LA PENSÉE NAVALE ITALIENNE APRÈS 1945

Ezio Ferrante

 

La désastreuse issue de la guerre et les polémiques passionnées relatives à sa conduite politico-militaire qui s’ensuivirent, le changement radical dans les relations internationales et le profond bouleversement de la « volonté de puissance » nationale domine le contexte au sein duquel se meut la pensée navale italienne dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. Les vicissitudes dramatiques du conflit, avec la double défaite infligée par les ex-ennemis anglo-américains et les ex-alliés allemands, seront vécues pendant longtemps comme le syndrome de la « fin de l’identité militaro-nationale du système du pays lui-même », et entraîneront un désintérêt pour les problèmes militaires.

Les nouveaux scénarios de la stratégie

Dans un contexte que même la presse américaine de l’époque n’hésitait pas à décrire, avec autant de réalisme que de manque d’égards, comme « l’effondrement de l’Italie en tant que puissance mondiale », dans un monde qui ne semble plus être le leur, réapparaissent timidement en uniforme de la marine, les plus éminents représentants de la pensée navale des décennies précédentes que sont Romeo Bernotti, Oscar di Giamberardino et Giuseppe Fioravanzo ; ils sont des « revenants » à leur façon, comme aurait dit Victor Emmanuel III, car ils appartenaient respectivement aux classes 1877, 1881, 1891. Leurs œuvres critiques en matière de stratégie navale avaient eu, en leur temps, un large écho international1 et maintenant, dans leur analyse rénovée, ils se risquent à interpréter les nouvelles dimensions de la stratégie mondiale. Leur engagement critique s’oriente donc dans deux directions bien précises : d’une part, selon une approche historique approfondie, il tend à illustrer et vérifier les événements de la récente guerre navale italienne2, tandis que, d’autre part, il essaie de redéfinir progressivement la signification d’une stratégie navale. « Dans cet après-guerre sombre, confus et plein de lassitude », Giamberardino, dans Il prossimo conflitto mondiale3, émet l’opinion que « la riposte anglo-américaine prévisible à l’invasion de l’Occident par les Russes serait celle d’une formidable manœuvre stratégique en tenaille, navale et aérienne, depuis la Baltique jusqu’à la mer Noire, de façon à étrangler le colosse moscovite par une offensive aérienne dans la région de l’Oural, séparant ainsi l’Europe de l’Asie ». Du fait de la situation des puissances occidentales en possession de la maîtrise de la mer, l’opposition navale soviétique ne pourra s’exercer que dans des limites étroites, le long de ses côtes, en se bornant à n’utiliser que des sous-marins et des croiseurs corsaires sur les autres théâtres d’opération. En d’autres termes, « la guerre russo-anglo-américaine du point de vue stratégique se présente comme la lutte entre la terre et la mer dans l’immensité des steppes et l’immensité de la mer, (alors que) l’ours moscovite (avec sa première offensive terrestre qui lui aurait permis d’occuper l’Allemagne et l’Italie) ne pourrait que s’arrêter sur les côtes et attendre que la baleine anglo-américaine vienne vers lui avec ce que nous pouvons appeler aujourd’hui power projection ashore, (si bien que,) comme l’océan des mers est sous l’empire des navires et des avions, l’océan des terres pourrait être sous celui des énormes escadres de puissants appareils aériens en tant que masse principale d’attaque, (en vue d’acquérir la maîtrise de l’air) ».

Ce facile enthousiasme à la Douhet est rapidement refuté et tempéré par Giambenardino4 qui précise : « Toute conception particulière et indépendante de chacune des trois forces armées doit être considérée comme révolue et arbitraire (¼ ). La conception d’une guerre aérienne indépendante qui ne se ferait pas en étroite collaboration avec les manœuvres stratégiques de l’armée et de la marine » doit être écartée pour respecter le principe de concentration des efforts5.

Dans l’immédiat après-guerre, les penseurs navals italiens, dans le sillage de leurs « précédentes professions de foi », adoptent donc les principes théoriques de la guerre intégrale et, en conséquence, ceux de la géographie stratégique intégrale6 estimant erroné le caractère décisif de la guerre aérienne7.

À propos de la remise sur le tapis de cette brûlante question, Bernotti se montre plus en retrait que dans l’essai Questa crisi mondiale8 et réexamine le problème en partant de son fondement historique pour en analyser les futurs développements :

La supposition qui voudrait que l’aéronautique ait le pouvoir d’apporter toute seule la victoire était fondée sur l’interprétation unilatérale des résultats de la Seconde Guerre mondiale, attribuant au bombardement aérien l’importance d’un facteur décisif ; par conséquent, supposant a fortiori que cela serait censé être certain, même dans la guerre atomique. Il est sans doute vrai que, dans la Seconde Guerre mondiale, le bombardement stratégique fut l’un des éléments du succès, mais il serait très exagéré de le considérer comme l’unique facteur déterminant. (…) La Seconde Guerre mondiale fut totale et intégrale, menée intensément sur des fronts terrestres continentaux et d’outre-mer, comme aussi sur mer contre les lignes de communication. (…) La guerre du futur sera essentiellement comme celle du passé : une lutte entre les forces armées dans leurs multiples formes ; tout particulièrement, la stratégie de l’Occident dépendra de la liberté avec laquelle on utilisera les mers. L’hégémonie en Méditerranée aura plus que jamais une importance fondamentale pour la défense européenne. Il reste évidemment le recours aux armes nucléaires qui ne peuvent ni défendre, ni vaincre, seulement détruire. En fait, ce recours est la solution militaire absolue.

Mais la véritable importance de l’œuvre de Bernotti réside, au-delà de son approche générale, dans l’accent mis sur la politique italienne de défense au lendemain de la signature du Pacte Atlantique : « le point de vue national doit passer après le point de vue européen, à son tour subordonné au point de vue mondial, dans le cadre du Pacte Atlantique et de la Communauté européenne de Défense (CED)« 9. Les problèmes particuliers de défense des nations indépendantes doivent être considérés dans le contexte plus large de la situation générale politico-stratégique. À l’époque de la guerre froide, « guerre virtuelle avec un risque constant de dérapage vers la guerre totale« , il est nécessaire pour l’Italie de présenter un programme d’idées sans se mettre en vedette, mais aussi sans adopter une attitude de renoncement ; dans ce programme la Marine doit d’abord se soucier de, «  défense du trafic maritime dans les eaux nationales en accord avec les obligations de l’OTAN« .

L’atlantisme s’affirme comme l’axe de la stratégie navale italienne, et fait naître en Italie un débat critique tournant essentiellement autour de la stratégie des moyens (mise en accord des moyens techniques avec les objectifs politico-stratégiques) et dans lequel la solution du problème aéro-maritime national prend soudain un relief particulier.

Les termes de ce dernier problème sont exposés d’une façon particulièrement claire par Bernotti : la persistance de la législation des années vingt, axée sur le monopole de l’armée de l’Air sur tous les aéronefs, entraîne la disparition de fait d’une quelconque stratégie intégrée au niveau des interforces, tant nationales qu’internationales (de nos jours, au niveau « joint » plutôt que « combined« ). Cela se passa de cette façon dans la Seconde Guerre mondiale et cela aura aussi lieu dans le conflit futur, auquel l’Italie participera dans le contexte des engagements atlantiques10. D’où l’exigence absolue de mettre sur le tapis la question importante du porte-avions, écartée en 1923, tardivement reprise en 1941 et tout simplement oubliée dans l’après-Seconde Guerre mondiale, alors que l’aviation embarquée est l’unique arme capable d’assurer l’indispensable appui aérien dans le combat naval. À cause des thèses de Douhet, la flotte italienne est contrainte d’opérer sans aviation, la possession de cette arme essentielle lui est interdite. Bernotti Cette constatation rappelle à Bernotti la remarque pleine de justesse de l’amiral Castex : « Dans le même ordre d’idées, pourquoi ne pas admettre qu’il est aussi logique d’interdire l’artillerie à la Marine ?« . L’illustre amiral conclut par ces mots : « La thèse de Douhet sombre dans l’enfantillage« 11.

Le débat technico-opérationnel, repris avec vigueur en particulier par Bernotti, sur la nécessité de créer une aviation navale, sera destiné à se prolonger durant les trois décennies suivantes par toute une série de travaux critiques (parmi lesquels citons en particulier, pour sa valeur documentaire et celle de ses propositions, l’essai des amiraux Mario Angelotti et Ubaldo Bernini)12. La conclusion sera en faveur de la Marine, après diverses propositions depuis la constitution de groupes d’hélicoptères jusqu’à l’idée du croiseur porte-aéronefs Garibaldi ; la loi du 26 janvier 1989 prévoit enfin l’acquisition d’une composante aérienne à aile fixe par la marine.

