Chapitre V. Boyd, Warden et l’évolution de la théorie de la puissance aérienne  

La façon dont les hommes créent de la richesse et la façon dont ils font la guerre sont inextricablement mêlées¼ On n’a pas encore pleinement réalisé que la grande époque de l’industrialisme est derrière nous. Les mécanismes de base permettant de créer de la richesse sont en train d’être bouleversés – et la guerre, comme d’habitude, subit une mutation en parallèle.

Alvin et Heidi Toffler ,
“War, Wealth, and a New Era in History”,
World Monitor

Vers le milieu du XXe siècle, le monde moderne amorça une lente métamorphose, le faisant passer d’une société industrielle à une société de l’information . Cette transfiguration se poursuit aujourd’hui, alimentée par les percées continuelles réalisées dans les domaines des ordinateurs et des communications. Il est intéressant de noter, comme le suggère notre exergue, que les méthodes de la guerre aérienne  semblent vouloir changer parallèlement. John Boyd et John Warden sont des personnages de transition dans cette évolution de la théorie de la puissance aérienne  stratégique. Alors que la paralysie  reste en toile de fond de toute pensée relative à ce sujet durant le XXe siècle, la trans­formation théorique dont Boyd et Warden sont les représentants fait passer d’une guerre visant l’économie par attaque des capacités industrielles à une guerre s’attaquant à la conduite des opérations  par un choix d’objectifs liés à l’information. il convient maintenant de présenter une étude plus détaillée de cette évolu­tion, dans le domaine de la théorie sur la paralysie stratégique.

Le passé : Paralysie par attaque de l’industrie dans une guerre visant l’économie     

Durant la première moitié du premier siècle de l’histoire de la puissance aérienne , les doctrines aériennes stratégiques qui se développèrent tant en Grande-Bretagne  qu’aux États-Unis  étaient façonnées par la théorie de la paralysie  stratégique. Elles étaient également marquées par la conviction que la meilleure manière d’obtenir cette mise hors d’état de fonctionner d’une nation et de ses forces armées se trouvait être l’attaque directe du potentiel économique soutenant son effort de guerre .

La doctrine du bombardement stratégique  de la Royal Air Force  (RAF) traduit la personnalité de son chef entre les années 1919 et 1928, l’Air Marshal Sir Hugh Trenchard . Le but déclaré de la politique aérienne de Trenchard était de provoquer la désintégration et l’effondrement de l’économie de guerre de l’ennemi. À la fin des dix années passées à la tête de la RAF, dans un mémorandum adressé à ses alter ego des autres armées, il formule la déclaration sans doute la plus claire sur ses convictions relatives à la guerre aérienne . Trenchard y propose la mission de guerre suivante pour la RAF : “L’objectif de la Royal Air Force est de casser les moyens de résistance de l’ennemi en attaquant les objectifs les mieux adaptés à cette finalité”. Il poursuit en caractérisant ces objectifs comme étant les “centres vitaux ” de l’ennemi en matière de production, de transport et de communication, et constituant la source de son effort de guerre [1].

Trenchard  met en lumière les effets de telles attaques sur le moral ennemi, affirmant qu’elles “terroriseraient les travailleurs (hommes et femmes) des usines de munitions, à tel point qu’ils ne viendraient plus travailler, que les dockers abandonneraient le chargement des bateaux de munitions par peur d’une attaque aérienne sur le quai ou l’usine concernée” [2]. Ainsi, la politique aérienne stratégique britannique avait-elle une double nature, se concentrant sur la destruction des capacités et de la volonté de l’ennemi à résister. Elle recherchait la paralysie  stratégique générée par le bouleversement psychologique et la terreur, résultats de la désorganisation et de l’effondrement économique.

Pendant ce temps, aux États-Unis , l’Air Corps Tactical School  (ACTS) conduisit le développement de la doctrine améri­caine du bombardement stratégique.  Ce développement fut, bien sûr, influencé par les “sermons” de William Mitchell,  mais égale­ment par les idées d’un vétéran de la Première Guerre mondiale , le colonel Edgar Gorrell . En tant que chef de l’Air Service Technical Section du corps expéditionnaire américain en France  (AEF), Gorrell était responsable du programme stratégique aérien de la Première Guerre mondiale. Après la guerre, Gorrell écrivait : “l’objet du bombardement stratégique est de larguer des bombes, du ciel, sur les centres commerciaux et les lignes de communications, en des quantités telles qu’elles réduiront à l’état de ruines les points visés et interrompront les approvisionnements indispensables à une armée déployée” [3]. Il continuait en comparant les forces armées ennemies à un foret de perceuse ; la “pointe” de l’armée reste efficace tant que la “tige” des infra­structures de soutien reste intacte. Cassez la “tige” et le foret devient inutile.

Les instructeurs de l’ACTS améliorèrent les idées de Gorrell  sur la guerre économique, transformant la “tige du foret” en un réseau industriel aux mailles fines, nécessitant l’emploi du bom­bardement de précision pour le dénouer[4]. L’ACTS ne minimisa pas les effets potentiellement incapacitants découlant d’un tel bombar­dement de précision, en particulier la baisse de moral consécutive aux privations et restrictions. Toutefois, leur principal centre d’intérêt (au moins vis-à-vis du public) était d’abord la paralysie  physique induite par l’attaque précise de l’industrie, par opposition à l’accent mis par les Britanniques sur la paralysie physique et psychologique que l’on pouvait attendre du bombardement des zones économiques.

Les deux versions de cette guerre visant l’économie à travers des attaques aériennes stratégiques seraient spectaculairement testées après que les raids éclairs effectués par l’Allemagne  sur la Pologne  et la France  eurent ouvert la Seconde Guerre mondiale .

Le présent : Paralysie par la guerre du C2

La fin de la Seconde Guerre mondiale  coïncide avec l’aube de l’Âge de l’information . Comme le soutiennent Heidi et Alvin Toffler , cette révolution de l’information est une réplique de la révolution industrielle de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; elle transformera autant la façon de faire la guerre que les processus de création de la richesse. Alors que la notion de paralysie  stratégique obtenue par la guerre visant l’économie n’était pas encore totalement éliminée, une nouvelle forme de guerre cherchant à frapper l’adversaire d’incapacité  s’annonçait très prometteuse : la guerre de la conduite des opérations , visant les systèmes de commandement  et de traitement de l’information de l’ennemi[5].

John Boyd est un théoricien contemporain qui se consacre à l’étude de la paralysie  résultant de la guerre de la conduite des opérations[6] . Plus spécifiquement, il se concentre sur la désorien­tation de l’esprit du commandement  ennemi provoquée par la désorganisation du processus par lequel il exerce le contrôle et le commandement. Boyd représente ce processus par la boucle OODA [7]. Comme nous l’avons vu, la victoire s’obtient en s’assurant un avantage temporel sur l’ennemi vis-à-vis de la durée de réalisation d’un cycle de la boucle OODA ; finalement, cela provoque la paralysie psychologique du mécanisme de prise de décision et d’action de l’ennemi.

Plus qu’un cycle décrivant un mécanisme de direction, le modèle OODA  décrit le processus de recueil, d’analyse et de diffusion de l’information.  En ce sens, Boyd révèle clairement l’influence de Sun Zi  sur sa réflexion, soulignant l’importance de l’infor­mation dans l’obtention de la victoire. Il attribue le succès à la rapidité de parcours et à la précision du cycle de décision des chefs, aux niveaux stratégique, opératif et tactique. Celui qui a le meilleur contrôle du flux d’information peut observer, orien­ter, décider et agir de façon plus opportune et mieux appropriée et, par là-même, manœuvrer à l’intérieur de la boucle OODA de l’adversaire. Ce contrôle donne l’opportunité de paralyser et/ou d’exploiter les moyens d’information de l’ennemi tout en proté­geant les siens propres.

De la même manière, John Warden plaide pour la réalisa­tion de la paralysie  stratégique par l’intermédiaire d’une guerre de la conduite des opérations  basée sur l’attaque du comman­dement . Cependant, à la différence de la théorie de Boyd centrée sur les processus, celle de Warden se concentre sur les formes que prend l’exercice du commandement et du contrôle. La cible dans son modèle des cinq cercles,  le pouvoir, est décrite par euphémisme comme le cerveau et ses informations en prove­nance des sens. Si une “balle dans la tête” n’est pas directement envisageable pour des raisons politiques et pratiques, une atta­que indirecte peut être aussi efficace (destruction, perturbation et/ou exploitation des canaux d’information  et de contrôle du cerveau).

Warden reconnaît également l’importance de la gestion de l’information  dans l’efficacité de fonctionnement du système ennemi[8]. Il suppose que les cinq cercles  stratégiques puissent être retenus par un “boulon d’information”. Ce boulon main­tiendrait les cercles en place et, en cas de destruction, les composants à l’intérieur des cercles pourraient échapper à tout contrôle[9]. Ceci suggère que les liens informatifs entre les cercles pourraient bien constituer le paramètre permettant de démolir tout le système ennemi.

Ensemble, Boyd et Warden ont transformé la théorie de la paralysie  stratégique dans ses aspects relatifs à la puissance aérienne  stratégique conventionnelle[10]. Ils ont déplacé les cen­tres d’intérêt, de l’industrie soutenant la guerre vers le comman­dement  soutenant la guerre, de la guerre de l’économie vers la guerre du contrôle . Cependant, Boyd et Warden ne représentent qu’une étape. Comme beaucoup de visionnaires le prédisent, la révolution de l’information  continuera à peser sur la manière dont les gouvernements et leurs forces militaires conduiront la guerre.

Le futur : Paralysie par la guerre du contrôle  
et attaque de l’information

L’Air Marshal Sir John Slessor  écrivit : “S’il existe une attitude plus dangereuse que de supposer que la prochaine guerre se déroulera juste comme la dernière, c’est d’imaginer qu’elle sera tellement différente que nous pouvons nous permettre d’ignorer toutes les leçons de la précédente” [11]. L’une des plus importantes leçons tirées de l’usage stratégique de la puissance aérienne  durant la guerre du golfe Persique en 1991 fut l’efficacité de la domination de l’information [12]. En détruisant les yeux, les oreilles et la bouche de l’Irak,  et en utilisant les plates-formes de recueil de données – de surface ou spatiales -, les forces de la Coalition ont rapidement établi une forme de “supériorité de l’information” qui a peut-être été aussi décisive que la maîtrise plus tradition­nelle de l’espace aérien. La dépendance croissante des matériels de guerre à l’égard d’un traitement efficace de l’information continuera de créer des possibilités pour empêcher, désorganiser, manipuler le recueil, l’analyse et la diffusion des informations du champ de bataille[13]. Il n’est donc pas insensé de suggérer que les guerres futures puissent ressembler à Desert Storm  au moins dans un domaine important : la recherche de la domination de l’informa­tion, aux niveaux stratégique et opératif, via le contrôle de la “datasphère” de l’environnement de combat[14].

John Arquilla  et David Ronfeldt , de la RAND Corporation , ont créé, pour ces futures batailles visant la domination de l’information , le terme de “cyberwar ” [15]. Ils le définissent ainsi :

Cyberwar  se réfère à la préparation à la conduite, et à la conduite d’opérations militaires selon des principes liés à l’information . Cela veut dire désorganiser, si ce n’est détruire, les systèmes d’information et de communication sur lesquels se base l’adversaire pour se “connaître” lui-même : qui il est, où il est, ce qu’il peut faire, quand et pourquoi il se bat, quelle menace contrer en premier, etc. Cela signifie tout connaître d’un adversaire tout en l’empêchant de nous connaître. Cela veut dire faire pencher “l’équilibre de l’information et de la connais­sance” en notre faveur, tout spécialement si l’équilibre des forces ne l’est pas. Cela signifie utiliser la connais­sance afin de dépenser moins de capital et de travail [16].

D’une manière très concrète, Arquilla  et Ronfeldt  parlent de provoquer la paralysie  stratégique en attaquant (physiquement et/ou électroniquement) les centres de gravité  critiques traitant de l’information , voire leurs connexions ou nœuds principaux de connexion.

Les progrès futurs dans les technologies du C4I  (Command, Control, Communications, Computers and Intelligence) et leur intégration aux plates-formes de tir promettent un accroisse­ment radical du rythme de la guerre au XXIe siècle[17]. Les boucles OODA  amies et ennemies vont “se resserrer” énormément au fur et à mesure que le recueil, l’analyse, la diffusion et l’exploitation des informations du champ de bataille ne nécessiteront plus des jours mais des minutes. En conséquence, le contrôle de la “datasphère” recevra la plus haute priorité au cours de la plupart, si ce n’est la totalité, des futurs conflits puisque “empêcher la collecte ou la diffusion de l’information  (de laquelle les « tireurs » seront extrêmement dépendants pour réussir leurs attaques) équivaudra à la destruction de la plate-forme elle-même” [18]. Obtenir la maîtrise de l’information sera la clef de la victoire militaire, puisque cela permettra à la fois de rester correctement orienté et de désorienter l’ennemi. Dans ce sens, il est possible de disposer d’avantages relatifs au niveau de la vitesse d’exécution et de la précision du cycle OODA.

La révolution de l’information  n’aura peut-être pas sur le processus de prise de décision l’impact décrit par Boyd ; elle menace par contre de modifier fondamentalement la forme du système ennemi décrit par Warden dans le modèle des cinq cercles . Ainsi que le font astucieusement remarquer Arquilla  et Ronfeldt,  cette nouvelle révolution est à deux dimensions : l’une technologique et l’autre organisationnelle. “La révolution de l’information traduit les progrès de l’information numérique, des technologies de communication et des innovations qui en décou­lent pour la théorie du management et de l’organi­sation. De nombreux changements se produisent concernant le recueil, l’archivage, le traitement, la communication et la présentation de l’information, ainsi que sur la manière de structurer les organi­sations pour bénéficier de tous les avantages de cette explosion de l’information” [19].

Dans son best-seller Megatrends, édité en 1982, John Naisbitt  prévoyait précisément pour le domaine de l’organisation les tendances qui accompagneraient le passage d’une société industrielle à une société d’information.  La centralisation céderait sa place à la décentralisation et les hiérarchies seraient remplacées par des réseaux[20]. Alors qu’elles apparaissent actuel­lement dans le monde des affaires, ces tendances produisent ce que Naisbitt appelle “un transfert de pouvoir du vertical vers l’horizontal[21]. Alors que le contrôle et le processus de prise de décision stratégique se décentralisent, la coopération horizontale entre agents et agences semi-indépendants devient plus vitale que le commandement  du haut vers le bas pour le fonction­nement efficace du système.

Concernant les opérations de combat, George Orr  définit deux styles de commandement  opposés qui correspondent à ces deux courants économiques.

Le modèle de commandement  par contrôle hiérarchique tente de faire de la totalité des forces (ou la totalité du système national) une extension du commandant (souligné par moi)… L’accent est mis sur la hiérarchie des connexions, sur la collecte globale de l’information,  sur la transmission vers les échelons supérieurs d’informations obtenues locale­ment et sur la gestion centralisée de l’ensemble de la bataille.

Le style “partage de la solution d’un problème” décrit de son côté la mission de contrôle du commandant comme limitée au pilotage d’un effort coopératif de résolution de problèmes. L’accent est mis, dans ce style, sur un fonc­tionnement autonome à tous niveaux, sur le dévelop­pement d’architectures et de systèmes distribués, sur le travail en réseau permettant de partager les éléments indispensables à la détection et à la solution de conflits possibles, et sur un processus éclaté de prise de déci­sion [22].

