avait montré combien les corsaires, agissant en ordre dispersé sans soutien du corps de bataille, avaient toujours fini par être coulés un à un. Ses disciples français lui avaient allègrement emboîté le pas, Castex soulignant dans L’envers de la guerre de course (1912) « le danger terrible qu’il y a à se livrer à cet exercice avant d’avoir détruit l’ennemi par la bataille, qui prime tout » 8. En vain la Jeune Ecole soutenait-elle qu’on ne se débarrasse pas aussi facilement d’un sous-marin que d’un coureur des mers des temps héroïques : pour les Amirautés, la cause était entendue, et la course un minable baroud d’honneur pour marines de second rang.

A quoi s’ajoutaient les considérations humanitaires, car les sous-marins, contrairement aux corsaires « classiques », ne pourraient assurer le sauvetage de leurs victimes ; il leur faudrait « envoyer aux abîmes paquebot, équipage, passagers », comme l’écrivait sans complexe l’amiral Aube9. La Jeune Ecole s’accommodait fort bien des aspects terroristes de cette méthode, « montée aux extrêmes » dont elle attendait paradoxalement des guerres moins meurtrières parce que plus courtes10. En Angleterre, Fisher inclinait à la même opinion, mais Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, et l’amiral prince Louis de Battenberg l’avaient jugée odieuse11. A quelques exceptions près, on était donc loin d’imaginer, avant le conflit, ce que seraient les horreurs de la guerre totale…

Les Allemands lancèrent pourtant la course sous-marine en 1915, s’estimant déliés de tout égard au droit des gens par le blocus allié – qui frappait lui aussi des civils innocents. Les résultats furent spectaculaires. Prises de court, les Amirautés de l’Entente répugnaient à distraire de leurs escadres des bâtiments d’escorte et voulaient garder tous leurs moyens sous la main pour l’improbable bataille décisive. Elles se rabattirent sur le système des « routes patrouillées », itinéraires fixes sillonnés par des patrouilleurs mais où les marchands continuaient à naviguer isolément. Cette parade brillait surtout par son inefficacité, écrira Castex, qui l’a abondamment pratiquée en Méditerranée :

Le patrouilleur, qui fait un certain effet sur le papier, dans un bureau, quand on a piqué sa position sur une carte, est en réalité perdu dans l’immensité de la mer. Il est avalé par l’espace… Ne pouvant ni se diviser, ni être partout en même temps, il n’est jamais là où il faut et y arrive quand l’événement est consommé. Il joue les carabiniers et les brancardiers… Effort énorme et faible résultat, usure de matériel, fatigue du personnel, charbon brûlé inutilement à sillonner une étendue d’eau où il ne se passait rien, en un mot gaspillage des moyens et rendement déplorable, tel était un des aspects principaux de la méthode des routes patrouillées 12.

Inconvénient supplémentaire, la noria des patrouilles signalait immanquablement aux U-Boote la route suivie par les marchands. Comment pareil système a-t-il pu être maintenu si longtemps ? On peut hasarder une réponse d’ordre théorique : les routes patrouillées représentent sans doute le dernier avatar du « contrôle de la mer » mahanien, par lequel les Amirautés alliées se seraient donné l’illusion d’occuper le large comme on tient une forteresse. Cette transposition de la stratégie terrestre à la stratégie navale est contenue en germe dans la référence de Mahan à Jomini, mais elle est hautement hasardeuse, parce que la « contrainte de l’espace » est beaucoup plus grande sur mer13.
La difficile victoire des convois

Indépendamment de l’aspect doctrinal, la déplorable tactique des routes patrouillées avait aussi une justification pratique : la seule alternative – le regroupement des escorteurs à proximité immédiate des marchands formés en convois – présentait en effet de redoutables difficultés. La vitesse d’un convoi étant celle de son bâtiment le plus lent, ce système retarde la rotation des navires ; la discipline de groupe est particulièrement difficile à faire respecter, chaque marchand songeant avant tout à sauver sa peau ; les convois sont indiscrets ; les U-Boote peuvent tirer dans le tas ; les collisions, très fréquentes, sont mal indemnisées par les assureurs, à la différence des torpillages… Tous inconvénients que n’arrivait pas à contrebalancer la possibilité de contre-attaquer efficacement l’ennemi sur les lieux mêmes de son forfait.

Les Anglais surtout ne voulaient pas entendre parler des convois : aux raisons techniques déjà évoquées s’ajoutait le souci plus déterminant de garder un maximum de bâtiments légers aux côtés de la Grand Fleet en cas de sortie massive de la Hochseeflotte. C’était un succès de la stratégie allemande de « flotte en vie » qui, en « épinglant » dans les Orcades une centaine de destroyers britanniques, empêchait la Royal Navy de protéger efficacement le commerce. Les Français, au contraire, avaient mesuré l’efficacité des convois lors de l’évacuation de l’armée serbe sur l’Afrique du Nord. « C’est de la guerre sous-marine qu’il faut uniquement nous inquiéter, sans nous laisser arrêter par la hantise de la guerre d’escadre », déclarait l’amiral Lacaze en novembre 191614. Le mois suivant, on dépêcha à Londres le C.F. Vandier avec mission de plaider la cause des convois auprès de nos alliés. « En France, notre parti est pris », leur dit-il : « nous renonçons à protéger la mer pour nous restreindre à la protection des navires » 15.

Cette rupture fondamentale d’avec la « maîtrise de la mer », les Anglais ne l’accepteront que sous la pression des événements : les U-Boote, qui avaient envoyé par le fond 104 000 tonnes de navires alliés au mois de janvier 1917, en coulent 513 000 tonnes en avril16 ! L’opinion londonienne, tenue dans l’ignorance par la censure, vivait alors dans la plus complète insouciance, mais les statistiques confidentielles ne laissaient aucun doute sur l’extrême gravité de la situation : « L’Allemagne était en train de gagner la guerre, et de la gagner d’une façon qui équivalait à la capitulation sans conditions de l’empire britannique dans quatre ou cinq mois » 17. Aussi l’Amirauté de Londres se décide-t-elle enfin à prélever des destroyers sur la Grand Fleet et à former les premiers grands convois de l’Atlantique en mai 1917, puis de Gibraltar en juillet… L’entrée en guerre des Etats-Unis, qui envoient croiseurs et destroyers, contribue à donner de l’air aux Alliés. Enfin, de nouveaux moyens de lutte ASM sont mis en œuvre : dans l’été 1917, avions, lance-grenades de profondeur et hydrophones commencent à équiper les bâtiments d’escorte. Ces mesures sont payantes. Le tonnage allié coulé, qui a culminé au deuxième trimestre 1917 à plus de deux millions de tonnes, retombe au troisième trimestre à moins d’un million18. La guerre navale est gagnée.

La crise doctrinale
Une mutation génétique

Victoire de l’Entente certes, mais à quel prix ! La défaite des U-Boote tient moins à quelque infériorité consubstantielle de la guerre de course sur la guerre d’escadre qu’aux lenteurs, aux tergiversations et à la parcimonie avec laquelle l’Allemagne a conduit ses campagnes de torpillages. Si elle avait eu en permanence 50 unités à la mer dans l’hiver et le printemps 1917, elle aurait pris de court la riposte alliée et « rien n’aurait pu l’empêcher de gagner la guerre », estimait l’amiral américain Sims19. La théorie classique de la puissance maritime s’en trouve complètement bouleversée, et cette crise doctrinale a entraîné dès 1915 une rapide mutation génétique des flottes. Laissons la parole à Castex :

La marine alliée semblait, sous la pression des événements, s’être divisée en deux parties complètement étrangères l’une à l’autre. L’une, la marine ASM, la marine des torpilleurs, des patrouilleurs, des chalutiers, des engins aériens, se révélait active, entreprenante, utile, indispensable, et occupait par ses exploits toute la scène militaire. L’autre, la marine des cuirassés, s’était réfugiée dans ses ports et rades, derrière ses filets, paraissant oisive, inerte, inutile, bonne à supprimer pour récupérer des hommes et des canons 20.

Chez l’amiral Habert, le constat est encore moins nuancé.

Les bâtiments de haut bord se sont trouvés sans emploi. La supériorité dont on s’enorgueillissait en les dénombrant n’a servi de rien. Superbes instruments de combat, ils ont été impuissants à assurer la maîtrise de la mer, sans adversaires à combattre et sans la possibilité, à cause de la faiblesse de leurs œuvres vives, de les chercher chez eux, ou bien, comme autrefois, d’empêcher tout ennemi de sortir de ses ports… Cette marine, née il n’y a guère plus d’un demi-siècle, va disparaître. Des navires qui auraient la prétention de disputer l’empire de la mer à tous les ennemis devraient être des géants capables de lutter contre des adversaires qui seront dans l’air, sur mer et sous les eaux. Nous n’y croyons pas, quant à nous ; la lutte se fera par d’autres moyens 21.

En d’autres termes, la Grande Guerre semble avoir démontré le primat du matériel sur les considérations théoriques : la traditionnelle guerre d’escadre étant devenue impossible, tout l’édifice de la stratégie navale doit être repensé d’après les possibilités de l’aviation et des sous-marins. C’est le grand retour des partisans de l’amiral Aube.
Revanche de l’Ecole matérielle

Dès 1920, le C.F. Baret instruit le procès de l’école historique. Il lui concède certes « qu’il y a dans l’histoire des enseignements invariables », notamment la nécessité de rechercher le combat par la manœuvre – là où la défensive linéaire de la Jeune Ecole n’aboutissait qu’à disperser et à immobiliser les forces22. Mais pour bien concevoir les luttes à venir, encore aurait-il fallu tenir compte des bouleversements technologiques ; or, le « dogmatisme de l’idée » propre à la doctrine historique a entraîné un mépris complet pour les données matérielles, d’où les déboires que l’on sait23. Le grand responsable est Mahan, que Baret déboulonne allègrement de son piédestal :

Ce demi-dieu de l’école historique s’essouffle à trouver des analogies entre une galère et un bâtiment à vapeur. Il continue ainsi longuement sur le mode prud’hommes que de chaque action du temps de la marine à voile, il tire un enseignement soigneusement réparti en leçon tactique et en leçon stratégique. Le résultat ne se fait pas attendre pour le lecteur : c’est d’un ennui mortel. L’œuvre de Mahan, “Summa Mahana”, nous apparaît profondément terne 24.