Le débat sur l’aviation navale, loin des controverses théoriques qui avaient caractérisé, dans la période d’avant-guerre, la polémique entre maîtrise de la mer et maîtrise de l’air, se situe dans un plus vaste contexte, celui de la stratégie des moyens, tourné vers le renouvellement de la flotte italienne en fonction de ses missions opérationnelles au sein de l’Alliance Atlantique qui provoque l’intérêt des analystes navals dans la période d’après la Deuxième Guerre mondiale, une fois surmontées les conditions contraignantes imposées à la Marine par le traité de paix. En cas de conflit, la mission de la marine italienne concernera essentiellement le contrôle des zones maritimes qui lui sont désignées ainsi que la défense des communications maritimes en liaison avec les forces navales alliées. Donc, un plan simple, direct, qui n’admet pas, dans la réalité de la confrontation bipolaire du moment et des constantes restrictions budgétaires des programmes navals, de « déséquilibres financiers » d’aucune sorte ; à la rigueur, il serait question de vérifier les limites et les possibilités réelles de ce plan d’une façon réaliste et concrète par une analyse des fins et des moyens.

C’est ce que, par exemple, se propose de faire l’amiral Virgilio Spigai dans son essai Il problema navale italiano13, dans lequel il fustige la politique navale à courte vue du moment conçoit, d’une manière simpliste, la flotte comme un simple et pur moyen de défense en cas de conflit au lieu de ce qu’elle devrait être : « un instrument de la plus grande efficacité à utiliser dans toutes les occasions, que ce soit en paix comme en guerre » ; cette politique ne se soucie même pas d’assurer avec un budget de misère l’existence d’une flotte de défense crédible.

Quant au coefficient de protection (rapport qui doit toujours être fait entre le déplacement total de la flotte de guerre et le tonnage global de la flotte marchande), il est de 0,1 et, suivant l’analyse de l’auteur, le plus faible de toute l’histoire nationale.

Par ailleurs, le niveau de l’armement de l’Italie, dans tous les secteurs, est incroyablement modeste et, comme l’observe avec peine l’amiral, « modeste au point que si tous les pays étaient armés comme nous, on ne risquerait pas d’avoir la guerre« . Étant donné la réalité des relations internationales et les engagements souscrits par l’Italie, l’unique issue pour une saine politique navale « sera celle qui consistera à la planifier au moyen d’un organe adéquat permanent et à traduire en lois le coefficient de protection » considéré comme indispensable pour assurer la crédibilité sur mer de la nation elle-même.

L’essai de Spigai, avec son ardeur polémique profonde et sa réserve dans la forme14, acquiert un intérêt particulier par son ouverture vers une série de cahiers de doléances15 des analystes navals à propos de la nécessité de conserver la cohésion de la flotte à un niveau indispensable pour qu’elle remplisse ses missions fonctionnelles (en réalité 105 000 tonnes de déplacement au lieu des 210 000 tonnes prévus par Spigai) ; elle trouvera sa concrétisation politico-financière avec la loi navale pluriannuelle de 1975 (avec l’engagement de mille milliards par décennie) qui a défini jusqu’à nos jours, au cours desquels un débat similaire s’est inévitablement rouvert, le rythme des constructions navales militaires en Italie. L’attention des critiques navals est constamment attirée par les grands thèmes de l’énergie nucléaire et par ses applications au domaine naval, dans une série de contributions plus orientées vers l’information que vers des propositions, comme le prouvent toute une suite d’interventions16 à ce sujet.

En revanche, la réédition de l’ouvrage célèbre de l’amiral di Giamberardino, Arte della guerra in mare17, incluant une « refonte totale imposée par l’âge nucléaire« , conduira l’auteur, du point de vue de la stratégie globale, à tirer des conclusions opérationnelles quant à un conflit futur ;

Si les destructions initiales provoquées par l’offensive aérienne russe et par la contre-offensive de l’OTAN en réponse aux premières, malgré leur atrocité, n’ont pas amené la fin du conflit, il serait alors bon d’envisager d’autres opérations avec la totalité des forces terrestres et navales dans une stratégie vraiment cohérente appliquée aux grands espaces, non pas pour foudroyer d’un coup l’ennemi mais pour mener contre lui une action probablement de longue durée. Alors, ce serait la puissance navale qui jouerait le rôle de facteur de durée, l’élément de cohésion étroite de la puissance militaire de l’Occident (…). Il serait facile de prévoir aussi une autre colossale bataille anti-sous-marine de longue durée dans l’Atlantique, comme celle de la dernière guerre, avec des prolongements en Méditerranée, en mer Rouge, dans l’océan Indien et dans le Pacifique ; en somme dans toutes les mers du monde.

C’est un scénario dont Giamberardino ne néglige pas de tirer des leçons dans des termes théoriques :

Pour la première fois, la théorie de Mahan sur le facteur économique déterminant de la puissance maritime n’a pas la même valeur pour les deux adversaires (…) ; c’est d’une part, pour l’un, la capacité et la force de dominer la mer, tandis que l’autre peut à peine tenter de l’empêcher sans qu’il lui soit possible de le remplacer dans son domaine ; d’autre part, c’est l’avantage de celui qui est presque inattaquable vu l’étendue de son propre territoire (sinon par l’offensive aérienne stratégique appuyée énergiquement par les porte-avions et les unités lance-missiles), il n’a pas les dispositions et la nécessité pressante du grand commerce maritime.

Dans l’analyse des caractères de la guerre future, Giamberardino fait une large place aux inévitables « surprises » techniques et opérationnelles, mais aussi à celles de nature plus spécialement politique : il affirme que c’est davantage de l’effondrement de la résistance de l’homme que pourra venir la fin des hostilités ; ce n’est pas une nouveauté, car déjà Clausewitz disait : « La guerre, étant une des activités de l’homme, est entièrement fondée sur la faiblesse humaine et dirigée contre cette dernière« . Mais lequel des deux adversaires ressentira le plus facilement l’écroulement moral ?18

Le débat culturel naval

Comme nous avons pu le constater dans ce rapide examen, les analystes italiens envisageaient le « problème naval » à l’époque de la guerre froide essentiellement en termes de défense, selon le couple binaire stratégie des moyens (obtention selon un plan préétabli, des hommes et des moyens nécessaires à la poursuite de l’objectif militaire), stratégie opérationnelle (planification, coordination et emploi des moyens mis à disposition selon des modalités tactiques convenant à la poursuite des objectifs préétablis). Néanmoins, général, on ne négligeait pas la dimension proprement théorique axée sur la redéfinition de la signification et du contenu des études stratégiques. C’est encore une fois Bernotti qui, dans son article « La strategia come studio »19, pose clairement le problème. Si l’on admet que « les principes fondamentaux de la stratégie sont de simples vérités évidentes qui subsistent bien que nous puissions changer les moyens militaires ; de tels principes immuables constituent – selon Castex – un bagage très léger » pour qui se propose la difficile tâche de fixer les critères d’exécution de la conduite de la guerre. Il sera nécessaire au chercheur (à qui on demande d’avoir des connaissances techniques, autant qu’intellectuelles ou spirituelles) de partir toujours de « tels axiome et postulats, de données qui déterminent ce qu’est la guerre, en raisonnant scientifiquement et avec une méthode déductive et inductive, mais aussi avec l’Histoire pour guide en mettant en rapport les moyens avec les objectifs et précisant un ensemble de critères généraux appropriés aux conditions de chaque époque« .

Il ne faut pas penser que le secours des études historiques à l’étude de la stratégie aurait perdu toute utilité pratique, car la critique historique représente toujours « l’élément stimulant de l’imagination en ce quelle développe la capacité de concevoir et de s’orienter face aux nouvelles possibilités de l’époque dans laquelle nous vivons« .

L’époque contemporaine est caractérisée par l’interdépendance et l’interpénétration des problèmes politiques et militaires : « Les considérations stratégiques ont une influence sur la politique du temps de paix et inversement ; même en période de guerre chaude, la politique continue à exercer son influence sur la stratégie » ; par l’interdépendance dans les trois champs d’action air, terre, mer ; par l’interpénétration entre tactique et stratégie à cause de l’augmentation des rayons d’action des armes. En d’autres termes, selon Bernotti, la guerre doit être considérée dans son ensemble !