Bien que Orr  reconnaisse que des arguments puissent venir en soutien de l’un ou l’autre des deux camps, il conclut ainsi ses recherches : “Un système C3I dessiné pour exploiter la nature stochastique du combat et les forces des unités américaines com­battantes (ingéniosité, initiative et esprit de corps) est le mieux équipé vis-à-vis de la réalité de la guerre et du tempérament américain” [23]. Alors que Orr et (sur ce point) John Boyd soutien­nent fermement la décentralisation et l’introduction du travail en réseau au sein des forces armées des États-Unis,  ces ten­dances organisationnelles ne sont certainement pas des axiomes chez nous comme ailleurs. Comme l’envisage Alvin Toffler , des “trois grandes” organisations politique, économique et militaire, la troisième sera la dernière à évoluer d’une structure de pouvoir verticale vers une structure horizontale, en raison de son affinité particulière avec les institutions hiérarchiques. Cependant, de récents ajustements hiérarchiques au sein du monde militaire américain, introduits par le “management de qualité totale”, produisent les changements du monde des affaires et suggèrent que, même si l’institution militaire est la dernière à évoluer, le changement aura bien lieu.

Si un changement dans la répartition de la puissance militaire intervient à l’échelle planétaire, la direction nationale au centre de la cible des cinq cercles  de John Warden perdra de son importance dans le fonctionnement du système. D’un autre côté, le passage d’une répartition verticale des pouvoirs vers une autre horizontale, avec l’importance de la “solution éclatée des problèmes” [24], donnera une réelle consistance à la notion de centres de gravité  non-coopératifs, développée par John Boyd. La guerre de la conduite des opérations,  basée sur l’attaque des coopérations horizontales, pourrait très bien se substituer à la guerre de la conduite des opérations,  basée sur l’attaque des architectures verticales de commandement , devenant ainsi la “stratégie de choix” permettant d’obtenir la paralysie  au XXIe siècle.

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Cependant, comme Alvin et Heidi Toffler  le signalent, toutes les guerres futures ne seront pas exclusivement du type “troisième vague”, ou du type guerre de l’information . Cela signifie que les guerres de types “première vague” alias agraire, “deuxième vague” alias industrielle, ne disparaîtront pas avec l’avènement de l’âge de l’information. Au contraire, voici ce que nous observerons :

Chaque conflit majeur sera identifié par une combinai­son caractéristique de ces différentes formes de guerre. Chaque guerre ou bataille aura sa propre “forme de vague”, correspondant à la manière dont les trois types de conflits se combinent. (Poussant le raisonnement plus loin, il se peut que chaque armée, voire même chaque arme de chaque armée, possède sa propre “signature”, son mélange particulier de première, deu­xième et troisième vague ou forme de guerre) [25].

Ainsi, alors que l’avenir de la théorie de la paralysie  stratégique se trouve peut-être dans le concept de la guerre de la conduite des opérations  introduit par John Boyd et John Warden, les plans réels permettant de mettre l’ennemi hors d’état d’opérer seront peut-être des “combinaisons caractéris­tiques” des trois types de paralysie abordés dans cette partie – guerre de l’économie par l’attaque des cibles industrielles, guerre de la conduite des opérations  par attaque des structures verti­cales de commandement , et guerre du contrôle  par attaque sur les structures horizontales d’information .

[1]        Cité dans Charles Webster et Noble Frankland, The Strategic Air offensive Against Germany 1939-45, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1961, vol. 4, p. 72.

[2]        Ibid., p. 73. Trenchard  condamna “le bombardement aveugle d’une ville dans le but unique de terroriser la population civile”. Ceci dit, il se concentra fortement sur les effets sur le moral du bombardement stratégique . Les minutes d’une réunion qu’il présida en juillet 1923 le citent déclarant que “la politique consistant à frapper la France  et à la  faire crier avant que nous le fassions (était) plus vitale que n’importe quoi d’autre”, p. 67. De même, un mémorandum de l’état-major de l’air datant de 1924 déclare succinctement que l’emploi correct de la RAF  serait de “bombarder dès le début de la guerre les objectifs militaires situés dans des zones peuplées, avec le but d’obtenir un résultat décisif grâce à l’effet sur le moral que de telles attaques produiront, et grâce à la dislocation profonde de la vie normale du pays”. Voir Air Staff Mémo 11A, mars 1924, AIR 9-8.

[3]        Colonel Edgar S. Gorrell , “Gorrell : Strategical Bombardment”, dans Maurer Maurer (ed), The US Air Service in WWI, Washington, D.C., US Government Printing Office, 1978, vol. 2, p. 143.

[4]        On doit noter que la doctrine du bombardement stratégique  de l’ACTS n’était pas la doctrine officielle du ministère de la Guerre, présentée dans le TR 440-15, Emploi des Forces Aériennes de l’Armée. Cependant, malgré un accueil mitigé par l’Army General Staff, le principe défendu par l’école – “bombardement de jour, de précision, à haute altitude” du maillage indus­triel de l’ennemi – servit de base aux plans aériens américains durant la Seconde Guerre mondiale , et est largement reconnue comme la doctrine aérienne stratégique définitive des américains durant l’entre-deux guerres.

[5]        Cette notion de guerre de la conduite des opérations  suppose bien sûr que l’ennemi possède un système de gouvernement développé, identifiable et vulnérable, ainsi qu’un processus de traitement de l’information  dont il dépend pour la conduite de ses affaires.

[6]        Ainsi que le souligne Alan Campen : “En fait, l’Union soviétique en vint à effectuer une planification  formelle sur les cibles de commandement  et de la conduite des opérations  il y a au moins vingt ans, quand elle adopta le Combat-Radio-Électronique (REC, Radio-Électronic-Combat) comme doctri­ne officielle, et mit sur pied des forces dont la mission était de mettre en œuvre le concept d’attaques physiques et électroniques sur les systèmes de commande­ment et de contrôle de l’ennemi”. Voir Alan D. Campen, The First Informa­tion War, Fairfax, Va, AFCEA International Press, 1992, p. 21, note 6.

[7]        Dans son briefing “Organic Design for Command and Control”, Boyd déclare précisément que la boucle OODA  est, dans sa nature profonde, une boucle de commandement  et de contrôle, p. 26.

[8]        Warden déclare que la précision, la vitesse, la furtivité et la gestion de l’information  sont les ingrédients essentiels de la guerre parallèle. John A. Warden, “War in 2020”, conférence lors de l’étude Spacecast 2020, Air War College , 29 septembre 1993.

[9]        Interview de Warden, 23 février 1994.

[10]       Comme on l’a déjà vu, l’applicabilité de leurs idées aux conflits non conventionnels est discutable, même si elle ne doit pas être rejetée en bloc.

[11]       John C. Slessor , Air Power and Armies, Londres, Oxford University Press, 1936.

[12]       Andrew Krepinevich définit la “domination de l’information ” comme la compréhension comparativement supérieure des structures politiques, économiques, militaires et sociales de l’ennemi. Il soutient que l’opération décisive au cours des futures guerres pourrait être d’établir cette domination de l’information. Voir Andrew Krepinevich, “The Military-Technical Revolu­tion”, étude pour l’Office of Net Assessment OSD, Washington, D.C., automne 1992, p. 22.

[13]       Nos adversaires potentiels diffèrent nettement les uns des autres dans leur dépendance vis-à-vis des technologies modernes de l’infor­mation . Il est donc nécessaire d’adapter proportionnellement le niveau de viabilité d’une hypothèse de paralysie  résultant d’une guerre du contrôle  basée sur l’attaque de l’information.

[14]       En fait, l’édition la plus récente du Joint Publication 1, Joint Warfare of the US Armed Forces, codifie l’emploi de technologies avancées dans le but d’établir un “différentiel d’information ” avantageux. Il y est écrit : “La campagne interarmées doit exploiter pleinement le différentiel d’information, c’est-à-dire la supériorité dans l’accès et l’emploi efficace de l’information que procure à nos forces les technologies avancées ; ceci est valable aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique”, p. 57. La National Defense University à Fort McNair, D.C., a ouvert la School of Information Warfare and Strategy en août 1994. Le cursus, long de dix mois, est consacré aux progrès des technologies de l’information, et à la manière dont ils interviennent dans la définition des objectifs de sécurité nationale et le développement de la stratégie militaire.

[15]       Pour l’origine de ce mot, voir supra, note 2 de l’introduction.

[16]       John Arquilla  et David Ronfeldt,  “Cyberwar  is Coming”, RAND Corpo­ration  Study P-7791, Air University Library, Document n° M-U 30352-16 n° 7791, p. 6.

[17]       Cette affirmation n’implique pas que toutes les futures guerres soient des guerres de l’information  hyper-rapides et hi-tech. Je suis d’accord avec le point de vue de Alvin et Heidi Toffler, selon  lesquels l’avènement de la guerre de l’information n’élimine pas les autres formes de conflit. Cependant, en général, les progrès des technologies de l’information entraîneront une accélération du rythme interne de la guerre durant le XXIe siècle, à des degrés variables suivant les capacités technologiques des adversaires.

[18]       Major James L. Rodgers, “Future Warfare and the Space Campaign”, thèse, Air Command and Staff College , Air Campaign Course Research Projects, AY1993-94, p. 116.

[19]       Arquilla  et Ronfeldt , op. cit., p. 2. Souligné par moi.

[20]       John Naisbitt , Megatrends, New York, Warner Books, 1982, pp. 1-2.

[21]       Ibid., p. 204.

[22]       Major George E. Orr , Combat Operations C3I : Fundamentals and Interactions, Maxwell AFB, Alabama, Air University Press, 1983, pp. 87-88.

[23]       Ibid., p. 90.

[24]       Ibid., pp. 41-42. “La résolution partagée d’un problème est un processus par lequel la solution s’obtient par la coopération de nombreuses personnes (généralement physiquement séparées). La vraie résolution partagée d’un problème doit être distinguée de la résolu­tion centralisée avec exécution délocalisée d’un problème. Dans le cas du partage, aucun des participants n’a accès à la totalité des informations qui seront utilisées pour obtenir la solution définitive. Les problèmes essentiels résident dans la décomposition des problèmes, dans la coopération à instaurer entre les éléments concourant à la solution, dans la gestion des communications et dans l’adaptation dyna­mique des paramètres du problème en réponse aux évolutions de la situation”.

[25]       Alvin et Heidi Toffler , “War, Wealth, and a New Era in History”, World Monitor 4,  n° 5, mai 1991, p. 52. Le passage souligné l’est par moi.

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Chapitre IV. Un nouveau regard sur Clausewitz  et Jomini

De tous temps ont existé des principes fondamentaux dont dépendent les bons résultats à la guerre… Ces principes sont immuables, indépendants de la nature des armes, de l’époque historique et du lieu.

Antoine Henri Jomini ,
Traité des grandes opérations militaires

Le génie… s’élève au-dessus de toutes les règles… La meilleure règle, c’est ce que fait le génie, et la théorie ne peut rien faire de mieux que de le montrer et dire pourquoi.

Carl von Clausewitz , On War

Les chapitres précédents ont révélé des points de conver­gence notables entre les théories de John Boyd et John Warden. Les deux hommes soutiennent que la cible de toute action mili­taire devrait être le commandement  ennemi, et que le méca­nisme le plus efficace et le plus sûr permettant de transformer un investissement militaire en gain politique est la paralysie  de ce commandement. Néanmoins, alors qu’ils partagent certaines conviction fondamentales sur la façon adéquate de conduire la guerre, Boyd et Warden divergent profondément dans leur approche théorique. Leurs approches respectives représentent deux traditions dans la nature et le but de la théorie. Deux théoriciens du XIXe siècle illustrent bien ces traditions.

Durant la première moitié du XIXe siècle, deux érudits – guerriers, un Suisse et un Prussien s’attachèrent à expliquer les remarquables succès remportés par Napoléon  Bonaparte avant sa décision fatale de marcher sur Moscou. Bien que partageant les mêmes expériences des campagnes napoléoniennes, chacun attribue aux victoires du Corse des raisons fondamentalement différentes. Le théoricien suisse Antoine Henri Jomini  attribue à Napoléon une conduite de ses affaires militaires conforme aux grands et véritables principes de la guerre.  Le théoricien prus­sien Carl von Clausewitz , pour sa part, accorde à Napoléon le génie militaire, suggérant que l’art de la guerre consiste en bien plus qu’une stricte adhésion à un ensemble particulier de règles.

De l’avis général, une lecture attentive de leurs derniers traités (Précis de l’art de la guerre de Jomini , et Vom Kriege de Clausewitz ) estompe les différences nettes que certains aiment voir dans leurs réflexions respectives sur la manière de gagner une guerre. Elle révèle ironiquement le fait que, dans leurs approches théoriques de l’étude d’un conflit, Jomini est plus clausewitzien et Clausewitz plus jominien que beaucoup ne le pensent.

Jomini  est souvent, et injustement, décrit comme ayant une approche de la théorie militaire rigide, méthodique et formaliste. Pourtant, dans les premiers passages de son magnum opus, il se défend contre de telles accusations :

L’ensemble de mes principes et des maximes qui en découlent a mal été appréhendé par plusieurs auteurs ; certains en ont fait les applications les plus erronées ; d’autres en ont tiré des conséquences exagérées qui n’ont jamais pu exister dans mon esprit. En effet, un général, après avoir participé à une douzaine de campagnes, doit savoir que la guerre est un grand drame au sein duquel des milliers de causes physiques ou morales agissent plus ou moins puissamment, et que ce drame ne peut pas être réduit à des calculs mathématiques [1].

De façon similaire, Clausewitz  est souvent, à tort, décrit comme renonçant aux règles de la guerre dans leur ensemble. Alors que Vom Kriege est plus connu et considéré pour l’intro­duction et l’évaluation des aspects moraux et psychologiques de la guerre, Clausewitz consacre une partie importante de son travail classique à la présentation des principes tactiques et stratégiques[2].

Cependant, alors que l’on ne peut tracer une frontière nette entre eux, il existe bien une tension entre Jomini  et Clausewitz , autant théorique que personnelle. Cette tension apparaît claire­ment dans les deux passages suivants :

La différence fondamentale entre Clausewitz  et Jomini  est la suivante : le Prussien sillonne les domaines psy­chologiques et philosophiques de la bataille, cherchant à percer les ténèbres métaphysiques d’où sortent les compo­sants intangibles mais néanmoins omniprésents de l’affrontement ; Jomini, lui, est plus intéressé par les caractères directs de la guerre telle qu’elle existe, il traite ainsi plus du concret et moins du philosophique [3].

Différant de Clausewitz  qui se consacra à l’étude de la nature et de l’esprit de la guerre, Jomini  se présente dans l’histoire de la pensée militaire comme le théoricien de la stratégie. Il ne s’intéressait pas aux problèmes issus des concepts de “war-in-essence” et “war-in-being’’ ; il se limita à ce qu’il considérait comme les questions pratiques de la guerre [4].

Ainsi, nous disposons de deux approches distinctes de l’étude de la guerre – l’une pratique, focalisée sur le domaine physique, l’autre philosophique, centrée sur les questions morales et men­tales. Nous avons deux écoles de pensée différentes concernant la nature et le but de la théorie militaire – l’une jominienne, l’autre clausewitzienne. L’une n’est pas entièrement juste, l’autre n’est pas entièrement fausse. Ce sont simplement des points de vue différents, méritant de plus amples explications.

La tradition jominienne considère l’exercice de la guerre (sa stratégie) comme pouvant se réduire à un ensemble de règles ou de principes généraux pouvant être scientifiquement exploité et universellement appliqué. Elle reconnaît que la nature de la guerre peut changer en fonction de variables politiques et/ou morales, mais soutient que la conduite de la guerre est inva­riante et gouvernée par des principes. Pour les jominiens, le devoir de la théorie est de découvrir ces vérités immuables et de promouvoir leur adoption et leur emploi. Selon les mots de Jomini,  “con­vaincu d’avoir saisi le juste point de vue selon lequel il était nécessaire de considérer la théorie de la guerre afin de découvrir ses véri­tables règles,… je me suis mis personnellement au travail avec l’ardeur d’un néophyte” [5].