En toute logique, la déroute du mahanisme eût dû entraîner une réévaluation de Corbett, qui en avait dénoncé les excès avant 1914 et analysé avec justesse les caractéristiques stratégiques de la guerre navale à venir : impossibilité d’obtenir la bataille décisive, lenteur des effets du blocus, pesanteurs induites par le droit des neutres, primat de la guerre des communications. Vers la fin du conflit, le C.F. Vandier, officier de liaison français auprès de la Grand Fleet, avait d’ailleurs attiré l’attention du ministre de la Marine sur ces aspects de l’œuvre de Corbett, alors très populaire dans la Royal Navy25. Pourtant, le document de Vandier est resté lettre morte. Le seul article sur Corbett publié par la Revue maritime dans la période considérée est la nécrologie que lui consacre en 1922 Paul Chack ; encore salue-t-il en lui un « grand annaliste » sans voir qu’il fut d’abord un grand analyste…26
Sociologie des querelles doctrinales

Le réquisitoire du C.F. Baret jette un éclairage capital sur les arrière-plans sociologiques du conflit des « historiques » et des « matériels ». A la méthode matérielle, focalisée sur l’analyse des systèmes d’armes contemporains, la méthode historique oppose une approche synthétique et généraliste postulant la permanence des grands principes stratégiques à travers les âges. Mais pareille synthèse exige une formation classique et philosophique dont les « matériels », plus à l’aise face aux réalités de l’ère industrielle, dénoncent le caractère « littéraire » et anti-scientifique27. Il y a donc lieu de se demander si la querelle des écoles ne traduit pas le choc de deux cultures, la culture humaniste des élites traditionnelles d’une part, de l’autre celle des « couches nouvelles » (ce qui contribuerait à expliquer les connotations politiques bien connues du débat entre Histoire et Matériel). Deux filières professionnelles aussi, la « voie royale » de l’Ecole de Guerre navale et celle des Ecoles de spécialités, dont l’amertume éclate sous la plume du commandant Baret :

Les pionniers de la Doctrine disent à ces malheureux officiers spécialistes : “Certes votre travail est nécessaire, certes vos efforts sont utiles et méritoires. Mais votre intelligence subjective ne peut pas suffire pour que vous puissiez espérer commander un jour en vrai chef des bâtiments de ligne, des divisions, des escadres, des armées navales… Pour devenir un chef il faut porter au front un étoile, les stigmates de l’esprit ardent. Vous qui n’êtes point touchés par l’esprit, vous qui ahanez sur des besognes inférieures, arrière ! Pour mener la bataille il nous faut des artistes et vous n’êtes que des ouvriers. Racca ! Racca ! Vous qui ne possédez point le sens marin, cet indéfinissable, ce don inné de l’intelligence, sans lequel il n’est pas de Ruyter, de Suffren, de Nelson ! Que venez-vous nous parler de science et de matériel, de canons, de torpilles et de sous-marins !”28

Saisissante prosopopée à laquelle Castex, piqué au vif, répondra que jamais l’école historique n’est tombée dans de pareils excès. Selon lui, le sens du matériel et le sens de la doctrine se complètent plus qu’ils ne s’opposent : le cours normal d’une carrière d’officier commence par la spécialisation dans un système d’armes donné, puis évolue vers le sens des généralités qui est le propre des grades élevés29. Mais l’argumentation de Castex élude l’aspect sociologique du problème, que différents signes incitent à ne pas sous-estimer. Les officiers spécialisés, aux possibilités d’avancement limitées, dénoncent depuis plusieurs décennies déjà le verrouillage de la marine par une « oligarchie héréditaire d’amiraux »30 majoritairement ralliée avant 1914 aux thèses historiques. Nulle surprise donc à ce que le débat resurgisse dans l’après-guerre, les déconvenues stratégiques du conflit ayant placé l’Amirauté dans une situation délicate : le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la France, puisqu’à la même époque les « officiers combattants » de la Royal Navy sont en butte à la fronde des « officiers techniciens » qui leur reprochent d’accaparer les postes les plus gratifiants31.

Quel bilan dresser de ces passes d’armes ? L’école matérielle a incontestablement retrouvé de son mordant après la Grande Guerre : prenant acte de l’absence de bataille décisive et du primat de la course, le C.F. Ceillier constatera en 1928 que « l’amiral Aube avait exactement décrit, quarante ans à l’avance, toute la guerre navale en Méditerranée » 32. Mais les « historiques » ont résisté pied à pied et semblent avoir conservé leurs positions au sein du haut-commandement. Le véritable enjeu du débat était en effet le type d’enseignement proposé à l’Ecole de Guerre navale : alors que les « matériels » souhaitaient y voir privilégier l’étude des technologies militaires les plus récentes, l’Amirauté maintint le cap historique pris avant-guerre et garda à l’EGN son caractère généraliste d’ »école de despécialisation » 33. Il aurait d’ailleurs été bien difficile de faire autrement, car le débat sur les armes nouvelles, véritable feu d’artifice de théories contradictoires, défiait toute synthèse.

La pensée navale face aux nouveaux matériels
L’influence anglo-saxonne

Dès l’avant-guerre, la Revue maritime avait suivi avec attention les controverses navales anglo-saxonnes, en particulier lors de l’apparition des dreadnoughts. Cette tendance se poursuit après 1918, car le conflit a aggravé le retard technologique de la marine française ; les arsenaux ont dû travailler pour l’armée de terre et la Royal Navy a assumé l’essentiel des tâches maritimes de l’Entente. Aussi est-elle la première à s’interroger sur les nouvelles dimensions, sous-marine et aérienne, de la stratégie navale, qui remettent en cause sa traditionnelle supériorité surfacière. Devant cette diversification des menaces, certains théoriciens britanniques soutiennent simultanément trois thèses contradictoires :

1) Il faut des bâtiments multi-fonctions, donc de plus en plus grands ;

2) Les grandes unités sont condamnées par les armes nouvelles ;

3) La puissance aérienne rend inutile la puissance maritime34.

La première tendance prolonge la course au gigantisme amorcée depuis le Dreadnought 35. C’est d’ailleurs à l’imagination féconde de lord Fisher, père du Dreadnought, que l’on doit après la guerre le concept de « Sans-pareil », sorte de supercuirassé jaugeant 40 000 tonnes, filant 40 nœuds et capable de faire le tour du monde sans réapprovisionner. Hérissé d’artillerie lourde pour le combat d’escadre, le « Sans-pareil » pourrait également s’illustrer dans le combat de flottilles, puisqu’il emporterait dans ses flancs une dizaine de petits bâtiments rapides (dont deux torpilleurs)36.

Antithèse : l’avion et le sous-marin chasseront des mers les grandes unités. Sir Percy Scott, autre pionnier du Dreadnought 37, estime que ce type de bâtiment sera bientôt caduc ; les avions-torpilleurs le couleront avant même qu’il ne soit arrivé à distance de tir. Et Fisher lui-même de conclure : « Le cuirassé est mort, c’est l’avion qui le remplacera » – proposition parfaitement antinomique avec son projet de « Sans-pareil »38. Cette seconde tendance privilégie les petites unités spécialisées, parce qu’elles forment des cibles plus difficiles à atteindre et que, moins coûteuses, elles peuvent être construites en grand nombre.

La troisième thèse affirme la toute-puissance de l’air, qui déclasse les conceptions stratégiques traditionnelles au profit d’une guerre-éclair conduite à coups de bombardements terroristes. Lord Fisher estime que les conflits changeront radicalement de forme lorsque des milliers d’avions armés de bombes au gaz pourront exterminer par surprise les capitales adverses. Ce jour-là, la guerre navale comme la guerre terrestre n’auront plus aucune raison d’être39.

Risquons un diagnostic : comme la Jeune Ecole des années 1880, la pensée navale d’après-guerre souffre de « Jules-Vernite » aiguë, c’est-à-dire d’une tendance à extrapoler les virtualités scientifiques du moment sans tenir compte des blocages technologiques. D’autre part, à trop insister sur tel ou tel matériel de pointe, elle en oublie la grammaire de la stratégie et sa dialectique : toute arme nouvelle suscitant une parade, c’est la nouvelle balance des forces qui compte, non les moyens considérés isolément. Mais comme l’expliquera Castex en 1927, l’approche matérialiste est par principe incapable d’une telle synthèse : « A cause de sa nature analytique, l’école matérielle se subdivise en autant d’écoles qu’il y a d’armes : école du canon, école de la torpille, école du sous-marin, école de l’aéronautique, qui souvent s’ignorent ou se combattent… L’école matérielle est toujours nettement particulariste » 40. Les contradictions de lord Fisher n’ont pas d’autre cause.
Le sous-marin

Après la défaite des U-Boote, les traditionalistes ont proclamé « la faillite du sous-marin », bâtiment aussi lent, sourd, muet et aveugle en plongée que vulnérable en surface. Grave erreur, réplique la sous-marinade, car le rythme soutenu des innovations technologiques permet d’envisager des engins beaucoup plus performants que ceux de 1914-1918. L’accroissement de la vitesse en plongée facilitera l’approche des cibles rapides, zigzaguantes et protégées par des destroyers ; les sous-marins pourront dès lors s’en prendre aux bâtiments de combat, et non plus aux seuls marchands. Les progrès de l’écoute sous-marine, à laquelle certains spécialistes français s’intéressent depuis 1910, devraient permettre de localiser l’objectif sans sortir le périscope41. D’autre part, la TSF aidera le sous-marin à dépasser sa faiblesse principale : le manque de liaison avec les autres armes. Dès 1917, Maurice de Broglie a réussi à émettre depuis la terre en direction d’un sous-marin en immersion périscopique. A terme, on pourra donc diriger des meutes de sous-marins sur un objectif repéré par l’aviation. Un système de morse sous-marin permettrait même la coopération tactique entre plusieurs unités en plongée42. L’enjeu de ces recherches est capital, puisqu’il s’agit de faire du sous-marin, jusque-là cantonné à la guerre de course, un bâtiment apte à la « guerre d’escadre sous-marine » – programme que le commandant Baret, sous-marinier fanatique, n’hésite pas à qualifier de « Grand-Œuvre » 43.

