LA  GENÈSE DE  L’AÉRONAUTIQUE  MILITAIRE 1892 – 1914

Claude Carlier

            Le XIXe siècle est marqué par les progrès des sciences et des techniques au nombre desquels la recherche de la solu­tion du plus lourd que l’air n’est pas la moindre. En France, un petit cercle d’hommes politiques et de militaires a conscience très tôt du rôle de l’aviation dans l’art de la guerre. Le général Joseph Henry Mensier, entre autres, directeur du Génie depuis 1887, soutient et favorise les travaux de l’ingénieur Clément Ader [1].

La convention secrète de 1892

            Après l’expérimentation de l’Eole en 1890, Clément Ader recherche un financement pour poursuivre ses travaux et réaliser un autre aéroplane appelé Avion. Dans ce but, il solli­cite du ministère de la Guerre l’autorisation d’utiliser le ter­rain militaire de Satory, près de Paris. Il s’adresse, par l’intermédiaire du général Mensier, au président du Conseil, ministre de la Guerre, Charles de Freycinet, qui la lui accorde le 10 août 1891.

            Le 17 octobre, entraîné par le général Mensier, il décide même d’aller voir l’Eole et déclare, selon Clément Ader :

            « Ceci est un « Eclaireur » et un « Torpilleur » Aérien et il faut faire continuer les essais par le Département de la Guerre pour la Défense nationale [2]. »

            Cette appréciation, si conforme aux espoirs d’Ader, est pour lui un grand encouragement : il déborde d’optimisme et entrevoit déjà la matérialisation de ses idées sur l’aviation militaire :

            « C’est ainsi que naquit ce jour-là l’Aviation Militaire par la volonté de M. de Freycinet. Cela nous combla de joie puisque nous étions animé des mêmes sentiments [3]. »

            Il précise aussitôt ses conceptions :

            « Nous fîmes immédiatement un projet général, et nous y étions autorisé, sans témérité aucune, par les nombreuses études préliminaires faites de 1882 à 1891, ainsi que par les résultats obtenus avec l’Eole. En voici les branches principa­les : – Fondation d’une école d’Aviation et d’Avion-nerie. – Etablissement d’un Arsenal pour la constructions des Avions. – Stratégie et tactique aérienne. – Création d’une armée Aé­rienne Aviatrice.

            « Pour satisfaire ce programme, sans doute, il fallait des ressources en rapport avec son importance ; mais que pouvaient être ces sacrifices en argent à côté des services qu’il était appelé à rendre à la Défense Nationale [4]. »

            Ader propose un matériel et son mode d’emploi, des écoles, des ateliers, des doctrines et surtout la création d’une nouvelle armée ; rien d’utopique puisque Charles de Freycinet croit dans le plus lourd que l’air.

            Les travaux de l’inventeur doivent rester secrets. « Le ministre de la Guerre ne se propose pas de revoir votre appareil et il désire ne le montrer à personne » précise le général Mensier dans une lettre adressée à Clément Ader le 22 octobre.

            Précaution compréhensible : l’Avion apparaît comme une arme nécessaire à la revanche contre l’Allemagne. La défaite de 1870 est encore dans les mémoires, l’Alsace-Lorraine est allemande, les plans stratégiques de l’armée française sont établis en direction du Rhin. Le président du Conseil insiste auprès du ministre des Finances sur la nécessité de ne pas révéler la destination des fonds qu’il demande :

            « Il y aurait certainement d’autres moyens de me procurer cette somme, mais je n’en vois aucun autre où l’on ne soit obligé de divulguer jusqu’à un certain point une découverte qu’il y a un véritable intérêt d’Etat à tenir complètement secrète [5]. »

            Le 2 février 1892, Charles de Freycinet va même jusqu’à demander au président de la République, Sadi Carnot, l’autorisation d’utiliser la caisse des fonds secrets. Il précise :

            « La lecture du projet de convention vous donnera la preuve que toutes les précautions ont été prises pour conserver à la France le bénéfice d’une découverte qui, si elle peut être réalisée, aurait au point de vue de la guerre des résultats incalculables. »

            Sadi Carnot donne son accord.

            Une convention est signée, le 3 février 1892, « entre Monsieur Freycinet, Président du Conseil, Ministre de la Guerre, agissant comme représentant l’Etat » et « Clément Ader, Ingénieur ».

            Clément Ader obtient, à dater de février 1892, une somme de 250 000 francs payable en douze mensualités et 50 000 F au terme de ses travaux, soit 300 000 francs. En contrepartie, les obligations d’Ader sont claires et précises :

            « Par la présente convention, M. Ader s’engage à construire un appareil type qui ne sera plus simplement (…) un appareil d’essai, mais bien un appareil établi en vue de réaliser le programme qui suit :

            « Etre en état de porter, outre son conducteur, une deuxième personne, ou bien du matériel (combustible supplémentaire ou substances explosives) d’un poids équivalent à celui d’un homme, soit 75 kilogrammes ;

            « Etre capable de s’élever à plusieurs centaines de mètres et de marcher au moins pendant six heures, étant chargé de ses deux voyageurs, avec une vitesse minimum de 15 mètres par seconde.

            « Enfin, être complètement dirigeable, c’est-à-dire être en état de suivre un itinéraire déterminé et de passer exactement au-dessus d’un point fixé. »

            Une clause interdit toute divulgation de plans, écrits ou documents relatifs à l’invention d’Ader, les contrevenants tombant « sous le coup de la législation sur l’espionnage ».

            On peut cependant être étonné des exigences de la convention. L’armée demande, et Clément Ader accepte, en 1892, des performances qui ne seront atteintes qu’au début du XXe siècle : malgré leur lucidité, ils sous-estiment les difficultés.

            Il faut néanmoins remarquer que ces performances correspondent à des objectifs bien définis. Six heures à environ 50 km/h, cela représente 300 km, soit la distance séparant Paris des frontières de l’Est, cela n’est sûrement pas une coïncidence, le souvenir de la guerre de 1870 est encore vivace.

            Au-delà de l’Avion, son premier engagement vis-à-vis du ministère de la Guerre, Clément Ader espère pouvoir mettre en route le processus devant aboutir, ainsi qu’il le rappelle en 1909, à « organiser une armée aérienne pour venger l’affront national [6] » de 1870.

            Clément Ader n’arrivera pas à honorer les clauses de la convention. Après un essai infructueux en 1897, le ministère de la Guerre renonce à l’Avion ; Clément Ader, dépité, arrête ses recherches.

            Le grand précurseur de l’aviation continue néanmoins d’œuvrer sous une autre forme. Dans trois ouvrages, publiés de 1907 à 1912, il développe ses théories et ses réflexions sur l’usage de l’aviation dans la guerre. Son livre, L’Aviation Militaire, publié en 1909, soit cinq ans avant le début de la Première Guerre mondiale, est prophétique de l’usage de l’Avion. Il ne sera pas entendu.

            Une querelle stérile, déclenchée par quelques Français contre les Américains sur la paternité du premier vol, fera oublier les exceptionnelles analyses de Clément Ader [7].

La poursuite de l’intérêt pour l’aéroplane

            Le ministère de la Guerre n’a pas retenu l’Avion de Clément Ader. Ce sont les Américains, grâce aux frères Wright, qui prennent le relais, en 1903, et réussissent les premiers véritables vols sustentés.

            Les frères Wright ont également proposé leur invention aux militaires. Pour valoriser leurs brevets, ils se tournent vers l’Europe, notamment en direction des militaires français qui observent avec intérêt l’évolution de ce nouveau moyen de locomotion.

            La Direction du Génie, où dans son Laboratoire de Chalais-Meudon, le colonel Renard et le capitaine Ferber se distinguent par leurs travaux sur les aéroplanes, s’intéresse à d’éventuelles applications militaires en particulier pour des missions d’observation. De son côté, la Direction de l’Artillerie pense au guidage de ses pièces. Chaque direction a très bien compris l’importance de ce « point haut » qui peut se déplacer, c’est aussi le début d’une querelle entre les deux armes.

            En 1906, le commandant du génie Bonel est envoyé aux Etats-Unis pour négocier, avec les frères Wright, l’achat de leur appareil. Les exigences financières des Wright, qui pensent avoir trouvé la solution définitive du vol, font traîner les négociations qui échouent. Pendant ce temps, les construc-teurs français ont fait d’importants progrès. Les négociations sont néanmoins reprises, en 1907, en vue d’acquérir une version biplace pouvant emporter un observateur aérien, la Compagnie générale de navigation aérienne achète leurs brevets aux frères Wright.

            Les essais faisant apparaître une sous-motorisation, la société Bariquand et Marre modifie le moteur original le portant de 11 à 30 cv. Des roues sont ajoutées qui rendent plus commode le décollage prévu sur rail. L’appareil, modifié, est testé en 1910 et donne satisfaction. Mais, les constructeurs français ont, entre-temps, atteint une qualité nettement supé-rieure [8], particulièrement au niveau de la fabrication des moteurs [9]. L’aéroplane Wright est alors abandonné.

Les débuts de l’organisation de l’aéronautique militaire

            En 1909, le général Brun, ministre de la Guerre, confie conjointement au Génie et à l’Artillerie le soin de jeter les bases des premiers éléments de l’aviation militaire.

            La même année est créée, à Paris, l’Ecole supérieure d’aéronautique et de construction mécanique. Parmi les premiers diplômés : Henry Potez et Marcel Bloch (le futur Marcel Dassault) mais aussi les frères Gourevitch (les futurs créateurs des avions soviétiques MiG).

            Lors de la Grande semaine d’aviation de Reims, en août 1909, le général Pierre Auguste Roques, directeur du Génie, charge une commission d’acheter, sur les crédits de recherche, cinq appareils destinés à étudier les applications militaires qui semblent consister en des missions d’obser-vation à longue portée.

            Ces souhaits sont difficiles à satisfaire : un aéroplane militaire doit pouvoir suivre les colonnes auxquelles il est affecté ; il doit, les jours de mauvais temps où il ne peut voler, être rapidement démonté, transporté puis remonté ; il doit être capable de subir des intempéries sans que sa solidité et la sécurité de son fonctionnement soient compromises. Ces réserves faites, des officiers, désirant se familiariser avec l’aviation, obtiennent la permission de passer leur brevet de pilote dans les écoles civiles, les seules existant alors. Le premier officier pilote, breveté par l’Aéro-club de France, le 8 mars 1910, est le lieutenant du génie Camerman qui est rapidement chargé de créer une école de pilotage militaire au Camp de Châlons.

            Des officiers d’artillerie, également présents au meeting, estiment que des aéroplanes biplaces peuvent être utiles pour le réglage de leurs pièces. La Direction de l’Artillerie obtient du Parlement un complément de crédits ce qui lui permet de commander, au début de 1910, sept appareils biplaces. Pressentant en outre le rôle important que pourrait jouer un tel observatoire aérien dans ses opérations, elle souhaite avoir l’aviation naissante sous ses ordres. Elle dispose déjà d’un établissement, à Vincennes, dirigé par le commandant Estienne qui voudrait former ses propres pilotes.

            Devant les pressions du Parlement, qui réclame avec insistance une uniformisation de l’aviation, le général Brun, ministre de la Guerre, décide, le 10 avril 1910, que l’arme naissante sera confiée à une Direction du matériel aéro-nautique placée sous la responsabilité de la 4e Direction, c’est-à-dire celle du Génie qui patronne aussi l’’aérostation et les dirigeables ce qui facilite la communication entre services.

            Si l’aéroplane ne s’est pas encore définitivement imposé, il attire néanmoins la curiosité d’autorités militaires sensibles à sa nouveauté : le ministre de la Guerre, le général Brun, effectue un vol tout comme le général Maunoury commandant le 20e corps d’armée. Leur engagement facilite l’introduction des appareils dans les grandes manœuvres militaires annuelles.

L’introduction de l’aéroplane dans l’armée

            Aux manœuvres de Picardie, du 9 au 18 septembre 1910, 14 aéroplanes figurent à côté de 4 dirigeables de l’armée : c’est la véritable révélation du rôle que peut jouer l’aviation dans l’observation. Le général Roques fait com-mander 40 appareils et, en novembre 1910, fait approuver par le ministre de la Guerre, le programme d’un concours d’avions militaires pour 1911. Il affirme parallèlement que « les aéro-planes sont aussi indispensables aux armées que les canons et les fusils. C’est une vérité qu’il faut admettre de bon gré, sous peine d’avoir à la subir de force. »

            Il est convaincu que l’armée a besoin d’avions capables de franchir de longues distances et de transporter de grosses charges d’explosifs à larguer sur les ouvrages indispensables à la concentration des armées ennemies. Aussi, demande-t-il la construction d’appareils multiplaces pouvant emporter 300 kg sur une distance de 300 kilomètres à 60 km/h, en combattant au besoin les adversaires aériens. Mais il est aussi conscient qu’avant d’être un outil de guerre, l’avion doit devenir fiable et sûr.

L’Inspection permanente de l’aéronautique militaire

            Devant l’évolution favorable de tous les milieux concernés, le ministre de la Guerre crée une Inspection permanente de l’aéronautique militaire. Le décret est publié le 22 octobre 1910, le général Roques en est chargé ; il assure le commandement des troupes et des services correspondants ainsi que l’étude de l’application de l’Aéronautique aux besoins des armées 

            Le 7 février 1911 sont institués les brevets militaires de pilote et de mécanicien. L’armée exigeant plus de ses pilotes que l’administration civile des siens, elle élabore ses propres épreuves. Le premier breveté est le lieutenant de Rose. Les pilotes civils sont autorisés à se présenter au brevet militaire en tant que réservistes.

            Le 20 juillet, l’aviation démontre que non seulement elle peut observer mais aussi rendre compte. Le capitaine Brenot et le lieutenant Ménard, à 500 mètres d’altitude près de Rambouillet transmettent par radio un message à la tour Eiffel distante de 50 kilomètres 

            L’année 1911 est celle des visées allemandes sur le Maroc qui entraînent une augmentation des budgets militaires : l’aviation naissante en bénéficie. C’est également en 1911 que l’aviation militaire est utilisée pour la première fois par les Italiens au cours de leur guerre contre les Turcs en Tripolitaine. Le 22 octobre, le capitaine italien Carlo Piazza effectue, sur un appareil Blériot, une reconnaissance d’une heure au-dessus des lignes adverses. Si l’aviation a joué un rôle modeste dans ce conflit, elle y a prouvé cependant son utilité.

            Les grandes manœuvres françaises de 1911 mettent en évidence l’intérêt de l’avion d’observation biplace. En effet un observateur qualifié peut noter des informations que le pilote n’a pas le temps d’apercevoir faute d’une préparation adéquate. La formation d’officiers observateurs apparaît primordiale :

            « L’observation aérienne, dans le domaine militaire, demande, en effet, une préparation et des aptitudes spéciales, que ne possèdent pas le plus grand nombre de nos pilotes actuels [10]. »

            Le tir de projectiles depuis un avion ou un dirigeable fait l’objet de recherches spéciales de la part de l’établissement d’aviation militaire de Vincennes qui étudie un appareil de visée et installe, en 1912, au camp de Châlons, un polygone de tir.

            Lors du grand concours d’avions militaires du 8 octobre au 28 novembre 1911 à Montcornet, près de Reims, les appareils présentés, d’origine civile, sont mal adaptés aux besoins militaires. Ils permettent néanmoins aux constructeurs de déterminer les modifications nécessaires.

            Le 29 novembre 1911, le général Roques décide que, désormais, les aéroplanes militaires seront désormais appelés Avion pour honorer l’œuvre de Clément Ader.

            Au début des années 1910, on peut estimer qu’un grand progrès avait été effectué dans l’utilisation de l’avion à des fins militaires. Les missions d’observation, de guidage des feux de l’artillerie et de bombardement sont essayées et mettent en évidence la fragilité des avions, ce qui explique qu’aucun responsable militaire ne peut véritablement compter sur eux dans une bataille.

            Sous cet éclairage, la phrase attribuée à Foch : « L’aviation, c’est du sport. Pour l’armée, c’est zéro ! » est à replacer dans le contexte de l’époque. Outre la nature fragile des avions, leur coût élevé, celui des pièces de rechanges et de l’entretien ajoutés à la dépense engagée pour la formation des pilotes peuvent expliquer les hésitations des états-majors à investir dans de tels matériels alors que l’armée française manque de mitrailleuses ou de canons et que les unités d’infanterie sont sous-équipées.

            La formation des pilotes est un des principaux soucis des responsables. Le général Roques note :

            « Nul ne peut prévoir, ni surtout délimiter les services que pourra nous rendre l’aviation dans l’avenir. Nul ne peut dire ce que sera le futur avion (aéroplane actuel perfectionné, appareil à ailes battantes, hélicoptères, etc.) mais il faudra toujours des hommes pour le monter et ces hommes, nous devons les préparer sans arrêt [11]. »

            Lors de la création de l’Inspection permanente, en octobre 1910, l’aviation militaire compte 43 pilotes ; ils sont 152 à la fin de 1911 auxquels s’ajoutent 122 élèves en instruction.

            En 1911, le prix moyen d’un appareil militaire est de 25 000 francs, son entretien annuel est estimé à 10 000 francs. La formation d’un élève pilote revient à 4 000 francs, il est prévu d’en former 250 par an.

            L’aviation apparaît toujours bien comme un sport ; la lettre de la Direction du Génie cherchant des volontaires est sans ambiguïté :

            « Les progrès du plus lourd que l’air font que l’on envisage en ce moment la formation d’un certain nombre de pilotes d’aéroplanes. Vous paraissez tout indiqué pour réussir dans ce genre de sport intéressant [12]. »

            Une des préoccupations du général Roques est de donner à l’aviation militaire naissante un statut d’arme indépendante au sein de l’armée de Terre. Ses tentatives pour obtenir la direction des moyens aériens de la Marine échouent. Chaque armée s’interroge : l’aviation doit-elle être considérée comme une arme nouvelle ou comme un moyen supplémen-taire mis au service de chaque arme ? Le Génie veut des avions biplaces armés, la Cavalerie des monoplaces légers aisément transportables, l’Artillerie de gros avions multipla-ces, la Marine veut sa propre aviation.

L’aéronautique navale

            La Marine s’intéresse également aux aéroplanes. En 1910, après avoir envoyé en stage des officiers à l’Etablis-sement d’aviation de Vincennes, le ministère crée un parc d’aviation à Toulon et achète un biplan Farman à titre expérimental. L’accent est mis sur l’intérêt de ce genre d’appa-reils pour l’observation, la reconnaissance, la recherche de sous-marins et le repérage des champs de mines, toutes mis-sions antérieurement dévolues aux ballons.

            En 1911, la Marine fait aménager en porte-aéroplanes un navire auxiliaire de 6 000 tonnes, la Foudre, et charge le capitaine de frégate Daveluy d’organiser une aéronautique maritime. Cette dernière voit le jour le 20 mars 1912, sous l’appellation de Service de l’aviation maritime.

            L’état-major choisit des avions ou des hydravions pouvant être mis en œuvre à partir de plans d’eau aménagés. Après avoir essayé l’étang d’Arnel, près de Montpellier et Fréjus/Saint-Raphaël, il ne conserve que le second officiel-lement déclaré le 1er janvier 1914.

            Pour l’aviation embarquée, le choix de la Foudre ne s’avère pas concluant, le navire ne peut recevoir que des hydravions qu’il faut mettre à l’eau puis récupérer à l’aide de grues. Néanmoins, une plate-forme provisoire est installée ; elle permet, le 8 mai 1914, à René Caudron de décoller avec succès un avion amphibie de sa conception.

            Lors des grandes manœuvres navales de mai 1914, une douzaine d’hydravions est affectée à des missions de reconnaissance jusqu’à 200 km sur divers points de la Médi-terranée, principalement à Toulon et à Bizerte en Tunisie. Ces manœuvres consacrent la supériorité de l’hydravion équipé des premiers postes de TSF. C’est ce type d’appareil que l’aviation maritime décide d’adopter conjointement avec des ballons dirigeables.

L’organisation de l’aéronautique militaire

            Laissant à la Marine sa propre aviation, le général Roques consacre ses efforts à obtenir du ministre de la Guerre et du Parlement la présentation et le vote d’une loi de finances et d’organisation de l’aéronautique militaire.

            L’année 1912 voit se multiplier les études conjointes du Génie, de l’Artillerie et de l’Inspection permanente pour définir l’organisation de l’Aéronautique militaire, sa mobilisation, son emploi en temps de paix et en temps de guerre, les questions de tactique et d’armement. Des commissions élaborent et proposent un début de réflexion qui essaie de tenir compte de l’évolution difficilement prévisible de ce nouveau mode de combat. Les études aboutissent au vote, le 29 mars 1912, de la première loi réorganisant l’aéronautique militaire.

            L’Inspecteur permanent de l’aéronautique militaire relève directement du ministre de la Guerre, il a autorité sur l’ensemble des personnels et des matériels. Un premier plan d’équipement est programmé sur les années 1912 à 1915 afin d’aboutir à un effectif de 550 avions en ligne auxquels s’ajoutent 550 répartis dans les écoles et en réserve.

            L’aéronautique militaire est réorganisée :

            – Une Direction du matériel aéronautique militaire établie à Chalais-Meudon et commandée par le lieutenant-colonel Bouttieaux, chargé de l’étude et de la constitution du matériel de guerre (recherches, construction, achats et réception, entretiens) ainsi que des recherches sur l’aéro-nautique en général. Cette Direction regroupe un Etablis-sement central du matériel aéronautique militaire et un Laboratoire d’aéronautique militaire.

            – L’établissement d’aviation militaire de Vincennes, commandé par le lieutenant-colonel Estienne, chargé des recherches spéciales à l’aviation, d’outiller et d’armer les avions (armes et projectiles) [13]. Il doit aussi étudier des appareils pour l’observation et le réglage des tirs d’artillerie ainsi que des dispositifs de tir à bord des aéroplanes.

            – A Versailles, un commandement des troupes d’aéro-nautique et la direction des dépôts de matériel (comman-dement des unités et détachement de Sapeurs-Aérostiers, instruction des officiers et hommes de troupe, mobilisation, entretien du matériel d’instruction) confié au colonel Hirschauer.

            Le corps de troupe est constitué de deux groupes de Sapeurs-Aérostiers (Versailles et Reims), de trois dépôts de matériel (Versailles, Châlons, Reims), de neuf centres d’aviation (Versailles, Buc, Reims, Châlons, Etampes, Douai, Pau, la Vidamée, le Crotoy).

            En avril 1912, le général Roques quitte l’Inspection permanente ; il est remplacé par le colonel Hirschauer promu général le 12 décembre 1912.

            Le 14 juillet 1912, le président de la République Armand Fallières remet son drapeau à l’Aéronautique militaire. Le 26 juillet, l’Inspection permanente de l’aéronau-tique décide que les avions militaires arboreront désormais des cocardes tricolores.

L’évolution de l’aéronautique militaire

            Les manœuvres de 1912 démontrent la supériorité de l’avion sur le dirigeable, en particulier de l’avion biplace pour les missions d’observation. Pour la première fois les avions sont regroupés en escadrilles à six avions sous les ordres d’un chef d’escadrille responsable du personnel navigant et non navigant, du matériel et de la maintenance.

            Pour faciliter la transmission des renseignements, le général Hirschauer préconise l’installation de la TSF sur les appareils.

            Des avions offensifs sont envisagés pour combattre un adversaire aérien, essentiellement les dirigeables et bombarder des unités ennemies. A cet effet, les frères André et Edouard Michelin, qui dirigent la manufacture Michelin et Compagnie, créent, en 1911, le concours Aérocible Michelin. Ils sont persuadés que l’avion de bombardement pourra devenir une arme redoutable à condition de posséder des appareils de visée et de bombardement précis.

            L’épreuve consiste à lancer des projectiles sur une cible de 20 m à une altitude minimum de 200 m, ce qui permet de déceler, entre autres, les difficultés de visées.

            En 1912, un Comité national d’Aviation est constitué sous la présidence de Georges Clemenceau. Il ouvre souscription nationale destinée à l’achat d’aéroplanes pour l’armée. Grâce à une puissante campagne de presse, les fonds recueillis atteignent 4 millions de francs qui permettent de commander 120 appareils, d’offrir des bourses de pilotages, d’aménager des aérodromes.