L’école jominienne reconnaît que la nature de la guerre est complexe et dramatique et que, par conséquent, sa maîtrise complète est vraiment un art. Cependant, la stratégie de la guerre est scientifique, compréhensible, permanente et gouver­née par des principes éternellement valides. Empruntant un concept à la nouvelle science du chaos et de la complexité, on peut dire que les jominiens sont principalement des penseurs “linéaires” en ce qui concerne la conduite de la guerre. Ils croient en une certaine causalité, ou prévisibilité, des actions entre­prises au cours de la guerre ; autrement dit, ils pensent que des causes identiques produisent des effets identiques, ou encore, en langage stratégique, qu’un plan d’attaque imaginé et conduit selon les véritables principes de la guerre  débouchera néces­sairement sur la victoire, maintenant et toujours.

Persuadés que la stratégie peut être réduite à une science, les jominiens ont tendance à être plus normatifs qu’heuristiques dans leur présentation de la théorie militaire. Autrement dit, les théories jominiennes visent à apprendre aux soldats à agir plutôt qu’à penser, la théorie devant fournir au combattant les réponses aux questions qu’il se pose dans l’environnement impressionnant de la bataille[6].

La tradition clausewitzienne considère au contraire le dérou­lement de la guerre selon une perspective davantage “non-linéaire”[7]. Des entrées (stratégies) identiques ne produisent pas toujours les mêmes effets. L’incertitude naturelle de la guerre rend impossible de garantir que ce qui a fonctionné hier fonctionnera demain. Deux plus deux ne feront pas toujours quatre. Cette imprévisibilité exige de toute théorie sur la guerre d’être plus heuristique que directive puisque “aucune recette suffisamment universelle pour recevoir le statut de loi ne peut être appliquée à ce phénomène diversifié et en constante évolution qu’est la guerre” [8]. Comme le déclarait Clausewitz , “la théorie doit être étudiée, pas la doctrine¼ Elle est faite pour éduquer l’esprit du futur chef, ou, plus précisément, pour le guider dans son apprentissage autodidacte, pas pour l’accompagner sur le champ de bataille” [9].

L’école clausewitzienne insiste donc sur le fait que la première fonction de la théorie militaire est de fournir les méthodes intellectuelles permettant de répondre aux questions troublantes qui se posent durant la guerre, ce n’est pas de lui fournir les réponses. Il faut nourrir les facultés mentales du chef afin qu’il trouve les solutions par lui-même, et ce malgré l’environ­nement menaçant et incertain dans lequel il doit opérer. “Le besoin de répondre à un environnement en perpétuel change­ment oblige le commandant à porter tout l’appareil intellectuel de sa connaissance avec lui¼ Le savoir du chef doit être transformé en une véritable capacité (souligné par moi), par assimilation totale dans sa vie et son esprit” [10]. La théorie militaire a pour vocation d’être un stimulant intellectuel, pas une check-list du champ de bataille ; elle est l’outil de transformation de la con­naissance en capacité.

Les théoriciens clausewitziens ne cherchent pas à prescrire des règles de la guerre mais visent à développer un état d’esprit, une manière de penser ; là se trouvent les clefs pour être victorieux dans le brouillard et la friction de la guerre.

La guerre est le royaume de l’incertitude ; les trois quarts des facteurs qui servent de base à l’action de guerre sont enveloppés dans le brouillard d’une plus ou moins grande incertitude¼ Le chef découvre continuellement que les choses ne sont pas celles qu’il attendait¼ Ces incertitudes affectent nos décisions, et notre esprit doit en permanence être armé (souligné par moi), pour ainsi dire, pour traiter avec elles [11].

L’école clausewitzienne cherche à armer en permanence le chef militaire avec le “génie”, que le Prussien lui-même définis­sait comme “une aptitude mentale très développée pour une occupation particulière”. Dans le métier de la guerre, cette aptitude mentale représente une force psychologique qui génère un équilibre harmonieux entre intelligence et caractère, et autorise l’individu à travailler en ambiance d’incertitude[12]. De plus, cette aptitude peut être développée : “Que la pratique et un esprit entraîné y contribuent beaucoup est indéniable” [13]. Ainsi, Clausewitz  partage l’opinion selon laquelle le génie de la guerre  peut être défini et doit être enseigné, conviction bien établie à l’image de la croyance jominienne dans les principes de la guerre .

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Évaluant nos théoriciens de la paralysie  stratégique à la lumière des idées précédentes, il apparaît que les réflexions de Warden sont essentiellement jominiennes dans leur caractère, leur contenu et leur dessein, alors que celles de Boyd sont essentiellement clausewitziennes. Warden développe dans son modèle des cinq cercles  une théorie pratique, concrète et linéaire : l’attaque rapide et simultanée des formes physiques de l’ennemi. Il prescrit l’attaque directe ou indirecte sur la direction nationale ennemie comme une façon d’imposer son point de vue dans un environnement conflictuel. Bien que l’on puisse toujours changer une approche tactique, si l’option “balle dans la tête” a donné de bons résultats une fois, elle le fera toujours, et donc elle devrait toujours être le but stratégique des opérations militaires[14].

De plus, Warden représente l’efficacité au combat comme la multiplication de la force physique par la force morale, ce qui lui permet de ne se concentrer que sur la variable tangible de l’équation. Si vous décimez les capacités physique de l’ennemi, sa force morale n’a plus d’importance. Ainsi, tant au niveau de l’application que de la théorie de la guerre, il est compréhensible, acceptable et, en fait, préférable de faire porter l’effort sur le domaine physique.

De son côté, Boyd décrit, dans son modèle de la boucle OODA , une théorie moins linéaire, plus philosophique et abstraite : la manœuvre à l’intérieur du processus intellectuel de l’ennemi. Il reconnaît l’incertitude de la guerre et le besoin d’agilité intellectuelle et de créativité qui en découle – le génie. Il croit que l’on peut enseigner le génie, c’est ce qu’il vise pour son auditoire à travers le processus intellectuel de “déstructuration et création”. Il recommande au stratège militaire de se fami­liariser avec de nombreuses théories, doctrines et modèles diffé­rents ; les meilleurs acquis qu’il en retirera, combinés à ce génie de la “déstructuration et création”, lui permettront d’établir le plan d’attaque le plus adapté à la situation du moment. Plus encore, et grâce à un entraînement poussé, le stratège sera capable de le faire à un rythme plus rapide que son adversaire, de manière à le faire se replier sur lui-même, et finalement à annuler sa volonté de résister.

Warden affirme que l’adhésion au principe des attaques parallèles, bouleversant l’ennemi en profondeur, conditionnera l’obtention de la victoire dans une guerre du XXIe siècle.

Boyd affirme, lui, que le succès dans les conflits futurs, comme dans toutes les guerres passées, sera le résultat du travail du génie dans l’environnement menaçant de l’incertitude. Comme le remarque Grant Hammond,  “Boyd sait que la certi­tude n’existe pas, Warden veut la faire exister” [15].

Ainsi donc, bien que tous deux soient théoriciens de la para­lysie  stratégique, John Warden est plus jominien et John Boyd plus clausewitzien.

Cependant, comme nous l’avons fait remarquer auparavant, aucune des deux approches n’est juste ou fausse. En fait, dans ce cas, les théories de Boyd et Warden se complètent plutôt bien. Alors que Boyd parle d’opérer sur un rythme plus rapide que son adversaire, Warden décrit les avantages stratégiques et opéra­tionnels inhérents à l’hyper guerre hi-tech. Alors que Boyd parle de créer un environnement hautement fluide et menaçant auquel l’adversaire ne pourra s’adapter, Warden prône les attaques parallèles sur les principaux nœuds stratégiques et opératifs. Et lorsque Boyd se concentre sur l’interruption du processus de fonctionnement du C2 ennemi en s’immisçant à l’intérieur de son cycle OODA , Warden se focalise sur la désorganisation matérielle du C2 ennemi grâce à des attaques sur le système des cinq cercles  interdépendants, la direction nationale étant au centre.

John Boyd et John Warden ont de la paralysie  stratégique deux approches théoriques distinctes mais complémentaires ; ils sont comme des jumeaux nés de mères différentes.

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Après avoir exploré les idées respectives de Boyd et Warden, et souligné les points de convergence et de divergence, nous pouvons maintenant examiner la contribution de chacune de leurs théories à l’évolution de la pensée sur la puissance aérienne  au cours du XXe siècle. Comme nous allons le voir, leurs travaux représentent un changement fondamental dans la théorie aérienne stratégique – de la paralysie  par la guerre visant l’économie vers la paralysie par la guerre visant la conduite des opérations .

[1]           Antoine Henri Jomini , The Art of War, dans Roots of Strategy, Livre II, Harrisburg, Pa, Stackpole Books, 1987, p. 437.

[2]        Un traité datant de 1813, relatif à Principles of War, écrit par Clausewitz  à l’intention du Kronprinz est encore plus directif. Cependant, comme il en avertit son royal élève, les principes présentés “ne vous donne­ront pas tant une instruction exhaustive…, qu’ils vous serviront de guide et stimuleront vos propres réflexions”. Carl von Clausewitz, Principles of War, dans Roots of Strategy, Livre II, p. 315.

[3]           Brig Gen J. D. Hittle, “Introduction to Jomini ”, dans Roots of Strategy, Livre II, pp. 408-409.

[4]           Crane Brinton “Jomini ”, dans Edward Meade Earle, Makers of Modern Strategy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1943, p. 89.

[5]           Jomini , Art of War, dans Roots of Strategy, p. 436.

[6]           De nombreux historiens de renom notent que la tradition jominienne a dominé la pensée militaire américaine durant les 150 dernières années. Par exemple, Michael Howard  écrit : “c’est en termes jominiens plutôt que clausewitziens que les soldats sont entraînés à réfléchir”, puisque le métier compliqué de la guerre est plus facilement enseigné en se concentrant sur la mécanique des opérations militaires plutôt que sur les paramètres nébuleux que sont le moral, le génie, etc. Peter Paret  fait remonter cette prédomi­nance jominienne à la fin du XIXe siècle, époque “d’atmosphère intensément empirique”. Michael Howard, “Jomini  and the Classical Tradition in Mili­tary Thought”, et Peter Paret, “Clausewitz  and the Nineteenth Century”, dans Michael Howard (ed), The Theory and Practice of War, Bloomington, Ind., Indiana University Press, 1975, pp. 13-14, 31.

[7]           Dans un article suggestif, Alan Beyerchen prétend que Clausewitz  lui-même était un penseur “non linéaire”, et que On War est un exposé classique de la non linéarité – ou de l’imprévisibilité – de la bataille. Voir Alan Beyerchen, “Clausewitz, Nonlinearity, and the Unpredictability of War”, International Security 17, n° 3, hiver 1992-93, pp. 59-90.

[8]           Carl von Clausewitz , On War, op. cit., p. 152.

[9]           Ibid., p. 141.

[10]         Ibid., p. 147.

[11]         Ibid., pp. 101-102.

[12]         Ibid., p. 100.

[13]         Ibid., p. 110.

[14]         Interview de Warden, 23 février 1994.

[15]         Interview de Grant T. Hammond  par l’auteur, 3 février 1994.

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Chapitre III. Théorie de la Paralysie Stratégique selon Warden

L’exploitation réelle du potentiel de la puissance aérienne  ne peut être obtenue qu’à partir du postulat suivant : elle peut faire des choses dont nous pensons qu’elle ne peut pas les faire… Nous devons commencer notre réfle­xion en tenant pour établi que nous pouvons tout faire avec la puissance aérienne, pas en pensant qu’elle ne peut faire que ce qu’elle a déjà fait dans le passé.

Colonel John Warden

Alors que le premier siècle de l’histoire de la puissance aérienne  arrive à son terme, le colonel John Warden est apparu comme l’un des principaux avocats de l’emploi de la force dans la troisième dimension. Reconnu comme le concepteur de la cam­pagne en quatre phases ayant guidé les alliés durant Desert Storm , Warden développe une vision de la guerre aérienne  pour le XXIe siècle qui, inébranlablement, affirme la domination de la puissance aérospatiale sur les forces de surface. Au-delà, dans la lignée de “la Longue Ligne Bleue” des théoriciens aéronautiques américains, il soutient que l’emploi le plus efficace et le plus sûr de la puissance aérienne se situe au niveau straté­gique. Cependant, à l’inverse de ses prédécesseurs, en particulier ceux de l’Air Corps Tactical School,  Warden est partisan d’une guerre aérienne stratégique, de nature plus politique qu’écono­mique ; s’attaquer à la direction ennemie afin de produire les changements désirés est le but fédérateur qui devrait guider l’emploi des forces aériennes amies. À cet égard, Warden recon­naît avoir une dette intellectuelle envers le théoricien britanni­que J.F.C. Fuller . Un des ouvrages classiques de Fuller, The Generalship of Alexander the Great, convainquit la toute jeune école des cadets de l’US Air Force  de l’efficacité d’attaquer l’élément de commandement  de l’ennemi pour battre ses forces armées – une stratégie de mise en état d’incapacité  par la “décapitation”.

C’est lorsqu’il était stagiaire au prestigieux National War College que Warden commença à concevoir sa théorie de la puissance aérienne . Sa thèse, initialement consacrée à l’étude du génie d’Alexandre le Grand, déboucha finalement sur l’ouvrage The Air Campaign. Texte influent, traitant de l’emploi des forces aériennes au niveau opératif, ce livre ce concentre sur la traduction, sous forme de plans de campagne de théâtre, des objectifs de la politique nationale et des buts stratégiques militaires ; il est principalement centré sur la planification  de la contribution de la puissance aérienne à l’effort général. De par son contenu, il reproduit l’incomparable héritage théorique et pratique américain dans ce domaine.

Warden présente la nécessité de contrôler le ciel comme étant absolument critique, et il accorde la priorité à la supé­riorité aérienne  plutôt qu’à l’interdiction  ou à l’appui aérien rapproché  ; ses arguments découlent directement de l’Army Field Manual (FM) de 1943, 100-20, Command and Employment of Air Power. De même, l’importance que Warden accorde aux raids aériens contre les centres de gravité  ennemis, ainsi que ses recommandations pour la conduite des missions de supé­riorité aérienne et d’interdiction rappellent les écrits de William Mitchell  et de ses disciples de l’Air Corps Tactical School  sur les attaques contre les “centres vitaux ” loin au cœur du territoire ennemi[1]. Le thème principal de The Air Campaign est que la puissance aérienne  possède une capacité unique à réaliser les objectifs stratégiques de la guerre, avec une efficacité maximum et un coût minimum. Sa flexibilité, son allonge et sa vitesse intrinsèques lui permettent de s’élever au-dessus des forces de surface engagées dans la bataille sanglante, et de frapper bien au-delà d’elles sur tout l’éventail des capacités de l’ennemi, d’une manière vive et décisive. Au centre de ce thème est le concept clausewitzien du centre de gravité de l’ennemi, défini par Warden comme “ce point où l’ennemi est le plus vulnérable et sur lequel une attaque aura le plus de chance d’être décisive” [2]. L’identification correcte de ces centres de gravité est l’étape initiale critique de la planification  et de la conduite des opérations  militaires.

Comme suggéré ci-dessus, l’introduction de la notion de centre de gravité  dans la théorie de la puissance aérienne  n’est en aucune manière une nouveauté. Cependant, la description qu’en fait Warden et la comparaison qu’il lui applique ensuite avec les cheveux de Samson suggèrent que ces centres sont à la fois forces et vulnérabilités [3]. Cette double nature des centres de gravité a des conséquences au niveau de la planification  de la campagne, particulièrement en termes d’identification de la composante critique des forces – terrestre, maritime ou aérienne. Comme l’a noté Warden, “la composante aérienne doit être la force clef lorsque les autres (terrestre ou maritime) sont incapa­bles de faire le travail en raison de leur insuffisance en nombre ou de leur incapacité  à atteindre le Centre de gravité de l’ennemi” [4]. L’ubiquité de la puissance aé­rienne multiplie théori­quement le nombre des centres de gravité stratégiques vulné­rables aux attaques (par comparaison avec le nombre de ceux accessibles aux forces de surface), dotant ainsi les forces aérien­nes d’une capacité stratégique décisive plus grande[5].