La guerre de course, de son côté, est renouvelée par la tendance aux bâtiments géants multi-fonctionnels. En installant de l’artillerie lourde sur des submersibles de fort tonnage, on arrive au concept de « croiseur sous-marin » à grand rayon d’action, échappant en plongée aux bâtiments de ligne adverses et déclassant en surface les escorteurs légers affectés à la protection du commerce. Scheer, l’ancien chef de la Hochseeflotte, estime qu’une vingtaine de croiseurs sous-marins auraient mis à genoux l’économie anglaise bien plus sûrement que les croiseurs de surface de 1914 ; le croiseur sous-marin pourrait en outre acquérir un « rôle capital dans le combat de flottes », et en tout état de cause rendre définitivement impossible la maîtrise de la mer (perspective qui inquiète beaucoup les Britanniques)44. Partant de ces prémisses, certains utopistes préconiseront bientôt le « tout-sous-marin » : les grands submersibles, outre leur rôle corsaire, pourront, à les en croire, assurer la défense de l’outre-mer et des communications impériales, intercepter les sous-marins ennemis, participer à la guerre des littoraux, acheminer en France troupes et matières premières coloniales à la barbe d’un blocus de surface, etc.45. Les architectes navals dénoncent cependant l’irréalisme de ces vues : l’endurance et la rapidité en surface – 30 nœuds – sont payées par un accroissement de tonnage qui complique les évolutions sous-marines ; d’autre part ces bâtiments ne filent en plongée que 6 à 8 nœuds, contre 36 aux destroyers et croiseurs les plus modernes46.

D’ailleurs, le progrès technique ne jouant nullement en sens unique, les parades ASM se perfectionnent elles aussi. Il y a d’abord les défenses passives mises au point par les architectes navals pour permettre aux bâtiments de surface d’encaisser une ou plusieurs torpilles sans aller par le fond47. Du côté des défenses actives, l’arme aéronavale semble très prometteuse. La vitesse est en effet le facteur le plus important dans la chasse aux sous-marins : trois fois plus rapide qu’un destroyer moderne, l’avion repère les U-Boote en surface (voire en immersion périscopique), prévient les convois par TSF, capte leurs S.O.S. et se porte à leur secours en cas d’attaque ; muni de mitrailleuses et de grenades, il peut même attaquer l’ennemi avant qu’il n’ait eu le temps de plonger. Les patrouilles aériennes enlèvent donc au sous-marin ses principaux atouts, l’effet de surprise et la fuite48. On imagine aussi des hydravions ASM pourvus d’écouteurs, qui amerriraient pour traquer leur cible en plongée… Bref, « L’aviation est l’adversaire principal du sous-marin » 49.
L’aviation

L’aviation maritime a acquis durant le conflit une place capitale : en France, elle est passée de 8 appareils en 1914 à 1 264 en 191850. Le L.V. du Plessis de Grénedan y voit « l’auxiliaire indispensable d’une armée navale au combat » et souligne ses multiples atouts : reconnaissance (dont il n’exclut pas les dirigeables, qui ont efficacement éclairé la Hochseeflotte en mer du Nord), réglage des tirs, protection du littoral, attaque en haute mer, attaque des bases ennemies, chasse embarquée, escorte de convois, lutte anti-sous-marins par hydravions spécialisés…51 « Une escadre sans aviation est une escadre perdue », affirme le C.F. de l’Escaille52. Mais il accuse l’institution de rester « particulièrement indifférente » à cette arme, pourtant « appelée à amener dans la conduite de la guerre sur mer des transformations aussi profondes que l’invention de la poudre ou l’apparition de la machine à vapeur » 53 ; l’aviation permettrait par exemple d’attaquer les escadres dans leurs ports, c’est-à-dire d’imposer la bataille à une fleet in being 54. Ses partisans français citent en exemple les expériences tentées aux Etats-Unis, notamment celle de l’Ostfriesland, cuirassé confisqué à l’Allemagne et transformé en bâtiment-cible par l’US Navy : le 21 juillet 1921, l’Ostfriesland fut désemparé par treize bombes moyennes reçues de plein fouet, puis coulé par deux bombes lourdes éclatant sous l’eau à proximité de la coque – et ce en dépit d’une conception moderne, avec cloisonnements intérieurs, qui lui avait permis de survivre à l’explosion d’une mine lors de la bataille du Jutland55. L’avion torpilleur semble encore plus redoutable, parce que plus précis : il a pour avocat au sein de la marine française l’ingénieur principal Stroh, qui se réfère aux expériences allemandes et britanniques en la matière et suggère l’emploi de torpilles radioguidées depuis l’air56.

Faut-il pourtant conclure que l’avion tuera le cuirassé ? Des voix plus mesurées se font entendre, celle notamment du L.V. Leblond qui note que le Goeben, échoué aux Dardanelles, a essuyé plus de 200 attaques des bombardiers anglais de Moudros sans subir de dommages appréciables. Au terme d’une étude très serrée sur les probabilités mathématiques de coups au but lors du bombardement d’un navire manœuvrant, Leblond conclut que le risque n’est pas énorme ; la puissance d’une bombe de 500 kg ne dépasse d’ailleurs pas celle d’un obus de 380 mm auquel le cuirassé est censé résister57. Reste le problème de l’avion torpilleur : bien meilleur dans ce rôle que le sous-marin, qui a toutes les peines du monde à voir sa cible et à se positionner sur sa route, cet appareil prime aussi le torpilleur de surface en discrétion, rapidité et manœuvrabilité. Pourtant, de nouveaux calculs savants permettent au L.V. Leblond de relativiser les chances de coup au but si le cuirassé perturbe l’approche de l’avion torpilleur en changeant de cap et en ouvrant un feu nourri de DCA. Bref, « la différence entre l’avion torpilleur et le torpilleur de surface ne paraît pas tellement forte que, le torpilleur n’ayant pas tué le cuirassé, on soit en droit de conclure que l’avion torpilleur le fera disparaître » 58. Les autorités militaires anglo-saxonnes soutiennent d’ailleurs le même point de vue59.

Le débat n’est pourtant pas clos. L’argumentation de Leblond, fait en effet remarquer le L.V. Serre, repose sur l’hypothèse de l’attaque par un seul avion. Mais si l’on engage l’ennemi avec de puissantes vagues d’assaut aériennes, il aura beaucoup plus de mal à concevoir une manœuvre d’esquive efficace et sa DCA sera saturée60 ; le commandant de l’Escaille préconise à cette fin l’envoi simultané de 50 avions torpilleurs61. C’est l’adaptation à l’arme aérienne de « l’effet de masse » déjà théorisé par la marine impériale allemande pour les navires torpilleurs, avec cette différence que la charge des flottilles au Jutland a surtout eu un effet défensif (contraindre la Grand Fleet à s’éloigner pour éviter les gerbes de torpilles, dont pas une seule ne fit mouche), au lieu que la rapidité d’approche d’une vague d’avions torpilleurs aurait une signification authentiquement offensive.

Cette tactique de saturation commande entièrement le débat sur l’adaptation des flottes à l’arme aérienne. Pour combiner la mise en œuvre simultanée de plusieurs dizaines d’appareils, il ne suffit pas en effet de saupoudrer les moyens aériens au petit bonheur la chance sur les types de navires préexistants en y bricolant des dispositifs de catapultage et de récupération d’hydravions à la mer ; il faut un bâtiment ad hoc, nommément le porte-avions, dans lequel certains voient le remplaçant à terme du cuirassé62. « Tout croiseur doit être un bâtiment porte-avions », estime de l’Escaille63. Mais les contraintes techniques sont lourdes : en 1919-1920, les expériences d’appontages tentées par les Britanniques se sont soldées par 2/3 d’avions brisés64. La question taraude l’Amirauté, qui reconvertit en porte-avions le Béarn et organise des exercices d’appontage à Toulon dès l’automne 1920. La persistance des expériences françaises sur les dirigeables, tel au printemps 1921 le bombardement du cuirassé autrichien Prinz Eugen, atteste néanmoins une fâcheuse incertitude quant au matériel aéronaval.
La « marine d’assaut »

Ce fut l’une des croix des flottes alliées que de n’avoir pu agir directement contre la terre, bien qu’en 1917-1918 certains progrès sensibles aient été réalisés à cet égard ; aussi voit-on se poursuivre après-guerre les recherches sur les bâtiments spécialisés dans les opérations littorales et amphibies. Fisher, partisan durant le conflit d’un débarquement chez l’ennemi, envisage vers 1920 des transports de troupes sous-marins et amphibies : « Chacun de ces monstres, rempli de milliers d’hommes, de canons, de chevaux, de tracteurs, fait route à la mer comme un énorme hippopotame et grimpe lourdement sur la plage comme un tank » 65. Dans la Revue maritime, ce thème reste marginal par rapport aux débats sur les sous-marins et l’aviation ; il inspire toutefois quelques articles intéressants.

La genèse de la marine d’assaut est évoquée en 1921 par le L.V. Coindreau66. Cette arme s’est imposée dès lors que les belligérants ont adopté la stratégie de la « flotte en vie » et se sont abrités dans des bases apparemment inexpugnables. Commença alors un « siège naval » que Coindreau rapproche judicieusement de la guerre des tranchées, et qui ne pouvait être surmonté que par des moyens analogues : à « l’artillerie d’assaut » terrestre – les chars – devaient correspondre sur mer, pour « rétablir la situation en faveur de l’offensive », des bâtiments spécialisés67. Ceux-ci virent le jour en 1917 avec les canots explosifs filoguidés allemands (en anglais Electric Motor Boats ou EMB), et plus encore les vedettes électriques lance-torpilles et autres Motoscafi Anti-Sottomarini des Italiens. Ces derniers inventèrent même des embarcations capables de scier ou d’escalader les filets protégeant les rades autrichiennes… Les audacieux raids individuels ne furent d’ailleurs qu’un amuse-gueule, et l’année 1918 vit une manœuvre beaucoup plus ambitieuse avec l’attaque britannique sur la base des U-Boote de Zeebrugge (23 avril). Les petites unités d’assaut y furent intégrées à une force organisée, comportant plusieurs croiseurs et protégée par un cuirassé : semant la zizanie dans les défenses allemandes, elles permirent à un sous-marin de venir faire sauter l’entrée de la digue où débarquèrent les Marines, cependant que trois vieux croiseurs sacrifiés se sabordaient dans la passe. Bien qu’incomplet, cet embouteillage porta un rude coup au moral allemand.