            Afin d’intégrer la nouvelle arme dans l’appareil militaire national, une Commission supérieure de l’aéronautique militaire est mise en place le 24 janvier 1913, auprès du ministre de la Guerre. Elle est présidée par le chef d’état-major de l’armée, le général Joffre. Elle préconise l’utilisation des avions contre des objectifs aériens et terrestres ce qui entraîne l’expérimentation, dès 1913, du lancer de grenades incendiaires et les essais, au sol, d’armes placées à bord des appareils tel le canon : les résultats sont très décevants car les cellules ne sont pas conçues pour résister au recul de telles armes.

L’aviation d’outre-mer

            Le développement de l’aviation en métropole est suivi avec intérêt dans les colonies françaises. Le commandement militaire à Alger demande, fin 1910, la création d’une unité aérienne spécialisée dans les vols au-dessus du désert. Le Parlement vote des crédits pour l’achat de six appareils qui deviennent opérationnels à compter de février 1912. Ils sillonnent toute l’Afrique du Nord soulevant une grande curiosité.

            Le général Lyautey, résident-général au Maroc, obtient la création de deux escadrilles basées à Casablanca et à Oujda. En 1912, trois sections d’aviation militaire françaises effec-tuent des opérations de reconnaissance et de bombardement de douars de tribus insoumises.

            Le Gouverneur général de l’Afrique occidentale française demande aussi des avions ; il les achète sur son bud-get mais bénéficie de l’assistance du ministère de la Guerre qui fournit le personnel.

L’évolution des structures

            Le 16 avril 1913 paraît un arrêté relatif à l’organisation de l’Aéronautique militaire. L’Inspection permanente perd une partie de ses prérogatives, ses unités sont placées sous l’autorité des commandants de place ou de corps d’armée sur le territoire desquels elles sont stationnées. L’aviation devient plus opérationnelle mais perd de son homogénéité, l’Inspec-teur général voit ses attributions réduites. C’est le début de la querelle entre partisans de l’air autonome et ceux qui le veulent à la disposition des grandes unités terrestres. La querelle entre l’Artillerie et le Génie se développant, le ministre de la Guerre fait effectuer, par le général Bernard, artilleur de formation, une enquête.

            En août 1913, le général Hirschauer est remplacé par le général Bernard qui s’attache à réorganiser l’administration de l’aéronautique et à définir les relations avec les construc-teurs. Il fait adopter le principe de l’avion blindé, souhait louable mais qui correspond peu aux possibilités de motori-sation de l’époque.

            Comme se pose toujours le problème de l’autonomie à accorder à l’aviation, le général Joffre, chef d’état-major de l’armée, propose au ministre de la Guerre, à la demande du général Bernard, la création d’une 12e Direction chargée de l’aéronautique militaire. Le décret du 21 avril 1914 entérine cette proposition et place la nouvelle direction sous les ordres du général Bernard.

Conclusion  

            Depuis les premiers vols des frères Wright au début de 1914, l’aviation a connu une progression importante et bénéficié d’un grand engouement qu’a relayé une presse enthousiaste. Civils et militaires ont commencé à percevoir les possibilités du plus lourd que l’air, pourtant encore bien limitées par les capacités techniques de l’époque, même si la traversée de la Méditerranée par Roland Garros, en 1913, démontre que l’avion est de plus en plus fiable.

L’aviation n’est pas encore considérée comme un véritable outil de guerre, son usage est essentiellement réservé à l’observation et au guidage de l’artillerie, le combat aérien n’est pas envisagé. Malgré beaucoup d’incompréhensions, l’aéronautique militaire est passée, en cinq ans, du stade de l’inexistence à celui de Service à part entière du ministère de la Guerre [14]. L’intérêt accordé par le Gouvernement, le Parle-ment et les milieux militaires a été déterminant, il permet, en partie, d’expliquer le rapide développement de l’aviation dès le début de la Première Guerre mondiale [15].

* Professeur à la Sorbonne, directeur du Centre d’histoire de l’aéronau-tique et de l’espace.

[1] Clément Ader, né en 1841, est un inventeur de génie qui a mis au point les premiers procédés de téléphonie en France. Il s’est ensuite passionné pour le plus lourd que l’air.

[2] Clément Ader, La première étape de l’aviation militaire en France, J. Bosc et Cie éditeurs, Paris, 1907, p. 8.

[3] Ibid., p. 8.

[4] Ibid., p. 8.

[5] Lettre du 21 octobre 1891.

[6] L’Aviation Militaire, Berger-Levrault éditeur, page IX.

[7] Sur l’œuvre féconde de Clément Ader, cf. Claude Carlier, L’affaire Clément Ader – La vérité rétablie, Perrin, 1990, 266 pages.

[8] La plus spectaculaire illustration est, en 1909, la traversée de la Manche par Louis Blériot. La presse titre : « L’Angleterre n’est plus une île ».

[9] En 1905, les frères Louis et Laurent Seguin créent la Société des Moteurs Gnome. Cette société, qui connaît un important développement, est l’ancêtre de l’actuelle Snecma.

[10] Rapport du général Chomer sur les manœuvres de 1911, cité dans le rapport du général Roques.

[11] Rapport du général Roques, Ibid., p. 2-3.

[12] Albert Etévé, La victoire des cocardes, Robert Laffont, 1970, p. 36.

[13] Rôle correspondant à l’actuel Centre d’expérimentation aérienne militaire.

[14] L’aéronautique militaire devient une arme en 1922 et une armée indépendante en 1933.

[15] Sur l’aéronautique militaire française des origines à 1918, Cf. Histoire Militaire de la France, PUF, tome 3, 1992.

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ALLOCUTION  INTRODUCTIVE

M. le doyen Guy Pedroncini, Président du Comité National du Souvenir de Verdun

Messieurs et Mesdames les Parlementaires et les Élus, Messieurs les Officiers supérieurs,

Mes chers Collègues et Amis,

Mesdames, Messieurs,

 

            Au moment où s’ouvre un colloque passionnant sur l’apparition des armes nouvelles dans la Grande guerre, je voudrais remercier toutes celles et tous ceux qui en assurent la réussite.

            Je remercie les Ministres de la Défense et des Anciens combattants et victimes de guerre pour leur patronage et leur appui.

            Notre gratitude va au président Rémi Herment et à Monsieur le député-maire Arsène Lux.

            A ces remerciements j’ajoute de tout cœur ceux qui vont à tous les membres du Mémorial, en particulier au colonel Jean-Claude Farinet et à l’Institut d’Histoire des Conflits contemporains, en particulier au professeur Claude Carlier qui nous apporte son savoir faire d’organisateur chevronné de colloques ainsi que sa participation scientifique.

            Je remercie le Service historique de l’armée de Terre pour la participation de deux de ses officiers au colloque.

            Je voudrais également remercier Messieurs les repré-sentants des sociétés Aérospatiale, Dassault et Snecma qui sont des historiens de formation et d’ailleurs d’anciens étudiants du professeur Claude Carlier. Cette association du monde industriel et de l’université méritait d’être soulignée.

            Enfin, alors que les premiers essais des chars français ont eu lieu le 21 février 1916, comment le président du Comité national pour le souvenir de Verdun ne serait‑il pas heureux que ce colloque ait lieu à Verdun. Je regrette que le colonel Guilleminot n’ait pu se joindre à nous, et j’ai à vous demander d’excuser Madame Maurice Genevoix dont l’état de santé ne lui a pas permis de venir vous annoncer elle‑même une très heureuse nouvelle : l’Académie Française vient, à l’unanimité, d’accorder son éminent patronage à la Fondation « Le Souvenir de Verdun » qui assurera ce que j’appelle l’éter-nité humaine au Mémorial.

            En temps de guerre, la nécessité de vaincre devient la loi suprême. Toutes les forces des pays sont alors mobilisées, et, en particulier, l’imagination.

            Certes, les conflits sont préparés, mais ils réservent souvent des surprises. La Grande Guerre devait être brève et toute de mouvement. Or elle se révèle longue et se caractérise par une large immobilité des fronts en raison du phénomène plus ou moins dominant des tranchées.

            Comment s’adapter ? Comment retrouver le mouve-ment ? Comment abréger la guerre ?

            Dans n’importe quel conflit il faut s’adapter à ses réalités. D’abord avec les armes que l’on possède, ensuite avec celles que l’on invente ou que l’on perfectionne.

            Hors l’arme atomique et l’avion à réaction, la Grande Guerre voit apparaître des armes nouvelles qui dominent la guerre au XXe siècle.

            Les armes de 1914 cessent d’être adaptées à la guerre des tranchées : le rôle du fusil est réduit ‑ avant 1914, on évaluait souvent la puissance d’une armée au nombre de ses fusils ‑ la cavalerie est paralysée, le courage et l’élan des hommes sont vite impuissants face aux mitrailleuses qui ne s’enrayent pas. L’avion commence à peser sur le combat terrestre par le renseignement, et l’artillerie laisse apparaître ses limites : des millions d’obus, l’allongement de la portée de ses canons et des centaines de milliers de morts ‑ les années 1915 et 1916 sont les plus meurtrières de la guerre ‑ n’ont pas entraîné de modifications sensibles du front occidental. Faut‑il rappeler cette caricature allemande publiée par Demm : le messager du front qui arrive au GQG et annonce « La victoire est encore plus grande : ce n’est pas de 3,50 m mais de 3,54 m que nous avons avancé ».

            La bataille de Verdun est révélatrice des impasses de la guerre : le Trommelfeuer allemand n’a pas réussi pas à vaincre la résistance française, et les renforts en artillerie rétablissent l’équilibre, stabilisant le front. La bataille de Verdun est un écrasement sur place de l’infanterie et un gigantesque duel d’artillerie. Encore une fois, depuis octobre 1914, la guerre est dans une impasse tactique.

            Pourtant apparaissent des éléments nouveaux.

            La résistance de Verdun, de ses héroïques combattants, n’a pu être soutenue que grâce aux camions de la Voie Sacrée : le moteur devient un facteur de victoire.

            L’aviation commence à jouer un rôle non plus seulement de renseignement mais d’intervention dans la bataille terrestre : elle balaie le ciel de l’aviation adverse, elle éclaire le commandement et elle livre à Verdun la première bataille aérienne de l’histoire. Lorsque la fin de la bataille se dessine, deux notes de novembre 1916 laissent deviner le rôle que l’aviation jouera à l’avenir : non seulement le commandant du Groupe d’armées du Centre, le général Pétain, estime qu’elle peut permettre de revenir à la guerre de mouvement, mais il lui assigne comme objectif l’attaque en piqué à la bombe et à la mitrailleuse des troupes adverses démoralisées par ces attaques. Il est remarquable aussi que Verdun soit une bataille psychologique.

            Dans l’ombre également se prépare une nouvelle arme : les chars.

            D’abord baptisés tanks pour tromper l’ennemi ‑ c’est le nom des réservoirs d’eau du Deccan ‑ le secret qui entoure ses premiers pas ou ses premières chenilles n’est pas sans faire penser à ceux qui ont accompagné pendant la Deuxième Guerre mondiale l’apparition de l’aviation à réaction et surtout de la bombe atomique [1].  

            Les archives révèlent souvent d’importants secrets.  

            On avait aussi cherché une solution par les gaz. Leur emploi par les Allemands avait causé un effet de surprise, et la parade par les masques allait contraindre les belligérants à en imaginer de nouveaux aptes à franchir la barrière des masques. Le colonel Ferrandis nous exposera comment le Service de santé a fait face à cette arme nouvelle et redoutée.  

            Tandis que se déroule la bataille de Verdun, apparaît peu à peu, dans ses profondeurs, une autre guerre qui exigera une autre tactique. La guerre du moteur : le camion, le char, l’avion. Mais aussi le ravitaillement en pétrole, en essence. Apparaît également l’arme sous-marine. Là aussi est la surprise de la Grande Guerre. On attendait largement des affrontements spectaculaires entre les flottes des grands navires de ligne. On voit apparaître une guerre menée par les sous-marins : les pertes infligées par les sous-marins alle-mands atteignent le tonnage de la flotte britannique de com-merce de 1914. En pleine bataille de Verdun, le torpillage du Sussex où périt Enrique Granados rappelle soudain qu’au loin le sort de Verdun, comme celui de la guerre, se joue aussi sur et sous la mer.

            1916 voit peu à peu se dessiner la guerre nouvelle de 1917-1918 où la mobilité revient : les avions, les chars, les camions ouvrent la route à la victoire.

            C’est donc bien dans le cadre de Verdun que l’émer-gence des armes nouvelles devait être étudiée.

            Verdun réunit les deux formes de la Grande Guerre : celle de 1914-1916 et celle de 1917-1918.

            Il faut redire, sans que cela enlève rien aux autres batailles, que Verdun est le sommet, le tournant et le symbole de la Grande Guerre.

[1] Même si l’idée d’une arme atomique avait été évoquée lors de la séance du 4 octobre 1922 du Conseil supérieur de la guerre (Cf. Guy Pedroncini, Pétain, La victoire perdue, Perrin , 1995, p. 108).

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ALLOCUTION  INAUGURALE

M. Arsène Lux, Député-maire de Verdun

Monsieur le Doyen,

Mon Colonel,

Mesdames, Messieurs,

 

            Je voudrais d’abord vous dire combien je me félicite de vous accueillir et d’accueillir le colloque sur les armes nouvelles à Verdun. Je crois que c’est le meilleur site qui pouvait être choisi : Verdun et le Centre mondial de la paix, même si le titre peut apparaître un petit peu étonnant dans cette enceinte.

Tout le monde sait ici – je l’ai exprimé de longue date – ce qui se passe au sein de cette enceinte. C’est, bien sûr, le symbole du volontarisme de la paix universelle dans l’espace et dans le temps. Pour alimenter cette volonté, il faut pouvoir l’asseoir sur une détermination. Or, la détermination ne peut intervenir qu’à travers la connaissance de ce qui est à l’opposé de la paix autrement dit de la guerre. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans ce sens depuis pratiquement sa création et comment pourrait-il en être autrement ?

            Je voudrais simplement et avec beaucoup de modestie vous dire ce que ce thème évoque dans mon esprit. En général lorsqu’on évoque la bataille de Verdun – quasiment toujours et à juste titre d’ailleurs – on parle de malchance pour l’homme, de ses souffrances dans la boue et le froid, dans la douleur.

            Il faut aussi rappeler ce qui a permis cette situation de drame et cette apocalypse : l’apparition sur le champ de bataille d’une incroyable concentration d’instruments de guerre.

            Je crois que les enseignements rejoignent la problématique de l’évolution des technologies. Après Verdun, les batailles n’ont jamais plus été les mêmes. Après Verdun, c’est la perception de l’humanité qui n’a plus été tout à fait la même. Je pense que l’on n’en a pas tiré immédiatement les enseignements.

            Je crois que c’est cette situation qu’il faut que nous ayons présent à l’esprit lorsque nous évoquons l’émergence des armes nouvelles.

            La guerre de 1914-1918, a été la volonté de la maîtrise du territoire. Pour maîtriser le territoire, il fallait d’abord détruire ceux qui le défendait. Les armes nouvelles devaient le permettre, c’est le pari qu’avait fait l’état-major allemand.

            Après les enseignements du premier conflit mondial, on est passé à l’idée du mouvement, la maîtrise par le mouvement, la maîtrise par l’occupation du terrain. Je rappelle simplement que nous avions, à ce moment-là, un colonel, Charles de Gaulle, qui avait développé l’idée qu’il fallait restructurer notre outil de défense pour lui donner précisément mouvement et rapidité. Il n’a pas été écouté, si bien qu’en 1940 nous avions pris, à nouveau, une guerre de retard.

            Je voudrais terminer en remerciant tous ceux qui ont pris l’initiative de ce colloque ainsi que tous ceux qui l’ont organisé. Je vous souhaite des échanges aussi fructueux que possible.

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LA PENSÉE NAVALE SUÉDOISE APRÈS 1945

Lars Wedin

Après la Seconde Guerre mondiale, la Marine perdit sa « racine théorique » en se trouvant enfermée dans un cadre stratégique étroit et figé. Cependant, grâce à des circonstances particulières et à un renouvellement technique, elle retrouva un nouvel élan après plus de vingt années difficiles. Cet élan se traduisit par la redécouverte de la stratégie maritime classique.

Le cadre historique

La Suède était restée neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, comme pendant la Première. Dans cette neutralité armée, la Flotte jouait une grande importance pour dissuader les tentatives d’invasion ainsi que pour la défense des approches maritimes et la navigation côtière. Cette importance était soulignée par le ministre de la Défense, M. Sköld, en mars 1945 : « En parlant de l’armée de Terre et de l’armée de l’Air, on pense qu’elles ont contribué au fait que la Suède s’est tenue à l’écart de la guerre. En parlant de la Flotte1, on sait que sans elle, nous n’aurions pas pu mener la politique de neutralité« 2.

En 1945, la montée en puissance décidée en 1942 était toujours en cours. Ainsi y avait-il en chantier deux croiseurs légers d’environ 8 000 tonnes et deux destroyers d’un type nouveau, plus puissants que ceux d’avant guerre3. La flotte existante se composait d’un croiseur, de dix destroyers, de 19 vedettes lance-torpilles, de 26 sous-marins ainsi que de forces légères. Enfin, il y avait encore trois cuirassés de la classe « Sverige » construits avant 19184. La Suède possédait une flotte relativement forte mais d’une conception d’avant-guerre. Il s’agissait donc d’introduire les nouvelles techniques qui avaient vu le jour chez les Alliés pendant la guerre. Cependant, la guerre étant terminée, il fallait diminuer les ressources consacrées la défense. L’importance de la Flotte, reconnue par beaucoup, fut rapidement été oubliée.

Cependant, le coup de Prague et la crise de Berlin montrèrent que le désarmement voulu n’était pas possible. De plus, le projet suédois d’une alliance nordique ayant échoué, la Suède choisit la politique de neutralité armée fondée sur une défense nationale forte. Grâce à cette évolution, la Flotte fut en mesure de maintenir une force respectable. Pendant les années 1950, encore six destroyers ainsi qu’un bon nombre de bâtiments légers furent mis en service, et le développement technique poussé était encouragé, notamment dans le domaine des missiles anti-navires. Les premiers essais de « torpilles de l’air » eurent lieu dès 1957 à partir d’un destroyer de type « Halland ».

Avant de poursuivre, il faut dire quelques mots sur la situation stratégique de la Suède pendant la guerre froide. La Scandinavie se trouvait prise entre l’Atlantique, maîtrisé par l’OTAN, et la grande masse terrestre dominée par l’Union soviétique. La Suède est le pays nordique le plus grand et elle possède le littoral baltique le plus étendu. Ainsi, le pays se trouvait dans une situation stratégiquement importante qui allait encore se renforcer tandis que l’URSS commençait à devenir une importante puissance navale. Le discours de 1945 du major général des armées, le général de corps d’armée Ehrensvärd, témoigne de la conscience de cette situation : « Nous sommes très éloignés de l’idylle malentendu des dernières années d’après-guerre. L’expression la plus simple, c’est que la Suède est devenue un État de frontière. Bien entendu, cela ne veut pas dire que nous nous trouvons nécessairement dans une situation d’opposition à l’une ou l’autre grande puissance« 5.

À l’époque de la guerre froide, on parla souvent de l’équilibre « nordique » entre la Norvège, le Danemark, la Finlande et la Suède. Les deux premiers étaient membres de l’OTAN. La Finlande était neutre mais sa politique de sécurité fut restreinte par le traité d’amitié et d’assistance avec l’URSS. La Suède fut « non-alignée afin de rester neutre en cas de guerre ». Cependant, on sait aujourd’hui que la Suède a entretenu des liens militaires importants avec l’OTAN, surtout avec les États-Unis, et que la neutralité n’était pas aussi sacro-sainte qu’on l’a prétendu. Cela s’explique par l’appréciation de la menace qui donnait la priorité presque absolue à une invasion russe. Une telle invasion pouvait survenir soit par la terre du grand nord, soit à travers la mer Baltique. On doit remarquer que cette appréciation est traditionnelle depuis la guerre de 1808-1809, quand la Suède a perdu la Finlande6.

Pour la Marine, la loi de programmation de 1958 fut une catastrophe. Elle privilégiait l’armée de l’Air au détriment de la Flotte. Cette décision fut prise, entre autres, sur fond d’un projet en cours d’arme nucléaire. La Marine fut contrainte d’annuler deux destroyers. Un nouveau plan naval fut arrêté : le « plan naval 60 », qui donnait la prépondérance à une flotte légère pour la défense contre une invasion. Le mot d’ordre fut : « plus petits mais plus nombreux ». Pour la défense des routes maritimes, le plan prévoyait la construction de frégates.

La loi de programmation de 1958 :
un tournant désastreux pour la Flotte

La loi de programmation de 1958 est remarquable à plus d’un titre. L’idée fondamentale que la défense serait si forte que même une grande puissance jugerait une attaque trop coûteuse par rapport aux bénéfices éventuels. Cependant, grâce à l’équilibre stratégique, l’une comme l’autre des deux alliances ne pourrait utiliser qu’une faible partie de ses forces contre la Suède neutre. Cette idée, la « doctrine marginale », devint un leitmotiv dans le débat politique à venir. Dans ces circonstances, l’objectif des forces armées était de frapper l’assaillant dès à l’extérieur du territoire ou de la côte suédoise – doctrine « la défense en profondeur ».

Dans ce cadre, le projet d’une arme nucléaire constituait un aspect important. Dans son étude pour la loi de programmation (ÖB 57), le commandant en chef avait exigé une telle arme7. Le chef de la Marine, l’amiral Ericson, restait sceptique :

Dans l’étude, on tire des conclusions d’une grande portée du comportement de l’ennemi sous la menace atomique. Dans les dix ans à venir, notre pays n’aura vraisemblablement pas d’armes atomiques, en tout cas trop peu pour que l’ennemi en soit fondamentalement influencé. De mon point de vue, l’appui par des armes atomiques sur le territoire suédois est peu sûr et sa valeur discutable, surtout au début d’une guerre. Les conclusions de l’étude ont une influence exagérée sur la composition de notre défense8.

Plusieurs raisons commandaient cette prise de position. D’abord, il y avait des doutes réels sur la valeur de ces armes pour la Suède et les conséquences vraisemblables pour la défense. De plus, l’arme nucléaire se situait plutôt dans la cadre d’une guerre mondiale brève où il y aurait peu de missions pour la Marine, pour la lutte anti-invasion ainsi que pour la protection des voies maritimes.

Dès son étude suivante – ÖB 62 -, le commandant en chef se montrait plus réticent. L’arme coûterait cher et plusieurs hommes politiques, notamment le ministre des Affaires étrangères, M. Undén, étaient contre. Il y avait donc un risque de déroute financière9. Dans la loi de programmation de 1968, le projet fut finalement abandonné.

Pour la Marine, l’effet le plus néfaste de la loi de 1958 fut la réduction de son enveloppe budgétaire. Celle-ci diminua de 18 à 13 % – un chiffre qui demeura malgré tous les changements techniques et stratégiques. Outre le projet d’arme nucléaire, la raison en était la prépondérance donnée à l’armée de l’Air. On pensait que des avions d’assaut seraient plus polyvalents que des bâtiments de surface. Aussi, dans cette logique, la menace aérienne devrait rendre difficiles des opérations avec des bâtiments de surface dans la Baltique. En conséquence, les croiseurs et les destroyers seraient progressivement restirés sans remplacement. Des bâtiments légers domineraient la Flotte. Ainsi, le nombre de bâtiments de surface serait réduit de 50 %10.

Parmi les effets de cette loi, il en est un qui allait avoir des conséquences particulièrement malheureuses. Le gouvernement avait jugé que les moyens de la Flotte ne devaient servir qu’à la défense anti-invasion et non à la défense des voies maritimes. Il fallait donc renforcer la défense économique (stockage de pétrole etc.)11. Plus tard, cela mena à la décision de 1972 d’abandonner la capacité de lutte anti-sous-marine. Il n’y eut plus alors besoin de bâtiments pour cette mission – nécessairement plus grands que ceux conçus pour une mission anti-invasion près de la côte. Il faut noter que la côte occidentale est la fenêtre vers l’Atlantique et le monde. Généralement, il y faut des bâtiments plus grands que sur la côte orientale qui mène vers l’ennemi probable – l’URSS.