Bien qu’il insiste sur l’importance d’une identification correcte et de frappes adaptées aux centres de gravité , The Air Campaign n’aborde pas la manière de le faire. Le processus d’identification des centres de gravitéx proposé par Warden ne s’est matérialisé que quelques années après la publication de sa première œuvre. Lorsqu’il travaillait pour le lieutenant général Michael Dugan , alors sous-chef opérations et futur chef d’état-major de l’USAF , Warden admit ce que Harold Winton  avait appelé, d’une manière imagée, “a black hole in the wild blue yonder”, exprimant ainsi la nécessité de disposer d’une théorie cohérente de la puissance aérienne . Il a cherché quelques schémas d’organisation pour le concept des centres de gravité rapporté à la puissance aérienne et, à la fin de l’automne 1988, a développé un tel modèle sous la forme de cinq anneaux  (NdT : ou cercles) concentriques – un peu à l’image d’une cible utilisée par l’US Air Force.

En analysant l’ennemi comme un système, Warden soutient que toutes ses entités stratégiques peuvent être décomposées en cinq éléments constitutifs[6]. L’élément le plus crucial du système est la direction nationale, représentée par le cercle le plus central. Du centre vers l’extérieur, et par ordre décroissant d’importance vis-à-vis du fonctionnement global du système, sont les cercles des fonctions vitales, de l’infrastructure, de la popu­lation, des forces armées déployées (fig. 3)[7].

À l’intérieur de chaque cercle existe un centre de gravité , ou un groupe de centres de gravité, représentant “le centre de rayonnement (moyeu) de toute force et de tout mouvement”. Si ce centre de gravité est détruit ou neutralisé, le fonctionnement efficace du cercle cesse, entraînant des conséquences plus ou moins graves sur l’ensemble du système (suivant qu’il s’agit d’un cercle situé à l’intérieur ou à la périphérie du diagramme). Pour identifier précisément ces centres clefs au sein de chaque cercle, Warden propose une décomposition plus fine de chacun d’eux en cinq sous-cercles (direction, fonctions vitales, etc.) et, si néces­saire, de ceux-ci encore en d’autres sous-sous-cercles, jusqu’à ce que le vrai centre de gravité se révèle.

Le thème central du modèle des cinq cercles  est que le plan stratégique le plus efficace se concentre toujours, surtout, et avant tout sur la direction nationale. Même si cette direction n’est pas susceptible de faire l’objet d’un catalogue de cibles, le stratège aérien doit encore se concentrer sur l’esprit du chef lorsqu’il s’agit de sélectionner les centres de gravité  des autres cercles[8]. En effet, à l’intérieur de ces cercles, se trouvent des centres de gravité dont la frappe entraîne un certain niveau de paralysie  physique, augmentant de ce fait dans l’esprit du commandant ennemi le coût de la poursuite de la résistance[9]. Le message implicite est le suivant : la destruction ou la neutrali­sation du (des) centre(s) de gravité relatif(s) à la direction natio­nale produira une paralysie physique totale du système, alors que des attaques réussies sur les centres de gra­vité d’autres cercles produiront, certes, une paralysie physique partielle, mais aussi une insupportable pression psychologique sur la direction nationale.

Lorsque l’Irak  envahit le Koweit  en août 1990, les planifica­teurs militaires américains examinèrent différentes réponses possibles ; Warden et sa division Checkmate  de l’état-major de l’US Air Force  au Pentagone développèrent une option aérienne. Croyant fermement en l’efficacité de la frappe des centres de gravité  de l’ennemi, elle ressuscita le modèle des cinq cercles  pour guider la création d’une campagne aérienne stratégique. Comme le remarque Warden, “c’était un cas dans lequel la théorie existait avant le fait, et les faits validèrent la théorie” [10].

D’autres améliorations à cette théorie aérienne stratégique furent portées à l’issue de Desert Storm . Warden tira en effet plusieurs leçons de la guerre du Golfe , parmi lesquelles les plus saillantes sont :

1)   l’importance de l’attaque stratégique  et la fragilité des états au niveau  stratégique ;

2)   les conséquences fatales de la perte de la supériorité aérienne  stratégique et opérative ;

3)   l’irrésistible effet des attaques parallèles (c’est-à-dire des attaques quasi-simultanées sur les centres de gravité  stratégi­ques sur toute l’étendue du  théâtre) ;

4)   la valeur de la furtivité et de l’armement de précision dans la redéfinition des principes de masse et de surprise ;

5)   la domination de la puissance aérienne  en tant que force clef, aux niveaux stratégique et opératif, dans la plupart (mais pas tous) des conflits des 25 à 50 prochaines années[11].

Rapprochant ses premières réflexions sur la puissance aérienne  de ses expériences de la guerre du Golfe , Warden établit une base théorique pour l’emploi de la puissance aérienne au XXIe siècle. Fondamentalement, ce travail de base traite des buts, des manières et des moyens. Premièrement, le stratège aérien doit apprécier les objectifs politiques recherchés à travers les actions militaires (buts). Deuxièmement, il doit déterminer la meilleur stratégie militaire pour forcer l’ennemi à se soumettre à sa volonté, conformément aux objectifs politiques (manières). Troisièmement, il doit utiliser la méthode d’analyse des systèmes des cinq cercles  pour identifier ceux des centres de gravité  qu’il faudra soumettre aux attaques parallèles (moyens).

En termes de moyens, Warden accepte la maxime de Clau­sewitz  disant que toutes les guerres sont menées pour des motifs politiques et que, tout en présentant leurs propres limites et capacités en regard des autres outils mis à la disposition de l’homme d’état, elles sont par nature des instru­ments politiques[12]. Vues sous cet angle, les guerres sont essentiel­lement des échanges entre les responsables politiques de chaque bord. L’objectif de toute action militaire n’est plus alors la destruction des capacités des forces armées ennemies, mais plutôt la manipulation de la volonté de la direction nationale de l’ennemi. Warden élabore les idées suivantes :

On fait la guerre pour convaincre les responsables ennemis de faire ce que l’on veut qu’ils fassent, c’est-à-dire de concéder quelque chose de politique… La direc­tion nationale ennemie accepte de faire ces concessions politiques quand elle souffre de la menace ou de l’exer­cice d’une pression intolérable sur ses centres de gravité  opératifs et stratégiques… ainsi, une attaque sur l’indus­trie ou l’infrastructure n’est pas conduite essentiellement en raison des effets qu’elle pourrait avoir ou ne pas avoir sur les forces déployées ; elle est plutôt entreprise à cause de ses effets directs sur le système ennemi, ainsi que de ses effets directs ou indirects sur les chefs et responsables nationaux…[13]

Warden propose trois manières principales de contraindre l’ennemi à agir selon notre volonté : les stratégies militaires de coût imposé (coercition), de paralysie  (impuissance) et de des­truction (anéantissement) [14]. Collectivement, ces stratégies représen­tent un continuum dans l’application de la force. Le point choisi dans le continuum stratégique devra correspondre au niveau des objectifs souhaités.

Une stratégie de coût imposé cherche à rendre la poursuite de la résistance trop coûteuse aux yeux du commandement  ennemi. Elle procède par estimation du seuil de dommages sup­portables par l’ennemi, en se basant sur le système de valeurs de l’ennemi, puis par franchissement de ce seuil d’une manière aussi violente et instantanée que possible par l’intermédiaire d’attaques simultanées (ou “parallèles”) sur l’éventail des cibles sélectionnées. Théoriquement, de telles attaques forcent le commandement ennemi à accepter nos termes et à changer sa politique, en particulier en raison de l’imposition réelle d’une paralysie  partielle de son système et de la menace potentielle d’une paralysie totale.

Une stratégie de paralysie  vise à rendre toute poursuite de résistance impossible du point de vue du commandement  ennemi. Ceci est réalisable en incapacitant la totalité du système ennemi, entièrement, d’un seul coup. En retour, cette paralysie totale nous procure la liberté de faire évoluer la politique vis-à-vis du commandement ennemi, sans interférence.

Enfin, une stratégie de destruction recherche l’anéantissement  de la totalité du système, rendant impropre tout changement de politique issu du commandement  ennemi. Cependant, et Warden nous met en garde, “il existe peu d’exemples historiques de cette option difficile à exécuter, entravée par des considérations mo­rales et habituellement peu utile à cause des conséquences non voulues qu’elle engendre”[15]. À la lumière de ces observations, il écarte cette stratégie militaire, politiquement non viable pour les guerres du XXIe siècle[16].

Enfin, en ce qui concerne les moyens, Warden est partisan de la décomposition permanente (ou, en termes mathématiques, de la différenciation) de chaque cercle stratégique ou opératif jusqu’à ce que l’un deux laisse apparaître le paramètre clef d’obtention de la paralysie  totale ou partielle. Une telle décompo­sition par étapes révèle l’interdépendance, ou le caractère d’inter­connexion interne du système ennemi[17]. En conséquence, une analyse attentive des systèmes peut révéler l’existence de deux types de centres de gravité : les uns du type composants internes des cercles, les autres du type liaisons entre les différents cercles.

Pour résumer, les points saillants de la théorie de Warden sur la paralysie  stratégique sont que :

  • Le stratège aérien doit entièrement appréhender la nature générale ainsi que le contenu spécifique des objectifs défi­nis par le pouvoir politique, puisqu’ils imposent les changements attendus dans le comportement du commandement ennemi et qu’ils suggèrent le niveau de paralysie  requis pour obtenir ce changement.
  • Le stratège aérien doit concentrer toutes les énergies dans le but de faire changer l’état d’esprit du commandement ennemi. Ceci s’obtient, directement ou indirectement, en impo­sant à ce commandement et/ou à son système un niveau adapté de paralysie .
  • Le stratège aérien doit analyser l’ennemi en considérant qu’il est constitué d’un système interdépendant de cinq cercles  ; il doit déterminer les centres de gravité situés à l’intérieur des cercles, ou entre les cercles, dont la destruction ou la neutralisa­tion imposera le niveau nécessaire de paralysie .
  • Le stratège aérien doit prévoir d’attaquer en parallèle toutes les cibles choisies afin de produire l’issue la plus rapide et la plus favorable.

Selon la méthodologie de Pape , la théorie de Warden peut être graphiquement représentée ainsi :

 

 

 

 

 

Figure 4 : Théorie de l’attaque stratégique  selon Warden

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À première vue, la théorie de la paralysie  stratégique de Warden est caractérisée par un aspect réducteur inhérent à son approche du type “analyse de système”. Elle essaye de simplifier des phénomènes complexes de dynamique socioculturelle (consti­tution, fonctionnement et interactions des différentes entités stratégiques) en les réduisant à leurs composants ou fonctions de base. Ce faisant, cette théorie risque de perdre un peu de son pouvoir explicatif et de son applicabilité pratique.

Soutenant que “les sociologues font de mauvais généraux”, Eliot Cohen  met en garde contre une telle approche analytique de la stratégie militaire qui considère l’ennemi comme “un cata­logue inerte de cibles” et suppose que l’ennemi nous ressemble et que l’élément primordial dans la guerre est plus la technique que la nature humaine. Il poursuit sa critique en déclarant que, collectivement, de telles affirmations “découragent l’étude détail­lée de son adversaire, de son langage, de sa politique, de sa culture, de ses tactiques et de sa direction nationale” [18]. Le colonel Pat Pentland  soutient qu’une telle étude est cruciale pour le développement efficace d’une stratégie puisque les facteurs socioculturels déterminent deux paramètres : la forme (ou la structure) de l’ennemi et les processus (ou la dynamique) avec lesquels il opère[19].

Pour être honnête, Warden ne nie pas le besoin d’examiner attentivement l’ennemi en tant que système politique, écono­mique, militaire et socioculturel ; de plus, il répondrait que, bien que le modèle de base des cinq cercles  soit exagérément simplifié (sorte “d’analyse au premier ordre”), la différenciation successive des cercles ferait apparaître les relations dynamiques existant en eux et entre eux, ces relations étant caractéristiques de la société ou de la culture en question. Le modèle standard des cinq cercles est simplement à prendre comme un point de départ pour une analyse “d’un ordre supérieur”, comme un canevas théorique guidant le stratège aérien dans sa mission critique d’identifi­cation des centres de gravité  de l’ennemi[20]. Ainsi, le modèle de Warden présente un “holisme” subtil, s’opposant à la critique régulière dont il fait l’objet, le décrivant comme réducteur et trop simpliste.

Une critique plus précise fut peut-être écrite par Carl von Clausewitz  plus de 150 ans avant la publication des idées de Warden. En effet il écrivit :

C’est uniquement du point de vue analytique que ces esquisses de théorie (von Bülow , Jomini , etc.) peuvent être considérées comme des progrès vers la vérité ; d’un point de vue synthétique, par les règles qu’elles proposent, elles sont absolument inutilisables. Elles visent des valeurs fixes, alors que dans la guerre tout est incertain et que les calculs doivent être fait sur des variables. Elles orientent les recherches exclusivement vers des quanti­tés physiques, alors que toute action militaire est imbri­quée dans des forces psychologiques et leurs effets. Elles ne considèrent que l’action unilatérale, alors que la guerre est faite de l’interaction permanente de para­mètres opposés [21].

Appliquée à la théorie de Warden, cette critique clausewit­zienne se décompose en trois volets (comme suggéré par la mise en évidence de certains passages de la citation précédente).

Premièrement, même si l’analyse que Warden fait du sys­tème ennemi est correcte, sa règle “synthétique” suggérant de s’attaquer au commandement  ne s’applique pas nécessairement. Bien que son analogie avec le cerveau humain soit séduisante, le cercle central de la direction nationale n’est pas forcement la cible la plus importante. Les autres cercles (ou autres relations entre cercles) peuvent, et c’est souvent le cas, présenter des centres de gravité  plus lucratifs. Warden ne remet pas ceci en cause, mais il insiste sur le fait que les cercles extérieurs doivent être pris pour cibles de manière à influer sur le calcul du rapport coût/efficacité au niveau du commandement. Mais ceci suppose que ce calcul soit vraiment en rapport avec la défaite de l’ennemi ; ceci n’est pas systématique, le pouvoir national peut décider une chose et la population ou les forces armées une autre. Le point le plus important, le vrai centre de gravité, est peut-être ce qui a le plus d’importance aux yeux de la société dans son ensemble, et non pas seulement aux yeux du pouvoir national.

Deuxièmement, en dépit de la remarque de Napoléon  qui attribuait trois fois plus d’importance au moral qu’au physique, John Warden se concentre exclusivement sur les aspects phy­siques de la guerre. Il se sent conforté en cela par le fait qu’il prétend pouvoir traduire mathématiquement l’efficacité de l’ennemi au combat par la formule suivante :

Efficacité au combat = Force physique × Force morale[22]

Selon cette formule, il est théoriquement possible d’éliminer la puissance de combat d’un adversaire en s’attaquant exclusive­ment aux composants physiques de cette puissance. Si la variable “physique” est réduite à zéro, la variable “moral” peut subsister à cent pour cent mais l’efficacité au combat sera nulle. De plus, Warden note qu’il est plus facile de détruire les cibles matérielles que la volonté de résistance de l’ennemi. Il s’explique en ces termes : “il est conceptuellement possible de connaître le physique, donc, théoriquement, si je connais tout au sujet de l’ennemi, je peux réduire le terme physique de l’équation à zéro. Le moral, je ne connais à peu près rien de son état” [23]. Prati­quement cependant, réduire le côté physique à zéro (anéantir le système ennemi) est, selon les mots de Warden, “rare dans l’histoire, difficile à réaliser, enchevêtré dans des considérations morales, et normalement peu utile en raison des conséquences imprévues que cela engendre” [24]. En consé­quence, le problème reste entier concernant la force morale.