La méthodologie proposée par Bernotti (analyse théorique du problème stratégique sur des bases historiques) représente le difficile banc d’essai des chercheurs italiens qui, le plus souvent, préfèrent axer leurs recherches sur la critique historique tout court20, apprenant tout au plus à commenter et à discuter les aspects théoriques en accord avec ce qui apparaît (ou se découvre ou se redécouvre) original au niveau international dans cette « globalisation de la culture » qui finit par caractériser toujours plus le monde contemporain.

Par exemple, commentant les travaux du général Beaufre21, le capitaine de vaisseau Flamigni, professeur adjoint de stratégie à l’Institut de guerre navale de Livourne (le premier institut de formation de la marine italienne créé par Bernotti en 1921), affirme avec force et avec des accents dignes de Bernotti que la stratégie est « une philosophie qui fournit une méthode de pensée nécessaire à la définition du problème politique et à la solution (par les stratégies partielles) du problème lui-même » ; il souligne en particulier ce qu’ont de fonctionnel les études historiques grâce à l’étude de la stratégie, à condition que celle-ci ne soit pas « l’unique élément d’étude« . Il faut qu’on se mette à faire des études stratégiques dans les divers « domaines qui ont de l’intérêt » : politique, économique, diplomatique, etc. En d’autres termes, il s’agit de considérer la stratégie militaire non seulement dans une optique de moyens, mais aussi dans un contexte général de stratégie totale, selon la propre terminologie du général Beaufre. Il affirme ensuite22 que la stratégie « est un tout qu’on ne peut scinder et qui englobe toutes les capacités potentielles de l’État« . La stratégie globale est faite de stratégies partielles selon les moyens employés (militaires, économiques, techniques, psychologiques, idéologiques et sociaux) « qui peuvent exister s’ils sont étudiés un à un, mais qui ne doivent pas être isolés du contexte général« .

Pour Flamigni, la stratégie militaire est l’ »art du commandant en chef militaire dans sa double fonction de conseiller militaire du pouvoir politique et de commandant des forces militaires« . Sa première fonction est donc la formulation de la stratégie globale, pour fournir au pouvoir politique les solutions militaires appropriées pour satisfaire aux objectifs politiques. Sa deuxième fonction, secondaire, est autant la préparation des moyens (stratégie des moyens) que la planification, la coordination et la conduite des opérations (stratégie opérationnelle). Une brillante synthèse qui, en un certain sens, prélude aux interventions publiques des plus hautes autorités navales, au niveau du chef d’état-major, qu’on observe constamment à partir du milieu des années quatre vingt, à l’occasion des sessions du Centro Alti Studi Difesa, l’institut de niveau le plus élevé en matière de formation nationale interarmes, sessions régulièrement signalées dans la Rivista Marittima23. C’est la référence fondamentale sur les coordonnées d’action politico-stratégique de la Marine, en face de quoi les interventions de quelques officiers de réserve ou plus rarement de chercheurs civils n’ont pu, tout au plus, que proposer de simples commentaires ou suggestions à titre personnel. Dans l’analyse des rapports de « la pensée du chef », Basil Liddell Hart n’avait-il pas écrit que « le chef ne raisonne pas seulement en termes de stratégie, mais aussi de  » grande stratégie « , c’est-à-dire qu’il raisonne à un niveau supérieur, là où les actions politiques et militaires se conjuguent« 24 ?

Théoriquement, le référant idéologique est constitué essentiellement par la théorie de Mahan, laquelle, en Italie, a toujours eu du succès malgré les inconvénients inévitables dus aux traductions tardives25. C’est un Mahan non pas interprété littéralement mais « revisité » en fonction des exigences prévisibles de la guerre froide sur mer où la « maîtrise de la mer » n’a pas son caractère de prééminence et n’est pas déterminante. La mission mahaniennne se manifeste par le maintien du libre usage des voies de communications maritimes permettant la circulation des approvisionnements et le passage des renforts venant des États-Unis et destinés aux théâtres d’opérations d’Europe et de Méditerranée. Et cela dans un contexte où le concept stratégique ne dépend plus, comme à l’époque de Mahan, de l’affrontement direct entre un certain nombre de navires armés de la même façon, pouvant être utilisés en un lieu déterminé et à un moment donné, mais essentiellement de la supériorité de concentration de systèmes d’armes appropriés, interdisant à l’adversaire de faire de même26.

De grands personnages aujourd’hui disparus ont dominé la scène culturelle de la période d’avant-guerre et, comme nous avons essayé de le montrer, ont aussi joué un rôle de premier plan dans l’immédiat après-guerre ; il s’agit de Giamberardino, Bernotti et Fioravanzo (disparus respectivement en 1960, 1974 et 1975). Dans le domaine de la critique historique, on « redécouvre » progressivement la tradition et la pensée militaire et navale italienne que les événements dramatiques de la guerre avaient peu à peu chassées de la mémoire27.

Au seuil du troisième millénaire

D’une façon qui aurait sans doute beaucoup plu à Sun Zi – le célèbre maître de la stratégie de l’ancienne Chine28 -, la troisième guerre mondiale a été gagnée sans avoir à être livrée. Dans son brillant et satirique pamphlet au titre provocateur : La Vittoria dell’Italia nella terza guerra mondiale, le diplomate Ludovico Incisa di Camerata29 montre que l’Italie va s’imposer dans cette guerre. Malgré la politique extérieure italienne calquée sur une politique intérieure déficiente, avec les rôles que lui a confiés l’OTAN, d’abord celui de la défense de son flanc sud dont elle a le commandement (qui est aussi l’objectif final de l’ultime tentative de l’URSS voulant étendre sa domination sur tout l’Occident), puis sa décision d’installer à Comiso, en Sicile, des missiles intermédiaires Cruise et Pershing. Cette dernière démarche était un défi à la politique soviétique qui recherchait à bâtir un équilibre militaire européen en sa faveur, lequel aurait entraîné l’autofinlandisation de l’Europe. L’Italie, en fait, avait contribué à déjouer définitivement la menace soviétique et, en conséquence, se trouvant parmi les vainqueurs de la guerre froide, aurait, à titre de récompense, « récupéré une position géopolitique privilégiée » dans le contexte méditerranéen.

En réalité, le théâtre méditerranéen, une fois évacuées les idées velléitaires maximalistes liées au souvenir du Mare Nostrum que Mahan appelle « Manifest destiny of Italy« , n’a jamais été oublié par la stratégie navale italienne, et surtout pas dans les heures les plus difficiles des premiers temps de l’après-guerre30. Tout au plus, il avait été pensé essentiellement en termes de défense et avec l’idée de contenir l’adversaire, déterminé particulièrement par la confrontation bipolaire dans laquelle la conflagration s’étendait « du haut vers le bas »31. Dans le monde de la post-guerre froide, la région méditerranéenne (la soi-disant Méditerranée au sens large) dans laquelle les flottes soviétique et américaine ont cessé de s’affronter, est, en revanche, repensée dans une optique de sécurité collective à l’enseigne de la coopération internationale.

L’Italie, « puissance moyenne régionale ayant des intérêts économiques mondiaux », dans le passage d’une conception statique à une conception dynamique de la politique de défense et dans une synergie favorable entre les trois politiques extérieure, économico-commerciale et sécuritaire, tend à se doter d’une présence internationale appropriée, « en premier lieu, précisément, dans sa zone géopolitique (la Méditerranée au sens large) ; mais aussi là où cela s’avère nécessaire pour des raisons valides de politique internationale, aussi hors de cette zone, pour le maintien de la paix et de la stabilité internationale ainsi que pour des raisons de caractère humanitaire« 32.

Un tel contexte implique un renouvellement, conceptuel et opérationnel, des moyens navals eux-mêmes, des programmes d’opérations dont les éléments sont encore une fois formulés dans toute une série d’interventions directes du chef d’état-major de la Marine33. C’est une fois arrivé à ce point capital qu’on peut penser une « nouvelle » stratégie navale qui tendra à donner une plus grande flexibilité et une capacité de projection plus forte aux moyens militaires interforces appuyant depuis la mer les des éléments interforces à terre.

Naturellement, la « maîtrise par la mer » ne doit pas se comprendre comme « fonction de coopération collatérale ou temporaire », comme elle pouvait l’être dans la guerre intégrale ; au contraire, exercer la « maîtrise par la mer » est la « véritable combinaison des efforts déployés dans tous les théâtres d’opérations (depuis les systèmes de contrôle jusqu’à la guerre électronique, depuis l’artillerie jusqu’à la force amphibie, depuis l’aéronef embarqué jusqu’au missile mer-sol), pour contrôler depuis la mer les opérations conduites à terre« .