Cependant, le projet d’abandonner des bâtiments plus lourds au profit de ceux plus légers n’allait pas à l’encontre de la vision du chef de la Marine. En effet, il était l’architecte de la flotte légère par son « plan naval 60 » (marinplan 60).

Le « plan naval 60 » : vers une flotte légère

Pour comprendre le débat qui va suivre, il est nécessaire de décrire la zone d’opérations principales des forces maritimes suédoises. La mer Baltique est peu profonde (60 mètres en moyenne) et étroite. Cela veut dire que le littoral suédois est beaucoup plus long que la distance qui le sépare de la côte soviétique – d’où découle la menace. La côte suédoise est également souvent protégée par des archipels avec d’innombrables îles et îlots. Ces archipels offrent à la Flotte des bases protégées et des points d’appui excellents. Ainsi, leur utilisation tactique se trouve au cœur de la pensée navale suédoise.

L’idée d’une flotte légère n’était pas nouvelle. Déjà, dans les années 1930, le capitaine de corvette Stig Ericson avait proposé une flotte centrée autour de croiseurs ou de grands destroyers au lieu des cuirassés lents qui étaient alors en discussion12. Vers la fin de la guerre, ce problème redevint d’actualité. Que fallait-il faire avec les trois anciens cuirassés « Sverige » qui avaient constitué le noyau dur de la Flotte pendant la guerre ? Devait-on les moderniser ou les mettre au rebut ? Les avis étaient très partagés13.

Ericson devint chef de la Marine en 1953 avec le grade de vice-amiral d’escadre et occupa ce poste jusqu’en 1961. À l’époque où il prit son commandement, il esquissa une flotte légère dans son journal. Elle serait composée de quatre escadres, chacune de quatre flottilles, avec un bâtiment de commandement (2 000 tonnes, artillerie à tir rapide, torpilles, lutte anti-sous-marine), 6 vedettes d’artillerie de 200 tonnes ainsi que 6 petites vedettes lance-torpilles14.

En 1955, l’amiral Ericson écrit :

Pour la Flotte, l’évolution mène aux unités légères, rapides et aptes à l’offensive, ainsi qu’à des sous-marins… Des armes sous-marines et des missiles auront un rôle de plus en plus prééminent dans la panoplie navale… Pour la défense des voies maritimes, il faut des bâtiments d’escorte15.

Cependant, quelle est la taille d’un bâtiment « léger » ? Les officiers étaient d’accord pour que la flotte de l’avenir soit apte à l’offensive mais, quant à la taille de ses bâtiments, les vues différaient d’un noyau important de destroyers type « Halland » (2 800 tonnes) à des bâtiments d’environ 300 tonnes16.

Le « plan naval 60 » fut remis au gouvernement en 1958. Il était fondé sur des analyses très approfondies de l’état-major de la Marine ; recherches opérationnelles et scientifiques, études de l’étranger, etc. Il sera déterminant dans l’évolution de la défense maritime des années 60. Dans ses mémoires, Ericson le décrit ainsi :

Le plan se basait sur le fait que la grande panique du blitzkrieg atomique est en train de s’atténuer… Des guerres limitées pourraient bien toucher la mer Baltique… Il avait également pris en compte le fait que les forces navales devaient être adaptées aux formes de guerre les plus diverses, c’est-à-dire aussi bien à la neutralité qu’à la préparation de guerre… Nous comprenions que la mission de la Marine était de permettre au pays de demeurer en dehors d’une guerre, de retarder le début d’une guerre inévitable le plus longtemps possible et, finalement, de tenir le plus longtemps possible. Ensuite, les conclusions pour résoudre ces problèmes ont été adoptées. En résumé, il faut redistribuer les moyens d’assaut entre un nombre plus grand d’unités plus petites – augmenter l’efficacité des sous-marins et diversifier leur missions – donner aux armes basées à terre le rayon d’action, la mobilité et l’endurance nécessaire – enfin, toujours garder en mémoire les notions de mobilité et d’endurance17.

La « vedette blindée canon » était une innovation du « plan naval 60 ». Sa conception découlait des sinistres expériences des ravages de la flotte russe dans les archipels suédois en 1721. Selon l’amiral Ericson, il fallait un bâtiment pour la lutte dans des eaux étroites et très peu profondes. Il s’agissait d’un bâtiment d’environ 100 tonnes, avec une artillerie à tir rapide et des missiles filo-guidés. Sa mission consistait à frapper des bâtiments de guerre et à assurer l’appui des forces terrestres comme des batteries de l’Artillerie côtière. Malheureusement, à cause de ces qualités elle devient une pomme de discorde entre la Flotte et l’Artillerie côtière. En conséquence, il faudra attendre vingt ans pour que la vedette-patrouilleur de type « Hugin » fasse son entrée dans la Marine18.

Cependant, la lutte contre une flotte amphibie ne constituait qu’une partie de la stratégie d’Ericson. L’autre était la protection des voies maritimes. Il fallait des bâtiments aptes à protéger les approches des plus grands ports de la côte occidentale.

Comme nous l’avons déjà vu, cette dernière partie de sa stratégie était peu comprise. Cela est difficile à saisir. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Marine avait été contrainte d’utiliser « tout ce qui flottait » afin de protéger ses approches maritimes ainsi que la navigation côtière. Maintenant, les leçons en étaient évidemment oubliées. Cela s’explique par la concentration totale de la doctrine suédoise sur la menace d’une invasion d’envergure19. En toile de fond, la primauté de l’armée de Terre était dépendante d’une telle menace. Comme l’armée était totalement dépendante d’une mobilisation pour sa capacité d’agir, elle n’avait que peu d’intérêt pour d’autres scénarios.

La primauté de l’armée de Terre fit que la Marine eut des difficultés à marquer des points auprès du ministre. « De plus, pendant les discussions régulières (entre le commandant en chef et le gouvernement) tous les problèmes militaires ont été présentés par deux généraux formés dans l’armée de Terre. » (À l’époque, le commandant en chef et le major général des armées appartenaient à l’armée de Terre)20.

Le « plan naval 60 » fut bien reçu par les autorités. On était d’accord pour réduire la taille des bâtiments tandis que l’augmentation de leur nombre était beaucoup plus douteuse. Le ministre de la Défense déclara : « C’est clair, on doit désormais suivre le plan naval 60 ; cependant, la difficulté est de trouver des crédits dans la mesure prescrite dans le plan« 21. L’avenir montrerait que c’était un jugement tout à fait juste. Certainement, les bâtiments devenaient plus petits, mais ils ne devenaient pas plus nombreux. En conséquence, le plan naval 60 resta une illusion parce que les objectifs quantitatifs ne furent jamais remplis22. Sur le plan tactique, la conséquence en était, que la mission anti-invasion devenait primordiale et que l’emploi des bâtiments se faisait de plus en plus près de la côte.

L’amiral Ericson est aussi le père de la tactique des bases navales. Par là, il ne s’agit plus des ports mais des vastes zones dans l’archipel où les moyens de soutien et de défense terrestre se trouvent dispersés. Là, les bâtiments sont camouflés et protégés contre la menace aérienne et de sabotage. Déjà vers la fin de la guerre, on avait commencé à discuter de la construction de tunnels afin d’y protéger les bâtiments. Ainsi, la base navale de Muskö, presque entièrement souterraine, fut inaugurée en 1969.

La négation de la stratégie navale.
La défense des années 1960-1980

Avant les intrusions sous-marines des années 1980, la défense en temps de paix n’était vue que comme une institution d’entraînement. L’alerte n’était pas un objectif en soi mais simplement un produit secondaire du système d’entraînement23. Pour leur capacité opérationnelle, l’armée de Terre et l’Artillerie côtière étaient totalement dépendantes d’une mobilisation. La Flotte n’avait qu’une faible partie de ses bâtiments en état opérationnel. L’idée que la défense se trouve soit en état de paix soit en état de guerre est une particularité suédoise. Dans le premier cas, l’entraînement (ce qu’on appelle « la production » aujourd’hui) constitue la priorité absolue ; dans le deuxième cas, c’est la guerre totale. Dans cette doctrine « noire et blanche », il n’y avait pas de place pour la gestion de crise.

La conséquence en était que la décision de mobiliser ou, du moins, d’améliorer l’état de préparation était primordiale. Ainsi, cette question se trouvait au cœur de la planification opérationnelle. Il y avait deux scénarios principaux d’invasion côtière, qui étaient conçus autour de l’idée que l’agresseur serait contraint à faire un choix entre deux alternatives : « l’attaque massive » ou « l’attaque surprise ».

Dans le premier cas, l’agresseur s’efforcerait d’avoir une nette supériorité par rapport aux forces suédoises. Comme cela prendrait du temps, il serait contraint de se battre contre une défense mobilisée et préparée. Alors, il lui serait nécessaire de faire des attaques préparatoires avant qu’il n’ose essayer de mettre ses troupes à terre, ce qui prendrait quelques semaines.

Dans le deuxième cas, l’agresseur jouerait sur la surprise et attaquerait avec moins de forces et après peu de préparations. Alors, la défense suédoise n’aurait pas le temps de se mobiliser pleinement avant que l’invasion ne soit lancée. Cependant, une « foudre dans un ciel clair » n’était pas jugée crédible. Il y aurait toujours, croyait-on, des avertissements pour que la défense puisse renforcer son état de préparation.

« L’attaque massive » était le scénario principal des années 1960. Puis, dans les années qui suivirent, la situation stratégique changea, avec la montée en puissance de la marine soviétique. Ainsi, l’importance stratégique de la zone nordique se renforçait. Dans ces circonstances, la préférence évolua lentement vers le scénario de « l’attaque de surprise ».

La doctrine politique prescrivait qu’une agression armée contre la Suède ne serait concevable que dans un conflit généralisé entre les deux alliances, l’une comme l’autre ne pourrait utiliser qu’une faible partie de ses moyens contre la Suède neutre – doctrine dite « marginale ».

Dans le scénario « d’attaque massive », le rôle de la Flotte devenait en premier lieu celui d’une « flotte en vie », c’est-à-dire de survivre aux assauts aériens préliminaires de l’ennemi24. L’attitude serait donc assez passive jusqu’au moment où l’invasion serait lancée. Alors, tous les efforts seraient concentrés contre la flotte amphibie selon la doctrine de « la défense en profondeur »25.

Ce système de défense signifiait l’emploi successif des moyens en s’efforçant d’exploiter les conditions géographiques de la Baltique. Au large – près de la côte de l’agresseur, c’est-à-dire le pacte de Varsovie -, se trouveraient des sous-marins. Avant que l’invasion proprement dite ne commence, leur mission consisterait à faire du renseignement et à répondre à la question « quand et par où viendra la force amphibie ? » Ils devraient aussi mouiller des mines dans les parages de l’ennemi. Quand l’invasion commencerait, ils devraient attaquer avec leurs torpilles. Puis, la flotte d’invasion aurait à subir les assauts de l’armée de l’Air. Enfin, protégée par des champs de mines et l’artillerie côtière, la « flottille de destroyers » mènerait l’attaque, si possible plusieurs fois. L’objectif principal de tous ces efforts serait de couler le plus grand nombre de bâtiments de transport et de chalands de débarquement. Après la mêlée résultant de cette action, l’ennemi s’emparerait d’un port ou d’une plage pour mettre ses forces à terre où il serait combattu par les forces terrestres.

Il est évident que ce scénario était envisagé pour des invasions du genre de celle de Normandie. En principe, il s’agit d’une seule bataille continue, entre les forces suédoises et le premier échelon de l’ennemi. Ainsi, il s’agit plutôt d’une doctrine tactique que stratégique. Au cours des années, elle se transforma en un dogme qui laissait peu de liberté pour la pensée navale stratégique. On en parlait souvent comme « la maudite flèche rouge ». Par ailleurs, elle formait un cadre commun, bien connu, pour des exercices innombrables et pour la formation tactique des officiers.

Les deux « flottilles de destroyers » constituaient l’arme principale de la Flotte. À l’époque, chacune d’elles contenait trois destroyers (un « Halland » et deux « Östergötland ») ainsi que cinq à six vedettes lance-torpilles (« Plejad » puis « Spica »). En général, le « Halland » se trouvait au centre, entouré par deux groupes constitués d’un « Östergötland » et de deux à trois vedettes. Au total, une flottille formait une ligne souple d’une longueur d’environ 10 km. La torpille filo-guidée était son arme principale. Comme son trajet prenait du temps et que la concentration du feu était primordiale, le commandant devait s’efforcer de tenir tous les bâtiments sur la même distance par rapport au gros de l’ennemi. De plus, il devait former sa flottille dans l’archipel de protection pour pouvoir former cette ligne rapidement après la sortie, c’est-à-dire face à l’ennemi. L’aptitude à faire des mouvements latéraux rapides et cachés dans l’archipel était donc une condition essentielle26.

En bref, la flottille devait commencer son attaque dans l’archipel où elle pouvait se sentir protégée des attaques aériennes ou des missiles anti-navires de l’ennemi. Là, pratiquant des activités de renseignement, elle attendait le moment propice pour l’attaque contre la flotte amphibie. Avant de partir, le « Halland » lançait ses missiles RBS 08, ce qui prenait du temps27. Puis, la flottille sortait de l’archipel en lançant des leurres électroniques afin de camoufler sa manœuvre. Ayant trouvé sa liberté de mouvement à l’extérieur de l’archipel, elle développait sa « ligne de bataille » et, à moins d’une vingtaine de kilomètres de l’ennemi, elle ouvrait le feu avec l’artillerie des trois destroyers. Les mouvements étaient commandés par les exigences techniques de l’artillerie du « Halland ». Ces destroyers avaient 4 pièces automatiques de 120 mm en deux tourelles jumelées et une cadence de 48 tirs/mn. Pour chaque pièce, il y avait deux magasins de 26 tirs chacun28. Quand il fallait changer de magasins dans la tourelle avant, la flottille virait, puis, en ouvrant le feu avec leurs deux tourelles, les destroyers lançaient leurs torpilles. En même temps, les vedettes lance-torpilles lançaient les leurs et viraient. Quand le magasin avant du « Halland » était vide, la flottille se retirait en faisant feu avec les tourelles arrière et en dirigeant les torpilles. Cette tactique complexe, exécutée près de la côte, était l’objet de très fréquents exercices et le résultat en était généralement une grande habilité.

L’assaut de la flottille devait être synchronisé avec celui des avions d’assaut armés de missiles air-mer et de roquettes.

En attendant le déclenchement de l’assaut amphibie, les forces navales devaient préparer ce qu’on appelait « le système d’opérations navales ». Les champs de mines en étaient une composante essentielle. Par eux, on s’efforçait d’ »élargir la côte » afin de barrer l’ennemi et de protéger ses propres forces. Par exemple, par une utilisation astucieuse, il est possible de transformer la zone située entre le littoral suédois et l’île de Gotland en « lac ». « Par des champs de mine combinés avec d’autres moyens de défense, nous sommes en mesure de construire les obstacles dont nous avons besoin pour gagner du temps. Par ces mêmes champs de mines, nous pouvons canaliser les mouvements de l’assaillant dans des zones géographiquement favorables pour la défense. Les parages étroits y prennent une importance particulière« 29. En conséquence, tous les bâtiments de guerre suédois ont des rails pour mouiller des mines.

La flotte de surface connaît surtout deux problèmes qui ne font que s’aggraver au cours des années soixante et soixante-dix. Il s’agit d’un manque en missiles anti-navires modernes pour les vedettes d’une part, et de la menace aérienne d’autre part.

Dès après la guerre, la Suède fit des essais de missiles anti-navire. Cependant, par manque de moyens, le développement en fut abandonné. Plus tard, la Marine acquit et fit convertir le CT-20 français, désormais baptisé RBS 08. Malheureusement, il était trop gros pour des vedettes. De plus, la procédure de tir étant très lente, et il n’était pas adapté à un duel tactique. Le manque de missiles pour les vedettes devint manifeste en 1967, quand les Égyptiens montrèrent ce qu’un missile soviétique pouvait faire contre un destroyer conventionnel. Or, en Baltique, les Soviétiques avaient beaucoup des vedettes OSA plus modernes que le célèbre Komar égyptien. Le problème s’aggrava encore avec la mise en service des corvettes Nanutchka, avec leurs SS-N-9, de sorte que les bâtiments suédois n’étaient plus au niveau pour un duel contre l’URSS.

La menace aérienne du futur fut le sujet de nombreuses études. Cependant, celles-ci prévoyaient que l’aéronavale soviétique suivrait les mêmes idées que la Suède (avions d’assaut armés de roquettes et de missiles air-mer comme le A-32 Lansen ou le AJ-37 Viggen). Ce ne fut pas le cas puisque l’aéronavale soviétique donna la priorité aux avions lourds pour la frappe contre les forces aéronavales américaines. Néanmoins, le résultat fut l’idée reçue selon laquelle les bâtiments de surface suédois ne pourraient pas mener des opérations à l’extérieur de la zone côtière. Le fait qu’ils s’équipèrent de systèmes antiaériens de plus en plus perfectionnés ne changea rien. La liberté de manœuvre opérationnelle se rétrécissait.

Pourtant, l’acquisition d’un missile suédois aurait été possible. Pendant les années 1970, il y eut de nombreux projets, tant suédois qu’étrangers, comme l’Exocet ou l’Otomat. Malgré l’accent mis sur ce problème par la Marine, aucun ne devait aboutir.

Sur le fond, le problème de la Flotte n’était pas simplement une question d’appréciation de menace mais un problème de stratégique : la stratégie navale n’était pas comprise. Toute la pensée stratégique suédoise s’articulait autour de la « défense en profondeur », devenue un dogme figé au sein duquel les armées de Terre et de l’Air auraient les rôles principaux. La première le faisait par tradition et à cause du service national – où faire servir les appelés s’il n’y a pas une grande armée ? La seconde était soutenue par une puissante et habile industrie aéronautique ainsi que par une très bonne aptitude à communiquer.

Au fond, l’origine du problème était une absence de discussion stratégique. Les états-majors privilégiaient les questions techniques de programmation. Le rapport coût/efficacité devint l’argument principal. Pour en juger, il fallait des scénarios de guerre bien décrits, ce qui mena à une vision stratégique figée. La planification économique – héritage néfaste des États-Unis et de McNamara – devint une obsession dans les armées. C’était le matériel existant et son remplacement qui déterminaient la doctrine navale plutôt que le contraire30.

L’absence de débat stratégique apparaît bien lorsqu’on entreprend le dépouillement de la revue de l’Académie royale de Marine, fondée en 1772, le Tidskrift i Sjöväsendet (TiS). La plupart des articles concernent des sujets techniques, d’organisation ou de programmation. Quand un auteur aborde un sujet stratégique, il s’agit des problèmes globaux comme la stratégie navale des États-Unis ou la montée en puissance de la flotte soviétique sur les océans.

On se trouve certainement là devant un vrai problème pour une petite marine côtière. Le débat naval international n’évoquait que la situation sur les océans et en mer du Nord. Presque personne n’écrivait sur le sujet des missions de la flotte soviétique dans la Baltique ou les autres mers étroites. On était encore loin de la doctrine « From the Sea » américaine d’aujourd’hui. En conséquence, il n’y avait pas de place à une influence l’étrangère qui aurait pu donner des idées et servir de source d’inspiration.

À titre d’exemple, en 1973, un groupe de réflexion de l’École supérieure de Guerre présenta une étude sur la stratégie de la présence navale. L’inspiration en était le livre très connu Gunboat Diplomacy de Sir James Cable. Le groupe fit une étude de fond et en tira plusieurs conclusions. Cependant, il n’y en avait pas une seule concernant la flotte suédoise. Par exemple, la présence navale ne fut perçue que comme une affaire des grandes puissances31. On peut remarquer que cette école est interarmées depuis 1961. Le fait que, surtout à l’époque, l’enseignement était largement dominé par l’armée de Terre est sans doute une explication du niveau lamentable du débat stratégique au sein de la Marine.

En revanche, on discuta souvent la situation matérielle. À l’occasion d’un colloque à l’Académie royale de la Marine en 1973, on constata que la situation matérielle s’aggravait sans cesse par rapport à la marine soviétique. On releva notamment le manque particulièrement inquiétant de missiles anti-navires. Les Soviétiques avaient déjà des missiles de la deuxième génération tandis que le RBS 08 suédois était démodé. Le besoin d’une capacité de commandement renforcée fut également évoqué : il fallait trouver un successeur pour les destroyers. Une corvette de 800 tonnes avec un armement polyvalent fut jugée comme la meilleure solution à ce besoin. Elle pourrait aussi répondre aux missions de protection maritime32. Malheureusement, il faudra attendre jusqu’en 1990 avant qu’un tel bâtiment voie le jour (le Göteborg).

La guerre du Kippour en 1973 fut un de ces rares exemples de batailles entre des flottes légères. Naturellement, elle devint le sujet de discussions et d’analyses. En somme, on pouvait en tirer des enseignements encourageants pour une flotte comme celle de la Suède – si toutefois l’on disposait de moyens de guerre électronique et de missiles. En outre, cette guerre montra l’importance des voies maritimes ouvertes. « Cette expérience – fondée sur l’observation de nombreuses guerres – doit aussi être une approche instructive pour nos propres politiciens et pour ces « experts militaires », qui considèrent que l’on peut protéger les voies maritimes par « d’autres moyens »… Beaucoup d’arguments plaident en faveur d’unités navales légères, de préférence en nombre élevé, armées des missiles anti-navire, comme solution pour aujourd’hui mais aussi pour l’avenir aux problèmes d’opérations navales« 33.

Enfin, en 1979, la Marine réussit à emporter la décision d’acquérir un nouveau missile anti-navire. Il s’agissait du Harpoon américain. Or, quelques jours avant la décision finale, le gouvernement tomba. Son successeur décida de renoncer au projet américain afin d’en développer un national (qui sera baptisé RBS 15). Après toutes les déceptions antérieures, presque personne dans la Marine ne crut à cette idée. Le moral tomba au plus bas depuis 1958.

Comme nous l’avons vu, la doctrine officielle n’envisageait que la menace d’une grande invasion. Dans ce cas, il devait y avoir un avertissement permettant des mesures préparatoires. « Par une organisation du renseignement ainsi que par des formes de décision souples, on doit être en mesure de prendre connaissance et d’utiliser des possibilités d’avertissement« 34. En conséquence, et d’une façon générale, il n’y eut que peu d’attention portée à l’alerte des forces. Ainsi, au cours des années 1970, la vie dans la Flotte se « civilisa » de plus en plus. Les horaires de travail furent réglés sur ceux des civils. On parla de la « flotte de paix », ou « flotte de huit à cinq (heures) ». L’esprit militaire tendit à disparaître. Les officiers ne tinrent plus à suivre l’évolution internationale de leur métier. À bord des bâtiments, on ne trouva plus de journaux ou de livres professionnels, et les officiers supérieurs n’encouragèrent que rarement des discussions professionnelles35.

Le tournant

Au cours des années 1970, l’importance stratégique de la zone nordique s’accrut sans cesse. Une des principales raisons en fut l’évolution technique des missiles de croisière. À partir des navires américains dans la mer de Norvège, ceux-ci étaient en mesure de traverser la Suède en route pour leurs cibles en URSS. La montée en puissance de la marine soviétique fut un autre facteur. La menace d’une attaque surprise se fit sentir graduellement. Les intrusions sous-marines, vraisemblablement soviétiques, dans les eaux territoriales suédoises parurent en être la preuve36. Ainsi, la loi de programmation de 1982 mit-elle l’accent sur la défense face à une attaque surprise37. Le rôle de la Marine s’accrut d’autant, celle-ci étant moins dépendante d’une mobilisation que l’armée de Terre.

En conséquence, l’année 1980 vit plusieurs changements décisifs dans la Marine. On accorda surtout plus d’attention à l’état de préparation. Ainsi la Marine abandonna-t-elle le système dit d’ »enveloppe de protection antimite »38. Celui-ci prévoyait le maintien de bâtiments, dont on n’avait pas besoin pour l’entraînement, sans équipage et sous une protection étanche afin de les protéger contre la corrosion. En théorie, cela devait permettre une mise en service rapide – mais, en pratique, ils ne fonctionnaient guère. Désormais, on devait maintenir ces bâtiments opérationnels avec un équipage réduit. Le bien-fondé de cette amélioration de l’état de préparation se tarda pas à se manifester, avec la crise de Pologne en 1980-81.