Troisièmement, la théorie de Warden s’occupe d’actions uni­latérales, entreprises contre un adversaire ne réagissant pas ; ainsi elle abandonne les cycles action-réaction et leur friction, qui pourtant caractérisent la conduite réelle de la guerre. Là encore, Warden se justifie en prétendant que les hyperguerres parallèles du XXIe siècle élimineront les possibilités de réaction de l’ennemi, au niveau stratégique et opératif. En fait, Warden va même jusqu’à proclamer que la révolution introduite par Desert Storm  dans le domaine de la guerre a rendu la plupart des notions clausewitziennes périmées. “Toutes les notions d’action et de réaction, de point culminant, de friction et autres, n’existaient que par la guerre (en série) et à cause de l’imprécision des armes… Ces concepts du XIXe siècle sont une description pré­cise de ce que les choses étaient, mais pas de ce qu’elles devraient ou pourraient être” [25]. Bien qu’elle soit théoriquement possible, il est difficile d’imaginer une guerre réelle sans réaction et sans friction. Si la nature humaine est vraiment l’élément de contrôle, plutôt que la technologie, alors la guerre restera imprévisible, “non-linéaire” même dans un contexte de révolution techno­logique.

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Le prochain chapitre va montrer que cette critique clause­witzienne est encore plus appropriée, étant données les diffé­rentes traditions que représentent John Boyd et John Warden en ce qui concerne la nature de la théorie de la guerre et son apport à ceux à qui elle s’adresse. L’influence de ces traditions sur les deux hommes a pour résultat des approches fondamentalement différentes pour atteindre un but identique : la paralysie  stratégique.

[1]        Il y a un parfum “stratégique” particulier autour des discussions de John Warden au sujet de la supériorité aérienne  et de l’interdiction  dans The Air Campaign, Washington, D.C., National Defense University Press, 1988. Insistant sur le fait que “le commandement  est un paramètre sine qua non des opérations militaires”, il préconise des attaques sur les trois éléments du commandement (recueil de l’information,  décision et communi­cation) au titre de l’effort pour obtenir la supériorité aérienne, pp. 51-58. De même, pour lui, “l’interdiction en profondeur” est clairement la forme d’interdiction “la plus décisive” pour attaquer la source des moyens en hommes et en matériels (pp. 94-95).

[2]        Ibid., p. 9. Souligné par moi.

[3]        En définissant un centre de gravité  comme “la plaque tournante de tous les pouvoirs et de tous les mouvements”, Clausewitz  considère que ces centres constituent eux-mêmes une force. Aussi, dans sa recherche visant à réduire les centres de gravité ennemis à un seul centre omnipotent, Clausewitz diminue-t-il la signification stratégique des relations existant entre les centres. Il a reconnu qu’il n’était pas toujours possible de réduire plusieurs centres à un seul (bien que ces cas soient très peu nombreux). Il a aussi admis l’existence d’un certain niveau de “connexion” entre les centres lorsqu’il écrivit au sujet de leur “sphère d’efficacité” et de l’influence d’un centre sur le reste du système. Cependant, Clausewitz reste un défenseur des attaques sur les centres de gravité eux-mêmes et n’aborde pas l’hypothèse d’attaquer les liaisons vulnérables existant entre les centres. Ce sont Boyd et Warden qui abordent ces liaisons et interactions, ainsi que, plus récemment, le major Jason Barlow  dans son concept nouveau des “Éléments d’Intérêts Natio­naux” (NEV, National Elements of Value). Pour en savoir plus sur les NEVs, se reporter à Jason Barlow, “Strategic Paralysis : An Air Power Strategy for the Present”, Airpower Journal 7, n° 4, hiver 1993, pp. 4-15.

[4]        Warden, op. cit., p. 149. Souligné par moi.

[5]        Cette affirmation repose sur deux postulats : primo, que les centres de gravité sont de nature matérielle ; secundo, que l’ennemi présente au moins quelques centres de gravité susceptibles d’être vulnérables à une attaque. En ce qui concerne le premier point, certains centres de gravité non matériels peuvent en fait être plus vulnérables à des attaques effectuées par des forces de surface que par des forces aériennes. Par exemple, si le centre de gravité stratégique d’une insurrection type guérilla se trouve dans le soutien populaire, alors les forces de surface ont un avantage sur les forces aériennes de par leur capa­cité à occuper le territoire ennemi et, si néces­saire, à séparer par la force la population et les insurgés. En ce qui concerne le second point, il se peut que l’ennemi ne présente pas de centre de gravité vulnérable à cause de la redondance et/ou de la souplesse de son système.

[6]        Warden définit une entité stratégique comme étant “toute organisation capable de fonctionner d’une manière autonome, c’est-à-dire autodirigée et autosuffisante”. Comme il l’explique, cette définition sous-entend que sa théorie de l’attaque stratégique  sur l’ennemi vu comme un système est “tout aussi applicable à une guérilla qu’à un état industriel moderne”. Voir John A. Warden III, “Strategic Warfare : The Enemy as a System”, Air Command and Staff College , Maxwell AFB, Alabama, 3 janvier 1993, p. 4, note 1. Alors que l’on peut certainement être en désaccord avec Warden lorsqu’il affirme que sa théorie s’applique à toutes les formes de guerre, on ne peut pas lui reprocher (alors que certains le font) de supposer que l’ennemi est un État-nation moderne. Il suppose uniquement que l’ennemi, État-nation ou gué­rilla, peut être analysé selon un modèle de cinq cercles  stratégiques, le commandement  étant au centre.

[7]        Warden utilise une analogie biologique, faisant un parallèle avec le corps humain. Le cerveau recevant des informations en provenance des yeux et du système nerveux central représente la direction du corps. La nourriture et l’oxygène sont deux fonctions vitales alors que les vaisseaux sanguins, les os et les muscles fournissent l’infrastructure. Les cellules constituent la population, parmi lesquelles les lymphocytes, les leucocytes et autres globules blancs constituent les défenses. Lorsqu’une partie quel­conque du corps s’arrête de fonctionner, cela aura une répercussion plus ou moins importante sur le reste du corps.

[8]        La terminologie habituellement employée par Warden lorsqu’il parle du cercle de la direction nationale, laisse à penser qu’il considère (à l’image de Boyd) que la prise de décision gouvernementale respecte le modèle de l’acteur rationnel unique (processus et résultat). voir Graham T. Allison, Essence of Decision, Boston, Harper Collins, 1971. Cependant, il affirme que le commandement  peut être décrit et ciblé sous les termes des trois modèles : Modèle  I acteur rationnel, Modèle II processus organisationnel, Modèle  III politiques gouvernementales. En fait, l’analyse ou la décompo­sition du cercle central en ses sous-systèmes montrera que les dynamiques des modèles I, II et/ou III sont présentes. Le travail du stratège aérien est de déterminer la meilleure manière d’influencer la prise de décision du pouvoir central, étant donné les dynamiques particulières à chaque système. Interview avec Warden, 17 février 1994.

[9]        Interview de Warden.

[10]       Ibid.

[11]       Warden, “Air Theory for the Twenty-first Century”, Air Command and Staff College,  Maxwell AFB, Alabama, janvier 1994, pp. 4-19. Il est inté­ressant de noter que William Mitchell  et l’Air Corps Tactical School  tirèrent des conclusions identiques de leur analyse de la première guerre mondiale, ce qui orienta leurs visions de l’avenir de la guerre et de la puissance aérienne .

[12]       Bien que la caractérisation de la guerre comme la continuation de la politique soit largement acceptée dans les milieux civils et militaires, deux historiens reconnus ont récemment jeté le doute sur cette analyse dans leurs dernières publications. Voir Martin Van Creveld, The Transformation of War, New York, Free Press, 1991 et John Keegan, A History of Warfare, New York, Alfred A. Knopf, 1993. Si, comme ils le prétendent, la guerre est un phénomène socioculturel plutôt que politique, cela a des conséquences non négligeables au niveau de l’importance que Warden accorde au com­mandement  de l’ennemi, qu’il considère comme le centre de gravité  critique.

[13]       Warden, “Employing Air Power in the Twenty-first Century”, dans Richard H. Schultz Jr et Robert L. Pfattzgraff Jr (ed), The Future of Air Power in the Aftermath of the Gulf War, Maxwell AFB, Alabama, Air University Press, 1992, pp. 62-67.

[14]       Pour plus de détails, voir Warden, “Air Theory for the Twenty-first Century”, op. cit., pp. 8-14.

[15]       Ibid., p. 3.

[16]       Par certains côtés, en rejetant les stratégies de destruction, Warden se rapproche de l’idée clausewitzienne selon laquelle la guerre absolue (impli­quant la violence pure et l’anéantissement  total de l’état ennemi) serait impos­sible à mener à cause des contraintes générées par le monde réel.

[17]       Comme mentionné plus haut, le Major Jason Barlow  propose une excellente présentation des interactions dynamiques entre ce qu’il appelle les “National Elements of Value” (NEVs). Il explique que ces NEVs sont interdépendants et qu’ils se compensent les uns et les autres, deux caractéristiques critiques lorsque l’on essaye de démanteler le système ennemi.

[18]       Eliot Cohen,  “Strategic Paralysis : Social Scientists Make Bad Gene­rals”, The American Spectator, novembre 1980, p. 27.

[19]       Colonel Pat Pentland,  School of Advanced Air Power Studies, notes du cours 633. Voir également Colonel Pat Pentland, Center of Gravity Ana­lysis and Chaos Theory, or How Societies Form, Function, and Fail, thèse de l’Air War College , Maxwell AFB, Alabama, AY 1993-94.

[20]       Interview de Warden.

[21]       Carl von Clausewitz , On War, op. cit., p. 136. Les passages soulignés le sont par moi.

[22]       Warden, “Strategic Warfare : The Enemy as a System”, p. 3. Là aussi existent des similitudes notables entre la formule de Warden et celle développée par l’Air Corps Tactical School  : Potentiel national pour mener une guerre = Capacité de mener une guerre x Volonté de résistance.

[23]       Interview de Warden.

[24]       Warden, “Air Theory for the Twenty-first Century”, op. cit., p. 3.

[25]         Interview de Warden.

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Chapitre II. Théorie de la Paralysie Stratégique selon Boyd

Les machines ne font pas la guerre. Le terrain ne fait pas la guerre. Les hommes font la guerre. Vous devez rentrer dans le cerveau des hommes. C’est là que les batailles se gagnent.

Colonel John Boyd

Les graines tactiques de la théorie du conflit de John Boyd furent semées tout au long de sa carrière dans l’Air Force sur presque trois décennies. C’est durant la guerre de Corée  que Boyd, pilote de chasse ayant arpenté la “Mig Alley” en F-86  Sabre, a développé sa première estimation intuitive de l’effi­cacité de ces “manœuvres de transitions rapides”  auxquelles il se référera par la suite. Bien que le chasseur d’origine sovié­tique Mig-15  fût technologiquement supérieur dans plusieurs domai­nes, le système de commandes de vol entièrement hydrau­lique du F-86 donnait aux pilotes des Sabre un avantage décisif sur leurs adversaires : l’agilité de passer plus rapidement d’une manœuvre à une autre lors des combats aériens tournoyants. Juste quand le pilote du Mig commençait à réagir au mouvement initial du Sabre, un rapide changement de direction rendait la réponse de l’ennemi inadaptée à la nouvelle situation tactique. Cette agilité contribua à l’établissement par les pilotes de Sabre de l’impressionnant rapport de victoires de 10 pour 1 contre le formidable Mig-15 .

Avant la fin de la guerre, Boyd fut affecté au sein de la Fighter Weapons School de Nellis, dans le Nevada, en tant qu’instructeur. Là, il codifia ses leçons de combat air-air, manœuvre et riposte, dans un manuel tactique intitulé Aerial Attack Study. Quelques années plus tard, à Eglin, en Floride, il quantifia ces idées tactiques sous la forme de sa théorie sur l’énergie et la manœuvrabilité. Bien que modernisés au fil des ans, les concepts de base exprimés dans les travaux tactiques de Boyd sont, dans leur ensemble, restés la bible du pilote de chasse américain.

Expert reconnu à la fois dans les domaines tactique et technique du combat aérien, Boyd fut appelé au Pentagone pour apporter son concours au projet d’avion FX alors en mauvaise posture. Les modifications qu’il apporta débouchèrent finalement sur la production de la meilleure plate-forme de supériorité aérienne  actuelle : le F-15  Eagle. Cependant, ce fut son travail ultérieur sur le YF-16  qui confirma sa précédente affinité impli­cite pour les manœuvres de transitions rapides.  La plupart des pilotes d’essais préférèrent le YF-16  à son concurrent le YF-17  en raison de son habileté supérieure à passer d’une manœuvre à une autre plus rapidement, c’est-à-dire à “gagner plus rapide­ment”. Ces témoignages de pilotes en faveur de l’agilité furent des données supplémentaires sur ce qu’il faut pour gagner un combat et Boyd les enregistra dans un coin de son cerveau.

Ce ne fut pas avant sa retraite que Boyd fit évoluer son concept tactique de la manœuvre aérienne en une théorie plus générale du conflit[1]. Initialement matérialisées en 1976 par un essai concis de 16 pages intitulé “Destruction and Creation”, les idées stratégiques de Boyd, durant la décennie suivante, aboutirent à une série non publiée de cinq briefings : “A Discourse on Winning and Losing”. Ironiquement, le “Discourse” lui-même est le produit du processus d’analyse et de synthèse décrit dans “Destruction and Creation” ; Boyd insiste sur l’importance critique de ce processus cognitif vital pour gagner dans un monde imprévisible et marqué par la compétition. C’est une forme d’agilité mentale,

un processus qui, pour une situation donnée, prend en compte de nombreuses hypothèses et points de vue, qui les décompose (analyse), qui recherche parmi les élé­ments ainsi séparés ceux qui naturellement se trouvent connectés selon un ordre de degré supérieur à l’ordre précédent ; cette dernière étape débouche sur un niveau de synthèse plus élevé dans la connaissance de la situa­tion initiale” [2].

Boyd démontra ses propres capacités à réaliser ces gymnas­tiques cognitives en combinant des concepts issus des domaines apparemment dissociés de la logique mathématique, de la physique et de la thermodynamique. Analysant ces trois sciences ésotériques, Boyd devint le tout premier à relier le théorème d’imperfection de Godel , le principe d’incertitude d’Heisenberg  et la deuxième loi d’entropie[3]. Il résume ceci par ces mots : “on ne peut déterminer la nature et le caractère d’un système dans lequel on se trouve, et, de plus, toute tentative en ce sens conduira à un plus grand désordre et une plus grande confusion. Sur cette proposition de base, Boyd construisit une théorie générale du conflit liant la victoire à l’imposition à l’adversaire d’un repli sur lui-même[4].

Utilisant la dialectique de “Destruction and Creation”, Boyd entreprend une étude en profondeur de l’histoire militaire afin d’éclaircir les mystères du succès et de la défaite au cours d’un conflit. Cet exercice savant était sans aucun doute influencé par une ferme conviction dans les “manœuvres de transition rapide” , idée dont il s’était imprégné en tant que pilote de chasse. Le produit final est un discours ésotérique et éclectique sur com­ment survivre et gagner en un monde de compétition ; c’est le thème que je vais aborder maintenant plus en détail.