L’incidence stratégique de telles opérations fut loin d’être nulle, puisque les « flottes en vie » commençaient à être sérieusement menacées à la fin de la guerre68. Coindreau se garde pourtant d’envisager la marine d’assaut comme ultima ratio de la stratégie navale : « Nous n’avons nullement eu l’intention de faire le procès du cuirassé au profit des avions, torpilleurs, sous-marins et bâtiments légers qui resteront toujours des armes auxiliaires » 69 ; mais il déplore que « seule de toutes les puissances en guerre, la France semble s’être complètement désintéressée de cette branche nouvelle » 70. Un autre théoricien, le C.F. Cochin, oriente plus nettement son apologie des opérations littorales dans le sens d’une critique des dogmes mahaniens et oppose « le combat de côtes, objectif précis, au combat naval, but stérile » 71. Le débat sur les matériels débouche donc, ici comme ailleurs, sur une remise en cause des principes stratégiques fondamentaux…

Le rôle de la mer dans la stratégie générale

Aussi diverses qu’elles soient, les différentes interprétations du conflit ont en commun de substituer aux vieux paradigmes mahaniens une conception plus souple de la stratégie navale. Alors que la doctrine d’avant-guerre se bornait pratiquement à la recherche de la « bataille décisive », il ne s’agit plus vers 1920 d’acquérir en un seul combat la « maîtrise de la mer », mais bien plutôt d’utiliser au coup par coup ses virtualités opérationnelles malgré la menace ennemie – état que Corbett avait appelé dès 1906 la « maîtrise en dispute » 72. D’autre part, les idées maritimes de 1914 étaient foncièrement tautologiques : le grand large y était à lui-même sa propre fin, sans que personne semble s’être soucié de son utilité dans la stratégie générale du conflit (cf. les réticences de la marine à organiser l’acheminement du XIXe Corps d’Armée en août 1914…). Il aura fallu quatre ans de guerre et beaucoup d’erreurs pour que l’on admette enfin la révolution conceptuelle défendue deux décennies plus tôt par Corbett : « L’importance réelle de la puissance maritime est son influence sur les opérations militaires » 73. Les forces navales doivent donc reconnaître leur subordination aux forces terrestres, ou tout au moins leur insertion dans la grande stratégie interarmées. L’heure du « décloisonnement » a sonné74.
Du plaidoyer pro domo à l’appui des terriens

Sans doute faut-il ici insister sur le contexte psychologique très particulier dans lequel baignent les marins de 1920, confrontés au même problème que leurs devanciers de 1871 : ils ne peuvent revendiquer aucun fait d’armes spectaculaire et les tâches de portefaix ou de garde-côtes dont ils se sont acquittés sont mal perçues du public, voire carrément ignorées. Malgré ses 115 navires et 11 500 hommes perdus en opérations75, la marine n’est pas citée dans la loi du 10 novembre 1918 félicitant les armées et leurs chefs ; traumatisée par la guerre des tranchées et les menaces sur Paris, l’opinion ne retient que les péripéties terrestres du conflit. Deux histoires cocasses résument la situation : celle d’abord de ce « glorieux déserteur » de la marine qui quitta son bord dès 1914 et s’engagea dans la Légion parce qu’il en avait assez de ne pas voir l’ennemi76, celle ensuite – rapportée par la Revue maritime – d’un officier de marine permissionnaire dont l’uniforme était à ce point inconnu des populations civiles qu’il fut tour à tour pris pour un militaire allié, un contrôleur du gaz et un agent de police ! Bref, la marine est plus que jamais « incomprise de la majeure partie de la nation » et doit expliquer patiemment son rôle à l’opinion et aux milieux parlementaires, qui inclineraient volontiers à lui couper les crédits pour renforcer l’armée de terre ou poursuivre le développement de l’aviation77.

Il n’est donc nullement surprenant que le ministre Georges Leygues, suppliant en 1920 le Parlement de financer la rénovation d’une flotte à bout de souffle, insiste sur la complémentarité entre la terre et la mer :

La marine a exercé sur le déroulement et sur l’issue de la guerre une influence qui apparaîtra de plus en plus grande au fur et à mesure que sera démontrée la liaison étroite qui exista pendant les hostilités entre les armées de terre et les armées navales et que s’affirmera cette vérité que l’Entente aurait perdu la guerre si elle avait perdu la maîtrise de la mer… Sans les convois qui nous apportaient le blé, le charbon, le fer et l’acier, qui débarquaient en France des millions de soldats et leur matériel, nous n’aurions pu ni vivre ni vaincre 78.

Cette argumentation admet implicitement la primauté opérationnelle des campagnes terrestres, la mer ayant plutôt un rôle logistique. L’amiral Darrieus lui-même, pionnier de la doctrine classique du Sea Power, reconnaîtra en 1921 que la suprématie de la Royal Navy n’aurait pas servi à grand-chose si l’armée française n’avait tenu tête à l’armée allemande sur le continent : « La puissance n’est pas formée d’un élément envisagé isolément, mais de tous ses éléments intimement liés, sans en oublier un seul » 79.

Le « décloisonnement » stratégique est d’ailleurs également perçu par l’armée de terre qui – à l’exception de Mangin, grand lecteur de Mahan – n’avait guère soupçonné avant 1914 le poids de la puissance maritime. Le conflit lui a ouvert les yeux et le général de Castelnau tient devant la Chambre le même discours que Georges Leygues80. On assiste de ce fait à un renforcement institutionnel des liens interarmées. Un décret de 1920 adjoint au Conseil Supérieur de la Marine, avec voix consultatives, le chef d’état-major général de l’armée et un autre membre du Conseil Supérieur de la Guerre ; le chef d’état-major général de la marine et un autre membre du CSM sont de même adjoints au CSG. « L’expérience a montré jusqu’à quel point, dans une guerre moderne qui met en jeu toutes les forces vives d’une nation, action navale et action terrestre se complètent et s’enchaînent », note à ce propos le chroniqueur de la Revue maritime 81. Rapprochement des écoles aussi, avec les conférences prononcées par le maréchal Foch et le général Weygand à l’Ecole de Guerre Navale en mars-avril 1922 : une « liaison de plus en plus intime » s’établit entre l’EGN et le Centre des Hautes Etudes Militaires82.
Les rivalités budgétaires et le problème de l’air

Si marins et terriens s’accordent à reconnaître en théorie leur interdépendance stratégique, ils n’en demeurent pas moins jaloux de leurs spécificités respectives. La crise budgétaire freine en effet les progrès de l’esprit interarmées : la Revue maritime s’indigne de voir André Lefèvre, « porte-parole le plus autorisé des milieux militaires » à la Chambre, préconiser « la réduction des crédits de la marine, déjà si modestes, au profit de ceux de l’armée de terre, si largement dotée par contre, sous le prétexte que le sort des armes se décidera toujours sur terre. » L’enjeu du débat est la création d’un ministère unique de la Défense nationale – projet motivé par un souci d’économies plus encore que par des considérations stratégiques, et qui ferait « de la rue Royale une annexe de la rue Saint-Dominique » 83. Les multiples études sur l’importance comparée de la puissance terrestre et de la puissance maritime sont étroitement tributaires de ce contexte. Darrieus assimile par exemple le rôle de la mer aux « fondations » de l’édifice stratégique, ce qui signifie que les forces terrestres n’en sont que les superstructures84. Pour le L.V. René Marie inversement, « l’armée est le facteur principal » ; « Avant que d’être le facteur capital », rétorque le C.C. Richard, « il importe assurément d’exister ; et si cette existence est conditionnée par l’intervention d’un deuxième facteur d’essence navale, peut-on dire que ce dernier est moins capital que le premier ? » 85 De tels propos sont en vérité bien vains, puisque tous les protagonistes admettent la complémentarité de la terre et de la mer, mais ils traduisent éloquemment l’âpreté de la compétition budgétaire entre les armées…

Reste un troisième larron : l’air, véritable surprise stratégique de la Grande Guerre, qui a obtenu son autonomie en Angleterre et aspire partout à la même reconnaissance. En France comme ailleurs, ses partisans les plus extrémistes y voient l’arme absolue appelée à remplacer purement et simplement les autres forces86. Aussi la terre et la mer font-elles front commun pour contenir l’expansionnisme des aviateurs. « Le ministère de la Guerre, qui désire tant accroître son rayon d’action, peut aisément récupérer les pensions militaires et l’aéronautique », suggère-t-on dans la Revue maritime 87. Même le C.F. de l’Escaille, fervent apôtre de l’aviation, entend la cantonner au rôle de service et non d’armée autonome88. Toutefois, certains officiers supérieurs sont troublés par l’irruption de la troisième dimension et tentent de conjurer le péril en transposant à l’air les catégories classiques de la pensée navale. Ainsi l’amiral Habert :

La maîtrise de la mer, dont l’influence a été si considérable au cours des siècles écoulés, n’est plus qu’un facteur de la maîtrise des espaces qui appartiennent à tous. La conquête de l’air appelle la lutte pour la maîtrise de l’air, lutte d’une plus grande envergure encore que la dispute de la maîtrise des océans, mais pour laquelle les enseignements de la guerre sur mer ne devront pas être perdus89.

De même Darrieus :

Si jamais les armes aériennes rendaient réellement impraticable la navigation de surface (et il s’en faut de beaucoup que nous en soyons là), le problème ne serait que déplacé et changé de milieu. La maîtrise de la mer devrait se comprendre dans le sens de la domination de l’espace, et celle-ci appartiendrait incontestablement aux nations disposant des plus grands moyens90.

Ces dernières remarques traduisent à la fois un sens de l’évolution matérielle plus aigu qu’avant 1914 et une certaine permanence de l’approche philosophique en stratégie, puisque les tactiques récentes y apparaissent comme justiciables des principes intemporels de l’art. Par delà la confusion initiale, c’est bien vers une nouvelle synthèse que s’acheminent les doctrines navales d’après-guerre.