À une époque fortement marquée par l’indiscutable thalassocratie occidentale, cette formulation de la doctrine navale officielle de la marine italienne, implique avec la superposition de la « maîtrise par la mer » à la traditionnelle « maîtrise de la mer », un changement radical du cadre général de référence théorique ; la référence à Mahan est rendue caduque par la découverte de la doctrine de sir Julian Corbett. Ce n’est pas un hasard si son œuvre, Some Principles of Maritime Strategy, datant de 1911, a été traduite en italien en 1995 par l’Ufficio Storico della Marina. D’autre part, le fait de reconnaître la Méditerranée au sens large comme zone essentielle d’intérêt national ouvre la voie au renouveau des études de géopolitique et de relations internationales34 ; alors que la « géopolitique du passé avait essentiellement un caractère spatial et physique, privilégiant les éléments tels que la distance, l’importance, les ressources naturelles et la position géographique, la nouvelle géopolitique, elle, englobe l’économie, les structures productrices, sociales et culturelles, la psychologie des peuples, la démographie et les perspectives mondiales telles que l’écologie et le développement« 35.

Tandis que l’Italie, avec le triple « cercle concentrique » de sa propre politique extérieure (atlantique, européenne, méditerranéenne), cherche à redéfinir son rôle géopolitique dans le nouvel ordre mondial, encore insaisissable et en devenir, mettant en avant les engagements internationaux de « peace-keeper » et les devoirs de « constabulary » confiés aux forces navales par les institutions du nouveau droit de la mer, on ne peut qu’exprimer le vœu d’une reprise « originale » de la pensée navale nationale qui ne sera plus fondée tout court36 sur la stratégie des moyens et sur la stratégie opérationnelle ; elle ne serait pas non plus une forme adultérée des autres théories qui s’expriment essentiellement sous la forme de commentaires et de propagande critique. « J’ai passé toute ma vie à tenter de découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté de la colline ! » Cette pensée « métaphorique » du duc de Wellington pourrait être le soutien indispensable des analystes navals de l’avenir, à la recherche d’une méthode originale pour essayer de voir « derrière la colline », c’est-à-dire derrière le rideau des événements et des faits transitoires.

 

 

 

 

 

 

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Notes:

 

1 Je ne peux que renvoyer à mes essais et, en particulier, à « Il pensiero stratogico navale in Italia », Rivista Marittima (qui sera dorénavant notée RM), supplément n° II/1988, et à « La pensée navale italienne entre les deux guerres », dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’évolution de la pensée navale VI, pp. 153-177.

2 En particulier, rappelons les écrits de l’amiral Fioravanzo publiés dans le recueil La Marina nella seconda guerra mondiale de l’Ufficio Storico della Marina Militate, dont l’amiral était le directeur. Le azioni navali nel Mediterraneo (1959-1960, 2 vol.) ; La Marina dall’8 settembre 1943 alla fine del conflitto (1962) ; La difesa del traffico con l’Africa settentrionale (1964) ; Il conflitto (1972-1975-1978, 3 vol.) ; enfin, nous pouvons rappeler Storia del pensiero tatico navale (1973). En ce qui concerne Bernotti, signalons La guerra sui mari nel conflitto mondiale, Livourne, Tirrena, 1947-1950, 3 vol., et Storia della guerra nel Mediterraneo, Rome, Vito Blanco, 1960. Di Giamberardino a écrit La Marina nella traiedia nezionale, Rome, Danesi, 1947, ainsi que la série d’articles sur les transports d’approvisionnement de l’Afrique du Nord, dans RM, nos 1, 2 et 3 de 1948.

3 Rome, Danesi, 1947.

4 Dans « Strategia dei Grandi Spazi », RM, n° 4, 1948, pp. 5-11.

5 À propos de cette polémique, voir mon « Giulio Douhet e i pensatori navale », dans La figura e l’opera di G. Douhet. Atti dei Convegno, Caserta, Società di Storia Patria di Terra di Lavoro, 1988, pp. 245-257.

6 Analysée par Fioravanzo dans Il Mare et la Strategia dei Grandi Spazi, Livourne, Istituto di Guerra Marittima, 1955-1956, dans lequel il expose les fondements d’une géographie stratégique intégrale « conditionnant, en temps de paix, la politique internationale et la préparation des forces pour soutenir cette politique et, en temps de guerre, la conduite des opérations« .

7 Fioravanzo lui-même, commentant, dans la RM, nos 8 et 9, 1954, l’ouvrage de A. de Seversky (Air Power : Key to Survival, trad. italienne 1953), reconnaît le changement d’époque que le second conflit mondial a entraîné dans la puissance aérienne : « un temps intégrant complètement les puissances maritime et terrestre« , se trouvant être maintenant « l’arme destructrice par excellence » avec des fonctions décisives si, selon lui, on complète le célèbre « bombardement stratégique » par des « opérations de troupes aéroportées ».

8 Livourne, Tirrena, 1954.

9 Sur le débat italien avec la CED, en particulier, rappelons F. Marenco, « Communità europea di difesa : mera utopia o grosso affare per tutti gli europei ? », RM, nos 7 et 8, 1970.

10 « Si la puissance maritime s’est transformé en puissance aéromaritime, il s’ensuit qu’une Marine sans une aviation propre ne peut être efficace. C’est une vérité qui coule de source, que tout le monde reconnaît, mais l’Italie feint de l’ignorer et de ne pas vouloir la comprendre. Le fait que l’Italie ne trouve pas l’issue pour sortir de cette situation chronique… interdit aux alliés de faire confiance à notre nation ; ils ne viennent pas à notre aide au moment où nous nous réarmons, même si notre politique militaire est globalement rationnelle. » op. cit., pp. l37-138.

11 Bernotti, p. 131, reprend la citation de Castex tirée de l’article « La pure doctrine », Revue des forces aériennes françaises, XII, 1948.

12 Il problema aeronavale italiano. Aspetto storici e attuali, Livourne, Belforte, 1981.

13 Rome, Vito Bianco, 1963. Du même auteur, voir aussi « I fronti del potere navale », RM, n° 2, 1960.

14 « En hommage à la parfaite neutralité politique des forces armées italiennes, cet ouvrage est absolument apolitique. Il ne s’occupe pas de politique au sens que l’on donne couramment en Italie à ce mot : partitisme ou philopartitisme avec une certaine tendance à l’idée de parti. » (ibid., p. 7).

15 En français dans le texte (ndt).

16 Nous rappelons, toujours à titre d’exemple, L. Musumeci, « L’énergie atomica e il potere marittimo » ; R. Bernotti, « Conseguenze strategiche dell’era nucleare », et S. Roccotelli, « La propulsione nucleare oggi », parus respectivement dans RM nos 5 et 6, 1954, n° 12, 1965, et nos 11 et 12, 1971. Y ajouter, sur les accords nucléaires secrets franco-italiens, la contribution récente d’Achille Albonetti, « Storia segreta della bomba atomica italiana ed europea », Limes. Rivista italiana di geopolitica, 1998-2, pp. 157-171.

17 Rome, Ministère de la Défense-Marine, 1958 ; les deux précédentes éditions remontent aux années 1937 et 1938 par l’Ufficio Storico della Marina.

18 Pour une analyse plus détaillée, voir « Caratteristiche della possibile guerra futura » (pp. 52-58), dans lequel on développe les concepts déjà abordés dans Il prossimo conflitto mondiale ; il s’insère dans la ligne de pensée qui a, par la suite, été celle de personnages aussi notables que B.H. Liddell Hart, John Hackett, Shelford Bidwell – dont les œuvres traduites en italien ont bénéficié d’une vaste diffusion (respectivement : La prossima guerra, La terza guerra mondiale, Una storia futura, La terza guerra mondiale, Milan, 1960 et 1979, Rome, 1981).

19 RM, n° 3, 1960, pp. 5-12.

20 En français dans le texte (ndt).

21 «  » Appunti su introduzione alla Strategia  » du général A. Beaufre », RM n° 12, 1970 ; le texte du général français date de 1965 (Paris, Colin) et a été traduit en italien l’année suivante (Bologne, Il Mulino, 1966). Voir en outre le travail de A. Flamigni et M. Calttich, « A proposito di  » Appunti su introduzione alla Strategia  » del générale Beaufre », RM, n° 3, 1971.