La crédibilité accrue du nouveau système de missiles RBS 15 fut un autre facteur important. Suivant un développement rapide, il entra en service dès 1985 sur les vedettes de type Norrköping modernisées39.

Cependant, le 12 mars 1980, un incident, dont l’importance ne fut pas immédiatement comprise, bouleversa la Marine. Déjà, depuis la guerre, on relevait des signes d’une activité sous-marine étrangère dans les eaux territoriales de la Suède. Il n’y avait jamais eu de preuves tangibles et la classe politique les rejetaient comme des fantaisies ayant pour but de voir donner plus d’argent à la Marine. Aussi la presse écrite les avait-elle appelés les « sous-marins budgétaires ».

Pourtant, ce jour-là, le destroyer Halland, dernier bâtiment disposant de moyens de lutte anti-sous-marine efficaces, entra en contact avec un sous-marin étranger au sud de Karlskrona (la base navale sud de la Suède). Cette fois, le sous-marin ne fit pas comme d’habitude, c’est-à-dire qu’il ne quitta pas immédiatement le territoire suédois, au contraire. Après une longue chasse, le destroyer largua une grenade anti-sous-marine et perdit le contact. Ce fut la première fois en 15 ans que la Marine utilisa de vraies armes40.

Dans les années qui suivirent, il y eut un grand nombre d’autres intrusions sous-marines. La plus fameuse fut celle du U-137 (« le Whiskey on the rocks ») soviétique, qui s’échoua dans une zone militaire près de Karlskrona. Ainsi, la lutte anti-sous-marine devint la mission prioritaire de la Marine. De 1982 jusqu’au début des années 1990, elle mena une véritable guerre contre ces sous-marins. En conséquence, la « flotte de paix » disparut et ce fut la fin du rythme de vie « de huit à cinq ». Une flotte d’alerte allait naître. Lentement d’abord, puis de façon accélérée, la Flotte acquit des moyens adaptés, inventa une tactique efficace et mit le système naval en fonction. Vers la fin des années 1980 – et la fin de la guerre froide ! – la Suède se dota d’une force anti-sous-marine bien entraînée et adaptée à la situation hydrographique très particulière de la Baltique et des archipels à faibles fonds. Comme il n’y avait pas d’autres marines connaissant les mêmes besoins, il fallait soi-même concevoir le matériel et la tactique nécessaires. Le progrès en moral et en état d’esprit fut considérable.

L’histoire de cette « guerre » est évidement d’un très grand intérêt. Cependant, elle concerne plutôt des aspects tactiques et techniques que des aspects stratégiques. Elle est aussi largement secrète. Il faut donc la tenir à l’écart de cet article même si elle en constitue un fond important.

En 1978, le vice-amiral d’escadre Rudberg fut nommé chef de la Marine. Il allait commander la Marine pendant ne « tournant », ces années « charnières ». Afin de donner un aperçu de l’évolution de la pensée au sein de sa marine, il paraît utile de donner quelques extraits de ses discours annuels à l’Académie de Marine.

Il nous faut une défense en profondeur qui soit à la hauteur des nouvelles possibilités de l’agresseur… Évidemment, une invasion navale nous frapperait sur notre côté le moins large – dans le sens est/ouest. Il faut donc créer la plus grande profondeur (opérationnelle) possible à l’extérieur de notre côte et sur le littoral. Il faut chercher des solutions facilitant l’affaiblissement de l’agresseur au moment où il s’est rassemblé dans les bateaux et dans les avions et avant qu’il ne soit à terre où il peut développer sa force et sa mobilité41.

Plus tard, il constata que de nouveaux moyens de transport, surtout des bâtiments Ro-Ro rapides, doteraient l’ennemi d’une capacité à décharger par des quais démolis et sous protection de l’archipel. « À mon avis, … des archipels et des golfes ayant des communications vers l’arrière-pays seront plus intéressants pour un agresseur, peut-être beaucoup plus que des plages ouvertes du style Normandie. » On peut remarquer que cela exigerait plus de souplesse de la part de la défense et, surtout, une aptitude renforcée à se battre dans les archipels. Cette évolution fut évidement positive pour la Marine.

Les nouveaux moyens exigèrent un renouvellement de la tactique. Des hélicoptères et des avions devaient fournir des renseignements aux vedettes lance-missiles afin d’éviter à celles-ci d’utiliser leurs radars et donc de se faire découvrir.

Des armes à long rayon d’action – en premier lieu des missiles – permettent l’utilisation parfaite de cette information par les unités. Il faut l’utiliser par des groupes dispersés et mobiles afin de produire une concentration des effets des armes sur la cible éloignée… La malédiction du faible – le duel sur les termes de l’adversaire – est compensée par l’aptitude à opposer une menace à l’ennemi quand il se trouve dans une situation sensible, menace qu’il ne peut pas négliger.

Dans son discours de 1980, il mit l’accent sur les nouvelles données stratégiques42 :

Pour la plupart des Suédois, la représentation du monde comporte une Suède qui sépare les blocs de puissance de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. Or, le renforcement naval fondamental, qui a eu lieu autour du flanc nord de l’Europe, a complètement modifié cette situation. Le réarmement naval soviétique est la cause de ce changement dans notre région du monde, en Baltique ainsi qu’en mer de Norvège (l’Atlantique Nord). La Suède et la péninsule Scandinave se trouvent maintenant au centre d’une zone où les intérêts des blocs et des superpuissances se croisent à un degré antérieurement insoupçonné, où les frontières sont fluides dans une double sens et, ainsi, fortement instables.

Il apprécia également les nouvelles techniques de débarquement. Désormais, il y avait des bâtiments spéciaux pour la descente sur une côte ouverte ainsi que des bâtiments d’effet de surface et des grands bateaux Ro-Ro. Grâce à ces derniers, l’ennemi serait en mesure de faire un déchargement tactique très rapide par ses propres rampes sur des quais rasés. « Ainsi, les possibilités d’une attaque surprise directement du groupement de paix de l’agresseur se sont accrues de façon spectaculaire.« 

La loi de programmation de 1982 confirma la commande de deux corvettes Stockholm et Malmö43. Initialement, celles-ci étaient conçues comme des vedettes lance-missiles un peu plus grandes que les « Norrköping ». À cause des besoins nouveaux de lutte anti-sous-marine, elles furent construites comme des corvettes polyvalentes – un fort armement de surface ainsi que des sonars remorqués et des armes anti-sous-marines. Avec leurs 310 tonnes, elles marquèrent une rupture avec la tendance observée depuis vingt ans, à la diminution de la taille des bâtiments de surface. Pour la première fois depuis l’époque des destroyers, la Flotte posséda des bâtiments de combat en mesure de tenir la mer pendant plusieurs jours44. En suédois, ces bâtiments furent désignés comme des « corvettes côtières » pour des raisons politiques. La désignation « côtière » avait un connotation plus « politiquement correcte » – comme on dirait aujourd’hui – que des appellations comme « d’attaque » ou « lance-missiles ».

Dorénavant, les « deux flottilles de destroyers » allaient être remplacées par des « flottilles d’attaque de surface ». Chacune avait une division de six vedettes lance-missiles Norrköping et une de quatre Hugin. À l’une des deux s’ajoutent les deux Stockholm.

Avec les nouvelles armes à long rayon d’action – le RBS 15, les torpilles filo-guidées 613 des « Norrköping » et des « Stockholm » et le RBS 12 (la Penguin norvégienne) des « Hugin »45 – la flottille fut en mesure de couvrir une large partie de la Baltique. On privilégiait toujours la protection des archipels, mais, grâce aux moyens antiaériens efficaces et à une tactique de silence électronique, on fut désormais en mesure de répondre également à une menace de « l’autre côté » – c’est-à-dire jusqu’à la côte soviétique.

Une réévaluation de la menace aérienne contribua à l’optimisme naissant. Comme nous l’avons vu, on avait mené des études importantes sur la menace aérienne du futur. Dorénavant, on pouvait constater que l’aéronavale soviétique n’était pas conçue comme l’avaient envisagé les anciennes études prospectives. « (Ces études) se trouvent aujourd’hui exagérées, peut-être faites dix ans trop tôt. Des avions lourds avec de gros missiles sont conçus pour des cibles dans l’Atlantique et dans notre zone proche, les autres avions ont des possibilités limitées contre des cibles petites et rapides, surtout dans l’obscurité. Aujourd’hui, des missiles à partir de bâtiments de surface constituent la menace principale. Cependant, ici, notre attaque de surface a la capacité de faire jeu égal parce que ses moyens d’action au large se sont accrues« 46. L’évaluation antérieure de la menace aérienne était un cas typique de « jeu de miroir » par lequel on avait appliqué un logique suédoise à l’appréciation de l’évolution soviétique. De plus, les bâtiments modernes disposaient d’une défense antiaérienne très puissante.

Enfin, la flotte de surface avait une capacité permettant des manœuvres stratégiques. Mais, pour ce faire, il fallait aussi une pensée stratégique. Or, pendant la réorganisation de l’attaque de surface, la structure navale théorique était tombée dans l’oubli. « Ainsi, nous avions des bâtiments excellents avec des systèmes d’armes éminents, mais il y avait une confusion quant aux missions et aux notions fondamentales« 47.

Dès le début des années 1980, on peut observer une discussion tâtonnante autour des problèmes navals fondamentaux. L’un des premiers essais est un article du commandant Hägg, qui propose l’élaboration de règles de comportement pour des missions de paix et de neutralité48. Il faut rappeler que la stricte délimitation entre missions d’entraînement et de guerre avait entraîné une négligence quant à l’utilisation des forces dans des missions de crise. Mais la crise de Pologne en 1980-81 et les intrusions sous-marines conduisirent à une meilleure appréciation des possibilités de la Flotte comme outil politique.

Le discours de réception à l’Académie royale des Sciences militaires du commandant Tornberg, en 1984, est particulièrement édifiant49. Il s’appuyait sur la définition de la puissance maritime de Gorchkov : la puissance maritime est une partie intégrante des moyens politiques. « Nous ne parlons de la notion de puissance maritime qu’en traitant des superpuissances. Notre propre besoin d’une puissance maritime dans le cadre de la défense totale puis dans la politique de sécurité s’est effacé« 50. Sir Julian Corbett avait souligné que l’objectif de la guerre navale devait toujours être lié, directement ou indirectement, à la maîtrise de la mer ou à la prévention de cette maîtrise par l’ennemi. En revanche, « en Suède, nous nous sommes focalisés sur une planification stéréotypée contre une invasion côtière et nous avons oublié les facteurs majeurs de la guerre navale« 51.

Le commandant Tornberg rechercha un débat intellectuel libre et fertile afin de développer une pensée stratégique, surtout dans le domaine naval. De son point de vue, la connaissance des principes des opérations navales dans les états-majors interarmées était beaucoup trop restreinte. Aussi fallait-il un nombre accru d’officiers de marine travaillant avec ces questions navales, y compris placés à l’étranger52.

Quant à son propre programme, il constatait que les opérations navales suédoises devaient se fonder sur un comportement actif. Il fallait prendre l’initiative et mener des opérations pour obtenir la supériorité locale et temporaire par la surprise et par la vitesse. Face à un tel comportement, l’ennemi serait contraint à prendre des mesures défensives. Il aurait donc plus de difficulté à concentrer ses forces pour gagner la supériorité et mener des opérations offensives. La défense suédoise gagnerait ainsi du temps53.

Cet article marquait une rupture importante. C’était la première fois depuis des années qu’un officier, futur amiral, menait une telle réflexion en s’appuyant sur des grands penseurs navals. Pendant longtemps, personne n’avait osé dire que les opérations navales suédoises pourraient avoir une fin stratégique. D’où venaient ses idées et pour quelle raison étaient-elles proposées à ce moment ? Dans une interview, alors qu’il était devenu vice-amiral, Tornberg, indiquait qu’il y avait plusieurs raisons. Premièrement, la rupture avec une pensée plutôt technocratique était dans l’air du temps – « the great revival » aux États-Unis. Et Tornberg avait suivi le cours supérieur au Naval War College où il avait fait la connaissance de cette pensée navale qui n’existait plus dans l’enseignement suédois. Un deuxième facteur très important était la « crise des sous-marins ». Il fallait ancrer les mesures tactiques que la Marine prenait dans un cadre opérationnel. Mais c’était précisément ce cadre qui n’existait pas. Personne à l’extérieur de la Marine ne comprenait la pensée opérationnelle ni de l’envahisseur ni des marins suédois. Le troisième facteur était la nécessité de trouver un fondement stratégique pour la nouvelle tactique exigée par des armes d’un rayon d’action allongé comme le RBS 1554.

Sans doute inspiré par l’article de Tornberg, le commandant Hägg constatait à son tour – dans un article intitulé « La stratégie navale : une visite de retour » – que la stratégie navale n’avait pas été en débat depuis longtemps. Dans la bibliothèque de l’École Supérieure de Guerre suédoise, les livres de Corbett, Roskill et Cable n’ont pas été empruntés pendant des décennies. Puis l’auteur faisait un tour d’horizon en résumant, entre autres, Bacon, Castex, Corbett, Mahan, Brodie et Grenfell55.

Cependant, certains n’estimaient guère ce nouvel esprit audacieux au sein de la Flotte. Il était un danger pour la doctrine strictement interarmées dont la bataille terrestre constituait la pierre angulaire. L’ancien général de division Skoglund, personnage toujours très en vue dans le débat de défense suédois, se livra à une attaque sévère contre la pensée de Tornberg. Le débat suivant est instructif et il en faut donner quelques extraits.

Le sens de l’offensive et l’ardeur belliqueuse sont des éléments nécessaires chez toutes les parties de la défense avec ses systèmes d’armes et d’unités différentes. Or, il faut aussi du réalisme dans l’action. Quand les jeunes guerriers s’imaginent revenir au passé et commencent à parler de puissance maritime et de maîtrise de la mer, certes dans des formes limitées, contre la superpuissance, il y a là de quoi mettre en garde dans le plus grand intérêt de la Flotte et de son avenir56.

La réponse de Tornberg fut intitulée : « Il est temps de réfléchir et de développer d’une façon moderne les vérités stratégiques et tactiques« . Tornberg écrit que « Skoglund ne comprend pas la différence profonde entre la guerre sur terre et sur mer… Non, dans la guerre navale, il n’est question que d’une chose, c’est-à-dire la mer comme voie de communication« 57. Dans sa réplique, Skoglund critiquait l’idée même d’une stratégie navale : « Or, l’idée ou la tendance dans certains milieux des officiers navals de voir la Marine comme un système tournant presque sur soi-même sans une liaison forte avec la défense en général n’est pas sans danger« 58.

En même temps, l’évolution internationale donna plus de valeur à la mer Baltique ainsi qu’à la stratégie navale. L’exercice de l’OTAN en Baltique, BALTOPS-85, avec la participation du cuirassé Iowa, en fut un exemple parfait. Elle fut menée dans le cadre de la  » Maritime Strategy » américaine. À l’époque, elle fut très discutée. La conséquence en sembla de soudainement rendre le littoral baltique de l’URSS plus faible59. « Les petits États nordiques se sont tirés dans le champ constitué par des forces de la stratégie navale« 60.

En somme, on assista à une meilleure appréhension de l’importance des forces navales aussi bien dans le temps de paix que pour la gestion de crises. Le chef de la Marine l’exprima dans son discours de 1988.

La structure et l’activité de la Marine de l’avenir doivent être en mesure de répondre aux exigences nouvelles dès le temps de paix. Les forces navales ont un rôle de plus en plus dominant – dans la première ligne de la défense – qui n’est pas seulement lié à la protection contre des sous-marins. Par une présence régulière sur la mer, elles doivent inspirer le respect et avoir un effet dissuasif à l’égard des formes différentes de violations et d’autres comportements qui nous menacent 61.

Le développement des années 1980 est résumé dans ces lignes publiées par la revue de l’Académie de Marine :

Par la flottille d’attaque de surface, la flotte légère a été réalisée selon le Plan Naval 60. Son avantage majeur, c’est qu’elle est dorénavant une force en mesure d’être utilisée sur toute la zone maritime. On peut attaquer l’ennemi où et quand il présente une faiblesse. Le problème quant à son effet par rapport à sa vulnérabilité a entièrement trouvé des proportions raisonnables… Nous nous sommes éloignés de la vue restreinte où le transport amphibie était l’objectif principal. Si on peut rendre les transports de concentration plus difficiles ou impossibles par la contestation de la maîtrise de la mer, il n’y aura pas d’invasion 62.

Ironiquement, au moment même où la Marine est enfin dotée de moyens adaptés et où elle retrouve une pensée navale, tout le système international s’effondre avec la chute du mur de Berlin. Il faut alors trouver des stratégies nouvelles.

Conclusion

La Marine entra dans l’après-guerre avec une flotte récente mais aussi traditionnelle. La guerre froide et la politique de neutralité exigèrent une défense suédoise forte. La menace d’une invasion soviétique fut la priorité des armées. L’arme atomique parut bouleverser la stratégie. La menace aérienne déjà démontrée pendant la guerre sembla s’aggraver sans cesse. Dans ces circonstances, la flotte de surface rencontra des problèmes de crédibilité toujours accentués. Le Plan Naval 60 fut un effort sérieux pour relever ce défi. Cependant, même s’il fut approuvé en 1958, il ne fut mené à bien que 30 ans plus tard, dans un contexte bien différent.

Le plan fut fondé sur le caractère bipolaire de la guerre navale, c’est-à-dire la guerre d’escadres et la guerre des communications. Il s’appuya donc sur deux piliers. Le premier fut l’attaque de surface, avec des vedettes minuscules autour des bâtiments de commandement ainsi que des sous-marins. Le second mettait en jeu des frégates pour la protection maritime. Cependant, ce dernier ne put subsister au sein d’une défense exclusivement axée vers la défense anti-invasion. Il était trop facile d’en faire quelque chose de superflu par une simple manœuvre politique. Quand la mission de lutte anti-sous-marine ressuscita, en 1980, ce fut dans un contexte bien différent. Quant aux forces pour la lutte anti-surface, les bâtiments lourds furent certes remplacés par d’autres d’un tonnage plus faible, mais jamais dans le nombre envisagé. De plus, on ne put jamais acquérir les bâtiments de commandement prévus. Cependant, l’évolution technique fut favorable aux moyens toujours plus performants et moins encombrants.

Sur le plan technique, la Flotte des années 1960 et 1970 rencontra deux problèmes majeurs : la menace aérienne et l’absence d’un missile anti-navire performant. La première était probablement exagérée. À cette époque, l’URSS n’avait pas d’arme aéronavale conçue pour frapper des petits bâtiments dans la Baltique comme l’armée de l’Air suédoise. Quant au second, il est probablement une conséquence du premier. La Marine, ayant commencé le développement d’un missile anti-navire dès les années 1940, fut la première marine hors du Pacte de Varsovie à disposer d’un tel système opérationnel sur ses destroyers. Cependant, après le désastre de 1958, il fallut attendre presque 30 ans avant d’en voir un nouveau sur les vedettes.

Sans un missile moderne, les bâtiments de surface ne pouvaient pas affronter les navires soviétiques. Si l’on y ajoute la menace aérienne telle que perçue par les Suédois, la crédibilité de la Flotte était faible. Et, comme la doctrine militaire se bornait à ne traiter que d’une guerre totale, on ne vit pas l’importance des autres missions navales en temps de paix, de crise ou de neutralité. C’était un cercle vicieux.

Ce cercle se refléta sur le plan théorique. La planification opérationnelle se concentra sur la lutte anti-invasion – « la malédiction de la flèche rouge ». La planification fut également de plus en plus interarmées, c’est-à-dire dominée par l’armée de Terre. Le sujet même d’une stratégie navale n’exista plus au sein de l’École Supérieure de Guerre, intégrée de plus en plus à celles des autres armées. Comme la Suède n’était pas en mesure – sauf avec ses sous-marins – de frapper l’Union soviétique chez elle, il fallut attendre le commencement du transport amphibie – « la flèche rouge ». Comme cette action relevait plus de la tactique que de la stratégie, la stratégie disparut, au moins dans sa forme navale.

Dans cette situation de faiblesse, il n’y eut même plus de débat sur la stratégie navale, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, l’absence d’intérêt pour la planification opérationnelle la rendait inutile. De plus, la base théorique disparut au sein des écoles. Ainsi, le débat international traita de problèmes de haute mer qui n’avaient que peu d’importance pratique pour la Suède, confinée dans la mer Baltique étroite. Finalement, on n’osa pas parce qu’une discussion ouverte au sein de la Marine aurait pu donner des arguments aux autres armées.

Tout cela changea grâce à trois facteurs. L’évolution internationale rendit la zone nordique de plus en plus intéressante sur le plan stratégique. La possibilité d’une attaque surprise donna une plus grande importance à la Flotte du fait de son meilleur état de préparation que l’armée de Terre.

Le deuxième facteur fut les intrusions sous-marines. Grâce à elles, la Marine redevint une force militaire opérationnelle, même en temps de paix. Pendant toute une décennie, ces opérations se trouvèrent au cœur même de l’intérêt du public. La lutte anti-sous-marine exigea des moyens adaptés – surtout des bâtiments plus grands avec des systèmes d’armement adaptés et une tenue de mer plus grande que la « poussière navale ».

Le troisième facteur fut l’acquisition d’un missile anti-navire rendant possible le duel avec des vedettes soviétiques.

Soudainement, la pensée stratégique ressuscita, conséquence des évolutions décrites ci-dessus, mais peut-être aussi d’une maturité lentement acquise.

Tableau 

Caractéristiques des bâtiments de guerre
mentionnés dans cet article

Type

Classe

Nbre

Lancé

Déplacement
(tonnes)

Vitesse
(nœuds)

Armement
principal

Cuirassé

Sverige

3

1918

7275

22

4×283

Croiseur

Tre Kronor

2

7650

7650

33

7×152, 6 torp

Destroyer

Halland

2

1952

2790

35

4×120, 8 torp, RBS 0863

 

Östergötland

4

1956

2044

35

4×120, 8 torp

Vedette

Plejad

12

1954

175

39

6 torp

 

Spica

4

1966

210

40

6 torp

 

Norrköping

12

1973

220

40

1×57, 6 torp, 8 RBS 15 après 1983

 

Hugin

16

1978

150

30

1×57, 6 RBS 12 (Penguin)

Corvette

Stockholm

2

1984

310

30

1×57, 6 torp, 8 RBS 15

 

Göteborg

4

1990

320

36

1×57, 6 torp, 8 RBS 15

________

Notes:

 

1 Depuis 1905, la Marine suédoise se compose de la Flotte et de l’Artillerie côtière.

2 Stig Ericson, Knopar på logglinan, Stockholm, Bonniers, 1966, p. 184.

3 Les deux croiseurs HMS Tre Kronor et HMS Göta Lejon étaient le résultat d’un long combat pour la deuxième division de cuirassés qui a commencé après la Grande Guerre. Cf. Lars Wedin, « La pensée navale suédoise dans l’entre-deux-guerres », dans L’évolution de la pensée navale IV, pp. 194-199.

4 Pour les caractéristiques des bâtiments, voir le tableau en fin d’article.

5 Cars, Skoglund och Zetterberg. Svensk försvarspolitik under efterkrigstiden, Stockholm, Probus, 1986, p. 22.

6 Cf. Lars Wedin, « Kjellén, la naissance de la géopolitique » et « Le débat naval en Suède de 1895 à 1910 », L’évolution de la pensée navale, V et VI.

7 Le commandant en chef est nommé « ÖB » (överbefälhavare) en suédois.

8 ÖB 57, cité dans Hans Zettermark, « Inflytande under ytan », The Royal Swedish Academy of War Sciences, Proceedings and Journal, n° 1, 1997, p. 150.

9 Ibid., p. 156.

10 Cars et al., pp. 28-31.

11 Ibid., pp. 32.-33.

12 « La pensée navale suédoise dans l’entre-deux-guerres », p. 197.