Les révisions doctrinales des « Historiques »

Aussi impérieux qu’ait été le retour des théories technicistes dans les années 1920, le camp des « historiques » n’a pas baissé les bras : il a au contraire revu et corrigé ses principes, tempérant leurs applications de détail pour coller de plus près à l’expérience des faits. En parodiant Auguste Comte, on pourrait dire que la pensée navale classique passe de l’âge théologique – celui de Mahan – à l’âge métaphysique, voire à l’âge positif.
Castex et la Synthèse de la guerre sous-marine (1920)

Dès 1920, Castex s’applique à endiguer les ardeurs matérialistes par une étude magistrale des stratégies navales de la Grande Guerre, parue sur plusieurs livraisons de la Revue maritime avant sa publication en librairie. Il réfute le caractère inédit du conflit et souligne par exemple ses analogies avec la guerre de Sécession, mais aussi avec les guerres de l’Europe classique, révolutionnaire et impériale. Dans tous ces cas – et Castex reste ici dans le droit fil de Mahan – la puissance maritime a fini par terrasser la puissance continentale : « La privation de la mer, discrète et terrible, invisible et mortelle, est comme un gaz asphyxiant stratégique, économique et politique » 91. De Pontchartrain à Tirpitz, selon le sous-titre suggestif de l’ouvrage, la puissance continentale a régulièrement cru pouvoir compenser son handicap maritime par l’adoption de « martingales », au premier rang desquelles figure la guerre de course ; mais « toujours, avec une persistance éloquente, l’histoire a enregistré sa faillite » 92. Cette permanence contrastant avec l’évolution des technologies et des tactiques navales, Castex en conclut très classiquement au primat de la philosophie militaire sur les facteurs matériels. L’échec de la course vient de ce qu’elle a généralement été envisagée comme moyen d’action exclusif, sans coordination avec la guerre d’escadre, au mépris du principe fondamental de liaison des armes :

Si le parti qui fait la course fait en même temps de la bonne “guerre militaire”, si ses forces navales sont agissantes, si elles font de la fixation offensive, l’ennemi n’aura pas trop de tous ses moyens pour parer le coup et il ne pourra consacrer que peu de navires à la défense de ses bâtiments marchands. L’action des corsaires s’en trouvera facilitée. Il y a donc liaison étroite, quoique lointaine, entre l’action des corsaires et celle des escadres. Si elles marchent ensemble, on peut espérer des résultats. Si l’on engage la première en supprimant la seconde, l’échec est certain, parce qu’on ne viole pas impunément une règle militaire essentielle 93.

Durant la guerre d’Indépendance américaine, l’attitude offensive de la flotte française avait contraint la défense britannique à l’éparpillement, d’où les succès inédits de nos corsaires. Tels n’ont pas fait les Allemands en 1914-1918, parce que l’écrasante supériorité en cuirassés de la Royal Navy les a dissuadés de mener une vraie guerre d’escadre. Bien qu’ils n’aient pratiquement jamais quitté leurs mouillages, les cuirassés alliés ont ainsi assuré la sécurité des flottilles ASM :

On voit clairement comment était charpentée l’organisation défensive des Alliés. Le bâtiment de commerce confiait sa protection aux patrouilleurs flottants et aériens, qui confiaient la leur à la flotte cuirassée. Cette masse se trouvait, en fin de compte, soutenir tout l’édifice de la guerre sous-marine et jouer ainsi un rôle énorme, que peu de personnes, même parmi les professionnels, ont nettement compris et pénétré 94.

Il n’est d’ailleurs que de considérer la panique qui s’empara des Amirautés alliées à chaque velléité offensive des grandes unités allemandes pour comprendre combien les capital ships sont restés la colonne vertébrale de la stratégie navale : dans les heures d’incertitude qui suivirent la bataille du Jutland, puis lors du bref raid accompli par le Goeben et le Breslau au débouché des Dardanelles le 20 juin 1918, « chacun s’est tourné vers la flotte cuirassée et a vu en elle la sauvegarde des patrouilleurs, de la marine marchande et du reste, regrettant peut-être le dédain dont il l’avait jadis enveloppée » 95.

Appliquant en sens inverse sa propre démonstration, Castex imagine un emploi offensif et non plus dissuasif des escadres cuirassées dans la lutte ASM : des raids à répétition contre le littoral ennemi auraient pour effet de fixer en défense les sous-marins, qui ne pourraient plus pendant ce temps menacer les communications96. La Grande Guerre offre quelques exemples de cette stratégie, qui culmina avec l’attaque des bases sous-marines elles-mêmes à Zeebrugge et Ostende. Ces assauts furent certes conduits par des hydravions et des bâtiments relativement légers, mais ils eussent été inconcevables sans le soutien à distance des cuirassés. Là encore, il n’y a rien de vraiment nouveau sous le soleil, et Castex rapproche systématiquement les exemples dont il s’inspire de certains épisodes des XVIIe et XVIIIe siècles : la capture par Rodney des bases corsaires de la Martinique en 1762, par exemple, sonna la fin de la course française aux Antilles.
Le temps des ambiguïtés

La Synthèse de la guerre sous-marine semble donc restaurer la doctrine historique dans toute sa splendeur. Au détour de la démonstration, une petite phrase relativise pourtant l’orthodoxie du propos et montre que Castex ne fait pas l’impasse sur les facteurs techniques :

La guerre de 1914 n’a fait en somme que vérifier une notion historique bien établie, avec ce correctif qu’au lieu d’exercer la “maîtrise de la mer”, le groupe des porte-canons de haut bord, ou la masse cuirassée, n’assure maintenant que la “maîtrise de la surface” 97.

La nuance est importante, car elle traduit l’ambiguïté sous-jacente de la doctrine de Castex sur laquelle Hervé Coutau-Bégarie a tant insisté98. En apparence, Castex ne remet pas en cause les dogmes mahaniens : de ce que les capital ships n’assurent plus que la maîtrise de la surface, on ne saurait en effet déduire théoriquement la ruine du Sea Power, puisque les flottilles sont censées venir à bout de la menace sous-marine. Le même raisonnement s’applique à la maîtrise de l’air, bien que cette question n’ait pas été au cœur des préoccupations de Castex en 1920 (l’expérience de l’Ostfriesland n’aura lieu qu’en 1921) : les porte-avions, ou plus récemment nos modernes frégates anti-aériennes, peuvent en principe juguler la menace aérienne. Il reste que la diversification des périls amène concrètement l’éparpillement des moyens défensifs. Un vaisseau de ligne du temps de la marine à voile pouvait affronter à la fois d’autres vaisseaux de ligne et des corsaires, au lieu qu’un capital ship de l’ère contemporaine doit s’en remettre à des bâtiments spécialisés pour affronter sous-marins et avions… La stratégie navale devient donc affaire de dosage entre les différentes armes, plus que de supériorité brute de la guerre d’escadre comme le voulait Mahan ; elle est de ce fait beaucoup plus ouverte et plus incertaine que par le passé, et la guérilla des marines secondaires dispose de moyens accrus99.

On relève chez Darrieus un tiraillement similaire entre orthodoxie et modernité. A l’appui de sa condamnation de la course comme moyen exclusif, Darrieus reprend les arguments historiques de Castex, tel le raccourci Pontchartrain-Tirpitz100. Il estime également que l’apparente inactivité des escadres au cours de la Grande Guerre n’a rien d’exceptionnel : durant les guerres de la Révolution et de l’Empire, c’est depuis ses ports que la Royal Navy bloqua la flotte française, ne maintenant guère devant Brest que des frégates de surveillance101. Toutefois, Darrieus rompt net avec la conception de l’offensive propre à la vulgate mahanienne :

Ceux-là se trompent gravement, qui sous le prétexte d’offensive rêvaient d’attaquer toujours et quand même n’importe qui, ou n’importe quoi, à la manière du taureau fonçant en aveugle sur un obstacle. L’esprit d’offensive doit se concevoir précisément dans le sens d’initiative et celle-ci a appartenu sans contestation possible aux Alliés pendant toute la durée de la guerre 102.

Ce fragment annonce de façon frappante le passage des Théories stratégiques (vol. IV) dans lequel Castex écrit « qu’on ne prend pas l’offensive comme on veut et quand on veut, en aveugle, par doctrine absolue, en tous temps et en tous lieux… » 103 Mais Darrieus camoufle plus ou moins la remise en cause du dogme en blanchissant l’école historique de ses responsabilités dans les outrances de 1914 et en substituant au couple Histoire-Matériel un couple « Ecole de l’expérience – école de l’empirisme et du débrouillage », celle-ci conduisant aux déboires que l’on sait, celle-là déduite de l’Histoire, donc toujours bonne et vertueuse (tant pis pour les faits !)104. Ambiguïté supplémentaire, Darrieus reste dédaigneux envers la défensive : il qualifie la Direction de la guerre sous-marine de « lamentable hérésie qui aboutit à la dualité de la conduite des opérations » 105.
Un Corbett français

S’il est parfois difficile de suivre le double langage de Castex et de Darrieus, un officier moins connu, le C.C. Richard, réussit à formuler sans détours une nouvelle synthèse très proche de celle de Corbett. Comme les « Matériels » de son temps, Richard se défie des grands théoriciens militaires : « Il semble que l’éthique nouvelle, née de la guerre, trouve Jomini, Clausewitz et Mahan franchement ennuyeux… Serait-ce le crépuscule des Idoles ? » 106 Mais si l’absolutisme des grands principes le rebute, il reste dans la lignée des « Historiques » en affirmant que « la grande guerre que nous venons de traverser n’a en rien différé de la plupart de celles qui l’ont précédée : même activité des corsaires – devenus submersibles -, même passivité des flottes militaires » 107 – et en définitive même victoire de la puissance maritime sur la puissance continentale.

Stratégiquement orthodoxe, le propos est tactiquement révisionniste et condamne le dogme de la bataille décisive plus nettement que ne l’ont fait Castex et Darrieus : « Notre art est plus délicat, plus nuancé, plus difficile aussi » 108 Selon le C.C. Richard, la bataille décisive a été indûment transposée de la stratégie terrestre à la stratégie navale sous l’influence de Clausewitz109. Ce dernier point est inexact, car Clausewitz était alors peu connu en France et c’est bien plutôt la doctrine de Jomini qui a modelé la pensée navale par le truchement de Mahan110. Mais le propos est fondamentalement juste ; l’attaque et la défense des communications, et surtout « le grand, le véritable moyen de la puissance navale » – le blocus111 – sont le véritable objet de la guerre navale :

Sur mer, la destruction des forces organisées de l’ennemi ne constitue pas comme à terre le moyen unique, nécessaire et suffisant pour imposer sa volonté à l’adversaire. La bataille, toujours souhaitable, n’est utile que dans la mesure où cette destruction s’impose pour atteindre le double objet qui constitue le véritable mode d’action de la puissance navale : maintien de l’intégrité de ses communications, rupture de celles de l’ennemi112.