22 Dans l’article « Che coss’e la Strategia ? », RM, n° 7, 1984.

23 Voir mon essai « La Rivista Marittima dalla fondazione ai nostri giorni. La stora, gli autori, le idee », supplément à la Revue Marittima, n° 7, 1986, pp. 101-sq.

24 La prossima guerra, op. cit. , p. 21.

25 Du corpus des œuvres mahaniennes, n’ont été traduits que récemment en italien : L’influenza del potere marittimo sulla storia (1660-1783), Rome, Ufficio Storico della Marina, 1994 ; L’importanza del potere marittimo per gli interessi degli Stati Uniti, Rome, Forum di Relazioni Internazionale, 1996 ; Strategia navale, Rome, Forum di Relazioni Internazionale, 1997, avec une intéressante introduction de l’amiral Fernando Sanfelice di Monteforte. L’amiral Castex a eu une certaine influence, mais n’a pas été traduit, jusqu’au travail en cours sous la direction de l’amiral Vezio Vascotto, les deux premiers tomes des Théories étant parus sous le titre Teorie strategiche, Rome, Forum di Relazioni Internazionale, 1999.

26 Signalons les travaux de P.P. Ramoino, Il Pensiero di Mahan e la sua influenza nella storia del pensiero strategico, Livourne, IGM, 1982, et de A. Flamigni, « Alcune considerazioni sui potere marittimo », RM, n° 12, 1989, et Evoluzione del potere marittimo nella storia, Livourne, IGM, 1992.

27 Je renvoie à mes essais : « Il Potere marittimo. Evoluzione ideologico en Italia (1861-1939) » et « Il pensiero strategico navale in Italia », suppléments à la Revista Marittima, n° 10, 1982 et n° 11, 1988, « Potere marittimo », dans Storia militare d’Italia (1796 1975), Rome, Editalia, 1990, pp. 189-204 et « Giulio Rocco, précurseur oublié », dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’évolution de la pensée navale III, pp. 85-96 ; P.P. Ramoino, Alcune note sul Pensiero strategico del Machiavelli, Alcune note sul Pensiero di Clausewitz, Qualque nota sul Pensiero di Jomini, Livourne, IGM, 1982 et 1988 ; A. Flamigni, « Appunti su Clausewitz », RM, n° 10, 1982.

28 C’est le penseur militaire le plus traduit en Italie. Parmi les plus récentes éditions de l’Arte della Guerra, rappelons celles de Thomas Cleary (Rome, Ubaldini, 1990), Riccardo Fracasso (Rome, Newton Compton, 1994) et Leonardo Vittorio Arena (Milan, Rizzoli, 1997). On souhaiterait que les œuvres de Mahan, de Castex et de Corbett aient le même succès !

29 Bari, Laterza, 1996.

30 Je renvoie mes essais : « Il Mediterraneo nei primi anni Cinquanta : problemi di politica e strategia navale », dans E. di Nolfo, R.H. Rainero et B. Vigezzi (ed.), L’Italia e la politica di potenza in Europa (1950-1960), Settimo Milanese, Marzorati, 1992, et « Il Mediterraneo nella Coscienza nazionale », supplément à la Revista Marittima, n° 6, 1987.

31 Dans le sens où « les diverses nations se situent par rapport aux deux superpuissances en tant que pays alliés, satellites, clients, neutres, non alignés (et) les leaders d’un pays pouvaient faire un tel choix basé sur des considérations de sécurité, sur des calculs d’équilibre des pouvoirs ou sur leurs préférences idéologiques« , ainsi que le note bien Samuel B. Huntington, dans Lo scontro delle Civiltà e il nuovo ordine mondiale, véritable best-seller international traduit en 23 langues, qui a provoqué en Italie un vaste débat critique (trad. italienne Milan, Rizzoli, 1997).

32 « Un cadre qui, à partir du Liban en 1982, passe par l’opération Desert Storm en 91, la mission Airone au nord de l’Irak, la mission Pellicano en Albanie en 1991-1993, la mission Ibis en Somalie en 1992 et 1994, la mission Albatros au Mozambique de 1993 à 1994, les missions IFOR et SFOR en Bosnie en novembre 1995 et, pour finir, l’opération ALBA (en 1997) qui a vu la participation de 50 000 de nos soldats, marins et aviateurs… où pour la première fois l’Italie a assumé le rôle de pays guide dans une coalition multinationale européenne« . Amiral Guido Venturoni, « L’adattamento dell’Alleanza atlantica nel contesto evolutivo della sicurezza europea », conférence à l’Istituto Alti Studi Difesa, 26 juin 1997.

33 En particulier, rappelons les Rapports annuels sur l’état de la Marine militaire italienne (à partir de 1993), moyen de communication externe entre la Marine et l’opinion publique, « une mise au point traditionnelle dans le panorama toujours plus riche de l’information sur des thèmes de sécurité« , comme l’a défini l’amiral Angelo Mariani, chef d’état-major général de 1994 à 1998, compte rendu objectif de ce qui est arrivé dans l’année précédente, inséré dans un contexte de réflexions qui tendent à rendre compréhensible la liaison entre l’activité des forces armées et la représentation la plus générale de la politique étrangère et de sécurité.

34 A. Flamigni, « Rinascita delle Geopolitica », Rivista Militare, n° 4, 1992 ; A. Flamigni et Carlo Jean, « Ancora sulla geopolitica », RM, n° 7, 1993, ; Carlo Maria Santoro, « La geopolitica del Mediterraneo », Affari Esteri, n° 109, hiver 1996 ; Carlo Jean, « La rivoluzione geopolitica del dopoguerra fredda », Affari Esteri, n° 113, hiver 1997.

35 « Un renouveau de la pensée géopolitique, considéré non pas comme une recherche du « sens » de l’histoire ou comme une prédiction du futur, mais comme une enquête sur l’influence de l’air du temps sur les décisions politiques apparaît de la plus grande importance pour la réalisation des intérêts nationaux et des lignes générales de l’action provenant du développement en vue de les matérialiser« , comme l’affirme avec force le général Carlo Jean dans son article « La riscoperta della geopolitica », RM, nos°7 et 8, 1992 ; du même auteur, voir aussi Geopolitica, Bari, Laterza, 1995.

36 En français dans le texte (ndt).

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LA PENSÉE NAVALE GRECQUE CONTEMPORAINE

Ioannis Loucas

Observations préliminaires

L’État grec moderne, qui est né de la lutte pour l’indépendance contre l’Empire ottoman (1821-1830), s’est fermement orienté vers la notion de « géostratégie maritime » dans le cadre de laquelle la délimitation entre les marines « marchande » et « militaire » est restée floue durant de nombreuses années, en dépit de l’existence d’une « flotte de guerre » à côté de la marine « marchande ». L’objectif de la géostratégie grecque consistait en la « maîtrise de la mer » et le fer de lance n’en était pas seulement la flotte de guerre mais aussi la flotte marchande, laquelle a presque toujours été incluse dans le cadre du « plan militaire » pour la maîtrise de la mer Égée. C’est la raison pour laquelle, jusqu’en 1947, la flotte marchande et la marine militaire relevaient de la même autorité, le ministère de la Marine, lequel était très souvent en relations conflictuelles avec le ministère des Armées. Par ailleurs, jusqu’en 1909 les forces navales étaient dépourvues d’un état-major général de la marine ; leur commandement relevait de trois centres différents, eux aussi fréquemment en conflit, à savoir le ministre de la Marine, son supérieur le Premier ministre et le Roi, chef des forces armées. Ainsi, l’établissement d’une stratégie purement navale fondée sur une « pensée navale » était de facto impossible : jusqu’au milieu du xxe siècle, l’action de la marine de guerre était principalement déterminée d’une part, par le jeu politique (qui dépendait directement des facteurs internationaux) et, de l’autre, par la personnalité du commandant de la flotte et des officiers supérieurs de la marine, dont toute l’action se limitait forcément au domaine opérationnel et tactique.