13 Ericson, 1966, p. 183.

14 Stellan Bojerud, « Krigserfarenheter, ekonomi och marint nytänkande. Lätt flotta 1945-1963 », Tidskrift i Sjöväsendet (TiS, revue de l’Académie Royale de la Marine), 1984/2, p. 95. Quand l’auteur était jeune officier, à la fin des années 60, il avait toujours en mémoire les petites vedettes lance-torpilles proposées par Ericson ; il a d’ailleurs commandé l’une d’elles, appelée « petit fracas » à cause de sa coque trop petite et fragile.

15 Stig Ericson, Kuling längs kusten, Stockholm, Bonniers, 1968.

16 Ibid., p. 44.

17 Ibid., pp. 120-122.

18 Göran Frisk, « Från jagarflottilj till ytattackflottilj och ubåtsjatstyrka », TiS, 1994/2, p. 8.

19 Göte Blom et Per Rudberg, Vår beredskap var den god ?, Karlskrona, Marinlitteraturföreningen, 1996, p. 32.

20 Ericson, 1968, p. 39.

21 Ibid., p. 123.

22 Bojerud, pp. 103 et 107.

23 Blom et Rudberg, p. 57.

24 Sur l’influence de l’amiral Colomb et la doctrine de « Fleet in Being » sur la Flotte suédoise, cf. « Le débat naval en Suède de 1895 à 1910 », dans L’évolution de la pensée navale VI.

25 Sauf avis contraire, la description suivante est tirée de l’expérience personnelle de l’auteur qui passa la plus grande partie des années soixante-dix à bord de destroyers ou de vedettes lance-torpilles/missiles.

26 Expérience personnelle et Frisk, pp. 83-102.

27 Ce missile, d’un rayon d’action de plus de 40 km, était le premier système anti-navire opérationnel en dehors du Pacte de Varsovie.

28 Les « Östergötland », plus petits, avaient une artillerie de 120 mm semi-automatique. Ils pouvaient donc tirer plus lentement mais continuellement.

29 Göte Blom, « Säkerhets- och försvarspolitiska följder av utökat svenskt territorialhav », TiS, 1975/2, p. 59.

30 Bojerud, pp. 103 et 107.

31 Arbetsgrupp MHS, « Kanonbåtsdiplomati – den militära närvaron som strategi », TiS, mars-avril 1973, pp. 102-115.

32 « Estradsamtal mellan ledamöterna Schuback, Gärdin och A Gustafsson », TiS, juillet-août 1973, pp. 265-277.

33 Cay Holmberg, « Kommentarer till föredrag av israels CM amiral Telem, Sjöoperativa lärdomar av Yom-Kippur-kriget », TiS, 1977/1, pp. 20-21. L’expression « d’autres moyens » est une allusion à la loi de programmation de 1972 par laquelle le gouvernement décide que la protection maritime se fera avec « des moyens autres que militaires » – c’est-à-dire qu’il n’y aurait plus de bâtiments avec une capacité anti-sous-marine.

34 Loi de programmation de 1972, cité dans Blom et Rudberg, p. 32.

35 Lars Wedin, « Sjöofficeren och facklitteraturen », TiS, 1976/1, pp. 11-12.

36 Mis à part le cas du fameux U-137 – « le Whisky on the rocks » – qui s’échoua dans l’archipel de Karlskrona en 1981, il n’y a jamais eu de preuves véritables de leur nationalité. Cependant, et selon toute vraisemblance, la plupart d’entre eux étaient soviétiques.

37 Cars et al., pp. 52-58.

38 Blom et Rudberg, p. 39.

39 Cf. L. Wedin, « Le RBS 15M : un missile suédois pour la lutte anti-surface », Bulletin de liaison de l’École Supérieure de Guerre Navale, n° 112, avril 1996, pp. VII et 1-9.

40 Hans von Hofsten, I kamp mot överheten, Stockholm, 1993, pp. 66-68. Hofsten était le commandant du Halland pendant cette bataille.

41 Per Rudberg, « Marinens problem idag och i morgon », TiS, 1979/2, pp. 47-49. C’était là son premier discours, en 1979.

42 Per Rudberg, « Försvaret. Marinen. Samhället », TiS, 1980/2, pp. 55-56.

43 Cars et al., p. 57.

44 On peut faire remarquer que cette tendance s’est maintenue. Les corvettes suivantes (les Göteborg) font 400 tonnes et le projet en cours (le Visby) pèsera 600 tonnes.

45 Le RBS 15 a une portée de plus de 70 km, le RBS 12 de plus de 25 km et la 613 entre 20 et 30 km.

46 Bengt Schuback, « Antalets betydelse », TiS, 1986/1, p. 15.

47 Frisk, p. 96.

48 Christer Hägg, « Handlingsregler för konfliktsituationer på fritt hav », TiS, 1983/1, pp. 41-48.

49 Le discours a été reproduit dans Claes Tornberg, « Sjömakt eller vanmakt », TiS, 1985/3, pp. 197-204.

50 Ibid., p. 197.

51 Ibid., p. 199.

52 Ibid., pp. 201-202.

53 Ibid., p. 199.

54 Interview du vice-amiral Tornberg, commandant du Collège Interarmées de Défense à Stockholm, 3 avril 1997.

55 Christer Hägg, « Marin strategi – ett återbesök », TiS, 1985/4, pp. 293-305.

56 Claës Skoglund, « Gemensam Grundsyn », TiS, 1985/1, pp. 67-68.

57 Claes Tornberg, « Det är dags att begrunda och modernt utveckla de strategiska och taktiska sanningarna », TiS, 1985/2, p. 162.

58 Claës Skoglund, « Gemensam grundsyn – slutreplik », TiS, 1986/1, p. 89.

59 Schuback, 1986, p. 12.

60 Mats Lindemalm, « USA’s nya « Maritime Strategy ». En presentation och analys », TiS, 1987/1, p. 43.

61 Bengt Schuback, « Marina stridskrafter – nödvändigt att utnyttja dem ännu bättre som säkerhetspolitiskt verktyg redan i fred », TiS, 1988/1, p. 15.

62 Frisk, p. 93.

63 RBS = missile anti-navire.  

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THALASSOPOLITIQUE. CARL SCHMITT ET LA MER

David Cumin

L’orsqu’il se tourne vers la mer, Carl Schmitt1 donne à son œuvre de droit international, (géo)politiquement inspirée, un nouveau point de départ et une nouvelle dimension. Il ne se contente pas en effet de désigner, à partir de 1937, un nouvel ennemi privilégié à la place de l’URSS, à savoir la puissance maritime anglo-saxonne2, mais il accède, à partir de la Seconde Guerre mondiale et au long des années 1950, à l’horizon océanique et planétaire du jus publicum europæum, discernant l’origine de la « révolution spatiale » des xvie et xviie siècles, c’est-à-dire l’acte inaugural de la modernité que fut la conquête des mers du globe3. Il commence par récuser l’assimilation britannique de la guerre sous-marine à des actes de piraterie et il finit, à partir de l’ »opposition » puis de la « distinction » terre/mer, par embrasser l’ensemble du nomos du droit des gens classique. Ce tournant vers la mer n’est pas qu’une manière « géopolitique » d’élucider l’antagonisme anglo-allemand ou l’avènement d’un nouvel ordre mondial ; il est également propice à une méditation « philosophico-historique » où sont polémiquement associés révolution industrielle, impérialisme anglais et universalisme juif4.

Cette orientation thématique, couronnée par l’opuscule Land und Meer en 1942, s’effectue dans un certain contexte biographique et historique, l’année 1937 marquant un tournant majeur.

Primo, après l’éviction consécutive à l’enquête du RSHA5, le juriste abandonne le champ du droit interne (où il occupait une position prééminente pour se consacrer presque exclusivement au droit international, acquérant au sein de la doctrine allemande une place de premier rang dans un domaine où il s’était déjà taillé une solide réputation6. À une époque où toute l’Europe voit venir un nouveau conflit, où les coalitions se dessinent et où les questions de politique étrangère prennent une importance cruciale, les écrits de Carl Schmitt sur le droit de la guerre et de la neutralité7, le « grand espace »8 ou l’opposition terre/mer9 s’inscrivent dans les nouvelles priorités du gouvernement du iiie Reich, non sans controverses doctrinales.

Secundo, l’Angleterre, ou plus généralement la puissance maritime anglo-américaine, devient l’objet des travaux et la cible des attaques du juriste, cependant qu’il ne souffle plus mot de l’Union soviétique, jusqu’alors ennemie principale désignée10. Pour lui, et au contraire de ce que pensent la plupart de ses collègues, le sens de la guerre mondiale n’est pas la destruction du communisme – il ne fait aucun écho au thème central du combat européen contre le « judéo-bolchevisme » -, mais l’avènement d’un nouvel ordre mondial (esquissé par le Pacte tripartite du 27 septembre 1940 entre Berlin, Rome et Tokyo), un Grossraumordnung, qui doit remplacer l’ordre ancien soutenu par la Grande-Bretagne, à laquelle succèdent les États-Unis.

En 1937, deux textes marquent le tournant de Carl Schmitt vers l’Angleterre et la mer : « Der Begriff der Piraterie » et « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat ».

Au moment de la conférence de Nyon et après les incidents dits de la « piraterie sous-marine » qui ont opposé l’Italie et l’URSS en Méditerranée, l’une soutenant Franco et l’autre le Front populaire, le juriste allemand s’élève contre la criminalisation de la guerre sous-marine, criminalisation qui reproduit l’argumentation du président Wilson au sujet de la guerre sous-marine allemande en 1917 – qualifiée de guerre menée « contre l’humanité », de la même manière que le pirate est déclaré « ennemi du genre humain » -, et qui est récusée comme étant une manœuvre de Londres pour garantir sa suprématie navale, menacée par le submersible. Pour Carl Schmitt, il est inadmissible de qualifier de « piraterie » n’importe quelle violation des règles du droit de la guerre maritime. C’est l’évolution technologique, avec l’apparition du sous-marin et de l’avion, qui pose de nouveaux problèmes à ce droit – le juriste le redira en 196311. La tentative anglaise de discriminer la méthode de combat sous-marine – en dénonçant comme « piraterie » toute irrégularité hostile sur mer – n’est qu’un vain jugement de valeur, dépourvu de fondement autre que politique, au regard des modifications stratégiques induites par le progrès technique – l’Allemagne s’est bel et bien servi du submersible contre la Grande-Bretagne pendant les deux guerres mondiales « comme d’une arme qui juxtapose à l’espace traditionnel de la stratégie maritime un autre espace imprévu »12.

Dans le second texte, l’ »ennemi total » n’est pas (ou plus) le bolchevisme russe, contrairement à ce qu’on aurait pu penser à la lecture des textes antérieurs à 1937, mais l’Angleterre ; apparaît le véritable antagonisme, systématisé en 1941-1942 : l’opposition entre l’idéal allemand du « soldat » et l’idéal anglais du « bourgeois »13, l’opposition élémentaire entre la terre et la mer, c’est-à-dire entre les conceptions allemandes et les conceptions anglaises du droit, de la guerre et de l’ennemi.

En 1938, c’est dans Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes¼ que Carl Schmitt aborde certaines réflexions fondamentales, pleinement développées en 1941-1942 : primo, l’idée « hobbesienne » de l’État s’est réalisée sur le continent européen, principalement en France et en Prusse, mais pas en Angleterre ; secundo, le peuple anglais ayant refusé la monarchie absolue au moment de la révolution puritaine, la Grande-Bretagne est devenue une puissance mondiale sans les institutions caractéristiques de l’État (constitution écrite, codification législative du droit, fonction publique, armée permanente), mais grâce à la flotte et au commerce ; tertio, le droit international anglo-saxon n’a pas retenu la conception continentale de l’État et de la guerre, mais il a développé, à partir de la guerre maritime et commerciale, ses propres concepts de guerre et d’ennemi, qui ne distinguent pas entre combattants et non-combattants, et qui sont les seuls véritables concepts « totaux ».

En 1941-1942, les mythes bibliques (tirés du Livre de Job) du Léviathan (l’animal marin géant) et de Béhémoth (l’animal terrestre géant) – inversés par Hobbes -, assortis d’allusions à la Kabbale et au « Banquet du Léviathan » d’Isaac Abravanel14, sont le fil conducteur des textes du juriste, plus ou moins influencés par la Geopolitik de Ratzel, consacrés à l’opposition de la terre et de la mer. Cette opposition, avatar de la distinction ami/ennemi, est érigée en système « gnostique » d’interprétation de l’histoire mondiale, en tant que lutte des puissances maritimes et des puissances continentales, lutte résumée par la formule, empruntée à l’amiral Castex, « la mer contre la terre ».

L’essentiel dans cette confrontation, plus mythique qu’historique – Carl Schmitt n’est pas sans ignorer que l’opposition terre/mer est en réalité une dialectique de la terre et de la mer, de la puissance aéronavale et aéroterrestre, mais cette opposition, « politique » et non pas « naturelle », a un sens spécifique en 1941-1942, car elle porte sur la « guerre maritime mondiale » entre l’Allemagne et les Anglo-Américains -, concerne le tournant de l’histoire anglaise, au moment de la « révolution spatiale » des xvie et xviie siècles, à l’époque de la conquête du Nouveau Monde et des guerres de religion, tournant fondamental, spécifique et unique au monde, dont le juriste reparlera dans le Nomos der Erde¼ de 1950 : la décision révolutionnaire d’un passage élémentaire vers une existence maritime. L’Angleterre étant devenue l’héritière de la conquête européenne des océans par les privateers, la domination maritime britannique a été le fait fondamental de l’histoire moderne, la clef de voûte du nomos de la Terre, global et océanique, du xviie au xixe siècles, reposant sur la distinction terre/mer. Carl Schmitt a été fasciné par « l’élan grandiose »15 de l’Angleterre élizabéthaine vers le grand large, dont le résultat, la révolution industrielle, a provoqué un bouleversement plus profond que la notion continentale d’État, née elle aussi au moment de la « révolution spatiale » propre à l’avènement de la modernité.

La France a choisi l’État souverain, la Grande-Bretagne la liberté des mers. Le juriste examine simultanément les deux orientations « existentielles » des deux rivales de l’Allemagne en Europe. Durant le second conflit mondial, il pense que l’État, tout comme la distinction terre/mer, sont désormais caducs : avec la nouvelle « révolution spatiale » du xxe siècle, l’ancien nomos de la Terre s’effondre en même temps que sont révolues la dimension étatique ainsi que l’hégémonie mondiale britannique et ses méthodes indirectes de domination ; c’est l’Allemagne qui est la matrice d’un ordre nouveau, fondé sur les concepts de Grossraum et de Reich.

Dans les années 1950, Carl Schmitt passe de l’opposition à la distinction terre/mer, en tant que pivot de « l’ordre spatial » du jus publicum europæum, dont il se veut le « dernier théoricien », et il introduit la dialectique terre/mer dans la guerre froide entre l’Est et l’Ouest16.

L’hostilité envers la puissance maritime anglo-saxonne

La théorie schmittienne du droit international, politiquement fondée, relève d’un « nationalisme en acte » 17 dominé par la question de l’ennemi18. Le juriste allemand balance son hostilité entre l’Est et l’Ouest : si, de 1923 à 1936, l’ennemie véritable, avec laquelle il n’existe même pas de communauté de droit des gens, c’est la Russie soviétique – encore que la France, la Grande-Bretagne puis les États-Unis soient également des adversaires du Reich -, de 1937 à 1944 (voire 1950), ce sont les Anglo-Américains qui semblent devenir les ennemis véritables – l’opposition entre puissances continentales et puissances maritimes correspondant à l’antagonisme de « deux mondes irréductibles de conceptions juridiques opposées » 19.

En 1936, l’année des « Fronts populaires », de la guerre civile espagnole et de la campagne des sanctions internationales contre l’Italie (après l’invasion de l’Éthiopie), le projet, longtemps caressé, d’une coalition européenne dirigée par l’Allemagne contre l’URSS avait fait place, du fait de l’hostilité persistante de Londres et de Paris, à la constitution du triangle Berlin-Rome-Tokyo, orienté aussi bien contre Moscou que contre les puissances occidentales.

Si la recherche de l’amitié italienne est une option partagée par Carl Schmitt et la Wilhelmstrasse, la question de l’ennemi désigné révèle à la fois la particularité de la position du juriste après 1937 et aussi une certaine interprétation de l’évolution de la politique étrangère allemande. En 1937, alors que l’OKW met l’accent sur le réarmement naval, Hitler souhaite intégrer la Grande-Bretagne à un bloc anticommuniste Allemagne-Italie-Japon-Pologne et jouer les tensions anglo-italiennes et anglo-japonaises pour peser sur Londres ; mais, après la crise de Munich, il ne croit plus à l’alliance britannique et la Grande-Bretagne apparaît comme une adversaire inconciliable, évolution confirmée après le coup de Prague de mars 1939. C’est cette orientation anti-anglaise que Carl Schmitt adoptera.

Mais, pour Hitler, si l’Angleterre devient l’adversaire principale, c’est parce qu’elle refuse de laisser à l’Allemagne « les mains libres à l’Est » : l’Union soviétique demeure l’ennemie irréductible, et la conquête d’un Lebensraum à l’Est l’objectif ultime (qui mobilisa 70 % de la Wehrmacht).

Le juriste garde le silence sur l’URSS, avant, pendant et après la période août 1939-juin 1941 : elle n’apparaît ni en tant qu’amie – il ne se réfère pas à l’idée haushoferienne d’un « bloc continental » Allemagne-Russie-Japon dirigé contre la domination mondiale anglo-saxonne – ni en tant qu’ennemie – lorsqu’il vient en France occupée, il n’appelle pas à une croisade européenne contre le bolchevisme, mais il s’en prend à la Grande-Bretagne20. Comment expliquer cette attitude21 ?

On peut émettre l’hypothèse suivante. L’Union soviétique ne saurait être une amie, mais l’Allemagne ne doit désigner et combattre qu’un seul ennemi – « n’est-ce pas un signe de déchirement intérieur d’avoir plus d’un seul ennemi réel ? » 22 ; et cet ennemi, pense Carl Schmitt, c’est décidément l’Angleterre, qui a refusé la main tendue par le Reich, qui lui a déclaré la guerre le 3 septembre 1939 – entraînant une France hésitante et appelant l’Amérique à sa rescousse -, qui refuse une domination allemande sur une Europe – alors qu’elle-même exerce une domination planétaire – ; l’URSS, elle, le 23 août 1939, avait accepté un modus vivendi avec l’Allemagne ainsi qu’un partage des zones d’influence en Europe orientale.

Certes, Barbarossa a mis aux prises deux ennemis absolus, mais le juriste désapprouve la guerre sur deux fronts : l’Allemagne aurait dû s’en tenir à la lutte contre l’Angleterre – la véritable rivale – et orienter ses efforts du côté de la mer – ce que n’a pas compris Hitler. Les textes de 1941-1942 n’exhortent-ils pas les Allemands à se tourner vers le grand large – la mer élève à la puissance mondiale, disait Ratzel – et à accéder à une vision océanique et planétaire de la stratégie, de la politique et du droit ? La bataille de l’Atlantique n’a-t-elle pas été aussi décisive que la campagne de Russie, les deux grands « fronts » de la Seconde Guerre mondiale ?

L’hostilité à l’encontre de la Grande-Bretagne et la succession de l’Empire britannique déterminent l’intérêt passionné que Carl Schmitt porte, en 1937-1944, à l’opposition terre/mer – en tant qu’allégorie, empruntée à Mackinder, de l’antagonisme entre l’Allemagne et l’Angleterre puis l’Amérique. Cet antagonisme, on le retrouve A) dans le contraste entre la guerre terrestre continentale et la guerre maritime anglaise, B) dans le conflit entre le Grossraumordnung et l’impérialisme anglo-saxon, C) dans l’opposition entre la souveraineté de l’État et les méthodes de l’indirect rule, D) dans la contradiction américaine entre la doctrine Monroe « authentique » et l’universalisme d’une puissance maritime mondiale. Enfin, E) la conquête britannique des mers, matrice de l’ère techno-industrielle, est associée à une réflexion – antijudaïque – sur le « sens de l’histoire ».

a) D’après Carl Schmitt, l’histoire européenne est dominée par le contraste entre la guerre sur terre et la guerre sur mer23.

Sur terre, l’État souverain est le sujet du droit international ; la guerre y est « juste » dès lors qu’elle est une guerre entre États détenteurs du jus belli ac pacis, livrée par des armées étatiques régulières s’affrontant en rase campagne ; les adversaires en présence sont des militaires, la population civile reste en dehors des hostilités et n’est pas traitée en ennemie aussi longtemps qu’elle ne participe pas aux combats.

À l’opposé, la guerre sur mer n’est pas une guerre entre militaires, une « relation d’État à État », parce qu’elle s’attaque au commerce et à l’économie de l’adversaire, et qu’elle considère comme ennemi non seulement l’adversaire en armes, mais aussi tout ressortissant de l’État belligérant, et même toute personne ou État neutre qui entretient des relations économiques avec lui ; les méthodes (« totales ») de la guerre maritime sont dirigées aussi bien contre les combattants que contre les non-combattants : le blocus frappe indistinctement l’ensemble de la population du territoire visé, et le droit de prise permet de s’emparer de la propriété privée de l’ennemi et même des neutres. La guerre maritime « anglaise » a ainsi forgé, imposé et entériné un système complet de droit international et des concepts spécifiques de guerre et d’ennemi : elle est « totale » au sens où elle est susceptible d’une hostilité totale, non seulement parce qu’elle rejette la distinction, propre à la guerre sur terre, entre combattants et non-combatttants, mais aussi parce qu’elle développe, pour le compte d’un impérialisme « libéral » et au nom d’une idéologie « humanitaire » ou d’une certaine « philosophie de l’histoire », une doctrine de la guerre « juste » qui assimile l’ennemi à un criminel et rompt l’égalité juridique et morale des belligérants24.

Ce dualisme fondamental du droit de la guerre, au double sens du jus ad bellum et du jus in bello, et par conséquent du droit des gens (celui-ci étant un jus belli ac pacis), procède de deux conceptions diamétralement opposées de l’ordre spatial, fermé sur terre (domaine des États souverains territorialement délimités), ouvert sur mer (espace unique et illimité « libre », staatsfrei). Pour Carl Schmitt, en 1941-1942, il n’y a pas un « droit international », mais « deux droits internationaux sans rapport entre eux » 25, ayant chacun sa propre conception du droit, de la guerre et de l’ennemi, et dont l’opposition reflète celle de deux univers politiques, juridiques et moraux, l’un privilégiant la puissance visible de l’État et l’autre, les méthodes indirectes de domination. « La terre et la mer sont devenues étrangères l’une à l’autre »26 : l’opposition entre l’esprit prussien et l’esprit anglais, systématisé par Spengler en 191927, a atteint son degré extrême d’intensité avec le conflit mondial. L’hostilité de Carl Schmitt à l’égard de la Grande-Bretagne est particulièrement nette lorsqu’il se tourne vers Ratzenhofer, le maître autrichien de la science militaire : celui-ci tire « une conclusion dont toute l’importance ne se manifeste qu’aujourd’hui [en 1941-1942]. Il dit en effet qu’une puissance maritime [l’Angleterre] qui ne respecte pas, sur mer, les biens des autres États, ne peut prétendre, après un débarquement éventuel, que la propriété et les biens possédés par ses citoyens soient respectés sur son propre sol » 28. Delenda Carthago est¼ 29

B) Avec le déclin – déjà diagnostiqué par Ratzel30 – de l’Empire britannique, c’est un nouveau nomos de la Terre qui s’annonce, un Grossraumordnung qui doit permettre à l’Allemagne de conserver sa puissance spirituelle face aux tenants du One World et qui est précisément dirigé contre un Commonwealth dispersé sur l’ensemble du globe. Pour Carl Schmitt, qui incorpore « l’analyse spatiale » (Raumforschung) à sa réflexion juridique, la reformulation, par la dynamique techno-économique, de la relation entre l’espace, le droit et la puissance politique, bref, la « révolution spatiale » du xxe siècle, signalée par les mutations technologiques et les conquêtes allemandes, impose un nouveau partage du monde et un nouvel ordre international fondé sur la notion d’Empire et opposé au concept périmé du droit interétatique aussi bien qu’à l’universalisme de l’International Law. La théorie du Grossraum, notion de géopolitique que le juriste transforme en principe de droit des gens, s’inspire de la « doctrine Monroe initiale » – c’est-à-dire la conception d’un grand espace délimité sous hégémonie à l’intérieur duquel est interdite l’ingérence des puissances étrangères à l’espace –31, laquelle est l’antithèse de la « doctrine de la sécurité des voies de communications » de l’Empire britannique.