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La théorie du conflit de J. Boyd met en avant une forme de guerre de manœuvre plus psychologique et temporelle dans ses orientations que physique et spatiale[5]. Son but militaire est de “briser l’esprit et la volonté du commandement  ennemi en créant des situations stratégiques ou opérationnelles surprenantes et dangereuses” [6]. Pour réaliser cet objectif, il faut opérer avec un rythme ou une cadence plus rapide que ceux des adversaires. En d’autres termes, l’objectif de la manœuvre de Boyd est de rendre l’ennemi impuissant en ne lui laissant pas le temps de s’adapter mentalement à l’enchaînement rapide des événements naturelle­ment incertains de la guerre[7]. Les opérations militaires visent à : 1) créer et entretenir un environnement extrêmement fluide et menaçant pour l’ennemi, 2) empêcher l’adversaire de s’adapter à un tel environnement[8].

Se fondant sur une analyse de l’histoire militaire ancienne et moderne, Boyd identifie quatre qualités clefs permettant d’envisager le succès : initiative, harmonie, variété et rapidité[9]. Ensemble, ces caractéristiques vous permettent deux choses : vous adapter à et façonner l’environnement de guerre, incertain et plein de friction. Boyd attribue à Clausewitz  l’identification de la nécessité d’améliorer sa faculté d’adaptation lors d’un conflit, en minimisant ses propres frictions. De plus, empruntant à Sun Zi , Boyd insiste sur le fait que la friction peut être utilisée pour orienter le conflit en sa faveur, en créant et en exploitant les frictions auxquelles doit faire face son adversaire. Il rapproche alors ce principe (minimiser les frictions amies et augmenter les frictions ennemies) des quatre qualités clefs qu’il a identifiées, (l’initiative, l’harmonie, la variété et la rapidité).

Pour minimiser la friction amie, il faut agir et réagir plus rapidement que l’adversaire. Ceci est réalisé au mieux par l’initiative aux échelons inférieurs de la chaîne de comman­dement.  Cependant, ce contrôle décentralisé du com­ment les choses sont faites doit être guidé par un contrôle centralisé de ce qui doit être fait, et pourquoi. Cette vision partagée des intentions d’un chef unique assure l’harmonie stratégique et opérationnelle entre les diffé­rentes actions et réactions tacti­ques. Sans un but commun et sans une perspective similaire sur la façon de satisfaire au mieux les intentions du chef, la liberté d’action des subordonnés risque de provoquer la désunion dans l’effort ainsi que l’augmen­tation consécutive de la friction[10].

Pour maximiser la friction ennemie, il faut prévoir d’atta­quer selon divers modes d’actions pouvant être exécutés avec la plus grande rapidité possible. Similaire à la notion contem­poraine d’attaque parallèle, cette combinaison mortelle d’actions variées et rapides sert à surcharger la capacité dont l’adversaire dispose pour identifier et traiter les événements les plus mena­çants. En réduisant fermement la capacité d’un adversaire à ré­sister physiquement et mentalement, on peut, également, au bout du compte, écraser son moral et sa volonté de résister.

Alors que la théorie du conflit de Boyd aborde tous les niveaux de la guerre (y compris la grande stratégie), notre propos se limite aux niveaux opératif et stratégique. Au niveau opératif, Boyd parle de désorganiser sévèrement le processus d’élaboration des opérations de combat que l’adversaire a utilisé pour mettre en forme et exécuter son plan de campagne initial ainsi que les suivants. Cette désorganisation s’obtient rapide­ment et répétitivement en présentant à l’adversaire “un mélange formé d’une part d’événements ambigus et menaçants, et d’autre part d’événements non menaçants visant à le leurrer. Ces événe­ments multiples, rapprochés dans le temps, entraîneront rapide­ment des décalages, ou des aberrations, entre les actions que l’adversaire perçoit comme étant menaçantes pour sa survie et celles qui le sont réellement. L’ennemi doit éliminer ce décalage entre sa perception et la réalité s’il veut continuer à réagir d’une façon pertinente – c’est-à-dire s’il veut survivre. L’objectif opéra­tionnel devrait être de faire en sorte que l’adversaire ne puisse pas se débarrasser de ces anomalies menaçantes, et ce en entra­vant sa capacité à traiter l’information,  à prendre des décisions et à agir convenablement. En conséquence, l’ennemi ne peut plus déterminer ce qui lui est infligé, ni la manière dont il doit répon­dre. Finalement, sa confusion initiale dégénérera en panique paralysante, et sa capacité et/ou sa volonté de résister cessera.

De la même manière, au niveau stratégique, Boyd parle de pénétrer l’adversaire dans son “être moral-physique-mental, pour dissoudre sa fibre morale, désorienter ses images mentales, perturber ses opérations et surcharger son système”. Cet être tridimensionnel se compose des “activités, connexions et bastions moraux-mentaux-physiques dont dépend l’ennemi” [11]. Pour paralyser cet être stratégique, au lieu de détruire les “centres rayonnants de mouvements et de puissance” de Clausewitz , Boyd recommande de créer des “centres de gravité  non coopératifs, en attaquant les liaisons morales-mentales-physiques qui lient ces centres rayonnants les uns aux autres. Au niveau opérationnel, le résultat final est la destruction de l’harmonie interne de l’ennemi, ainsi que de ses connexions avec le monde réel. Théori­quement, cette rupture des liens internes et externes entraîne la paralysie  et un effondrement de la résistance.

Dans ce qui est peut-être le trait le plus connu de sa théorie, Boyd soutient que tous les comportements relationnels humains, individuels ou en groupe organisé, peuvent être décrits par un cycle continu comportant quatre tâches : l’observation, l’orien­tation, la décision et l’action. Boyd se réfère à ce cycle de prise de décision à travers l’expression “boucle OODA ” (figure 1). En utilisant cette structure conceptuelle, la victoire se décide dans la manœuvre relationnelle des adversaires, à travers leurs boucles OODA respectives[12]. Le gagnant sera celui qui, d’une manière réitérée, observe, oriente, décide et agit plus rapide­ment (et plus précisément) que son ennemi[13]. Ce faisant, il “replie son adver­saire sur lui-même” et, en fin de compte, rend sa réaction totalement déplacée par rapport à la situation réelle[14]. La clef permettant d’atteindre un avantage au niveau de la vitesse et de la précision de la boucle OODA (et donc de gagner au lieu de perdre) est : une orientation efficace et sûre.

Pour survivre et se développer dans un monde conflictuel complexe et en permanente évolution, nous devons nous orienter efficacement et sûrement ; c’est-à-dire que nous devons dévelop­per rapide­ment et précisément des images mentales, ou des schémas, nous aidant à comprendre et à faire face au large éventail des événements menaçants ou non qui surviennent.

Cette construction d’image, ou orientation, n’est rien de plus que le processus de déstructuration (analyse) et de création (synthèse) décrit précédemment. Selon les termes de Boyd, il s’agit “d’examiner le monde selon un certain nombre de perspec­tives afin de générer des images mentales ou des impressions qui lui sont conformes” [15]. Bien réalisé, cela fait la différence entre la victoire et la défaite, c’est la marque du génie[16].

 

Les images mentales que nous construisons sont façonnées par notre expérience personnelle, notre héritage génétique et les traditions culturelles. En fin de compte, elles influencent nos décisions, nos actions et nos observations[17]. Les observations qui trouvent une cohérence avec certains schémas mentaux débou­chent sur certaines décisions et actions. L’opportunité et la précision de ces actions et décisions sont directement liées à notre habileté à correctement orienter et réorienter, dans l’envi­ronnement perpétuellement incertain et rapidement évolutif de la guerre. Les discordances entre le monde réel et les images mentales que nous nous en faisons sont sources de réponses imprécises. Ces dernières produisent alors confusion et désorien­tation qui diminuent, à la fois, la précision et la rapidité de la prise de décision. En l’absence de correction, la désorientation va régulièrement augmenter la taille de la boucle OODA  jusqu’à ce qu’elle devienne finalement un piège mortel.

En réunissant les commentaires précédents, Boyd avance l’hypothèse que le succès dans un conflit s’obtient en se glissant à l’intérieur de la boucle OODA  de l’adversaire et en s’y maintenant. Le chef militaire peut réaliser ceci de deux façons complémentaires. Premièrement, il doit minimiser les frictions de son propre camp, par l’initiative et l’harmonie de la réponse. Cette réduction de la friction amie provoque un “resserrement” de sa propre boucle (le cycle décision-action s’accélère). Deuxiè­mement, il doit maximiser la friction chez son adversaire grâce à l’emploi de réponses diversifiées et rapides. Cette augmentation de la friction chez l’ennemi provoque un “relâchement” de sa boucle (le cycle décision-action se ralentit). Ensemble, ces “mani­pulations de la friction” assurent de pouvoir opérer en continu à l’intérieur de la boucle OODA de l’ennemi, de façon imprévisible et menaçante. Au début, c’est une source de confusion et de désordre dans le camp ennemi ; en final, c’est une source de panique et de peur qui se traduisent par la paralysie  simultanée de la capacité d’adaptation et de la volonté de résister.

Utilisant un modèle analytique développé par le politologue Robert Pape , la théorie de la paralysie  stratégique de Boyd peut être graphiquement décrite selon ce schéma.

Selon l’avis de Boyd lui-même, sa théorie du conflit est quelque peu ésotérique. Il parle de démembrer l’être “moral-mental-physique” de l’ennemi, de s’introduire dans son “espace temps-esprit” ; cependant, il offre peu, voire aucun détail opéra­tionnel relatif au “comment” atteindre ces buts abstraits. L’absence de détail est particulièrement frustrante pour le combattant à l’esprit pratique, dont la profession se concentre sur la traduction d’objectifs politiques relativement obscures sous forme de méthodes et de moyens militaires concrets. Mais, alors que le dessein de Boyd n’est pas de frustrer, il n’est pas non plus d’imposer sa loi.

Selon ses propres termes, Boyd croit aux théories, non à la théorie, aux doctrines, non à la doctrine[18]. Il refuse de défendre une approche unique ou une seule formule ; suivre un chemin unique vers la victoire rend prédictif et vulnérable. De plus, à travers l’étude de toutes les théories et doctrines, le combattant est capable de se constituer un capital de recettes stratégiques. Plus tard, lors du déroulement d’un conflit particulier, il sera capable de puiser avec discernement dans ce capital en fonction des impératifs de la situation. Ainsi, c’est intentionnellement que le travail de Boyd est dénué de toute recette pratique de succès[19]. C’est ailleurs que se trouve une raison plus fondée de critiquer son discours sur la victoire et la défaite.

Ironiquement, une des plus grandes forces de la théorie de Boyd est en même temps une faiblesse potentielle : l’insistance sur la dimension temporelle du conflit. Manifestant l’attirance prononcée des américains pour des opérations rapidement menées, ainsi que leur préférence pour des guerres de courte durée, Boyd présume de l’importance d’opérer à rythme plus rapide que celui de l’adversaire, ou, plus précisément, que cela a de l’importance pour l’ennemi. Ce dernier peut ne pas prendre en compte le fait que nous avons un cycle OODA  plus rapide. En fait, il peut être dans son intérêt de refuser de jouer selon nos règles. Afin d’illustrer ce point, référons-nous au basket-ball.

Si notre adversaire n’est pas particulièrement adapté à un style de jeu “fast break”, il est dans son intérêt de ralentir les choses, surtout si nous sommes du style à tout enflammer. S’il refuse de jouer à notre rythme plus rapide et essaie inten­tionnellement de ralentir le jeu, il peut réussir à nous écarter suffisamment de notre jeu type pour espérer remporter la victoire (même si nous gardons globalement un avantage relatif  dans la vitesse de jeu). Boyd répliquerait sans aucun doute que l’équipe “fast break” paralyserait son adversaire à cause de son tempo plus rapide. Ceci peut se révéler vrai dans certains cas ; ça l’est certainement si l’adversaire naturellement lent décide d’accélérer. Si toutefois il ralentit le rythme, et sachant perti­nemment que nos supporters ne se lèveront pas pour autre chose qu’une balle fast break, il peut perturber notre plan prévu et finalement l’emporter. Cette analogie avec le basket-ball semble s’appliquer encore mieux lorsque, comme nous, en temps de guerre, nous enlevons les horloges.

De fait, c’est précisément cette approche qui était soutenue par Mao  Ze Dong durant la guerre de résistance contre le Japon,  en tant que stratégie devant permettre de libérer la Chine  des “brûlures” du Soleil Levant. Se démarquant des partisans de l’assujettissement appartenant au gouvernement du Kuomin­tang, ainsi que des théoriciens de son propre parti, adeptes de la victoire rapide, Mao propose la notion de “guerre prolongée ” comme le moyen pour battre les agresseurs japonais en dépit de leur supériorité militaire.

Au cours d’une série de conférences qui eurent lieu du 26 mai au 3 juin 1938, Mao  expliqua et justifia son plan de guerre d’usure contre le Japon,  formulant ses descriptions et argumen­tations dans la dialectique traditionnelle orientale du Yin et du Yang. Pour Mao, le taoïsme “dualité des contraires” renseigne non seulement sur la raison de la guerre, mais aussi sur la stratégie pour la guerre. Il soutient que la guerre vise la destruc­tion de son ennemi et la préservation de soi-même[20]. Ce double objet “est l’essence de la guerre et la base de toutes les activités de guerre”. Ainsi, “aucun concept ou principe technique, tactique ou stratégique ne peut s’écarter de cette vision”[21].

En conséquence, il défend l’idée que la guerre de résistance contre le Japon  ne doit être caractérisée ni par la “témérité désespérée” de l’attaque perpétuelle, ni par la “déroute” issue de la retraite perpétuelle[22]. À la place, l’avantage militaire actuel dont profite “l’Empire japonais” nécessite un mélange d’attaque et de défense, ainsi qu’un mariage entre la rapidité tactique et opérative d’une part et la profondeur stratégique d’autre part. C’est par cette attitude provoquant l’érosion gra­duelle de sa supériorité relative japonaise que la résistance chinoise a simultanément préservé son pays et battu l’ennemi.

Mao  insista sur le fait que les appels pour une victoire rapide du camp de la Chine  communiste n’étaient pas fondés sur l’estimation objective des capacités courantes, et qu’ainsi, ils furent des atouts supplémentaires pour l’armée japonaise. De même, les incitations à l’assujettissement national au sein du gouvernement du Kuomintang n’étaient pas fondées sur une évaluation objective des possibilités futures.

Du contraste entre la force et les faiblesses du Japon  découle le sentiment que ce pays peut fouler au pied la Chine  durant un certain temps et jusqu’à un certain point ; il en découle également que les Chinois auront immanquablement à voyager sur de grandes distances. La Guerre de Résistance sera une guerre longue, et non une guerre à décision rapide. Cependant, il découle d’un autre constat – petit pays, rétrograde et support réduit, face à un grand pays, progressiste et offrant un support abondant – que le Japon ne peut plus caracoler en Chine indéfiniment, mais qu’il est sûr d’être battu, alors que la Chine ne sera jamais soumise [23].

En d’autres termes, Mao  prétend que la Chine  peut rem­porter la guerre de résistance face au Japon  demain, à condition que la Chine survive aujourd’hui. Brandissant l’arme du temps pour atteindre le double objectif de la destruction de l’ennemi et de sa propre préservation, la stratégie de guerre d’usure de Mao a été couronnée de succès lors de la résistance de la Chine face au Japon et, plus tard, lors de la résistance du Viêt-nam  face à la France  et aux États-Unis .

Boyd reconnaît volontiers l’influence du maoïsme et d’autres philosophies orientales sur sa propre réflexion. Cet impact est le plus évident dans son insistance sur la dimension temporelle de la guerre, et plus spécifiquement dans l’introduction de la notion de “temps en tant qu’arme”. Cependant Boyd ne parvient pas à apprécier complètement cette arme dans le contexte du taoïsme du yin et du yang. La “dualité des contraires” suggère, et les guerres révolutionnaires du XXe siècle le confirment, que le temps peut être une arme très puissante, tant dans sa contrac­tion que dans son expansion.