Cette situation se reflète d’une manière indirecte dans le champ de la recherche sur les questions navales, laquelle fut limitée, jusqu’à la fin de la guerre froide, à trois axes fondamentaux : a) les questions de force navale avec, pour noyau central, l’importance de la mer pour l’hellénisme, b) les questions d’histoire navale dans leur aspect purement événementiel, afin de mettre en valeur tantôt les grands moments du passé naval grec (par exemple les guerres Médiques, l’Athènes classique, Byzance, la guerre de 1821), tantôt « les grandes personnalités », principalement les amiraux et les chefs navals (par exemple Thémistocle, Andreas Miaoulis, Pavlos Koundouriotis), c) les questions de tactique navale et d’opérations militaires en relation avec les nouveaux systèmes d’armement et leurs applications dans le combat sur mer. Il semble que les études sur des questions ayant trait à la stratégie navale proprement dite furent terra incognita pour les chercheurs grecs. Telle est la situation que révèlent les articles publiés dans l’organe de la marine de guerre grecque Naftiki Epitheorissi (« Revue maritime »), édité depuis 1917 jusqu’à aujourd’hui. En effet, elle a été inaugurée par une étude sur les liens entre l’hellénisme et la mer, entendus au sens le plus général et culturel du terme, tandis que la première étude à aborder la stratégie ne paraîtra que huit ans plus tard et ne concernera même pas la réalité grecque : ce sera la traduction d’un article du capitaine de frégate britannique A. Talbot sur la stratégie navale britannique. C’est en 1937 que paraît la première étude au contenu purement stratégique signée par un officier de la marine de guerre grecque, mais de nouveau elle ne concerne pas uniquement la Grèce mais d’une manière générale les pays désignés comme « puissances plus faibles ». L’année suivante, on « découvrira » la relation entre la géographie et la maîtrise des mers, tandis que les lecteurs de la revue devront attendre 1959 pour lire pour la première fois les termes « géopolitique » et « géostratégie », grâce à la traduction d’une étude de l’amiral français Lepotier. Finalement, et ce sera encore une « première », c’est en 1962 que la pensée de A. Mahan fera l’objet d’une étude et d’une présentation au public grec, par l’officier de marine M. Simpsas, qui est aussi l’auteur d’une histoire officielle de la marine de guerre grecque de l’Antiquité à la guerre de 1821.

On observe une autre particularité de la pensée navale grecque : les plus grands protagonistes de l’histoire navale grecque moderne et contemporaine (comme le chef de la flotte pendant la guerre de 1821, A. Miaoulis, et le chef de la flotte des brûlots, K. Kanaris, ainsi que le commandant de la flotte des guerres Balkaniques de 1912-1913, P. Koundouriotis) n’ont rédigé aucune étude navale, pas même leurs mémoires, absorbés qu’ils étaient par la politique à laquelle ils se vouèrent, une fois leur mission militaire accomplie.

Après la Seconde guerre mondiale apparaît une pléiade d’officiers supérieurs – dont certains arriveront jusqu’au poste de chef de l’état-major général de la marine – qui se distinguent par leurs écrits, principalement consacrés à l’histoire navale, déclinée selon le mode conceptuel de Ranke, où l’accent est tout particulièrement mis sur le domaine tactique et opérationnel ainsi que sur le progrès technique de la marine de guerre. Ces observations valent aussi, dans les grandes lignes, pour les professeurs d’histoire de l’Académie Navale (Skholi Naftikôn Dokimôn – S.N.D., littéralement École d’Aspirants de Marine) depuis le très productif Constantin Rados du début du siècle jusqu’à Constantin Varfis au début de la décennie 1990. En ce qui concerne l’École Navale de Guerre (Naftiki Skholi Polemou – N.S.P.), fondée en 1925, elle ne parviendra pas non plus à échapper à cette situation, en dépit des loyaux efforts consentis de temps à autre par certains de ses officiers d’état-major et de ses professeurs pour instituer un enseignement systématique de la pensée navale.

C’est au début des années 1990 qu’apparaît un changement, grâce à la collaboration étroite des écoles de la marine de guerre avec l’Institut de Relations Internationales de l’Université Pandeion des sciences politiques et sociales d’Athènes d’une part, et de l’autre, grâce à la revalorisation de l’École de Guerre qui s’est opérée à partir de 1995, faisant de celle-ci une institution supérieure de niveau universitaire spécialisée dans les questions de l’art et de la stratégie navals. Cette École est l’organe compétent de l’État grec pour tracer une stratégie navale nationale. Le renforcement de l’encadrement de l’École Navale de Guerre, par des officiers qui ont reçu un supplément de formation (une sorte de troisième cycle) au Naval War College des États-Unis, et par des professeurs et des chercheurs de l’Institut de Relations Internationales (Institouto Diethnôn Skheseôn – I.DI.S.), dans un contexte de tension prolongée des relations gréco-turques dans la mer Égée, a eu pour résultats l’augmentation des études sur la stratégie navales helléniques et plus généralement occidentale, et la formulation de la « doctrine de l’espace unique de défense », laquelle, pour la première fois réunit sous un « parapluie » stratégique unique les mers Ionienne, Égée et Méditerranée orientale (Chypre).

Avec ces données, une question se pose à juste titre : dans quelle direction le chercheur qui désire étudier la doctrine et la stratégie navales de l’État grec moderne, que ce soit dans le cadre de la problématique générale concernant la géostratégie maritime ou indépendamment de cette problématique, doit-il se tourner ? En fait, la recherche doit être engagée dans trois voies parallèles : a) l’œuvre et la pensée – ou l’une des deux – de certains hommes politiques grecs et principalement de ceux dans le programme politique desquels la force navale constituait une partie clairement distincte (par exemple le chef de la révolution de 1821, Alexandre Ypsilanti, et l’artisan de la Grande Grèce, Eleuthérios Venizélos), b) les rares écrits des officiers de la marine de guerre tant qu’ils étaient à des grades subalternes et que la marine de guerre les intéressait plus que la politique (par exemple Periklis Argyropoulos), c) les programmes navals de l’État grec, lesquels malheureusement sont perçus d’après les événements, au lieu d’être connus sous leur aspect théorique et dans leur formulation. Et cela parce que, comme l’écrivait aussi en 1952 le vice-amiral D. Oikonomou,

jusqu’à la fin des années d’avant-guerre et en fait jusqu’à la constitution du Service historique de la Marine auquel on a rattaché le Service des archives, les documents essentiels que sont les mémoires et les décisions concernant la politique navale du pays n’ont pas été conservés ; la non conservation de ces documents précieux et le rejet de toute correspondance en général, de nature essentielle comme courante, dans des dépôts, sans aucun classement systématique et même presque sans surveillance, ont rendu concrètement impossible la recherche et la découverte de ces éléments indispensables à la reconstitution historique du développement et des différentes phases, du point de vue de l’organisation, de notre Marine royale. Si l’on y ajoute la destruction des archives pendant la prise, par les occupants, des édifices de la marine et les installations des envahisseurs, on conclut à l’impossibilité absolue, tout au moins pour les époques les plus anciennes, de rechercher les données importantes en vue de la reconstitution de l’histoire du développement de la Marine royale.

Cet auteur souligne, comme exemple caractéristique de cette situation, que, durant l’occupation allemande, le décret du roi Georges Ier, par lequel le grade d’amiral de la Marine grecque avait été conféré au roi Edouard d’Angleterre à l’occasion de sa visite en Grèce, a été utilisé comme papier d’emballage par quelque maraîcher « et est ainsi devenu propriété d’un acheteur privé« 1.

La Révolution grecque de 1821 et la création
de l’État grec moderne

Les racines de la révolution de 1821 contre la domination ottomane se trouvent en 1774 lorsque, avec le traité de Kaïnardji, la Porte non seulement autorise la libre traversée des Détroits par les navires russes mais encore accorde aux sujets grecs du Sultan le droit de hisser des drapeaux grecs aux mâts de leurs bateaux. Dans un laps de temps extrêmement court, la vie économique fleurit soudainement dans les régions littorales et les îles du sud de la péninsule balkanique, entraînant la création et le développement d’une classe de marins négociants grecs qui va axer sur le commerce maritime les secteurs de l’artisanat et de la production agricole. Ainsi, au début du xixe siècle sera créé un marché aux caractéristiques capitalistes, pour ce qui est de son fonctionnement interne et du développement des grands centres urbains, marché contrôlé par les Grecs, bien que l’élément grec soit obligé d’opérer dans la périphérie du centre capitaliste européen, et de subir les conséquences de la concurrence déloyale des « capitulations » ottomanes à l’avantage des grandes puissances navales occidentales. Les guerres napoléoniennes contribueront à faire de cette classe de marins négociants le tronc à partir duquel l’hellénisme se ravivera : les propriétaires de bateaux qui ont armé ceux-ci de canons pour tenir tête aux pirates qui écument la Méditerranée vont rompre systématiquement le blocus anglo-autrichien des ports français, recueillant d’énormes bénéfices mais aussi une expérience inestimable de la mer et de la guerre sur mer2. En même temps, le contact systématique des marins négociants grecs avec la réalité française, en relation, avec l’œuvre d’intellectuels grecs établis à Paris (principalement Adamante Coraïs), va contribuer au développement des Lumières dans l’espace grec sous domination turque, renforçant la fermentation idéologique dans les milieux de la bourgeoisie grecque en vue d’un État national grec libre. En 1814, de cette classe de marchands-marins, surgiront les quatre patriotes, Skouphas, Xanthos, Tsakalof et Anagnostopoulos, fondateurs de l’organisation secrète révolutionnaire patriotique, « Société Amicale », à la tête de laquelle se retrouvera finalement le général grec de l’armée russe, le prince Alexandre Ypsilanti (1819).