A quoi Castex, sourcilleux gardien de la tradition cette fois-ci, répondra que « Maintenir l’intégrité des communications nationales, interdire celles de l’ennemi, ce sont déjà des conséquences, des corollaires… La mise hors de cause des forces organisées de l’ennemi est donc bien le véritable moyen, initial et fondamental – et le vieux principe subsiste ! » ; tout au plus admet-il que cette mise hors de cause peut être obtenue par le blocus, et non exclusivement par l’anéantissement des escadres adverses113.

Richard tempère également un autre dogme mahanien, « celui de l’inexistence des objectifs géographiques », corollaire de la recherche exclusive du combat ; si le facteur terrain compte évidemment moins en stratégie navale qu’en stratégie terrestre, on ne peut toutefois méconnaître la nécessité de protéger les bases d’une flotte ou d’attaquer celles de l’ennemi, de tenir des avant-postes où adosser le blocus, etc.114. On l’a bien vu en 1917-1918 avec les coups de main répétés de la Royal Navy contre les repaires des U-Boote. Le commandant Richard propose enfin une intéressante réflexion sur la notion de « flotte en vie », qui n’est pas « radicalement fausse » puisque la bataille n’est pas une nécessité absolue. Cette stratégie peut convenir aux marines de second rang « sous réserve que leur flotte manifeste réellement son existence par une activité inlassable, en liaison avec celle de ses corsaires » 115 – ce qui cadre fort bien avec la Synthèse de la guerre sous-marine…

Conclusion

La pensée navale française de l’après-Grande Guerre est beaucoup moins monolithique que celle de 1914. L’assaut techniciste, à défaut d’avoir pu engendrer une doctrine cohérente comme celle de la Jeune Ecole des années 1880116, a forcé les « Historiques » à revoir de fond en comble leurs postulats, à les nuancer et à les amender profondément. La puissance maritime est désormais intégrée à une vision stratégique globale : même si les liens interarmées restent ambigus, il semble globalement admis que la marine a pour mission principale de défendre et d’attaquer les communications, le combat d’escadres n’étant pas forcément la condition sine qua non de cette tâche. Parce qu’un tel combat ne peut être exclu, le cuirassé garde sa légitimité comme élément de dissuasion ; mais il n’assure plus à lui seul la « maîtrise de la mer », concept relativisé par la diversification des menaces. Une habile combinaison des moyens surfaciers, sous-marins et aériens peut atteindre des résultats auxquels les flottes de second rang de jadis n’auraient pas osé rêver…

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Notes:

1 V.A. Darrieus, “Le programme naval : les deux écoles”, RM, 1921, pp. 721-754 (p. 737).

2 C.A. Habert, “Les premiers jours de l’armée navale”, RM, 1920, pp. 737-754 (p. 740).

3 La flotte française a 25 % de cuirassés et 50 % de croiseurs de plus que la flotte austro-hongroise. Philippe Masson, “La guerre sur mer”, dans le collectif La Première Guerre mondiale, Flammarion, 1991, tome II, p. 442.

4 C.A. Habert, art. cit., p. 741. En mer du Nord, la Royal Navy bute exactement sur le même problème, et la confuse mêlée du Jutland, en 1916, ne changera pas fondamentalement la donne.

5 C.F. Baret, “Histoire et matériel”, RM, 1920, pp. 185-207 (p. 199).

6 C.F. Changeux, “La défense et la riposte contre l’attaque sous-marine”, RM, 1921, pp. 318-329 (pp. 318-319). Le C.V. Mabille du Chesne donnera une version moins négative de cet engagement : conduit avec un remarquable sang-froid, le tir du Voltaire a bel et bien contraint le sous-marin ennemi à la fuite, comme l’a reconnu l’Amirauté allemande. Mais le commandant du Chesne ne nie pas que le Voltaire ait gêné le Touareg (“Grenade et bombarde”, RM, 1924, pp. 1-12).

7 Changeux, p. 319 ; à rapprocher de l’amiral Darrieus : “La question célèbre de quoi s’agit-il ? resta complètement ignorée durant cette guerre” (“Le programme naval : les deux écoles”, RM, 1921, pp. 721-754 – p. 753). Cette question correspond à l’examen de la mission, première étape de la fameuse “Méthode de raisonnement tactique” en cinq temps, popularisée par Foch et toujours en vigueur dans les armées françaises. Pour un exposé succinct, voir le précieux petit ouvrage du contre-amiral (CR) Mathey, Comprendre la stratégie, Economica, 1995, pp. 78-83.

8 Cité par Hervé Coutau-Bégarie, Castex, le stratège inconnu, Economica, 1985.

9 Cité par Castex, Synthèse, RM, 1920, p. 26. Aube appliquait cette remarque au torpilleur, mais elle fut élargie au sous-marin par ses disciples de la Jeune Ecole : l’exiguïté de ces deux bâtiments ne leur permet pas d’emmener un “équipage de prise” apte à assurer le retour à bon port des navires ennemis capturés en épargnant la vie des passagers.

10 Pareil argument se retrouvera en 1921 sous la plume du général italien Douhet, le célèbre théoricien du bombardement aérien à outrance. Dans les deux cas, les assauts terroristes n’ont réussi qu’à rendre les guerres plus barbares encore, mais non pas moins longues…

11 Commandant Guierre, Bataille de L’Atlantique, J’ai Lu, 1967, p. 13.

12 Synthèse de la guerre sous-marine, RM, 1920, pp. 167-168 et 170.

13 Synthèse, op. cit., p. 168.

14 Cité par Philippe Masson, Histoire de la marine, tome II, Lavauzelle. L’amiral Lacaze était alors ministre de la marine.

15 Cdt. Guierre, op. cit., p. 35.

16 Chiffres donnés par Edmond Delage, “La crise de la guerre navale”, RM, 1921, pp. 330-360 (p. 349). Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Delage était le patron civil de la Section historique du Service historique de l’Etat-Major de la Marine.

17 Amiral Sims, US Navy, cité par Edmond Delage, art. cit., p. 332.

18 2e trimestre 1917 : 2 236 934 tonnes ; 3e trimestre : 915 513 tonnes. Les pertes des U-Boote croissent en conséquence : 25 unités détruites par les Alliés en 1916, 66 en 1917, 71 en 1918. Delage, art. cit., pp. 358-359.

19 Cité par E. Delage, art. cit., p. 341. C’est également l’avis de Tirpitz, qui incrimine les réticences du chancelier von Bethmann-Hollweg face à la guerre sous-marine totale. Cf. compte-rendu des Mémoires de Tirpitz par Delage, RM, 1920, pp. 34-52. De fait, Bethmann-Hollweg craignait à juste titre les conséquences diplomatiques des torpillages. Cf. “Les dessous politiques de la guerre sous-marine allemande”, série d’articles d’Edmond Delage, RM, 1920 et 1921. Un autre officier allemand, le C.C. Gayer, donne une interprétation différente du problème, qui selon lui n’était pas uniquement politique mais aussi stratégique : le haut-commandement, continuant de croire à une guerre relativement courte malgré la défaite de la Marne, ne pensait pas avoir le temps de préparer un “grand coup” sous-marin. Il différa donc la mise au point des U-Boote océaniques jusqu’en 1916-1917 (compte-rendu de lecture de la RM, 1921, p. 275).

20 Castex, Synthèse de la guerre sous-marine, RM, 1920, p. 479.

21 “Les premiers jours de guerre de l’armée navale”, art. cit., p. 754.

22 C.F. Baret, “Histoire et matériel”, RM, 1920, pp. 192-sqq. Le primat reconnu au combat montre que les “matériels” ont su faire leur autocritique et s’éloigner des travers de leurs précurseurs des années 1880. On ne peut donc réduire l’école matérielle à la Jeune Ecole, qui n’en fut qu’un moment – pas plus que, dans le camp d’en face, on ne peut faire de Castex le simple continuateur de Mahan.

23 Idem, p. 196.

24 Idem, pp. 192-193. Castex se dit en bas de page “pleinement d’accord” sur les limites de l’œuvre de Mahan.

25 Voir le rapport du C.F. Vandier, en date du 26 avril 1918, dans la préface de Hervé Coutau-Bégarie aux Principes de stratégie maritime de Corbett, Economica, 1993, pp. 16-20.

26 RM, 1922, pp. 659-660. Paradoxalement, la méconnaissance de Corbett dans le camp des “matériels” tient beaucoup à la suspicion dont il fut victime chez les “historiques” eux-mêmes, qui lui reprochaient son prétendu manque d’esprit offensif. En Angleterre, Corbett se vit imputer la timidité de Jellicoe lors de la poursuite de la Hochseeflotte après la bataille du Jutland ; son historique de cet épisode fut désavoué par l’Amirauté, et il en mourut de chagrin. En France, le Service historique de la Marine fit traduire les Principes de Corbett, mais ils ne furent pas publiés et Corbett ne fut guère connu que par les injustes critiques adressées par Castex à ses “discutables sophismes stratégiques”, RM, 1921, pp. 103-104. Sur Castex lecteur de Corbett, voir la préface de Hervé Coutau-Bégarie aux Principes, op. cit., pp. 21-24.

27 Voir les textes du Commandant Abeille en 1911-1912, cités dans notre article “L’influence de Mahan sur la marine française”, art. cit.

28 Idem, pp. 202-203.

29 Baret ne veut pas entendre parler d’une telle “synthèse à la Hegel” : “Des esprits français ne pourraient jamais s’y plier”, idem, pp. 205-208.

30 Selon le mot de Pelletan, cité dans le “Programme d’action” du Commandant Z, Marine française , 2e semestre 1895, pp. 337-343.