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Tout au long de sa retraite, Boyd a présenté son “Discourse on Winning and Losing” à des centaines d’auditoires civils et militaires, laissant des textes écrits pour assurer un certain niveau de permanence de ses idées. Il est intéressant de noter qu’un des auditoires devant lequel il a parlé plusieurs fois durant le début des années 80 était la division Checkmate , nouvellement constituée au sein de l’état-major de l’US Air Force  au Pentagone. Les responsabilités de cette division incluent la planification  de contingences à court et long terme pour l’emploi de l’Air Force. Cette division sera dirigée par notre second théoricien de la paralysie  stratégique, le colonel John Warden[24].

[1]        Les idées de Boyd ont eu un impact significatif sur les doctrines opérationnelles de l’US Army  et des Marines, comme le montrent le Field Manual (FM) 100-5, 1986, et le Fleet Marine Force Manual n° 1, 1989. À ce jour, elles n’ont eu que peu, voire aucune, influence sur les doctrines opérationnelles de l’Air Force et de la Navy.

[2]        John R. Boyd, “A Discourse on Winning and Losing”, août 1987, recueil de présentations et d’essais non publiés, Air University Library, document n° M-U 30352-16 n° 7791, p. 2. NdT : le mot “destruction” est employé par l’auteur, la signification qu’il lui donne correspond plus au sens du mot français “déstructuration”, que nous utiliserons donc dans la suite du texte, hors citation du titre original.

[3]        Très succinctement, Godel  a prouvé que l’on ne pouvait pas déterminer la consistance d’un système dont on fait partie (en utilisant ses propres langage et logique). Heisenberg  a démontré que l’on ne pouvait pas mesurer simultanément la position et la vitesse d’une particule puisque l’observateur agit sur le phénomène observé, rendant sa nature réelle indéterminée. Enfin, la seconde loi dit que, à l’intérieur de systèmes clos, l’entropie, ou l’état du désordre, ne fait qu’augmenter.

[4]        NdT : la phrase originale est explicite à ce sujet : “successfully forcing an inward orien­tation upon the adversary by folding him back inside himself”.

[5]        Le biographe de Boyd, Grant Hammond , soutient que Boyd fait au niveau du temps ce que Sun Zi  a fait au niveau de l’espace. Interview avec Grant T. Hammond, 3 février 1994.

[6]        William S. Lind, “Military Doctrine, Force Structure, and the Defense Decision-Making Process”, Air university Review 30, n° 4, mai-juin 1979, p. 22.

[7]        Cette paralysie  psychologique occasionne souvent la destruction physique, mais une telle destruction n’est jamais une fin en elle-même.

[8]        Il est intéressant de noter que ces deux buts comprennent l’essence de la guerre parallèle, un terme actuellement en vogue grâce au succès aérien des forces de la coalition durant la guerre du golfe  Persique, ainsi qu’aux travaux théoriques de John Warden.

[9]        L’analyse de Boyd est argumentée dans son briefing “Patterns of Conflict” tiré de “A Discourse on Winning and Losing”.

[10]       L’association de l’initiative et de l’harmonie est issue des concepts allemands de Auftragstaktik – mission order tactics – et Schwerpunkt – con­cen­tration de l’effort principal – que Boyd a étudiés et faits siens.

[11]       Boyd, “Patterns of Conflict”, dans “A Discourse on Winning and Losing”, p. 141.

[12]       William S. Lind, “Defining Maneuver Warfare for the Marine Corps”, Marine Corps Gazette 64, mars 1980, p. 56.

[13]       Boyd traite la prise de décision et le choix de l’action comme étant respectivement le processus et le produit d’un acteur rationnel unique. Cependant, comme le soutient Graham Allison, il existe d’autres modèles de comportement pour les états-nations, qui prennent en compte la nature bureaucratique des gouvernements et les complications qu’elle introduit dans l’équation du comportement. Voir Graham T. Allison, Essence of Decision, Boston, Harper Collins, 1971. Boyd maintient cependant que le fait de minimiser l’impact de tels facteurs bureaucratiques, en rationalisant l’organisation et le processus, n’est qu’une autre façon d’améliorer sa propre boucle OODA .

[14]       Par l’expression “folding an opponent back inside himself”, Boyd veut simplement dire : restreindre la capacité d’un adversaire à s’adapter à un environnement rapidement évolutif.

[15]       Boyd, “The Strategic Game of ? and ?” (NdT : sic), dans “A Discourse on Winning and Losing”, p. 10

[16]       Boyd présente un processus dialectique de déstructuration et de création qui correspond très bien aux écrits de la littérature scientifique moderne sur le génie. Dans “The Puzzle of Genius” (Newsweek 121, n° 26, 28 juin 1993), Sharon Begley suggère que le génie réside dans la capacité à combiner d’une manière nouvelle des éléments en provenance de domaines apparemment sans relations. De façon intéressante, l’analyse/synthèse de Boyd s’inscrit aussi dans le principe d’organisation bi-hémisphérique de l’esprit humain tel qu’il ressort des recherches récentes “split-brain”. Le pionnier de cette recherche est le psychologue R.W. Perry du California Institute of Technology, co-lauréat du prix Nobel en 1981 ; ses travaux suggèrent un partage du travail entre les hémisphères gauche et droit du cerveau. Ainsi que l’explique Jan Ehrenwald dans Anatomy of Genius (New York, Human Science Press, 1984), le côté gauche pense analytiquement et rationnellement, il s’intéresse aux arbres (NdT : sic). À l’opposé, le côté droit est holistique et artistique, il s’intéresse à la forêt (NdT : sic). Il déclare ensuite qu’un certain nombre de preuves soutiennent cette approche du “génie”, basée sur la combinaison des hémisphères gauche et droit (pp. 14-19). R. Ochse offre une définition similaire du génie créatif dans Before the Gates of Excellence, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, “créer quelque chose d’original (nouveau, inhabituel, original, inatten­du) et de valeur (utile, bon, adapté, approprié)”.

[17]       C’est précisément pourquoi Boyd prétend que l’orientation est la partie la plus importante de la boucle OODA .

[18]       John R. Boyd, interview, 30 mars 1994.

[19]       Pour les lecteurs déçus qui attendent toujours un exemple opérationnel des idées de Boyd, j’offre les deux suivants, qui furent acceptés par Boyd comme étant des applications possibles.

Le premier m’a été mentionné par Robert Pape  : c’est le concept russe du Groupe de manœuvre opérationnel. Le GMO est une équipe mixte de commandos, parachutistes et unités chargées de la diversion, conçue pour opérer à l’intérieur des formations ennemies. Comme le décrit le docteur Harold Orenstein , “une telle activité transforme le concept classique de l’écrasement extérieur d’une unité (pénétration, encerclement, blocus) en celui de l’éclatement par l’intérieur (raids, aérotransport et diversions)”. Voir Harold Orenstein, “Warsaw Pact Views on Trends in Ground Forces Tactics”, International Defense Review 9, septembre 1989, pp. 1149-1152.

Le second exemple se rapporte spécifiquement à l’arme aérienne  et gravite autour d’un autre concept russe, celui du “complexe de reconnaissance et d’attaque”. Rapidement, ce complexe marie le renseignement en temps réel (à partir de systèmes spatiaux de surveillance et d’acquisition de cibles) et les plates-formes d’attaque à long rayon d’action. Voir Mary C. Fitzgerald, “The Soviet Military and the New Technological Operation in the Gulf”, Naval War College Review 44 n° 4, automne 1991, pp. 16-43. Utilisé en collaboration avec les opérations psychologiques d’ensemble, ces plates-formes seraient engagées dans des actions parallèles contre les cibles straté­giques du C4I  (commandement , contrôle, communications, calculateurs et renseignement) afin de pénétrer et de désintégrer “l’être moral-mental et physique” de l’ennemi.

[20]       Clausewitz  définit “l’objet ultime” de la guerre en des termes identi­ques. Voir Carl von Clausewitz, On War, op. cit., p. 484.

[21]       Mao  Ze Dong, Six Essays on Military Affairs, Pékin, Foreign Lan­guages Press, 1972, p. 273.

[22]       Ibid., p. 299.

[23]       Ibid., pp. 219-20.

[24]       En évoquant son briefing au sein de la division Checkmate  de l’USAF , Boyd a sous-entendu être l’importateur de l’idée de la paralysie  stratégique dans l’état-major (interview de Boyd, 30 mars 1994). Toutefois, le rappel historique du chapitre premier suggère que cette notion était en filigrane de la théorie aérienne stratégique américaine depuis ses premiers jours. Boyd ne se souvient pas avoir briefé John Warden directement, et Warden prétend n’avoir qu’une connaissance superficielle des idées de Boyd. Il est cependant très familier avec celles concernant le combat aérien et l’aspect énergétique de la manœuvrabilité, en raison de son passé de pilote de chasse (interview avec le colonel John A. Warden III, 27 janvier 1994).

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Chapitre Premier. La Notion de Paralysie Stratégique

C’est le rôle de la Grande Stratégie de découvrir et d’exploiter le talon d’Achille de la nation ennemie.

B.H. Liddell Hart , Pâris  ou l’avenir de la guerre

Sept ans après “la guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres”, Basil H. Liddell Hart  publia le premier de ses nombreux ouvrages relatifs à la guerre et à la stratégie militaire modernes. Son titre suggestif, Pâris  ou l’avenir de la guerre, rappelle la défaite mythique d’Achille battu par son adversaire Pâris, grâce à la frappe chirurgicale d’une flèche bien tirée. Comme ce titre le suggère, l’attaque des vulnérabilités de l’ennemi (par opposi­tion à ses forces) pourrait et devrait tenir lieu de modèle pour la conduite de la prochaine guerre. Les champs de bataille meurtriers de la Première Guerre mondiale  ont certaine­ment contribué à rendre la stratégie de Pâris préférable, les technologies du vol et la mécanisation ont semblé la rendre également possible. Ainsi a-t-on commencé à chercher les vulné­rabilités critiques de la nation ennemie, celles cruciales pour sa survie, protégées par le bouclier et l’épée de ses forces armées. En cours de route, la notion de paralysie  fut réintroduite dans le lexique de la stratégie militaire.

Les racines de la théorie de la paralysie  stratégique remontent loin dans l’histoire. Il y a plus de deux mille ans, le philosophe guerrier chinois Sun Zi  établissait les fondations théoriques sur lesquelles les stratèges ultérieurs construisirent. “La règle générale pour l’emploi des forces militaires est qu’il vaut mieux garder une nation intacte que la détruire¼ Il vaut mieux garder une armée intacte que la détruire¼ Par conséquent, ceux qui gagnent toutes les batailles ne sont pas vraiment talentueux – ceux qui sans combattre, rendent les autres armées impuissantes sont les meilleurs de tous” [1]. De plus, Sun Zi prône une rapide mise hors d’état d’agir de l’ennemi : “Ainsi, celui qui est bon aux arts martiaux obtient la victoire sur les forces de l’adversaire sans combattre, il conquiert les villes adverses sans siège, il détruit les nations adverses sans délais” [2].

L’autre pilier de la pensée militaire américaine actuelle, le stratège prussien Carl von Clausewitz , est parfois considéré comme un partisan inébranlable de l’anéantissement . Cepen­dant, une lecture plus attentive de ses œuvres révèle que ce n’est qu’une mauvaise interprétation. Dès 1827, Clausewitz reconnaît que la guerre peut prendre au moins deux formes distinctes : la guerre idéale, ou absolue, se concentrant sur l’anéantissement de l’ennemi et, par contraste, la guerre réelle entraînant des plans d’attaque limités, dans lesquels l’anéantissement  n’est pas une option stratégique en raison des restrictions imposées par les objectifs politiques et/ou les moyens militaires[3]. En conséquence de cette dualité dans la nature de la guerre, Clausewitz définit avec beaucoup de précautions ce qu’il entend par “destruction des forces armées ennemies” dans le Livre Premier de Vom Kriege. Il écrit : “Les forces combattantes doivent être détruites : c’est-à-dire qu’elles doivent être mises dans une condition telle qu’elles ne peuvent plus continuer le combat. Chaque fois que nous utilisons l’expression “destruction des forces ennemies”, c’est cela que nous voulons dire, et uniquement cela[4]. L’accent mis sur certains des mots de cette citation l’a été par Clausewitz lui-même, ce qui est très significatif. Sa définition de la destruc­tion des forces armées est tout aussi compatible avec la paralysie  qu’avec l’anéantissement .

À l’issue de la Première Guerre mondiale , deux Britanniques vétérans de ce tragique carnage apportèrent de l’eau au moulin de la paralysie  stratégique – J.F.C. Fuller  et Basil H. Liddell Hart . Fuller est le concepteur du premier plan opérationnel, à l’époque moderne, recherchant la paralysie de l’ennemi (plan 1919) ; il écrivit plus tard : “La force physique d’une armée réside dans son organisation, contrôlée par son cerveau. Paralysez ce cerveau et le corps cesse de fonctionner” [5]. Fuller insista sur le fait que cette “guerre du cerveau” était la méthode la plus efficace et la plus rentable pour détruire l’organisation militaire de l’ennemi, et donc sa force militaire. Afin d’économiser l’usage de la force militaire, il est nécessaire de produire l’effet instantané d’une “balle dans la tête”, plutôt que celui d’hémorragies lentes provoquées par des blessures corporelles légères[6].

L’âme sœur de Fuller  dans le domaine de la stratégie militaire était Liddell Hart . À l’image de son concitoyen, Liddell Hart était un farouche défenseur de la paralysie  stratégique. Arguant du fait que “la victoire la plus décisive n’a aucune valeur s’il a fallu que la nation se saigne à blanc pour l’obtenir”, il insista sur l’idée que la forme de guerre la plus efficace et la plus économique était celle visant le désarmement  au moyen de la paralysie, et non pas la destruction par l’anéantissement [7].

Un stratège ne devrait pas penser en termes de mort mais de paralysie . Même au plus bas niveau de la guerre, un homme mort est purement et simplement un homme en moins alors qu’un homme découragé est un porteur très contagieux de la peur, capable de répandre une épidémie de panique. À un niveau plus élevé de la guerre, l’impres­sion faite dans l’esprit du commandant adverse peut annuler toute la puissance de combat de ses troupes. Et, à un niveau encore plus élevé, la pression psycholo­gique subie par le gouvernement d’un pays peut suffire à annuler toutes les ressources dont il dispose – et l’épée tombe de la main paralysée [8].

Fuller  et Liddell Hart  ont tous deux assisté à l’introduction de l’arme aérienne  durant la Première Guerre mondiale , et tous deux ont envisagé pour la puissance aérienne  un rôle décisif dans l’obtention de la paralysie  stratégique. Fuller avait prédit “une armée tenant une autre armée en échec, pendant que ses avions détruisaient les communications et les bases ennemies, paralysant de ce fait l’action ennemie” [9]. De même, Liddell Hart tenait ce raisonnement : “Il n’y a pas de raison, pour autant que le coup porté soit suffisamment rapide et puissant, pour que quelques heures (quelques jours au maximum) après le début des hostilités, le système nerveux du pays se trouvant en situation d’infériorité au niveau de la puissance aérienne ne soit paralysé” [10].

Ils n’étaient pas les seuls à avoir ces grandes visions concer­nant la puissance aérienne . Très tôt, des enthousiastes de l’aviation vantèrent les mérites de cette “troisième dimension” que l’arme aérienne  ajoutait au champ de bataille. L’aptitude à s’élever au-dessus de la mêlée que seul possède l’avion en a conduit beaucoup à spéculer sur le fait que la puissance aérienne puisse défaire la nation ennemie et ses forces armées, en para­lysant le potentiel lui permettant de soutenir l’effort de guerre.  La paralysie  stratégique obtenue par les attaques aériennes promettait apparemment une victoire décisive, moins coûteuse tant en vies humaines qu’en argent. Plusieurs avia­teurs, vétérans de la Première Guerre mondiale , défendirent cette cause. Deux hommes émergent du lot en raison de l’influence qu’ils eurent sur le développement initial de la doctrine aérienne stratégique : Hugh Trenchard  et William Mitchell .