Les membres de la Société Amicale augmenteront à un rythme très rapide, venant principalement des rangs des marchands et des capitaines des bateaux de commerce : dans les ports où ils relâchaient, ils communiquaient à d’autre le « secret national ». Quand la rébellion du Pacha de Jannina Ali (1820), qui retenait en Épire les troupes turques de Roumélie et de Morée, eut été considérée par Ypsilanti et son état-major comme le moment propice pour déclencher la révolution grecque, la stratégie du mouvement avait déjà été définie : sur la terre ferme, Ypsilanti pénétrerait par la frontière septentrionale de l’Empire ottoman, invitant les Roumains, les Bulgares et les Serbes à se révolter pour « leur patrie », tandis que la révolution se déclarerait dans le Sud grec. Sur mer, la flotte marchande grecque armée de canons, interviendrait immédiatement – sa capacité opérationnelle s’élevant à environ 206 bateaux avec 4 000 bouches à feu et 15 000 hommes – tandis que, simultanément, on entreprendrait d’incendier la flotte ottomane dans le port militaire de Constantinople3.

La déclaration de guerre, que Ypsilanti adressera d’Ismaïlia aux capitaines de la mer Égée le 1er septembre 1820, donne un aperçu complet de la conception géopolitique que la « Société Amicale » s’était forgée de la situation en Méditerranée, et cette conception relève tant de l’approche géoéconomique que du préalable géostratégique que celle-ci requiert. Elle contient un élément étonnant : pour les patriotes grecs, jusqu’à ce moment (que l’on situe entre les Congrès de Troppau et de Laybach de l’Alliance des Cinq), le principal ennemi n’est pas le Sultan et son armée, mais le commerce anglais qui (grâce aux capitulations dont il bénéficiait de la part du sultan ainsi que grâce soutien diplomatique que l’Angleterre apportait à l’Empire ottoman) « menaçait » la prospérité des Grecs et visait à les « assujettir », comme elle l’avait fait de tous les autres peuples de l’Europe4 :

L’Angleterre, cette puissance assoiffée de domination et misanthrope, enflée d’un amour-propre porté au plus haut degré, s’efforce de manière la plus variée, non seulement de poser des milliers d’obstacles sur la voie de nos heureux progrès, mais encore de nous anéantir complètement. Ce gouvernement détestable vise à acquérir la maîtrise des mers (« thalassocratie »), à arracher à l’Europe tout le commerce, et par conséquent, en appauvrissant le monde entier, à conquérir la suprématie, et comme du haut de son trône, à commander aux destinées des nations. (¼ ) Que les flottes danoise, hollandaise et espagnole injustement rapaces en temps de paix nous enseignent donc ce à quoi nous aussi devons nous attendre de la part de cette cour [d’Angleterre]. Les prémices des desseins malveillants et perfides de celle-ci, nous les voyons déjà sous les couleurs les plus vives dans l’Heptanèse. Oui, ô capitaines grecs, au temps de la paix la plus profonde, sans respecter les traités et les serments, elles veulent tenter de s’emparer avidement de vos bateaux, de les brûler, ou sous divers prétextes de les confisquer et portant ainsi à notre nation cette meurtrissure fatale, de nous priver de toutes les formes de l’industrie et de nous laisser pour héritage la servitude éternelle et la misère.

Vers la fin du texte, la déclaration indique clairement les préparatifs militaires des forces navales grecques, pour que, lorsque le signal de la révolution serait donné, tous les bateaux grecs dispersés en mers Égée, Ionienne et ailleurs soient opérationnels5 :

Dès que vous aurez lu la présente proclamation, efforcez-vous de munir vos bateaux, petits ou grands, de toutes les munitions militaires que vous pourrez réunir, de la poudre, des canons, des projectiles, etc. À partir d’aujourd’hui, quoique règne la paix dans toutes les contrées, veillez à ne pas accomplir isolés le moindre voyage, mais soyez toujours regroupés, à huit ou dix bateaux, de sorte que si la nécessité s’en présente, vous puissiez résister à l’ennemi et ne pas en devenir facilement la proie. Que chaque capitaine considère dorénavant comme de son devoir le plus sacré d’être à tout instant prêt à courir à l’aide de ses compatriotes qui seraient en danger, soit dans les ports, soit en haute mer, parce que dans le cas contraire il sera poursuivi devant le tribunal le plus sacré, celui de la totalité de la nation comme traître infâme à la patrie.

Dans la dernière déclaration que Ypsilanti enverra à tout le peuple grec invité à se révolter le jour où il annoncera officiellement la révolution en franchissant le Prut (24 février 1821), il précisera clairement que le champ des opérations militaires à venir était délimité d’un point de vue géographique par l’environnement marin et d’un point de vue géostratégique par la puissance maritime de l’hellénisme6 :

À l’appel de notre trompette, toutes les côtes des mers Ionienne et Égée voudront résonner et répondre. Les bateaux grecs, lesquels en temps de paix savent faire le commerce, et combattre, voudront répandre dans tous les ports du tyran (sc. du Sultan) par le feu et l’épée, l’horreur et la mort.

Les opérations militaires de Ypsilanti dans les Principautés danubiennes ne réussiront que dans la mesure où le Sultan sera contraint d’envoyer sur la frontière russe un grand nombre de troupes, permettant ainsi au mouvement insurrectionnel de se développer plus aisément dans le Sud grec ; mais les propriétaires de bateaux, les capitaines et les marins grecs répondront d’une seule voix à l’appel de la Société Amicale et ils conduiront les opérations suivantes :

a) acquérir la maîtrise de la mer en Égée de manière à empêcher le transport par mer de troupes ottomanes vers le Sud grec et à forcer celles-ci à emprunter la voie terrestre qui donnait l’avantage tactique aux Grecs (en raison des passages et des cols étroits entre les montagnes abruptes, familiers aux Grecs, rebelles klephtes et armatoles),

b) bloquer les postes ottomans dans les villes côtières de Roumélie et de Morée,

c) assurer la cohésion et l’assistance des forces terrestres grecques,

d) ravitailler sans entraves en vivres et en munitions les régions révoltées,

e) maintenir les communications avec la Méditerranée centrale et occidentale.

Comme on l’a dit plus haut, la flotte grecque était constituée approximativement de 200 navires marchands armés, mais leur puissance de feu était infiniment plus réduite que celle de la flotte ottomane. Les plus grands bateaux grecs étaient le trois-mâts de Tombazis avec 20 canons de calibre 12, le trois-mâts de Lalekhi avec 18 canons de calibres 18 et 15 et le deux-mâts de Miaoulis avec 18 canons de calibre 12. En face, la flotte ottomane était constituée de 15 grands vaisseaux de ligne (un de 130 canons, un de 125, deux de 122, quatre de 84 et sept de 74) ainsi que de 18 unités plus petites (quatre 52 canons, quatre 44, six 24, quatre 16 ou moins)7. Les célèbres brûlots (bourlota) constitueront l’arme de frappe essentielle ; c’est avec eux que seront gagnés presque tous les affrontements critiques avec l’adversaire, mais la situation deviendra difficile pour les Grecs à partir de 1824, lorsqu’Ibrahim apparaîtra dans les mers grecques à la tête de la flotte égyptienne, jusqu’à ce qu’en 1827, les flottes unies de l’Angleterre, de la France et de la Russie couleront les forces navales turco-égyptiennes à Navarin.