31 Cf. “Chronique” de la RM, 1920, p. 559. Seule une étude prosopographique permettrait de mesurer le degré de corrélation entre l’affiliation des officiers à telle ou telle faction doctrinale et leur statut socio-professionnel. De toutes façons, cette corrélation n’est pas absolue, certains amiraux ralliés à la méthode historique étant par ailleurs de remarquables techniciens : ainsi Darrieus, pionnier du sous-marin (voir Henri Darrieus et Bernard Estival, Gabriel Darrieus et la guerre sur mer, Service historique de la Marine, 1995).

32 “La Jeune Ecole”, mémoire du C.F. Ceillier resté inédit jusqu’à sa publication dans L’évolution de la pensée navale, pp. 228-229.

33 Rapport du vice-amiral de Gueydon, inspecteur général du personnel et des écoles, au ministre de la Marine, 7 mars 1919, cité par le C.V. G.L.V. Laurent, “Le Haut Enseignement”, RM, 1922, pp. 603-617 (p. 607).

34 Remarquons que les deux premières thèses renvoient à l’alternative posée par l’amiral Habert en 1920, cf. supra.

35 Le Dreadnought était cantonné dans la fonction de canonnier, mais le choix de l’artillerie lourde qui explique sa taille considérable était déjà une réaction à la diversification des menaces : il s’agissait en effet de pouvoir écraser l’ennemi tout en restant hors de portée de ses torpilles.

36 Cf. Edmond Delage, “Lord Fisher”, RM, 1920, pp. 327-348 (pp. 345-sqq).

37 Les innovations de sir Percy Scott dans le domaine du télépointage avaient permis le combat d’artillerie à très longue distance propre aux dreadnoughts.

38 Article de Fisher dans le Times, cité par le L.V. Leblond, “L’avion tuera-t-il le cuirassé ?”, RM, 1920, pp. 577-599 (p. 577). Delage, art. cit., relève les contradictions du tonitruant amiral sans peut-être apercevoir suffisamment ce qu’elles contiennent de provocation. En bon lord britannique, Fisher aime l’excentricité…

39 “Le débat en Grande-Bretagne”, chronique de la RM, 1920, pp. 278-280. L’idée d’un raid aérien de destruction massive sur Berlin avait été agitée en Grande-Bretagne vers la fin de la Grande Guerre. La perspective d’un déclassement total des stratégies terrestres et navales par la guerre aérienne est à cette époque illustrée par les théories du général italien Douhet, qui préfigurent les débats sur la signification stratégique de l’arme atomique.

40 C.V. Castex, cité par les amiraux Henri Darrieus et Bernard Estival, “Darrieus et la renaissance d’une pensée maritime en France avant la Première Guerre mondiale”, L’évolution de la pensée navale, pp. 93-94. Il s’agit là d’un problème éminemment philosophique : le matérialisme, qui excelle à penser l’organe, est incapable de penser l’organisme.

41 C.C. Baret, “La prétendue faillite du sous-marin, suite”, RM, 1921, pp. 58-65 (p. 61).

42 C.F. J. Cochin, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (pp. 191-192).

43 C.C. E. Baret, art. cit., RM, 1921, p. 790. La tactique des meutes et la coopération des sous-marins avec l’aviation seront mises en œuvre par la U-Bootewaffe de la Seconde guerre mondiale. En 1944, les Allemands sortiront les types XXI, XXIII et XXVI, bâtiments révolutionnaires qui marquent le véritable passage au sous-marin intégral, naviguant toujours en plongée grâce au Schnorkel, doté de puissants hydrophones et d’un sonar actif ; le type XXVI file 26 nœuds en plongée. Par la suite, le progrès le plus sensible sera accompli avec l’avènement du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), dont on a pu dire après les Malouines qu’il était le Capital Ship des temps modernes.

44 “Les idées de l’Amiral Scheer”, article traduit de l’allemand, RM, 1921, pp. 268-272. Les craintes britanniques apparaissent dans le compte-rendu d’un article de l’amiral Hall, RM, 1922, pp. 396-397. L’installation de canons lourds sur des sous-marins remonte à la Grande Guerre : cf. les bâtiments britanniques de la classe M, monitors submersibles destinés à l’appui-feu contre la côte des Flandres, ou encore les divers U-Boote allemands à capacité océanique.

45 C.F. J. Cochin, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (pp. 193-sqq.).

46 Brassey’s Naval and Shipping Annual, cité par la RM, 1921, p. 256. Le grand ingénieur français Laubeuf, pionnier des sous-marins, partage ces réserves. RM, 1923, p. 238.

47 Aux filets de protection de 1914 succèdent après guerre des soufflages en tôlerie sous la ligne de flottaison ou des coques feuilletées à trois cloisons, avec de l’eau entre chacune. Le compartimentage intérieur, déjà étudié par l’ingénieur français Bertin à la fin du XIXe siècle, est renforcé. On dédouble enfin les générateurs d’électricité pour pouvoir continuer à alimenter les pompes d’évacuation malgré la destruction d’une partie des installations. Les architectes navals britanniques semblent en pointe dans ces recherches, fait révélateur quant à l’inquiétude de l’Angleterre face aux sous-marins. Cf. RM, 1922, pp. 249-250, et 1923, pp. 451-465.

48 H.C. Bywater, article paru dans Naval and Military Record du 28 décembre 1921, repris dans RM, 1922, pp. 387-389. Bywater mentionne la possibilité de repérer le sous-marin grâce à des hydrophones installés à terre qui capteraient les explosions de torpilles et indiqueraient leur azimut ; le recoupement des azimuts relevés par différentes stations d’écoute donnerait la position du sous-marin, comme dans le cas de la radiogoniométrie. Selon Bywater, ce système a été utilisé durant la guerre en mer du Nord.

49 L.V. Benoît, “A propos de La prétendue faillite du sous-marin”, RM, 1921, pp. 679-680. Noter que l’idée d’hydravions-détecteurs annonce nos modernes hélicoptères ASM ou avions de patrouille maritime.

50 RM, 1922, p. 179.

51 L.V. du Plessis de Grénedan, “L’aéronautique maritime”, RM, 1920, pp. 373-396. En décembre 1923, du Plessis de Grénedan trouva la mort aux commandes du dirigeable Dixmude, perdu en Méditerranée, RM, 1924, pp. 106-107.

52 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation d’escadre”, RM, 1923, pp. 289-295 (p. 291). De l’Escaille, alors lieutenant de vaisseau, avait commandé les 8 hydravions envoyés à Port-Saïd par l’amiral Boué de Lapeyrère fin 1914. Cette escadrille surveillait les mouvements turcs en Syrie ; dès le 28 décembre 1914, de l’Escaille avait détecté l’avance ottomane dans le Sinaï et annoncé le coup de main ennemi sur le canal de Suez, qui fut repoussé par la marine française le 2 février 1915 (voir G. Assollant, “L’œuvre de la marine française dans la défense du canal de Suez”, RM, 1921, pp. 19-41 et 182-200).

53 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation maritime”, RM, 1921, pp. 324-333 (p. 326).

54 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation d’escadre”, art. cit., p. 290.

55 RM, 1921, pp. 555-561. D’autres bâtiments ex-allemands avaient été coulés par l’aviation américaine peu auparavant : le sous-marin U-117 en juin 1921, le destroyer G-102 et le croiseur Frankfürt en juillet ; le cuirassé américain Iowa, radioguidé depuis un autre navire, a même servi de cible mobile (quoique non défendue). Mais l’Ostfriesland a été le premier cuirassé moderne coulé par bombardement aérien, d’où le retentissement mondial de cette expérience.

56 H. Stroh, “Aéroplanes et torpilles automobiles”, RM, 1920, pp. 93-94.

57 L.V. Leblond, “L’avion tuera-t-il le cuirassé ?”, RM, 1920, pp. 577-599.

58 L.V. Leblond, art. cit., suite, pp. 760-772 (p. 770). La méthode comparatiste de Leblond évoque celle de Mahan. Cf. la comparaison du torpilleur de surface et du brûlot de l’ère classique dans The Influence of Sea Power in History, chap. 2.

59 Maintenant la primauté des cuirassés dans le budget naval 1921-1922, le Premier Lord de l’Amirauté britannique estime que l’aviation doit rester leur “auxiliaire”, cité par la RM, 1920, p. 557. Par la suite, le bombardement de l’Ostfriesland – cible immobile et non-défendue – ne changera pas substantiellement les choses : “L’avion, de même que le sous-marin, le destroyer ou la mine, a ajouté aux dangers déjà connus par le cuirassé mais n’a pas rendu ce dernier inutile. Le cuirassé demeure le plus grand facteur de la puissance navale”, notait le général Pershing dans son rapport officiel sur cette expérience, cité par la RM, 1921, p. 560).

60 L.V. H. Serre, “Réponse au L.V. Leblond”, RM, 1921, p. 673.

61 C.F. de l’Escaille, “De l’aviation maritime”, RM, 1921, pp. 324-333 (p. 331).

62 L.V. Serre, art. cit., Le C.F. Paul Chack estime lui aussi que le porte-avions est sans doute “le capital ship de demain” et loue la marine américaine d’avoir été la seule à le comprendre, au rebours du “conservatisme naval” de l’Amirauté française (“Chronique”, RM, 1922, p. 384). Le porte-avions avait notamment les faveurs de l’amiral Sims, patron de l’US Navy, qui avait été pleinement convaincu par l’expérience de l’Ostfriesland et ne croyait pas à la possibilité d’installer une DCA efficace sur les cuirassés. Sur ce point l’expérience lui donnera tort : dans les Task Forces américaines de la Seconde guerre mondiale, la puissante DCA des cuirassés s’avèrera la protection rapprochée la plus efficace pour les porte-avions.

63 “De l’aviation maritime”, art. cit., p. 332.

64 Du Plessis de Grenedan, art. cit., p. 389.

65 Fisher, cité par E. Delage, “Lord Fisher”, art. cit., p. 347. Fisher avait proposé dès le début de la Grande Guerre plusieurs scénarios amphibies : capture d’Anvers, débarquement au Danemark ou en Poméranie puis marche sur Berlin…

66 “La marine d’assaut”, RM, 1921, pp. 31-55.