L ’Air Marshal  Lord Trenchard, le “Père de la RAF”, a pres­que à lui tout seul façonné la doctrine du bom­bardement straté­gique  au profit de la jeune armée de l’air indépen­dante britannique. Il croyait en la paralysie  stratégique. Dans un mémorandum de 1928 adressé aux chefs d’états-majors et relatif au but de guerre d’une armée de l’air, Trenchard présente explicitement l’objectif de l’action aérienne comme étant de “paralyser dès le début les centres de production de munitions de toutes sortes de l’ennemi, d’arrêter tous les transports et toutes les communications” [11].

Trenchard  reconnut que la paralysie  stratégique aurait des effets dévastateurs sur le moral national, mais soutenait que ces effets étaient “le résultat inévitable d’une opération de guerre légale : le bombardement d’un objectif militaire[12]. En complé­ment de cette défense éthique, il avançait des arguments écono­miques justifiant l’emploi de la puissance aérienne  dans la recherche de la paralysie. Il présentait les attaques paralysantes sur ces “centres vitaux”  soutenant l’effort de guerre  de l’ennemi comme étant “le meilleur moyen d’atteindre la victoire”, parce qu’elles obtiennent “infiniment plus d’effets (et) en général deman­dent à l’attaquant un tribut moindre” que les attaques contre les forces aériennes et de surface chargées de la défense. Trenchard concluait alors : “le poids des forces aériennes pèsera plus efficacement sur les cibles mentionnées plus haut, que sur les forces armées ennemies” [13]. À la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, un homme, qui avait rencontré Trenchard sur le front français et en avait été influencé, exposait des points de vue similaires, dans un style typiquement américain.

Le brigadier-général “Billy” Mitchell  sortit certainement le grand jeu pour son public dans le rôle du prophète de la puis­sance aérienne  pour l’Amérique. Mais son amour des projecteurs et le zèle avec lequel il a défendu sa cause ne peuvent en aucun cas venir diminuer l’impact très important qu’il a eu sur le développement initial de la doctrine aérienne des États-Unis . Il croyait, lui aussi, en la paralysie  stratégique. En 1919, dans une publication théoriquement consacrée aux applications tactiques de l’aéronautique militaire, Mitchell affirme que la plus grande valeur du bombardement aérien réside dans la “frappe des grands centres nerveux de l’ennemi, au tout début de la guerre, de façon à les paralyser le plus possible” [14]. Six ans plus tard, durant sa comparution devant la cour martiale qui a fait beaucoup parler de lui, Mitchell parlait avec ferveur de la capacité propre à la puissance aérienne de rendre un ennemi impuissant. Dans son dernier livre, Skyways, Mitchell concluait :

l’avènement de la puissance aérienne  a changé le paysage de la guerre, par sa capacité à aller directement vers les centres vitaux , à les neutraliser entièrement et à les détruire. Tout le monde a maintenant réalisé que le gros de l’armée ennemie déployé en campagne est un faux objectif, que les vrais objectifs sont les centres vitaux. La vieille théorie selon laquelle la victoire était synonyme de destruction de l’armée principale de l’ennemi n’est plus soutenable [15].

Clairement, lord Trenchard  et le général Mitchell  furent tous deux des avocats de la première heure de la paralysie  stratégique. Leurs écrits, troublants de similitude, proclament la nature révolutionnaire de la guerre aérienne . L’avion possède une capacité unique à éviter les sanglantes situations d’égalité terrestres, à combiner choc et puissance de feu dans une seule arme capable de frapper l’ennemi dans ses centres les plus vitaux au cœur de son territoire. Étant donnée l’importance considérable de Trenchard et Mitchell dans leurs armées de l’air respectives, la notion de paralysie fut intégrée dans les fonda­tions théoriques des doctrines aériennes stratégiques améri­caines et britanniques.

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Ce bref bilan de l’histoire de la paralysie  stratégique révèle sa présence épisodique dans les travaux des théoriciens de la guerre, avant l’avènement de l’âge de l’air. En tout cas, les turbulences créées par le Wright Flyer  secouèrent le monde de la pensée militaire. il en sortit des théories sur la stratégie aérienne qui, unanimement, adhéraient à la notion de paralysie. Avant d’examiner deux théories modernes de la paralysie, je dois présenter une définition plus précise de cette idée fondamentale qui a façonné l’évolution de la pensée relative à l’utilisation stratégique de la puissance aérienne . Pour ce faire, j’examinerai le concept de paralysie à la lumière des travaux théoriques de deux éminents auteurs dans le domaine militaire, le stratège britannique J.F.C. Fuller  et l’historien allemand Hans Delbruck . La typologie de Fuller aidera à distinguer ce qu’est la paralysie stratégique, alors que celle de Delbruck démontrera ce qu’elle n’est pas.

Dans The Foundations of the Science of War, Fuller,  se proposant d’examiner la nature de la guerre en tant que science, commence son étude par l’introduction du concept de l’ordre triple . Il insiste sur l’idée que l’ordre triple est “une base si universelle qu’elle peut être considérée comme axiomatique à la connaissance sous toutes ses formes” [16]. L’homme étant constitué d’un corps, d’un esprit et d’une âme, la guerre en tant qu’activité humaine doit présenter une constitution similaire. Adoptant le modèle de l’ordre triple pour réaliser son étude militaire, Fuller posa en principe l’existence de trois sphères de la guerre : physique, mentale et morale[17]. Respectivement, ces trois sphères concernent la destruction de la force physique de l’ennemi (puis­sance de combat), la désorganisation de son processus mental (puissance de réflexion) et la désintégration de sa volonté morale de résister (résistance). Fuller ajoute que les forces qui agissent dans le domaine de ces trois sphères le font en synergie : “La force de réflexion ne gagne pas une guerre, la force morale ne gagne pas une guerre, la force physique ne gagne pas une guerre, mais ce qui gagne vraiment la guerre, c’est la plus haute combi­naison de ces trois forces agissant comme une seule” [18]. On peut contester la logique interne et la validité de l’affirmation de Fuller selon laquelle l’ordre triple est la base de toute connais­sance, y compris celle de la nature essentielle de la guerre. Ceci dit, sa théorie reste utilisable pour aborder la nature de la paralysie  stratégique.

La paralysie  d’un adversaire comporte des aspects physi­ques, mentaux et moraux. En tant que stratégie, elle impose l’intention de mettre l’ennemi physiquement hors de combat de manière non létale, ainsi que de le désorienter mentalement afin de provoquer son effondrement moral. Alors que l’expression d’“intention non létale”  n’exclut pas nécessairement la réali­sation d’actions destructives ni n’élimine le risque de provoquer des victimes, elle traduit la volonté de rechercher à minimiser autant que possible ces résultats négatifs. Les effets physiques, mentaux et moraux peuvent être de courte ou de longue durée selon les impératifs de la grande stratégie. En d’autres termes, la paralysie stratégique vise les capacités physiques et mentales de l’ennemi, afin d’engager indirectement sa volonté morale et la vaincre[19].

En complément de son ordre triple , Fuller  envisage, dans Foundations, une autre proposition théorique qui aide à la définition de la paralysie  stratégique. Pour aider ses étudiants en stratégie militaire, Fuller établit un éventail des grands principes régissant la bataille. Le premier principe qui gouverne la conduite de la guerre, la “loi” de laquelle il tire neuf principes subordonnés, est celle de l’économie des forces  :

Tout au long de l’histoire de la guerre, on découvre que la loi d’économie des forces a été appliquée constam­ment, en dépit de l’ignorance humaine de la science de la guerre. Le camp qui peut au mieux économiser ses forces et qui, en conséquence, peut les déployer de la manière la plus rémunératrice, a toujours été le camp vainqueur [20].

L’argumentation de Fuller est peut-être tautolo­gique, ainsi que le prétend son biographe Anthony Trythall.  quoi qu’il en soit, ce point n’entre pas dans le champ de notre discus­sion[21]. La contribution de la loi de Fuller à la définition de la paralysie stratégique se situe au niveau du concept suivant : produire le minimum d’effort pour obtenir le maximum d’effet. Il s’agit de quelque chose que Pâris  a particulièrement bien réussi face à Achille.

Après avoir construit une définition partielle de la paralysie  (une stratégie à trois dimensions caractérisée par des intentions non létales  et par l’économie des forces),  nous pouvons mainte­nant l’examiner à la lumière de la typologie de Delbruck  afin d’affiner notre concept en démontrant ce que la paralysie straté­gique n’est pas. Dans un travail sémantique très fructueux, avec un parfum clausewitzien, Delbruck présenta l’histoire de l’art de la guerre à la lumière de l’histoire politique. Dans cet ouvrage, il défend l’existence de deux stratégies traditionnelles du combat : l’anéantissement  et l’attrition . Schématiquement, la stratégie d’anéantissement cherche la destruction des forces armées de l’adversaire, alors que la stratégie d’attrition vise à les épuiser. Malheureusement, comme Delbruck le craignait lui-même, elles furent mal interprétées par la majorité de ses lec­teurs qui les identifièrent comme, respectivement, les stratégies du fort (numériquement supérieur) et du faible.

Delbruck  a créé l’expression “Ermattungs-Strategie” (straté­gie d’attrition)  par opposition à la “Niederwerfungs-Strategie” (stratégie d’anéantissement  de Clausewitz,  mais il a plus tard con­fessé que “l’expression avait la faiblesse de fausse­ment donner l’idée d’une stratégie de pure manœuvre” [22]. Il était préoccupé du fait que, puisque par définition la stratégie d’anéantissement vise toujours la destruction des forces armées ennemies lors d’une bataille décisive, sa notion de stratégie d’attrition serait faussement interprétée comme étant l’évite­ment permanent de la bataille par la manœuvre. Pour éclaircir cela, Delbruck définit plus tard la stratégie d’attrition comme une “stratégie bipolaire”, un pôle étant la bataille et l’autre la manœuvre. Un chef militaire employant une stratégie d’attrition devra continuel­lement passer de la bataille à la manœuvre, favorisant un pôle plus que l’autre en fonction des circons­tances[23]. Ainsi, alors que les stratégies d’anéantissement  produisent des dénouements rapides issus de la défaite cuisante des forces armées ennemies, les stratégies d’attrition débouchent sur des conflits traînant en longueur, couronnés par le lent mais constant affaiblissement de la volonté de l’ennemi[24].

Comment la paralysie  stratégique s’intègre-t-elle alors dans le cadre de la théorie de Delbruck  ? Je prétends qu’elle n’est ni une stratégie d’anéantissement , ni une stratégie d’attrition , mais qu’il s’agit d’un troisième type. Elle ne vise pas un dénouement rapide par la destruction des forces armées ennemies dans la bataille. De même, elle ne recherche pas la décision lente par épuisement de l’ennemi en passant alternativement du pôle de la bataille à celui de la manœuvre. Par contraste avec les deux autres stratégies, elle cherche une décision rapide en incapa­citant l’ennemi par une fusion de la bataille et de la manœuvre. La bataille avec les forces armées ennemies est abandonnée au profit d’attaques contre le soutien et le contrôle de ces forces. La paralysie stratégique n’est ni exclusivement bataille, ni exclusi­vement manœuvre, mais plutôt une fusion des deux, dirigée contre le potentiel de guerre.

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Pour résumer les principaux aspects de notre définition, la paralysie  stratégique est une option militaire avec des dimen­sions physiques, mentales et morales. elle a pour objet de rendre l’ennemi impuissant plutôt que de le détruire. Moyennant un effort militaire (ou un coût financier) minimum, elle recherche le bénéfice ou effet politique maximum. Elle vise une décision rapide par l’intermédiaire d’une “manœuvre-bataille” dirigée contre la capacité mentale et physique de l’adversaire à soutenir et contrôler son effort de guerre  et permettant de diminuer sa volonté de résistance. Ayant mis en place cette définition,nous allons maintenant examiner les idées de notre premier théoricien moderne de la paralysie stratégique, le colonel John Boyd.

[1]        Sun Zi , The Art of War, traduction de Thomas Cleary, Boston et Londres, Shambhala Publications, 1988, pp. 66-67.

[2]        Ibid., p. 72.

[3]        Pour une explication plus détaillée de la double nature de la guerre selon Clausewitz , voir Peter Paret , Makers of Modern Strategy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1986, pp. 196-197.

[4]        Carl von Clausewitz , On War, éditeurs et traducteurs Michael Howard  et Peter Paret , Princeton, N.J., Princeton University Press, 1976, p. 90. Souligné par moi.

[5]        J.F.C. Fuller , The Foundations of the Science of War, Londres, Hutchinson, 1925, p. 314.

[6]        Ibid., p. 292.

[7]        Basil H. Liddell Hart , Strategy, Londres, Faber and Faber Ltd., 1954 ; réimpression, New York, Penguin Books, 1991, p. 212.

[8]        Ibid.

[9]        Fuller , op. cit., p. 181. Souligné par moi.

[10]       Basil H. Liddell Hart , Pâris, or  the Future of War (1925), New York, Garland Publishing, 1972, pp. 40-41.

[11]       Cité dans Charles Webster et Noble Frankland, The Strategic Air Offensive Against Germany 1939-45, Londres, Her Majesty’s Stationnery Office, 1961, vol. 4, p. 72.

[12]       Ibid., p. 73.

[13]       Ibid., pp. 71-76.

[14]       Cité dans Thomas H. Greer, The Development of Air Doctrine in the Army Air Arm, 1917-41, Washington, D.C., US Government Printing Office, 1985, p. 9.

[15]       William Mitchell , Skyways, Philadelphie et Londres, J.B. Lippincott, 1930, p. 255.

[16]       Fuller , op. cit., p. 47.

[17]       Il est intéressant de noter, que les trois sphères de Fuller  ressemblent fortement à la fameuse “trinité” de Clausewitz  : forces armées (physique), gouvernement (mental) et population (moral).

[18]       Fuller , op. cit., p. 145.

[19]       C’est cette orientation non létale qui distingue la paralysie  des stratégies plus traditionnelles d’anéantissement . Une opinion différente est présentée par le Major Jason Barlow , “Strategic Paralysis : An Air power Strategy for the present”, Airpower journal 7, n° 4, hiver 1993, pp. 4-15. Pour lui, la différence entre la paralysie et l’anéantissement est du niveau de la capacité technologique plutôt que de l’orientation politico-stratégique.

[20]       Fuller , op. cit., p. 204.

[21]       Comme l’écrit Trythall , “la loi de Fuller  sur l’économie des forces  est tautologique ; elle déclare simplement que le camp qui combat le plus efficacement gagne, et que cela ne signifie rien puisque la victoire est le seul critère valide de l’efficacité au combat”. Voir Anthony J. Trythall, Boney Fuller, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1977, p. 114. Même si l’argumentation de Trythall est sensée, je suis plus préoccupé ici par l’idée générale qui accorde au concept d’économie des forces un statut de caractéristique de base de la paralysie  stratégique, que par l’acharnement de Fuller à montrer que c’est la loi gouvernant les opérations militaires.

[22]       Hans Delbruck , History of the Art of War Within the Framework of Political History, traduction W.J. Renfroe Jr, Lincoln, Nebr., University of Nebraska Press, 1986, vol. 4, p. 279.

[23]       En général, mais pas toujours, le choix entre bataille et manœuvre était dicté par le rapport des forces en présence et/ou d’autres considérations matérielles. Cependant, il pouvait également inclure des facteurs aussi politiques que le but de la guerre, les répercussions possibles au sein de son propre gouvernement ou de sa nation, et les caractéristiques du gouvernement et du peuple ennemis.

[24]       Hans Delbruck , op. cit., vol. 1, p. 136.

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