Tandis qu’un âpre conflit oppose le Japon et les États-Unis en Asie orientale dans les années 1930, théâtre d’une lutte intellectuelle particulièrement intense autour de la doctrine Monroe – invoquée par Hitler pour la Mitteleuropa en avril 1939 -, un conflit tout aussi aigu met aux prises l’Italie et la Grande-Bretagne en Méditerranée. Le souci fondamental des Britanniques depuis 1919 est de contrecarrer la formation d’une Grande Italie eurafricaine qui pourrait menacer les routes de l’empire en Méditerranée en faisant de cette mer une sorte de « grand espace maritime » ; à l’inverse, les communications de Rome avec l’étranger gardent un caractère névralgique, car, en verrouillant Gibraltar, Malte et Suez, la Grande-Bretagne pourrait étrangler l’Italie alors que celle-ci n’a pas accès aux axes d’approvisionnements britanniques extérieurs à la Méditerranée. Le conflit anglo-italien révèle l’importance extrême que Londres accorde à la sécurité des lignes de communications maritimes : les Britanniques ne pensent pas en termes d’espaces mais en termes de routes et de voies de communications. Comme l’écrivait Ratzel, « l’histoire des puissances commerciales offre des cas typiques de politique non territoriale »32.

L’ethos juridique coordonné à un empire étendu dans le monde entier tend inévitablement à un type d’argumentation universaliste, justifiant une pratique d’intervention motivée par la configuration géographique du Commonwealth et par les intérêts du capitalisme anglo-saxon. Le « système de droit international des canaux, détroits et voies maritimes interocéaniques », relatif à Suez, Panama, Kiel, Gibraltar, Aden ou Singapour, élaboré par les Britanniques, ou encore les réserves ajoutées au pacte Briand-Kellogg par Chamberlain, selon lesquelles Londres conserve le droit d’user de la légitime défense en cas de menace sur la sécurité des Lignes de communications maritimes de l’empire, témoignent de la transformation en institution juridique d’un système de domination politique basé sur la liberté des communications et le droit d’intervention dans les espaces traversés par ces communications. Derrière l’argumentation anglaise apparaît la relation caractéristique entre l’International Law et les intérêts impérialistes d’une puissance maritime et marchande : exemple-type, souligne Carl Schmitt, de la coordination inévitable entre la façon de penser le droit des gens et une certaine forme d’existence politique « libérale ». Mais la division du globe en grands espaces imposée par une Allemagne disposant de l’avion et du sous-marin – qui remettent en cause la suprématie maritime britannique et transforment le rapport de l’homme à l’océan – pousse au démembrement d’un empire dispersé sur tous les continents, interférant dans les sphères d’influence des autres puissances, et dont l’existence est opposée au « sens (¼ ) de l’actuel conflit mondial » pour un nouvel ordonnancement géo-planétaire33, le Reich devant, « cette fois » 34, l’emporter sur la Grande-Bretagne35.

C) En optant pour la mer et en se détournant du continent, l’Angleterre, petite île située au nord-ouest de l’Europe, a instauré une suprématie mondiale fondée sur la domination des océans du globe, et est devenue le centre d’un empire planétaire qui a imposé à l’humanité ses propres conceptions du droit, de la civilisation et de l’éthique. Ayant opté pour l’élément marin, l’Angleterre, poursuit Carl Schmitt, n’est pas devenue un « État » – « l’Angleterre n’a pas de Constitution nationale, au sens d’un statut national de l’État anglais », écrit Maurice Hauriou36, car l’histoire anglaise est dominée depuis le xvie siècle par une prodigieuse expansion maritime, commerciale et coloniale. C’est parce que « le sens mythologique lui fait complètement défaut » 37 que Hobbes utilise l’image du Léviathan, l’animal marin géant, pour désigner une construction étatique qui ne s’est pas réalisée outre-Manche mais sur le continent européen ; c’est Béhémoth, l’animal terrestre géant, qu’il aurait dû prendre pour symbole de l’État, car l’État est un ordre lié à la terre et à la territorialité.

L’Angleterre exerce sa « souveraineté » sur le monde grâce à la « liberté » des mers qui lui permet de contrôler indirectement le commerce et l’économie. Si une hégémonie continentale paraît insupportable, on s’est habitué à la domination mondiale des océans et des marchés par les Britanniques. Cette domination s’appuie 1) sur les forces de la society, 2) sur les méthodes de l’indirect rule, et 3) elle repose sur un destin maritime permettant d’envisager le transfert de la métropole du Commonwealth de l’Angleterre vers d’autres parties du monde -ce que Carl Schmitt appelle : le « désamarrage » (Entankerung) de l’île.

1) L’Empire britannique n’est pas l’œuvre d’une organisation étatique et il ne constitue pas une organisation d’État(s) ; les conceptions valables sur le continent, les systèmes construits autour du concept d’ »État », ne peuvent ici trouver leur application. Ce sont des privateers (personnes faisant de la belligérance maritime une affaire privée), des compagnies commerciales ou des émigrants, qui ont créé cet empire d’outre-mer, sans, voire contre, l’ »État ». L’essentiel, du point de vue politique et « philosophico-historique », c’est que l’expansion anglaise a été celle des forces de la society, forces plus ou moins liées à la révolution puritaine qui ont cherché dans l’expansion maritime et coloniale un moyen d’échapper à l’État. Pour la vision du monde anglaise, l’État et la politique représentent le mal, tandis que la société et l’économie s’identifient au progrès. Cette interprétation du monde et de l’histoire, aboutissant au commerce et au marché « libres », c’est-à-dire affranchis de l’État, a pour « résultat concret (¼ ) de faire du capitalisme anglo-saxon le maître du monde » 38, en même temps que le garant de la paix mondiale, la suprématie économique des Anglo-Saxons les autorisant à mettre la guerre – c’est-à-dire tout perturbateur – « hors la loi ».

2) La structure de cet empire supporté par une society est à ce point spécifique qu’il est impossible, selon Carl Schmitt, de parler de « construction » ou de « constitution » pour qualifier les méthodes anglaises de domination, car ces notions sont trop liées à la terre et à la territorialité. Ce sont les voies-et-moyens de la puissance indirecte, de l’indirect rule, permettant de subvertir l’État, qui correspondent à la « souveraineté » anglaise, à l’action de la mer sur la terre. Aux xviiie, xixe et xxe siècles, l’Angleterre a ainsi utilisé les méthodes de la potestas indirecta – autrefois dénoncée par Hobbes – 39 non seulement outre-mer, mais aussi sur le continent européen. Le juriste allemand prend successivement l’exemple a) de la franc-maçonnerie, b) du constitutionnalisme libéral et c) de la Société des Nations.

a) Au xviiie siècle, les loges maçonniques, qui exerçaient depuis Londres leur action sur l’ensemble des capitales du continent, furent l’un des vecteurs par lesquels la Grande-Bretagne domina le monde : la puissance de ces sociétés secrètes – moyen d’influencer une opinion « publique » prétendue « libre » – expliqua largement le succès des écrits subversifs des philosophes des Lumières.

b) Au xixe siècle, ce furent les courants libéraux et constitutionnels qui devinrent les véhicules de l’influence anglaise chez les peuples européens. Du point de vue de la politique internationale, le constitutionnalisme signifiait que, dans l’État neutre libéral, l’économie et la presse (c’est-à-dire la formation de l’opinion publique) étaient des sphères indépendantes de l’État, qu’elles étaient affaires d’entrepreneurs privés qui se rencontraient, au-delà des frontières de l’État, sur un marché intenational « libre » et dans une presse internationale « libre » – en réalité dominés par la Grande-Bretagne.

c) Au xxe siècle, la Ligue de Genève, de 1919 à 1933, fut une tentative d’organisation universelle des méthodes indirectes de l’hégémonie anglaise ; les sanctions économiques et financières, la discrimination morale et l’état de guerre latents sous des apparences de paix furent les instruments d’une politique destinée à étrangler l’Allemagne, l’Italie et le Japon, les trois puissances désignées comme « agresseurs » car elles remettaient en cause le statu quo.

3) Parce qu’elle a choisi un destin maritime et qu’elle a édifié un Commonwealth disséminé aux quatre coins du globe, la Grande-Bretagne n’est plus que le centre – mobile – d’un empire mondial thalassocratique, dont le siège peut se transporter au-delà des mers. L’idée d’un tel déplacement n’est pas apparue pour la première fois en 1939-1941, « même si la situation désespérée de l’Angleterre lui donne un regain d’intérêt et d’actualité » 40, mais elle a été exposée, dès 1847, par Disraéli lui-même, le fondateur de l’Empire des Indes, qui envisageait explicitement de transférer de Londres vers Delhi la capitale de l’Empire britannique. Reine des océans, l’île d’Angleterre ne fait plus partie de l’Europe et sa destinée n’est plus liée à celle de l’Europe, conclut le juriste : elle a désormais rejoint l’Amérique41.

D) Pour Carl Schmitt, le sens de la guerre mondiale, en tant que « première guerre d’organisation de l’espace planétaire » 42, ne s’acquiert pas dans la lutte contre la Russie de Staline, mais dans la lutte contre l’Amérique de Roosevelt. Aussi s’attache-t-il 1) à démontrer la « trahison » de l’esprit de la doctrine Monroe par l’idéologie de l’impérialisme, 2) à élucider la signification historique de l’entrée en guerre des États-Unis en 1941, 3) à souligner la « contradiction » entre le principe « grand spatial » de ladite doctrine et la prétention à succéder à l’Empire britannique.

1) Le juriste allemand a vu dans la doctrine Monroe la préfiguration du Grossraumordnung : elle constitue la première déclaration de l’histoire du droit des gens qui pose le double principe du grand espace et de l’exclusion des puissances étrangères à cet espace, dans lequel la puissance hégémonique veille à l’intégrité et à l’indépendance des États sur la base de leur homogénéité politique (droit d’intervention délimité).

Mais la doctrine a connu un développement dialectique : elle a d’abord servi, avec l’appui de la Grande-Bretagne, à mettre le continent américain à l’abri des interventions des monarchies européennes de la Sainte Alliance et à faire de Washington le champion du régime républicain établi dans le Nouveau Monde, puis à soumettre les États de l’hémisphère occidental à l’hégémonie nord-américaine, enfin, combinée avec le pacte Kellogg et la doctrine Stimson – qui réserve aux États-Unis le droit de reconnaître ou pas les changements politiques ou territoriaux et, partant, le droit d’intervenir ou pas dans le monde entier -, à justifier l’ingérence, le droit de regard et les initiatives de « police » des États-Unis dans le reste du globe, bref, à légitimer la prétention de Washington au rôle d’arbitre international.

L’évolution de la doctrine Monroe procède de la relation spécifique entre l’impérialisme économique et l’universalisme politico-juridique impulsés par Th. Roosevelt, Wilson et F.D. Roosevelt, qui métamorphosèrent un principe de délimitation des espaces en une doctrine d’intervention mondiale et d’universalisation des conflits au nom de l’idéologie de la démocratie libérale et des conceptions s’y rattachant, liberté des mers, libre échange, commerce et marché « libres », autant de vecteurs de l’hégémonie anglo-saxonne. D’une conception panaméricaine, la doctrine Monroe est finalement devenue le paravent d’une idéologie supranationale et d’une politique d’ingérence, et l’instrument de la pénétration du capitalisme anglo-saxon sur les marchés d’Europe et d’Asie – la doctrine de 1823 se faisant en 1915 « politique de la porte ouverte » en Chine face aux prétentions du Japon.

2) L’article de 1942 : « Beschleuniger wider Willen oder : Problematik der westlichen Hemisphäre », est une sorte de mise au point sur l’entrée des États-Unis dans le conflit mondial après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor et la déclaration de guerre de l’Axe43.

D’après Carl Schmitt, qui entend conjurer l’idée répandue selon laquelle le potentiel militaro-économique et a fortiori l’intervention militaire des États-Unis suffiraient à décider de l’issue des hostilités, Washington a l’ambition d’assurer la succession de l’Empire britannique afin de maintenir l’hégémonie mondiale anglo-saxonne, projet qui était celui de l’amiral Mahan. Sur la base de la communauté de langue, de culture et d’idéal politique, cet auteur envisageait une « réunification » des puissances anglo-américaines afin de reconduire la suprématie maritime anglo-saxonne : il appartient à l’Amérique – « la plus grande île », adaptée aux dimensions planétaires modernes, ouverte sur l’Atlantique et le Pacifique – de prendre le relais d’une Angleterre ayant amorcé son déclin. Disraéli songeait à déplacer le siège de l’Empire de Londres à Delhi ; Mahan, lui, souhaite une translatio imperii – scellée par Churchill et Roosevelt à travers la Charte de l’Atlantique de 1941 – de la Grande-Bretagne vers les États-Unis.

L’amiral américain entend sauvegarder l’héritage anglais dans un contexte radicalement nouveau, qui voit s’effondrer les rapports traditionnels entre la terre et la mer ; il a pressenti les formidables mutations spatiales du xxe siècle, dues au développement technique et industriel, mais sa pensée, observe Carl Schmitt, reste dominée par les idéaux et les schémas anciens hérités de la puissance britannique : marché mondial libre, commerce libre et liberté des mers, lesquels confèrent aux Anglo-Saxons « le plus fabuleux de tous les monopoles, celui des gardiens de la liberté de la Terre entière »44. Sa doctrine exprime un souci conservateur de sécurité géopolitique qui ne saurait résister au « sens ordonnateur et unificateur »45 d’une guerre mondiale précisément dirigée contre l’universalisme anglo-américain, et dont le caractère exceptionnel tient à ce qu’elle ouvre la voie à un ordre planétaire de grands espaces, qui met fin à la domination maritime mondiale anglo-saxonne.

3) Les États-Unis peuvent-ils amener la décision dans cette guerre d’organisation de l’espace du globe ? Sur le plan militaire, au moment où écrit le juriste (avril 1942), le Japon a incontestablement remporté une série de victoires sur les Anglo-Américains et montré « la force irrésistible de l’idée moderne de grand espace »46. L’Amérique est condamnée à la défaite car a) elle est déchirée par ses « contradictions intérieures », b) et elle se heurte au « sens de l’histoire ».

a) Washington voudrait jouer sur les deux tableaux : celui des grands espaces (dans l’hémisphère occidental) et celui de l’universalisme (en héritant de la suprématie maritime anglaise) ; il voudrait succéder à l’Empire britannique tout en gardant la haute main sur le continent américain. Cette absence de décision, illustrée par la contradiction grandissante entre la doctrine Monroe et les intérêts du capitalisme mondial, ou encore par l’hésitation entre l’absence officielle et la présence effective (en Europe après 1919), la neutralité et l’intervention (de 1935 à 1941), ne pourra éviter aux États-Unis d’être confrontés à « l’alternative mondiale qui appelle aux engagements ultimes et aux sacrifices extrêmes »47 : Grossraum ou universalisme ?

b) En devenant le légataire de Londres, Washington s’est soumis à la logique qui a régi l’existence politique de « l’ancien Empire britannique » : celui-ci a assumé depuis un siècle le rôle de « grand retardateur de la marche de l’histoire », le rôle de Kat-echon 48, et il s’y est trouvé comme enchaîné. L’Amérique deviendra-t-elle un catéchonte ? Non, car elle entend rester à l’avant-garde de la nouveauté et de l’avenir, demeurer le « Nouveau Monde » par opposition à la vieille Europe « jetée à la poubelle de l’histoire » 49 ; c’est pourquoi Roosevelt aura le destin d’un « accélérateur involontaire ». En 1942, le sens de l’histoire – problématique qui est au cœur des préoccupations schmittiennes à l’époque – semble encore favorable à l’Allemagne : celle-ci est porteuse d’un nouveau nomos de la Terre, tandis que les puissances anglo-saxonnes, confrontées à une « révolution spatiale » qui rend caduque leur domination maritime, tentent de freiner le cours « inexorable »50 des événements51.

E) Grande puissance maritime, l’Angleterre fut aussi la grande puissance industrielle, devançant toutes les autres nations : la révolution industrielle a été impulsée outre-Manche, car la révolution industrielle, écrit Carl Schmitt à la suite de Hegel52, est coordonnée à une existence maritime, laquelle a un tout autre rapport à la technique que l’existence terrestre53. Le machinisme est la conséquence de la décision anglaise de se tourner vers le grand large. L’Angleterre maritime a été ainsi à l’origine du saut ultérieur vers la totale « dé-localisation » ou « dé-territorialisation » de la technique moderne, dont le présage fut, selon le juriste, l’Utopie – terme hautement significatif – de Thomas More, livre prophétique rédigé en 1516 annonçant, avec « une conception nouvelle et fantastique de l’espace »54, la formidable possibilité d’une abolition de toute « territorialité », livre qui préfigure l’ère industrielle « a-topique » amorcée en Angleterre au xviiie siècle55, ère du progrès technique propice aux « utopies intellectuelles sur fond de paradis terrestres »56.

Le « secret » de la domination mondiale britannique, c’est qu’elle s’allia à l’idéal du One World  57, c’est-à-dire à la philosophie de l’histoire axée sur la foi dans le progrès d’une humanité civilisée. Carl Schmitt associe la conquête des océans à une « philosophie gnostique »58 où il pose la question hégélienne du sens ultime de l’histoire. L’Angleterre et le judaïsme – qui s’unissent dans la figure de Disraéli, laquelle fascinait le juriste – sont au centre de cette problématique. La symbiose qui a correspondu à « l’esprit du monde » (Hegel) et à la « philosophie de l’histoire » (Marx) a été la combinaison de l’impérialisme britannique et de l’universalisme juif, déclarait Carl Schmitt au jeune Nicolas Sombart : la puissance maritime anglo-saxonne – qui s’identifie au droit, à la civilisation et à l’humanité – et la vision juive d’un État universel – qui correspond à l’ambition « mondialiste » d’un peuple « apatride » et « cosmopolite »- se sont imbriquées pour former un projet englobant le monde entier, projet en accord avec le sens supposé du « progrès » et qui désigne l’Allemagne, mise hors la loi et hors l’humanité, comme un obstacle à éliminer – la guerre trouvant sa justification dans le sens supposé de l’histoire59.

L’avènement d’un nomos océanique et global de la Terre

Après la Seconde Guerre mondiale et l’administration interalliée de l’Allemagne (1945-1949), les travaux de Carl Schmitt sur l’Angleterre et la mer, et plus généralement son oeuvre antérieure de droit international, sont intégrés à la vaste « rétrospective historique (¼ ) du jus publicum europæum »60 qui fait l’objet du Nomos der Erde, ainsi qu’à ses textes sur l’ordre mondial et la guerre froide.

Dans la situation d’un « vaincu » 61, interrogé à Nuremberg62, exclu de l’Université, contraint à la méditation solitaire et au plaidoyer pro domo 63, le juriste allemand ne désigne plus explicitement d’ennemi, mais son éloge du jus publicum europæum – où il passe de l’opposition à la distinction terre/mer, où il écarte les concepts d’ »État total », de Grossraum et de Reich, où il souligne les notions d’État et d’équilibre européen – est un moyen détourné de disculper l’Allemagne et d’accuser les Alliés, principalement les Américains, d’avoir déchaîné, au nom de la « guerre juste », une guerre totale qui a sapé le jus in bello et détruit le droit des gens européen64.

A) La « révolution spatiale » des xvie et xviie siècles, au moment des Grandes Découvertes, de la conquête du Nouveau Monde et des guerres de religion, puis B) le triomphe du principe de la liberté des mers, par opposition à la souveraineté de l’État, principe imposé par la Grande-Bretagne, héritière de l’élan marin des peuples protestants, ont permis C) la fondation d’un nouveau nomos de la Terre, celui du jus publicum europæum, remis en question par D) la nouvelle « révolution spatiale » du xxe siècle, qui voit E) le conflit Est/Ouest succéder au conflit entre l’Allemagne et les Anglo-Saxons.

A) L’idée centrale de Carl Schmitt, développée dans Land und Meer 65, est que les conceptions que se font les peuples de la politique, du droit, de la guerre, sont enracinées dans les modalités de leur relation à l’espace. Les grandes césures de l’histoire font apparaître des formes, échelles et dimensions nouvelles de la configuration politique, en même temps qu’une nouvelle conscience du monde, pouvant aller jusqu’à une modification de la structure même de la notion et de la perception de l’espace. On peut alors parler de « révolution spatiale » : « Là se trouve le véritable noyau de la mutation globale, politique, économique et culturelle qui s’effectue alors » 66.

La transformation la plus profonde et la plus lourde de conséquences de l’histoire universelle, sur laquelle le juriste revient constamment, a coïncidé avec les Grandes Découvertes des xvie et xviie siècles, qui engendrèrent un « nouveau monde » au sens le plus audacieux du terme : cette première révolution authentique de l’espace, à l’échelle planétaire, bouleversa la conscience globale des peuples européens, puis de toute l’humanité. La découverte de nouveaux horizons et la reconnaissance du globe terrestre entraînèrent une révolution spirituelle dans la conception de l’univers, mutation proprement métaphysique qui accompagna l’extension géographique du monde connu. La gigantesque redistribution territoriale consécutive à l’expansion maritime de l’Europe n’est que l’aspect le plus tangible du changement que suggère l’expression « révolution spatiale » : le « rationalisme occidental » ou l’avènement de la « modernité » relève de ce tournant, qui correspondit, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à une mesure scientifique de la Terre entière.

La « révolution spatiale » des xvie et xviie siècles se traduisit par une formidable appropriation coloniale, car l’ère des « découvertes » fut en réalité l’ère des conquêtes européennes : traitant les territoires des peuples indigènes en res nullius, Portugais, Espagnols, Français, Néerlandais et Anglais s’affrontèrent pour le partage des nouveaux espaces outre-mer – les Allemands, eux, regrette Carl Schmitt, furent écartés de cette conquête et entraînés de l’extérieur dans l’affrontement mondial des puissances conquérantes, catholiques ou protestantes, de l’Ouest européen, le vieux Reich s’engonçant dans ses divisions confessionnelles et kleinstaatlich. Les conflits entre Européens, d’autant plus intenses que la lutte pour la possession des terres nouvelles était aussi une lutte entre la Réforme et la Contre-Réforme – les puissances protestantes mais aussi la France contestant les titres, concessions et lignes de partage accordés à Madrid et Lisbonne par le pape à Tordesillas -, s’effacent pourtant devant ce fait fondamental : « La commune conquête européenne du Nouveau Monde »67. Chacun des conquérants invoqua sa mission chrétienne puis, au xixe siècle, sa mission civilisatrice : ces justifications de l’acquisition territoriale sont à l’origine du droit des gens classique, fondé sur la distinction entre peuples européens-chrétiens, formant une « famille de nations », et peuples non-européens et non-chrétiens, exclus de la communauté juridique internationale et non pas sujets, mais objets du droit des gens68.

B) Les écumeurs des mers, baleiniers69, pirates huguenots, « gueux de mer » néerlandais, flibustiers et boucaniers de la Jamaïque et des Caraïbes, corsaires britanniques, formèrent l’avant-garde de l’élan des peuples européens vers les océans, au moment de la découverte puis de la conquête du Nouveau Monde.

Leur épopée, maritime mais aussi technique – c’est l’époque où apparaît le grand voilier pourvu de vergues et armé de canons, qui inaugure un âge nouveau de la navigation et du combat naval -, a été d’une extraordinaire ampleur, souligne le juriste allemand : ils furent les agents historiques de la grande décision en faveur de la mer. Dans une période de transition du droit de la belligérance où la guerre n’était pas encore considérée comme l’affaire exclusive de l’État, les privateers, ayant tous un ennemi commun – l’Espagne catholique – participèrent à un grand front de l’histoire universelle, celui du protestantisme mondial d’alors contre le catholicisme mondial d’alors ; ils acquirent une importance considérable en portant les premiers coups à la puissance maritime et au monopole commercial espagnols. Leur époque héroïque, de 1550 à 1713, soit du début de la lutte des puissances protestantes contre l’Espagne jusqu’à la paix d’Utrecht, marqua ainsi l’émergence de l’élément marin dans l’histoire mondiale.