67 Idem, pp. 31-34.

68 Les résultats les plus spectaculaires furent enregistrés par les Italiens avec le torpillage de plusieurs cuirassés autrichiens : le Wien en rade de Trieste (10 novembre 1917), le Viribus Unitis en rade de Pola (14 mai 1918), le Szent Istvan devant Cattaro (10 juin 1918) ; des vedettes rapides furent également employées par les Anglais et les Allemands devant la Belgique. Durant la Seconde guerre mondiale, on verra se multiplier les opérations contre les “flottes en vie” : raid sous-marin allemand contre Scapa Flow (13 octobre 1939), bombardement aérien de la flotte italienne à Tarente (11 novembre 1940), opérations menées par des “torpilles humaines” italiennes contre l’escadre britannique d’Alexandrie (20 décembre 1941), attaque du Tirpitz dans l’Altenfjord par des sous-marins de poche anglais (22 septembre 1942)…

69 “La marine d’assaut”, art. cit., p. 51.

70 Idem, p. 47. En réalité, c’est la marine dans son ensemble qui est passée au second plan des préoccupations de guerre françaises, réflexe bien compréhensible à l’heure où l’armée allemande campe en Picardie… Il faut souligner par ailleurs que le désastre des Dardanelles et de Gallipoli a porté un rude coup au concept d’opération amphibie. Un article du L.V. Bécam traite de cette question et s’attache à réhabiliter les débarquements : l’échec de 1915 vient de ce que les Alliés ont perdu l’effet de surprise en accumulant les retards, non d’une impossibilité a priori de telles opérations. Bécam insiste également sur les progrès du matériel de débarquement. “Le débarquement”, RM, 1923, pp. 77-91.

71 J. Cochin, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (p. 181). Cet article s’accompagne de l’habituelle rhétorique anti-cuirassés de l’école matérielle.

72 Corbett, Green Pamphlet, in Principes de stratégie maritime, traduction française, Economica, 1993, p. 250.

73 Corbett, cité par H. Coutau-Bégarie dans sa Préface aux Principes, op. cit., p. 14. Certains adversaires français de Mahan, sans atteindre la densité conceptuelle de Corbett, avaient pressenti ce fait : “L’empire de la mer est un mot désormais vide de sens en dehors de l’exploitation des grandes routes maritimes du globe”, écrivait par exemple Freysinn en 1903 (“La proie et l’ombre : l’empire de la mer”, article paru dans Marine française, l’organe de la Jeune Ecole).

74 Nous empruntons le terme au général Poirier (postface aux Transformations de la guerre du général Colin, Economica, 1979). Ce décloisonnement des divers fronts et milieux géographiques est une caractéristique essentielle de la géostratégie par rapport à la stratégie opérationnelle classique, cantonnée à une seule dimension (cf. notre article “Une définition de la géostratégie”, Stratégique, n° 58, 1995-2, pp. 85-120). La géostratégie, en somme, est le pendant militaire du phénomène plus global de mondialisation.

75 Chiffres avancés par Jean Meyer, Histoire de la marine française, Ouest-France, 1994, p. 325.

76 Cf. André Corvisier, “Le destin insolite d’un glorieux déserteur dans la guerre de 1914 et la presse de guerre”, Revue historique des Armées, n° 203, juin 1996.

77 C.V. Vincent-Bréchignac, “La marine et le service à court terme”, RM, 1921, pp. 1-11.

78 RM, 1920, pp. 268-274 (p. 269).

79 “Le programme naval : les deux écoles”, RM, 1921, pp. 721-754 (p. 733).

80 “Sans le concours constant, ardent, fervent de notre admirable marine, nous n’aurions pu alimenter la bataille et la France n’aurait pas gagné la guerre”. RM, 1921, p. 109. De même, dans son livre La guerre mondiale, le lieutenant-colonel Corda écrit que “Les puissances de l’Entente ont pu remporter la victoire finale parce que leurs forces de haute mer leur ont assuré envers et contre tout la maîtrise de la mer”, cité par la RM, 1922, pp. 709-710.

81 RM, 1920, pp. 550-551.

82 RM, 1922, pp. 818-sqq. Ce rapprochement aurait été souhaité conjointement par les commandants des deux écoles, l’amiral Ratyé et le général Debeney. Peut-être faut-il rapprocher la venue de Foch à l’EGN des remarques faites par le C.F. Changeux et l’amiral Darrieus à propos de l’oubli de la question “De quoi s’agit-il ?” par la marine (cf. supra).

83 RM, 1921, pp. 830-831. Un article de 1922, estime que l’indispensable coordination stratégique de la terre et de la mer doit être assurée par le gouvernement et le Conseil Supérieur de la Défense Nationale, mais que les questions administratives propres à chaque armée doivent rester l’apanage de ministères spécialisés sous peine d’“impossibilité par congestion” ; ce débat agite également l’Angleterre (RM, 1922, pp. 260-261).

84 “Le programme naval : les deux écoles”, art. cit., p. 733.

85 Lettre du L.V. Marie, RM, 1921, vol. 2, pp. 534-538 (p. 535) ; réponse du C.C. Richard, idem pp. 808-819 (p. 810). S’il subordonne étroitement la mer à la terre, Marie ne remet pas en cause la nécessité d’une forte marine comportant des cuirassés. Richard estime de son côté que l’armée allemande n’a pas été enfoncée en 1918 et que sa capitulation tient à la révolution engendrée par le blocus naval. C’est la version allemande des faits, mais il faut ajouter que l’offensive Pétain prévue pour le 14 novembre 1918 aurait vraisemblablement pulvérisé les défenses ennemies. Pétain, très significativement, en espérait une victoire continentale à dominante française pour équilibrer la victoire maritime à dominante anglo-saxonne… (voir Guy Pedroncini, Pétain, le soldat et la gloire, Perrin, 1989, pp. 410-sqq.).

86 Un capitaine d’aviation français, estimant que les missions logistiques de la marine seraient entièrement assurées par l’air avant un demi-siècle en raison de la plus grande vélocité des avions, en aurait conclu que “Le ministère de la rue Royale n’est d’ores et déjà que le futur ministère de l’Air”. L.V. Guichard, “Petite chronique du temps de paix”, RM, 1922, pp. 375-376.

87 RM, 1921, p. 831.

88 Selon de l’Escaille, un éventuel ministère de l’Air serait aussi incongru qu’un ministère de l’Artillerie ou des sous-marins (“De l’aviation maritime”, art. cit., p. 333).

89 “Les premiers jours de guerre de l’armée navale”, RM, 1920, p. 754.

90 “Le programme naval : les deux écoles”, art. cit., p. 747.

91 Synthèse de la guerre sous-marine, RM, 1920, p. 9.

92 Idem, p. 10.

93 Idem, p. 14. Castex insiste en qualifiant la liaison des armes de “principe de la guerre le plus fondamental” (p. 17).

94 Idem, p. 486. Georges Leygues exprimait la même idée de façon plus intuitive dans son discours au Parlement (cf. supra), soulignant la complémentarité entre “les vaisseaux de haut bord qui réduisirent à l’impuissance les escadres de ligne de l’ennemi” et “les bâtiments légers qui gagnèrent la guerre sous-marine” (p. 269).

95 Idem, p. 492. Le Goeben et le Breslau n’étaient pas stricto sensu des capital ships, mais les Alliés n’avaient dans ce secteur que des bâtiments de flottilles… En 1921, le C.C. Richard reprendra de façon plus imagée l’argumentation de Castex : pour comprendre à quoi ont servi les cuirassés alliés, il suffit de se demander ce qui se serait produit “si, en face de la flotte de haute mer allemande, un prodigieux magicien avait soudainement volatilisé en 1914 la Grand Fleet” (“Les idées tactiques de l’amiral Jellicoe”, RM, 1921, pp. 216-225 (p. 225).

96 Idem, pp. 496-497.

97 Idem, p. 489.

98 Cf. Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Fayard, 1985, pp. 101-sqq. et pp. 153-sqq. L’analyse d’Hervé Coutau-Bégarie porte essentiellement sur les contradictions implicites des Théories stratégiques publiées par Castex à partir de 1929. Il est intéressant de les trouver en germe dès la Synthèse.

99 A vrai dire, le problème du dosage se posait déjà aux amirautés d’antan sous la forme suivante : combien de vaisseaux pour combien de frégates ? Mais les deux types de bâtiments partageaient globalement la même technologie, et la formation des équipages restait commune, ce qui n’est assurément plus le cas de nos jours.

100 “Le programme naval : les deux écoles”, pp. 740-741.

101 Idem, p. 738.

102 Idem, p. 739.

103 Cité par Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, op. cit., p. 106.

104 Darrieus, art. cit., pp. 753-754.

105 Idem, p. 753.

106 “Le Jutland et les principes, essai philosophique”, RM, 1921, pp. 577-606 (p. 602).

107 Idem, p. 578.

108 “A propos de la fleet in being”, RM, 1921, pp. 808-819 (p. 815).

109 “Le Jutland et les principes”, art. cit., p. 587. Thème repris par le C.F. Cochin dans un sens nettement plus Jeune Ecole, “L’évolution du matériel naval et l’avenir du sous-marin”, RM, 1923, pp. 173-201 (p. 176).

110 Voir l’article de Bruno Colson, “Jomini, Mahan et les origines de la stratégie maritime américaine”, au vol. I de la présente collection, pp. 135-151, ainsi que le chapitre 10 de son livre La culture stratégique américaine, FEDN-Economica, 1993. Mahan n’a lu Clausewitz que sur la fin de sa vie ; bien que le C.C. Richard ne soit pas plus tendre avec Jomini, il a sans doute préféré charger Clausewitz en tant que théoricien prussien…

111 “Le Jutland et les principes”, art. cit., p. 592.

112 Idem, p. 591.

113 Castex, “A propos de l’article Le Jutland et les principes”, RM, 1921, pp. 103-104.

114 “Le Jutland et les principes”, pp. 591-592. Pour le coup, note Richard, l’industrialisation de la guerre tend à rapprocher stratégie terrestre et stratégie navale, car les forces terrestres doivent elles aussi défendre les bassins miniers, les zones industrielles, etc.

115 Idem, p. 589.

116 Et ce vraisemblablement parce que la Jeune Ecole raisonnait surtout sur deux systèmes d’armes : le torpilleur et le croiseur, au lieu que la panoplie des années 1920 est beaucoup plus diversifiée.

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