Les guerres de religion, dans le contexte de la conquête du globe, prirent leur véritable dimension à la lumière de l’opposition qui apparut alors : l’opposition de la terre et de la mer, qui révéla les « antagonismes profonds » et les « véritables relations ami/ennemi »70. La distinction ami/ennemi qui servit de pivot à l’ensemble de la politique mondiale fut le conflit tranché entre jésuitisme (hispanique) et calvinisme (anglo-néerlandais) -bien qu’elle constituât le berceau de la Réforme, l’Allemagne, divisée entre catholiques et luthériens, ne prit pas parti dans ce conflit, pas plus que la France, qui neutralisa ses clivages confessionnels par une « laïcisation » du droit et de l’État71. Reprenant l’idée de Max Weber ou de Spengler, Carl Schmitt voit une complicité géopolitique entre le calvinisme institué et les énergies maritimes européennes, lesquelles trouvèrent une assise spirituelle dans la doctrine de la prédestination : les fronts religieux de l’époque portant en eux l’antagonisme de forces élémentaires, le calvinisme fut la nouvelle religion agonale, la foi adaptée à l’élan marin, c’est pourquoi elle devint la confession des Huguenots, des insurgés néerlandais et des puritains anglais, ponctuant leur percée maritime.

La redistribution de l’espace du globe a aussi concerné la mer et non seulement la terre : la conquête britannique des océans a formé la clef de voûte du premier ordonnancement planétaire de l’espace, dont le principe central fut la distinction entre la terre et la mer.

Comment la Grande-Betagne est-elle devenue maîtresse des océans ? C’est dans la seconde moitié du xvie siècle que les Anglais, bien après les Portugais, les Espagnols, les Français ou les Néerlandais – qui demeurèrent longtemps les leaders incontestés de la construction navale et de la navigation -, se hissent au niveau de leurs concurrents. La reine Elizabeth apparaît comme l’instigatrice de l’expansion maritime anglaise – c’est elle qui engagea la lutte contre l’Espagne, qui encouragea la course et qui accorda les privilèges à la Compagnie des Indes -, et c’est sous son règne que l’Angleterre devint un pays riche où confluait le butin légendaire des corsaires. Ce ne sont pourtant pas les souverains anglais des xvie et xviie siècles – guère conscients de la révolution planétaire qui se déroule, ni du tournant historique vers la mer – mais les privateers, et eux seuls, souligne Carl Schmitt, qui parvinrent à la décision en faveur de l’élément marin et qui réalisèrent la vieille prophétie anglaise du xiiie siècle, que le juriste aime citer : « Les enfants du Lion se transformeront en enfants de la mer ». Ce sont eux qui, après avoir contribué à la défaite de Madrid, permirent à l’Angleterre de surclasser tous ses rivaux, Français ou Néerlandais, dans le combat décisif pour la maîtrise des océans.

Le Portugal, l’Espagne, la France ou les Pays-Bas conservèrent ou acquirent de vastes empires coloniaux, mais ils perdirent le contrôle des mers et des lignes de communications maritimes, détenu par Londres. Si l’Angleterre l’a emporté, c’est parce que, à un moment où il fallait choisir entre la terre et la mer -alternative qui « ne s’était jamais posée dans l’histoire universelle avec cette profondeur dans l’opposition », car pour la première fois, cette opposition n’apparaissait plus sous l’aspect de la lutte pour une mer intérieure, mais dans l’horizon océanique et planétaire du globe72 -, elle a « transposé toute son existence collective de la terre à la mer » 73. A contrario, la Hollande dut renoncer à l’expansion ultramarine pour se défendre sur terre contre Louis XIV. La France ne suivit pas le grand élan maritime des Huguenots, elle resta un pays romain et, en prenant parti pour le catholicisme et l’État souverain, elle choisit par là même la terre contre la mer, choix confirmé lorsque le roi congédia Colbert, puis lors des longues luttes coloniales du xviiie siècle contre l’Angleterre à l’issue desquelles la France, menacée sur le continent, perdit les Indes et le Canada. Quant à l’Allemagne, son potentiel hérité de la Hanse disparut dans les guerres de religion et dans la misère politique du vieil Empire.

L’Angleterre a choisi le grand large, mais cette décision n’en fut pas moins longue et hésitante. À cet égard, la question cruciale fut celle de la liberté des mers. Carl Schmitt en donne le résumé suivant.

Dans la longue controverse sur l’ouverture ou la fermeture des mers – la séculaire « guerre des livres », comme l’appelle Ernest Nys74 -, les auteurs d’outre-Manche combattirent généralement des deux côtés, d’une part en faisant valoir à leur profit, contre les prétentions au monopole affichées par les Portugais et les Espagnols, le principe de la liberté des mers et du commerce (le liberum commercium déjà défendu par Vitoria ou Vasquez Menchaca), d’autre part en revendiquant, contre les Français et les Néerlandais, les mers voisines et adjacentes comme un dominium anglais. Grotius a été considéré comme le pionnier de la liberté des océans, en raison du chapitre « Mare liberum » qu’il inséra dans son traité sur le droit de prise – écrit en 1605, il ne parut qu’en 1868 ! – rédigé à la demande de la Compagnie hollandaise des Indes, jusqu’à ce que la révision opérée dans les milieux jus-internationalistes au tournant du xxe siècle75 montre la dette de ce prétendu « fondateur » du droit des gens à l’égard de Gentili ou des scolastiques espagnols. De fait, le résultat auquel aboutit le principe de la liberté des mers, après 1713, est très différent de l’image qu’en donne Grotius en 1605. Son opuscule dut sa célébrité, par contre-coup, au Mare clausum de Selden, ouvrage écrit en 1618 et loué par la plupart des Anglais de l’époque, par les Stuart comme par Cromwell, qui s’intéressaient principalement aux narrow seas (Manche, mer du Nord, golfe de Gascogne) et qui étaient loin d’envisager l’île comme la métropole d’un empire maritime mondial. Le premier auteur qui ait remarqué la contradiction entre ces perspectives traditionnelles et l’évolution vers une « souveraineté des océans » exercée au nom de la liberté des mers fut Philip Meadows : ses Observations concerning the Dominion and Sovereignty of the Seas, parues en 1689, révèlent la nouvelle conception qui s’imposa après le traité d’Utrecht. Pufendorff, dès 1672, avait distingué les grands océans des mers intérieures auxquelles se référait le droit civil d’inspiration romaniste d’alors, qui considérait encore la mer comme une res communis. Le Néerlandais Bynkershoeck, en 1703, fit prévaloir à propos de la souveraineté territoriale de l’État riverain la doctrine ubi finitur armorum vis qui rapprochait en quelque sorte Grotius et Selen : la haute mer n’est à personne, la mer proche est à l’État côtier, la limite est celle de la portée des canons ; il en restait à une perception orientée de la terre vers la mer, c’est-à-dire qu’au contraire des Anglais, il n’envisageait pas de fixer l’ordre du monde à partir et du point de vue de la mer. Enfin, Galiani, en 1782, établit définitivement la règle des trois milles marins. Ce chiffre a marqué la conscience collective car, pour les défenseurs de la liberté des mers, du libre commerce et de la libre belligérance maritime, il pose le principe de la distinction d’un ordre terrestre et d’un ordre maritime – battue en brèche par l’évolution technologique. La conservation de la zone des trois milles est « la bouée de secours positiviste » d’une puissance maritime anglo-saxonne qui n’admet pas que soit remis en cause le principe spatial de son ordre mondial76.

Le triomphe du principe de la liberté des mers fut le résultat de la décision anglaise en faveur des océans, décision qui transforma la nature même de l’île d’Angleterre. Arguer du caractère insulaire du peuple anglais ne signifie en soi pas grand-chose : l’Angleterre était déjà une île à l’époque de César, de Guillaume le Conquérant ou de Jeanne d’Arc et, jusqu’aux xvie-xviie siècles, la conscience « insulaire » demeurait profondément « terrienne », comme l’illustrent les sceaux anglais du moyen âge, semblables à ceux des pays du continent et ne montrant aucun attribut relatif à la mer. L’île, considérée comme un territoire abrité par la mer comme une citadelle par ses douves, était pensée du point de vue de la terre, et le sentiment insulaire se rattachait d’une façon absolue au sol et à la territorialité. La « révolution fondamentale de l’essence politico-historique de l’île »77, c’est que désormais la terre serait vue depuis la mer – et non plus l’inverse -, et qu’une « Meeresbild » (« mentalité maritime ») se substituerait à l’ »Erdbild » (« mentalité terrienne »). Cette façon de concevoir le monde du point de vue du grand large montre qu’une virtualité géographique s’est muée en réalité politique, laquelle s’est imposée au droit des gens européen, et que l’Angleterre est devenue une partie de l’océan, un authentique « Léviathan » – non pas au sens de Hobbes, mais au vrai sens mythologique de l’animal géant symbole de l’élément marin. La pensée des peuples du continent européen cherche à trouver l’ordre de la mer à partir de la terre : « Nous sommes des gens de la terre, (¼ ) nous ne pouvons (¼ ) pas comprendre ce que cela signifie : la mer libre » 78. Mais l’homme peut choisir le grand large pour cadre de son existence, et essayer de dominer la terre et d’ordonner le monde à partir de la mer. Exemple extrême de cette Meeresbild, qui donne un véritable aperçu de « mythologie maritime » : les mots de Burke sur l’Espagne, « baleine échouée sur les côtes européennes » ; de ce point de vue déterminé par la mer, c’est d’un « globe maritime » qu’il faudrait parler, et non plus d’un « globe terrestre » 79. Erdbild contre Meeresbild, telle est donc « l’opposition fondamentale », selon Carl Schmitt, d’où découlent deux conceptions antinomiques des choses. Que l’ordre de la terre soit fixé à partir du grand large, voilà « ce qu’un peuple maritime souverain entend véritablement par liberté des mers » 80.

À la liberté des mers s’oppose la souveraineté de l’État : c’est également au xvie siècle, à l’époque où commence la lutte pour établir un nouveau nomos du globe, qu’apparaît la notion d’État, conception « territoriale » du statut politique et de l’ordre public liée à l’histoire européenne du xvie au xxe siècles – le jus publicum europæum étant un droit spécifiquement interétatique81.

L’État souverain fixe les nouvelles conceptions de l’ordre dans l’espace – avec la notion typique de la frontière linéaire82 -, d’abord sur le continent européen – en disloquant le Saint Empire – puis dans le monde entier – l’État se transformant de concept historique en notion générale appliquée à toutes les unités politiques et à toutes les époques. Cet État, ancré dans une représentation spatiale spécifique, est une réalité propre à la terre et au sol, puisqu’il est essentiellement « souveraineté territoriale »83 ; cette réalité ne concerne pas l’autre partie de l’espace planétaire, beaucoup plus vaste, qu’est la haute mer. C’est de ce côté qu’apparut l’antithèse de la conception étatique de l’espace, fermée et délimitée : la mer est libre, c’est-à-dire libre d’État, libre pour le commerce comme pour la guerre. Tandis que l’ordre continental implique la subdivision en territoires étatiques, la mer, elle, ignorant divisions et appropriations, ne connaît pas de souveraineté et n’appartient à personne – « en réalité, elle n’appartient qu’à un seul pays : l’Angleterre » 84.

C) Avec l’analyse du concept nomos – en tant qu’ordre spatial dont l’acte inaugural suppose une appropriation et une répartition territoriales d’envergure85 -, Carl Schmitt a ouvert la possibilité de comprendre l’événement fondamental de l’histoire du droit des gens européen, après la fin de la Respublica christiana 86 : la conquête de l’orbis terrarum, processus qui posa le problème jusqu’alors inconnu de l’organisation de l’espace de l’ensemble de la Terre par le droit international et qui détermina pendant quatre siècles la structure du droit des gens européen.

Le nomos de la Terre du jus publicum europæum, du xviie au xixe siècles, est à la fois européocentrique et global. Il repose sur une double distinction et un double équilibre : distinction entre la terre et la mer, entre l’Europe et le reste du monde ; équilibre entre la terre et la mer, entre les États du continent européen.

Le principe fondamental et spécifique du nouveau droit des gens, c’est la séparation entre l’espace de la terre ferme et l’espace de la mer libre, qui possèdent chacun leurs propres concepts de guerre et d’ennemi, distinction qui a été, en même temps que s’imposait pour la première fois un nomos de la Terre entière (incluant les océans), le fondement universel du droit international. C’est l’Angleterre, maîtresse des mers, qui fut à la fois le maillon des deux organisations terrestre et maritime de l’espace global, et la garante de l’équilibre des États sur le continent européen, d’où la situation exceptionnelle de l’île au sein du jus publicum europæum. Pivot de l’espace océanique libre et de l’ordre global européocentré, l’Angleterre fut un pays of Europe, not in Europe – Carl Schmitt reprend, en 1950, ses analyses de 1941-1942 sur le principe de la liberté des mers et le tournant de la Grande-Bretagne vers une existence maritime. La distinction terre/mer permit l’équilibre continental des puissances européennes – dont Londres était l’arbitre – mais favorisa la suprématie océanique anglaise : ce qui facilite l’équilibre sur terre, à savoir les souverainetés et les frontières, étant absent sur mer, espace spécifique qui favorise le libre jeu des forces, il n’y a par conséquent pas de limite à l’ouverture du champ maritime de la guerre, tend à se conclure dans le sens de l’hégémonie ou du monopole.

Si la mer est libre, la terre, par contre, est divisée en différents statuts territoriaux. L’ordre du jus publicum europæum reposait sur la distinction entre l’espace des États européens et l’espace – ouvert à la conquête européenne – des peuples non-européens et non-chrétiens, et sur la différence entre la guerre européenne – la guerre terrestre interétatique limitée entre belligérants égaux en droits – et la guerre coloniale. À la fin du xixe siècle, au moment de l’apogée de la domination de l’Europe, cinq statuts du sol de la terre ferme se détachent : le territoire étatique (européen), le pays exotique avec extraterritorialité des Européens, le protectorat, la colonie, la terre librement occupable. La colonie constitue une institution essentielle de l’ancien droit international : chaque puissance européenne a son espace d’expansion outre-mer, l’exclusion du partage colonial marquant une sorte de disqualification87. En Europe même, l’ordre spatial et politique repose sur l’équilibre des États, équilibre qui était lui-même le fondement spatial et politique de la limitation de la guerre, laquelle ne devait pas aboutir à une rupture de la balance of power ; celle-ci était garantie par le concert des grandes puissances, dont l’Angleterre, exerçant en corps leur droit de statuer sur les situations internationales critiques (changements politiques ou territoriaux) et de réviser les traités88.

D) De Waterloo à la Première Guerre mondiale, l’hégémonie incontestée de la Grande-Bretagne traversa tout le xixe siècle. Mais l’évolution des techniques et des armements a fini par détruire les conditions qui avaient permis la conquête et la domination britanniques des mers – comme l’écrit Carl Schmitt en termes mythiques : le « Léviathan », jusqu’alors « poisson », devint « machine », et la machine s’intercala entre l’élément marin et l’existence humaine, remplaçant la « lutte impitoyable contre (cet) élément » par « l’assurance d’un trafic maritime moderne et technicisé » 89. L’apparition du cuirassé, de l’avion, du sous-marin et du porte-avions transforma de fond en comble le rapport de l’homme à l’océan, cependant que l’aéronautique, bouleversant la guerre et le droit de la guerre, marquait la conquête d’une troisième dimension englobant la terre et la mer, rendant caducs l’ancienne distinction – base du lien entre suprématie maritime et suprématie mondiale – et donc l’ancien nomos du globe.

La vraie modernité du xxe siècle, selon le juriste, c’est qu’il connaît une « révolution spatiale » analogue à celle que connut le xvie : les mutations technologiques – les nouvelles techniques d’armements, de transports et de communications faisant triompher de nouvelles conceptions, échelles et dimensions spatio-temporelles, et partant de nouvelles configurations de l’ordre et du droit et de nouvelles possibilités de domination humaine – et les événements politico-militaires – les redistributions politiques et territoriales consécutives aux guerres mondiales, aux révolutions puis à la décolonisation – signalent l’avènement d’un nouveau nomos de la Terre. En 1941-1942, l’Allemagne, pense Carl Schmitt, porte cette « nouvelle révolution de l’espace » et doit imposer, à la place de l’ancien ordre et des anciennes valeurs, « un ordre nouveau (¼ ) qui (¼ ) dépasse l’opposition ancienne entre la terre et la mer »90. Après la guerre, dans un autre contexte, il maintient son analyse sur la caducité de l’ancien nomos et l’émergence d’un nouveau : l’industrialisation a bouleversé la relation de l’homme au monde ; plus particulièrement, la domination « englobante » de l’espace aérien -la terre et la mer « subissent désormais la loi de l’air et du feu », l’air et le feu étant les nouveaux éléments de l’activité humaine91 – a radicalement modifié l’ordonnancement du droit des gens et du pouvoir politique92 ; le conflit Est/Ouest, enfin, a imposé un nouvel ordre planétaire93.

E) Carl Schmitt introduit la dialectique terre/mer dans la guerre froide94, guerre froide qu’il inscrit – avec la décolonisation, la conquête du cosmos et l’industrie des pays en voie de développement – dans la problématique du nomos du globe. En 1955, écrit-il, le monde « se scinde en deux moitiés : l’une orientale, l’autre occidentale, (tel est) le partage actuel de la Terre » 95 ; en 1962, il révisera son propos : l’essentiel n’est pas la division Est/Ouest, mais la division Nord/Sud96.

L’Est et l’Ouest sont des points cardinaux indéfinis spatialement, car si la Terre a un pôle nord et un pôle sud, elle n’a pas de pôle est ni de pôle ouest. Derrière cette opposition géographique, se dessine une opposition élémentaire, celle entre la terre (l’Est) et la mer (l’Ouest) – l’antagonisme entre l’Allemagne et l’Angleterre a fait place à l’antagonisme entre l’URSS et les États-Unis.

De quel côté se trouve le juriste cette fois, du côté de la terre ou de la mer ? Prend-il la même position que Goethe en 1812 ? Ce dernier, dit-il, était favorable à Napoléon, il était pour la terre et contre la mer, et il espérait que l’Angleterre serait vaincue par la France. Carl Schmitt, qui considère dans les années 1950 que l’Europe et, en son centre, l’Allemagne sont prises dans un « étau » entre l’Est et l’Ouest97, serait-il plus anti-américain qu’anti-soviétique ? Dans la Theorie des Partisanen, il confirmera l’orientation anticommuniste de sa pensée98. Au contraire du conflit soviéto-américain, les guerres de la Grande-Bretagne contre la France napoléonienne n’obéissaient pas au schéma de la double opposition terre/mer et Est/Ouest : les États-Unis, à l’époque, étaient les alliés de Paris et les adversaires de Londres, et l’Occident s’identifiait au continent et non pas au grand large.

En certains moments de tension extrême, observe le juriste en 1955, l’hostilité entre les peuples devient opposition des éléments. En 1959, soucieux d’éviter toute équivoque, il précise son propos : le clivage planétaire Est/Ouest ne se réduit pas à une opposition élémentaire de la terre et de la mer, car, en tant que nature, les éléments ne sont capables d’aucune tension historique dans le sens d’une hostilité politique (ce n’est pas la nature, mais quelque chose de spécifique à l’homme, de plus que « naturel », qui provoque la tension politique) ; lorsque les conflits atteignent une certaine intensité, les hommes se livrent des guerres continentales et maritimes de part et d’autre, chaque puissance étant forcée de suivre l’adversaire dans l’autre élément. En 1941-1942, désirant systématiser l’antagonisme entre l’Angleterre et l’Allemagne, Carl Schmitt ne retenait de l’œuvre de l’amiral Castex que la formule : « la mer contre la terre » ; en 1959, c’est la dialectique castexienne de la terre et de la mer qu’il souligne, avec l’importance qu’elle accorde aux moyens amphibies et aériens99.

La guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis pose de manière cruciale la question d’un nouveau nomos de la Terre, lequel pourrait prendre trois formes, selon le juriste allemand : 1) celle de l’unité du monde, 2) celle d’une hégémonie maritime et aérienne américaine, 3) celle d’un équilibre des grands espaces.

1) Du point de vue de la « pensée technique » propre au libéralisme comme au marxisme, le dualisme Est/Ouest n’est qu’un stade transitoire vers l’unité du genre humain ; le vainqueur du conflit pour un nouveau nomos deviendrait le maître du monde ; il « prendrait, partagerait et exploiterait » (Nehmen, Teilen, Weiden) selon ses plans et ses idées la planète entière, terre, mer, air. Mais la technique moderne ne pouvant surmonter la nature humaine, c’est-à-dire l’inéluctabilité de l’hostilité100, cette première possibilité s’avère utopique, d’autant plus que le monde n’est et ne sera pas complètement inclus dans la (« fausse ») alternative Est/Ouest et qu’il existera toujours des tierces puissances ou « troisièmes facteurs ».

2) Les disciples de Mahan envisagent de maintenir la structure de l’ancien nomos en l’adaptant aux conditions modernes : la domination maritime de la Grande-Bretagne serait transférée aux États-Unis – « la plus grande île » -, qui deviendraient le nouvel arbitre mondial en conjuguant suprématie navale et aérienne (projet qui avait motivé, on l’a vu, l’entrée en guerre de Washington contre l’Axe).

3) Une « troisième voie » s’offre, qui est celle de Carl Schmitt (dès 1939) : un équilibre pluriel de grands espaces ordonnés et autonomes qui réaliseraient entre eux un nouvel ordre planétaire et un nouveau droit des gens101

 

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Notes:

 

1 Sur la biographie et, surtout, l’œuvre de cet auteur, cf. ma thèse de doctorat en droit public et analyse politique, La pensée de Carl Schmitt (1888-1985), en cinq parties : Biographie politique et intellectuelle, Philosophie du droit, Droit constitutionnel, Théorie de l’État et science politique, Droit international.

2 Cf. « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat » (1937), « Der Begriff der Piraterie » (1937), in Positionen und Begriffe [PuB] im Kampf mit Weimar, Genf, Versailles, 1923-1939, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1940 (recueil de 36 textes), pp. 235-239 et 240-243 ; « Il Leviatano nella dottrina dello Stato di Thomas Hobbes¼ « , trad. de Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes¼ (1938), in Scritti su Thomas Hobbes, Milan, Giuffré, 1986, préf. C. Galli, recueil et trad. italienne des cinq textes de Carl Schmitt sur Hobbes parus entre 1937 et 1965, pp. 61-143 ; Völkerrechtliche Grossraumordnung¼ , Berlin-Vienne-Leipzig, Deutscher Verlag, 1939-1942 ; « La Mer contre la Terre », trad. de « Das Meer gegen das Land » (1941), « Souveraineté de l’État et liberté des mers », trad. de « Staatliche Souveränität und freies Meer » (1941), « Accélérateurs involontaires, ou la problématique de l’hémisphère occidental », trad. de « Beschleuniger wider Willen oder : Problematik der westlichen Hemisphäre » (1942), « La formation de l’esprit français par les légistes », trad. de « Die Formung des französichen Geistes durch den Legisten » (1942), in Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990, préf. A. de Benoîst (recueil de 15 textes de 1919 à 1952), pp. 137-142, 143-168, 169-176, 177-210 ; Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale, Paris, Labyrinthe, 1985, préf. et postf. de J. Freund, trad. de Land und Meer. Eine weltgeschichte Betrachtung (1942) ; « Die letzte globale Linie », in Egmont Zechlin (hrsg) : Völker und Meere. Aufsätze und Vorträge, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1944, pp. 342-349.

3 Cf. Völkerrechtliche Grossraumordnung¼ , op. cit. ; Terre et Mer¼ , op. cit. ; El nomos de la tierra en el derecho de gentes del jus publicum europæum, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1979, trad. espagnole de Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europæum (1950) ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », Krisis, n° 10-11, 1992, pp. 165-169, trad. de « Der neue Nomos der Erde » (1955) ; « Die geschichtliche Struktur des heutigen Weltgegensatzes von Ost und West. Bemerkungen zu Ernst Jüngers Schrift ‘Der Gordische Konten’ », in Armin Mohler (hrsg) : Freundschaftliche Begegnungen. Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburstag, Francfort, V. Klostermann, 1955, pp. 135-167 ; Hamlet ou Hécube¼ , Paris, L’Arche, 1992, trad. de Hamlet oder Hekuba¼ , Dusseldorf-Cologne, E. Diederichs, 1956 ; « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land und Meer », in Piet Tommissen (éd.), Schmittiana III, Bruxelles, 1991, pp. 19-44, trad. allemande de « La tension planetaria entre Oriente y Occidente y la oposicion entre tierra y mar » (1959).

4 Sur la question de la judéophobie ou de l’antisémitisme du juriste allemand, thème allusif et disséminé dans l’ensemble de l’œuvre, cf. notamment les conversations que Nicolas Sombart rapporte dans sa Chronique d’une jeunesse berlinoise, Paris, Quai Voltaire, 1992, « Promenades avec Carl Schmitt », pp. 303-336 ; Raphaël Gross, « Carl Schmitts ‘Nomos’ und die ‘Juden’ », Merkur, mai 1993, pp. 410-420.

5 Sicherheitsdienst des RFSS SD Hauptamt (1936), Archives fédérales de Coblence, R58/550.

6 Cf. sous Weimar, les textes consacrés à la Rhénanie : « Die Rheinlande als Objekt internationaler Politik » (1925), « Der status quo und der Friede » (1925), « Völkerrechtliche Probleme im Rheingebiet » (1928), in PuB, op. cit., pp. 26-33, 33-42 et 97-128, « Die politische Lage der entmilitarisierten Rheinlande », Abendland, V, 1929, pp. 307-311 ; ceux consacrés à la Société des Nations : Die Kernfrage des Völkerbundes, Berlin, F. Dümmler, 1926, « La Société des Nations et l’Europe », trad. de « Der Völkerbund und Europa » (1928), in Du politique¼ , op. cit., pp. 19-29 ; ou ceux consacrés à l’impérialisme américain : « Les formes de l’impérialisme en droit international moderne », trad. de « Völkerrechtliche Formen des modernen Imperialismus » (1932), in Du politique¼ , op. cit., pp. 81-100 ; puis, de 1933 à 1936, « Gleichberechtigung und Völkerrecht », Völkischer Beobachter, 21 juillet 1934, p. 1 ; Nationalsozialismus und Völkerrecht, Berlin, Junker u. Dünnhaupt, 1934 ; « Sowjet-Union und Genfer Völkerbund », Völkerbund und Völkerrecht, août 1934, pp. 263-268 ; « Ueber die innere Logik der Allgemeinpakte auf Gegenseitigkeit » (1935), « Die siebente Wandlung der Genfer Völkerbundes. Eine völkerrechtliche Folge der Vernichtung Abessiniens » (1936), in PuB, op. cit., pp. 204-209 et 210-213 ; « Sprengung der Locarno-Gemeinschaft durch Einschaltung der Sowjets », Deutsche Juristen-Zeitung, XLI, 6, 15 mars 1936, pp. 337-341 ; « Die nationalsozialistische Gesetzgebung und der Vorbehalt des ‘ordre public’ im internationalen Privatrecht », Zeitschrift der Akademie für Deutsches Recht, III, 4, 1936, pp. 204-211, textes dans lesquels le juriste-militant du IIIe Reich mêle combat pour « l’égalité des droits » – thème central de la diplomatie et de la doctrine allemandes dans une période dominée par la question de la restauration de la souveraineté militaire du Reich -, critique de l’École de Vienne (Kelsen, Verdross), de la SDN et du concept de sécurité collective, et invocation de la « communauté européenne » dont l’Allemagne nationale-socialiste fait partie au contraire de la Russie soviétique.

7 Cf. Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, Berlin, Duncker u. Humblot, 1988 (1938) ; « Das neue Vae Neutris ! » (1938), « Völkerrechtliche Neutralität und völkische Totalität » (1938), in PuB, op. cit., pp. 251-254 et 255-260 ; « Neutralité et neutralisations¼ « , trad. de « Neutralität und Neutralisierungen¼  » (1939), in Du politique¼ , op. cit., pp. 101-126.

8 Cf. les éd. successives de Völkerrechtliche Grossraumordnung¼ , op. cit., qui intègrent un certain nombre de textes.

9 Cf. les textes cités dans la note 2.

10 Cf. Die Kernfrage des Völkerbundes, op. cit. ; Nationalsozialismus und Völkerrecht, op. cit. ; « Sowjet-Union und Genfer Völkerbund », art. cit. ; « Sprengung der Locarno-Gemeinschaft durch Einschaltung der Sowjets », art. cit. ; « Die nationalsozialistische Gesetzgebung und der Vorbehalt des ‘ordre public’ im internationalen Privatrecht », art. cit. ; mais aussi les textes de théorie du droit, de droit constitutionnel ou de science politique dans lesquels apparaît l’orientation contre-révolutionnaire et antimarxiste de la pensée schmittienne, notamment Théologie politique, Paris, Gallimard NRF, 1988, préf. J.L. Schlegel, trad. de Politischer Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität (1922, 1934) et de Politische Theologie II. Die Legende von der Erledigung jeder Politischen Theologie (1969) ; Cattolicesimo romano e forma politica, Milan, Giuffré, 1986, préf. C. Galli, trad. italienne de Römischer Katholizismus und politische Form (1923) ; « Donoso Cortes in Berlin, 1849 » (1927), « Der unbekannte Donoso Cortes » (1929), in PuB, op. cit., pp. 75-85 et 115-120 ; Hugo Preuss. Sein Staatsbegriff und seine Stellung in der deutschen Staatslehre, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1930 ; Legalität und Legitimität, Berlin, Duncker u. Humblot, 1988 (1932) ; « Ein Jahr deutsche Politik. Rückblick vom 20. juli 1932. Von Papen über Schleicher zum ersten deutschen Volkskanzler Adolf Hitler », Westdeutscher Beobachter, 9, 176, 23 juillet 1933, p. 1.

11 Cf. Théorie du partisan, publié avec La notion de politique (et quatre autres textes de 1929, 1931, 1938, 1950), Paris, Calmann-Lévy, 1972, préf. J. Freund, pp. 281-285, trad. respective de Theorie des Partisanen (1963) et de la version de 1932 rééd. en 1963 de Der Begriff des Politischen (d’autres versions sont parues en 1927, 1928 et 1933).

12 Théorie du partisan, op. cit., p. 285.

13 Sur l’antithèse du « soldat » et du « bourgeois », cf. Staatsgefüge und Zusammenbruch des Zweiten Reiches. Der Sieg des Bürgers über den Soldaten, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1934.

14 D’après le juriste allemand, il y a deux interprétations du Léviathan : l’allégorie chrétienne des Pères de l’Église et le mythe hébraïque des rabbins. La première dépeint un monstre marin ferré par Dieu, grâce à « l’appât » du Christ en croix ; la Bête a été domptée grâce au martyre du Fils : trompée par l’apparence humaine de Jésus, elle a cru pouvoir engloutir l’homme-Dieu, ce qui a permis de la capturer. Le mythe judaïque est tout différent : l’Ancien Testament met aux prises Léviathan et Béhémoth, symboles des puissances païennes (maritimes ou continentales) hostiles aux Juifs, et la Kabbale (notamment Abravanel) complète ce tableau en affirmant que les deux créatures s’entretuent, cependant que les Israélites assistent au combat puis consomment la chair des deux protagonistes (« Il Leviatano¼ « , in op. cit., pp. 65-72 ; « La Mer contre la Terre », art. cit., p. 137 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 23-24). L’idée à laquelle Carl Schmitt fait allusion, entre 1938 et 1942, est transparente : les Juifs tirent les ficelles du conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne.

15 Hamlet ou Hécube¼ , op. cit., p. 108.

16 Cf. les textes cités dans les notes 2 et 3.

17 Selon l’expression d’Olivier Beaud, préf. à Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993, p. 108, trad. de Verfassungslehre (1928).

18 Sur ce point, cf. principalement La notion de politique, op. cit., et les différentes versions de Der Begriff des Politischen ; « Die Ära der integralen Politik », in Schmittiana III, op. cit., pp. 11-16, trad. allemande de « L’era della politica integrale » (1936) ; « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », art. cit. ; « Du rapport entre les concepts de guerre et d’ennemi », corollaire II à La notion de politique, op. cit., pp. 165-176, trad. de « Ueber das Verhältnis der Begriffe Krieg und Feind » (1938) ; Théorie du partisan, op. cit.

19 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », art. cit., p. 151.

20 Cf. « La formation de l’esprit français par les légistes », art. cit., pp. 204 et 207 (initialement publié dans la revue Deutschland-Frankreich), ainsi que les deux conférences prononcées à l’Institut allemand de Paris : « La Mer contre la Terre », op. cit., « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit. (initialement parus, l’un dans les Cahiers franco-allemands, l’autre dans Quelques aspects du droit allemand, chez F. Sorlot).

21 L’accès à la correspondance et aux archives de Carl Schmitt à Dusseldorf permettrait sans doute d’apporter des éléments de réponse plus précis et plus sûrs.

22 Théorie du partisan, op. cit., p. 300.

23 Sur ce droit, cf. Raoul Genet, Précis de droit maritime pour le temps de guerre, Paris, E. Muller, 1939, 2 vol.

24 Sur la problématique du bellum justum, cf. La notion de politique, op. cit. ; Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, op. cit. ; « Neutralité et neutralisations¼ « , art. cit. ; El nomos de la tierra¼ , op. cit. ; Théorie du partisan, op. cit.

25 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 150.

26 « La Mer contre la Terre », op. cit., p. 140.

27 Cf. Prussianité et socialisme, Paris, Acte Sud, 1986, pp. 53-59.

28 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 164.

29 Cf. « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », op. cit., pp. 235-237 ; « La Mer contre la Terre », op. cit., pp. 137-141 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 143-168.

30 Cf. La géographie politique. Les concepts fondamentaux, Paris, Fayard, 1987, recueil de textes choisis par F. Ewald, préf. M. Korinmann, pp. 38-45, 173-187 ; Michel Korinmann : Quand l’Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d’une géopolitique, Paris, Fayard, 1990, pp. 63-84.

31 Sur les différentes interprétations schmittiennes de la doctrine Monroe, cf. Die Kernfrage des Völkerbundes, op. cit., pp. 72-74 ; « Les formes de l’impérialisme en droit international moderne », art. cit., pp. 82-84 ; « Grand espace contre universalisme », in Du politique¼ , op. cit., pp. 127-136, trad. de « Grossraum gegen Universalismus » (1939), intégré dans Völkerrechtliche Grossraumordnung¼ , op. cit.

32 F. Ratzel, op. cit., p. 77.

33 « Accélérateurs involontaires, ou la problématique de l’hémisphère occidental », art. cit., p. 171.

34 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 168.

35 Cf. « Grand espace contre universalisme », art. cit., pp. 127-136 ; Völkerrechtliche Grossraumordnung¼ , op. cit., pp. 5-30, 50-67 ; Jean-Louis Feuerbach, « La théorie du Grossraum chez Carl Schmitt », in Helmuth Quaritsch (hrsg), Complexio oppositorum. Über Carl Schmitt, Berlin, Duncker u. Humblot, 1988, pp. 401-418.

36 Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929 (1923), pp. 222-232.

37 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 161.

38 Ibid., p. 165.

39 Sur la dénonciation schmittienne des « pouvoirs indirects », cf. principalement « Il Leviatano¼ « , op. cit. ; « Führung und Hegemonie », Schmollers Jahrbuch, LXIII, 5, 1939, pp. 513-520 ; « Völkerrechtliche Neutralität und völkische Totalität », art. cit. ; « Neutralité et neutralisations¼ « , op. cit. ; « Entretien sur le pouvoir », Commentaire, n° 32, 1985-1986, pp. 1113-1120, trad. partielle de Gespräch über die Macht und den Zugang zum Machthaber (1954).

40 « La Mer contre la Terre », op. cit., p. 140.

41 Cf. « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », op. cit., pp. 238-239 ; « Die zwei grossen ‘Dualismen’ des heutigen Rechtssystems¼ « , in PuB, op. cit., pp. 261-270 ; « La Mer contre la Terre », op. cit., pp. 137-141 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 143-168.

42 « Accélérateurs involontaires¼ « , op. cit., p. 171.

43 Deux raisons ont poussé Hitler à déclarer la guerre, conformément aux engagements du Pacte tripartite : primo, l’insistance de la Kriegsmarine à déclencher une guerre maritime vigoureuse contre les Anglo-Américains, en liaison avec le Japon ; secundo, l’hostilité réelle de l’Amérique de Roosevelt -passée de la non-belligérance partiale en faveur de la France et de la Grande-Bretagne à la « guerre non déclarée » contre l’Allemagne, au fil de l’évolution d’une trompeuse législation sur la neutralité, de 1935 à 1941 – et la révélation, à l’initiative du groupe isolationniste au Sénat, du Victory Program, qui montre que les États-Unis se préparent à une guerre totale contre l’Axe (Philippe Masson, Histoire de l’armée allemande 1939-1945, Paris, Perrin, 1994, pp. 189-190).

44 « Accélérateurs involontaires¼ « , op. cit., p. 171.

45 Ibid.

46 Ibid.

47 Ibid., p. 174.

48 Ibid. Sur la notion de Kat-echon ou catéchonte, tirée de la Deuxième Épître aux Thessaloniciens de Saint Paul dans le Nouveau Testament (2,6), cf. « Drei Möglichkeiten eines christlichen Geschichtsbildes », Universitas, V, 8, 1950, pp. 927-931 (paru sous le titre : « Drei stufen historischer Sinngebung »), « L’unité du monde » I et II, trad. de « La unidad del mundo » (1951) et de « Die Einheit der Welt » (1952), in Du politique¼ , op. cit., pp. 225-236 et 237-249.

49 « Accélérateurs involontaires¼ « , op. cit., p. 172.

50 Terre et Mer¼ , op. cit., p. 89.

51 Cf. « Les formes de l’impérialisme en droit international moderne », op. cit., pp. 81-100 ; « Grand espace contre universalisme », op. cit., pp. 127-136 ; « Accélérateurs involontaires¼ « , op. cit., pp. 169-175 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 84-86. Après la défaite, les choses s’inverseront : c’est l’Allemagne qui sera considérée comme un Kat-echon, et c’est Hitler qui apparaîtra comme le plus grand « accélérateur involontaire » de l’histoire.

52 Le juriste a pris l’option de « porter à leur point de parfait développement herméneutique pour l’intelligence de l’univers technique et industriel d’aujourd’hui les paragraphes 247 et 248 des Principes de la philosophie du droit de Hegel, qui en sont le germe dans l’histoire des idées », la réflexion marxiste ayant développé, quant à elle, les paragraphes 245 et 246 (Théorie du partisan, op. cit., pp. 290 et 317 ; cf. aussi El nomos de la tierra¼ , op. cit., p. 25).

53 L’analyse de Fernand Braudel s’accorde avec celle de Hegel ou de Carl Schmitt : le grand commerce maritime est l’impulsion fondamentale du capitalisme (cf. Civilisation matérielle, économie, capitalisme, xve-xviiie siècles, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, pp. 302-303, 477-478 et 497-502).

54 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 154.

55 El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 49, 209-211.

56 Terre et Mer¼ , op. cit., p. 84.

57 Sur le « cauchemar », dixit Carl Schmitt, de « l’unité du monde », cf. les deux textes cités in Du politique¼ , op. cit., ainsi que Theodor Däublers ‘Nordlicht’¼ « , Berlin, Duncker u. Humblot, 1990 (1916), La notion de politique, op. cit. ; « Nehmen/Teilen/Weiden¼ « , in Ernst Forsthoff, Rechtsstaatlichkeit und Sozialstaatlichkeit. Aufsätze und Essays, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968 (1953), pp. 95-113 ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », art. cit. ; « The Legal World Revolution », Telos, n° 72, pp. 73-89, trad. américaine de « Die legale Weltrevolution » (1978).

58 N. Sombart, op. cit., p. 311.

59 Cf. Staatsgefüge und Zusammenbruch des Zweiten Reiches¼ , op. cit., p. 15 ; « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », op. cit., pp. 238-239 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 150-151 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 81-84 ; El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 49 et 209-211 ; « Drei Möglichkeiten eines christlichen Geschichtbildes », art. cit., p. 927 ; N. Sombart, op. cit., pp. 311-333.

60 Préf. de 1963 à La notion de politique, op. cit., pp. 53-54.

61 C’est ainsi qu’il qualifie Tocqueville dans un texte inclus dans son volume autobiographique, Ex captivitate salus, Cologne, Greven, 1950, « Historiographie existentielle : Alexis de Tocqueville », trad. de « Existentielle Geschichtsschreibung : Alexis de Tocqueville » (1950), in Du politique¼ , op. cit., pp. 211-214.

62 Cf. « Interrogation of Carl Schmitt by Robert Kempner », Telos, n° 72, été 1987, Special Issue. Carl Schmitt : Enemy or Foe ?, New York, pp. 97-129.

63 Carl Schmitt est l’auteur, après 1945, d’une œuvre de « recueillement » mais aussi d’ »impénitence » (pour reprendre l’expression de Joseph Rovan à propos d’Ernst von Salomon, préf. à Le questionnaire, Paris, Gallimard NRF, 1982 (1951), p. IX).

64 Cf. principalement El nomos de la tierra¼ , op. cit. ; Théorie du partisan, op. cit.

65 Pp. 51-62 de la trad. française, op. cit.

66 Ibid., p. 52. Le savant en donne trois exemples : les conquêtes d’Alexandre le Grand, l’Empire romain du ier siècle après J.-C., les croisades médiévales.

67 Ibid., p. 66.

68 Cf. « La Mer contre la Terre », op. cit., pp. 137-141 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 143-168 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 51-67.

69 C’est un hymne « à la gloire de la baleine et de ses chasseurs » que lance Carl Schmitt, s’inspirant de Michelet et de Melville, au début de Terre et Mer¼ (op. cit., pp. 32-36).

70 Ibid., p. 69.

71 Cf. « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit. ; « La formation de l’esprit français par les légistes », op. cit. ; El nomos de la tierra¼ , op. cit.

72 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 152.

73 Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 50-51.

74 Cf. Les origines du droit international, Bruxelles-Paris, A. Castaigne/ Thorin & Fils, 1894, pp. 379-386.

75 Ce qu’on a appelé la « bataille [académique et patriotique] des fondateurs » du droit des gens (cf. Peter Haggenmacher, « La place de Francisco de Vitoria parmi les fondateurs du droit international », in Actualité de la pensée juridique de Francisco de Vitoria, Journées d’études organisées par le Centre Charles de Visscher pour le droit international, les 5-6 décembre 1986, Bruxelles, Bruylant, 1988, pp. 27-80).

76 El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 216-218. La Convention sur le droit de la mer signée à Montego Bay le 10 décembre 1982 a étendu la souveraineté de l’État côtier à 12 milles marins, plus une zone économique exclusive (ZEE) de 188 milles au-delà de la limite extérieure, d’où le bouleversement des principes anciens (en témoigne l’abondante littérature juridique) et l’annexion par les États de vastes espaces marins (cf. Hérodote, n° 32, 1/1984, « Géopolitiques de la mer »).

77 Terre et Mer¼ , op. cit., p. 78.

78 In N. Sombart, op. cit., p. 312 ; « La Mer contre la Terre », op. cit., p. 138.

79 « La Mer contre la Terre », op. cit., p. 140 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 162 ; Terre et Mer¼ , op. cit., p. 79.

80 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 162.

81 Sur l’État et le caractère interétatique du droit des gens européen (qui n’exclut pas les institutions transnationales), cf. principalement Théorie de la Constitution, op. cit. ; « Éthique de l’État et État pluraliste », trad. de « Staatsethik und pluralistischer Staat » (1930), in Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988, préf. P. Pasquino (recueil de 6 textes de 1923 à 1931), pp. 129-150 ; Hugo Preuss¼ , op. cit. ; La notion de politique, op. cit. ; Scritti su Thomas Hobbes, op. cit. (en français, « L’État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », Les Temps modenes, 1991, pp. 1-14, trad. de « Der Staats als Mechanismus bei Hobbes und Descartes », 1937) ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit. ; « La formation de l’esprit français par les légistes », op. cit. ; El nomos de la tierra¼ , op. cit. ; Hamlet ou Hécube¼ , op. cit.

82 Cf. Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988.

83 Cf. « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 145-150 ; El nomos de la tierra¼ , op. cit., p. 150 ; O. Beaud : La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, pp. 121-125. Plus largement, Carl Schmitt, à l’encontre d’une pensée juridique étrangère à l’espace (celle de Kelsen ou de Scelle), entend montrer la relation fondamentale entre l’ordre (Ordnung) et le lieu (Ortung), entre le droit (Recht) et l’espace (Raum) ; cf. Völkerrechtliche Grossraumordnung¼ , op. cit. ; Terre et Mer¼ , op. cit. ; El nomos de la tierra¼ , op. cit. ; « Nehmen/ Teilen/Weiden¼ « , art. cit.

84 Terre et Mer¼ , op. cit., p. 74. Cf. « La mer contre la Terre », op. cit., pp. 137-141 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 143-168 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 17-80.

85 Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 62-63.

86 Cf. El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 33-47.

87 Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, Carl Schmitt exprime le dépit allemand de ne pas avoir acquis et conservé (après 1919) un empire colonial (centre-africain) digne de ce nom (cf. Völkerrechtliche Grosssraumordnung¼ , op. cit., pp. 54-59 ; El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 268-269).

88 Cf. El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 24-25, 202-220 et 407-418 ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », op. cit., pp. 165-169.

89 Terre et Mer¼ , op. cit., p. 83.

90 « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., p. 168.

91 Terre et Mer¼ , op. cit., p. 88 ; Raymond Aron : Paix et Guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1984 (1962), p. 214.

92 Sur la « dimension aérienne », cf. Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsberiff, op. cit., p. 43 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 89-90 ; El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 24-25 et 418-428 ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », op. cit., pp. 168-169 ; Théorie du partisan, op. cit., pp. 281-282.

93 Cf. Volkerrechtliche Grossraumordnung¼ , op. cit., pp. 59-67 ; « La Mer contre la Terre », op. cit., pp. 141-142 ; « Souveraineté de l’État et liberté des mers », op. cit., pp. 148 et 168 ; « La formation de l’esprit français par les légistes », op. cit., p. 210 ; Terre et Mer¼ , op. cit., pp. 80-90 ; El nomos de la tierra¼ , op. cit., pp. 210-220 ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », op. cit., pp. 165-169.

94 Sur la guerre froide, cf. « L’unité du monde » I et II, op. cit. ; « Nehmen/ Teilen/Weiden¼ « , op. cit. ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », op. cit. ; « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land und Meer », art. cit. ; « Die Ordnung der Welt nach dem Zweiten Weltkrieg », Schmittiana II, pp. 11-30, trad. allemande de « El orden del mundo despuès la Segunda Guerra mundial » (1962) ; Théorie du partisan, op. cit. ; « The Legal World Revolution », art. cit. Sur la correspondance entre l’antagonisme russo-américain et la confrontation puissance continentale/ puissance maritime, cf. Hervé Coutau-Bégarie, « Pour une analyse historique et géopolitique de la puissance maritime », Hérodote, n° 32, pp. 67-74.

95 « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », op. cit., p. 165.

96 « Die Ordnung der Welt nach dem Zweiten Weltkrieg », art. cit., pp. 12-27.

97 Pour parler comme Heidegger.

98 En essayant implicitement de réhabiliter l’armée allemande confrontée aux partisans russes.

99 « Die planetarische Spannung¼ « , op. cit., pp. 20-40. Sur Castex, cf. H. Coutau-Bégarie, art. cit., pp. 66-67 ; La puissance maritime. Castex et la stratégie navale, Paris, Fayard, 1985, « La dialectique castexienne de la terre et de la mer », pp. 219-248.

100 Sur ce thème, cf. principalement La notion de politique, op. cit., ainsi que Heinrich Meier, Carl Schmitt, Léo Strauss et la notion de politique. Un dialogue entre absents, Paris, Commentaire/Julliard, 1990.

101 Cf. « L’unité du monde » I et II, op. cit., pp. 225-236 et 237-249 ; « Le nouveau ‘nomos’ de la Terre », op. cit., pp. 165-169 ; « Die planetarische Spannung¼ « , op. cit., pp. 20-40 ; « Die Ordnung der Welt¼ « , op. cit., pp. 12-27.

 

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