La force de la puissance maritime grecque de l’époque, entraînait en même temps son incapacité à élaborer une stratégie navale achevée dont elle pourrait se servir, comme multiplicateur au niveau du projet politique et des relations internationales : le combat sur mer reposait sur chacun des propriétaires qui y prenait part « avec son bateau, ses équipages et son escarcelle » ; il en résultait une énorme faiblesse d’organisation qui a coûté des catastrophes. Le gouvernement révolutionnaire central devait prendre en compte, dans la préparation de chaque opération, le champ des équilibres politiques avec les armateurs, dont les avis sur les priorités ne concordaient pas toujours, parce qu’ils provenaient de différentes îles de la mer Égée dont le degré de voisinage avec les côtes ottomanes de l’Asie mineure différait d’un cas à l’autre et où les problèmes sociaux étaient pressants. Les armateurs prenant une part active au gouvernement révolutionnaire, l’élaboration d’un plan unique pour le maintien de la maîtrise de la mer s’avérait irréalisable. Un fait est caractéristique de ce climat : il fut impossible de contourner les ambitions et les points de vue personnels de tous les armateurs et de faire le choix d’un ministre de la Marine, de sorte que, au lieu d’un ministère de la Marine, c’est une « commission ministérielle de trois membres pour la Marine » qui fut constituée, avec la participation d’un représentant de l’île d’Hydra, d’un de Spetses et d’un de Psara8.

Pour résoudre le problème d’une manière radicale, l’Assemblée nationale décidera finalement que le pouvoir central achètera les bateaux des particuliers pour les besoins des opérations navales et paiera les salaires des équipages tandis que, parallèlement, après l’apparition de la flotte d’Ibrahim sur le théâtre des opérations, et grâce à un emprunt anglais (1824), la première « flotte nationale grecque de guerre » s’enrichira de nouveaux vaisseaux purement de guerre, comme la frégate Hellas et les corvettes à roues à aubes Karteria (« Persévérance ») et Epikhirissis (« Entreprise »). La création officielle d’une « flotte de guerre nationale » a lieu avec le vote du 5 avril 1827 de l’Assemblée nationale grecque. Celle-ci affirme que cette flotte ne constituait pas le moyen de garantir seulement la maîtrise de la mer mais celle de tout l’espace grec, y compris des territoires de la terre ferme :

La troisième Assemblée nationale des Grecs, considérant que l’État grec a absolument besoin d’une flotte nationale pour défendre et garantir ses droits sacrés en mer, considérant que, après s’être protégé de tout danger venant de la mer, immanquablement il est assuré du côté de la terre, décide : que soit constituée une flotte nationale9.

Cette conception désormais officiellement formulée, selon laquelle la géostratégie maritime repose sur la force navale, ne favorisera cependant pas le développement autonome d’un réflexion sur la force navale et sur la stratégie navale parce que l’hellénisme, durant les premières années de son existence désormais indépendante – confirmée par le Protocole de Londres du 3 février 1830 – va être confronté à des problèmes économiques et politiques tels que pour pouvoir survivre dans l’environnement international de l’époque, il sera contraint de ne pas différencier stratégiquement la marine marchande de la marine de guerre. Au niveau institutionnel, cette identification de la force maritime et de la stratégie nationale se manifestera même dans les buts que se donne l’Académie Navale (S.N.D.). Le décret fondateur de l’Académie en question, créée en 1845 par le ministre de la Marine, Constantin Kanaris, qui avait été le chef de la flotte des brûlots pendant la lutte pour l’indépendance, affirmait cette vision, «  nous voyons notre puissance maritime constituée d’une part d’hommes bien entraînés aux choses de la mer et aux navires de guerre, et d’autre part, des gens de mer consacrés au commerce, informés comme il convient dans leurs travaux« .

La « Grande idée » et la géostratégie maritime

Le nouvel État grec (que les grandes puissances autorisèrent à intégrer seulement le Péloponnèse, la Roumélie jusqu’à la ligne golfe d’Ambracie-golfe Pagasétique, les Sporades et les Cyclades) devait faire face à des problèmes tragiques qui mettaient en danger sa survie même. D’un point de vue politique, l’assassinat du gouverneur de la Grèce, Jean Capodistrias (1828-1831), ancien ministre des Affaires étrangères du tsar, sera à l’origine d’une période d’anarchie à laquelle le nouveau chef de l’État, le roi Otton, de la dynastie bavaroise des Wittelsbach, va mettre un terme avec beaucoup de difficultés ; Otton gouvernera jusqu’en 1843 sans Constitution, à la tête d’un régime autoritaire10. D’un point de vue social, il devait surtout faire face à un peuple grec épuisé : aux métayers, aux propriétaires de bateaux ruinés, aux milliers de combattants sur mer et sur la terre ferme qui attendaient à présent de la patrie qu’elle les « paie en retour » pour la liberté qu’ils lui avaient offerte. Mais les finances de l’État étaient dans une situation déplorable, l’infrastructure agricole avait été entièrement détruite et la marine marchande n’était plus que le pâle reflet de ce qu’elle avait été avant la révolution. Ce secteur, les pertes énormes subies durant la lutte pour l’indépendance, était de plus en plus confronté à un problème nouveau : le remplacement progressif des bateaux à voiles par les bateaux à vapeur, qu’il était impossible pour la Grèce de construire et qu’il lui fallait acquérir à l’étranger. Mais le plus grand problème que le roi rencontrait était la profonde division de la scène politique grecque en trois partis, l’un anglophile, l’autre francophile et le troisième russophile, avec des orientations géopolitiques différentes, propres à chacun.

Le parti « anglais » était le représentant de la politique anglaise sur la Question d’Orient et essayait de détourer les Grecs de la vision nationale de libérer leurs compatriotes non délivrés de la Grèce du Centre et du Nord, de la mer Égée, de Constantinople, d’Asie mineure et de Chypre (vision qui mettait en danger la doctrine anglaise de l’intégrité de l’Empire ottoman) par le biais d’un point de vue réaliste : la Grèce devait d’abord créer un État moderne pour ensuite penser à poursuivre la guerre contre le Sultan. Le parti « russe » avait une politique hésitante, pris qu’il était entre une conception profondément chrétienne orthodoxe et une répulsion naturelle pour tout ce qui était « occidental », refusant ainsi une forte politique antiturque, si celle-ci devait s’appuyer, dans le domaine international, sur les puissances occidentales et particulièrement sur la France, que les russophiles considéraient comme un « instrument du papisme ». Enfin, diamétralement opposé à « l’anglais », le parti « français » défendrait le point de vue que la modernisation de l’État était impossible dans les limites géographiques étroites que celui-ci avait alors. C’est le parti français qui va fonder tout le programme de la politique nationale qui restera dans l’histoire comme la « Grande idée ».

La paternité du terme « Grande idée » appartient au chef du parti « français », Jean Colettis, ancien ambassadeur à Paris et ami du Président du Conseil français Guizot, qui a été le premier Premier ministre élu par le peuple (encore que les procédures nu furent pas irréprochables) dans le premier Parlement constitué après la sédition de l’armée et du peuple le 3 septembre 1843 contre le roi Otton qui fut ainsi été contraint de donner une Constitution à l’État grec. Le 26 janvier 1844, dans un discours devant le Parlement, Colettis désigna comme « Grande idée » le projet stratégique de libérer du joug turc tous les territoires sis sur le pourtour de la mer Égée et des Détroits, qui étaient habités par des populations grecques et liés, depuis l’Antiquité, à l’histoire de l’hellénisme11. Toutefois, la réalisation d’un tel objectif supposait de pouvoir faire face aux mêmes problèmes, au fond, que ceux auxquels avait été confronté l’hellénisme notamment pendant la révolution de 1821, à la différence essentielle que, maintenant, il ne disposait plus de la force économique de sa marine ni de la force militaire des canons des bateaux de la flotte de 1821. Selon Otton, qui suivait une politique de restriction des dépenses publiques, il était prématuré de renforcer la marine marchande, d’autant plus que les communications maritimes de l’État grec étaient assurées par l’Autrichien Lloyd, par lequel s’enrichissait la tante d’Otton, l’archiduchesse d’Autriche-Hongrie Sophie. En ce qui concerne la flotte de guerre rudimentaire, pour le roi, ses missions devaient se limiter a) à assurer la police côtière et b) à couvrir divers besoins des services publics.

C’est seulement quelques mois après la déclaration historique de Jean Colettis sur « la Grande idée » que vont germer les prémisses d’une réflexion sérieuse sur la puissance navale du pays, toujours en rapport avec la géostratégie maritime. Le premier témoignage consigné sur la question est un Mémoire sur la Marine royale publié à la fin de 1844 et rédigé par quatre jeunes lieutenants de vaisseau, descendants des amiraux et héros de batailles navales de la révolution nationale : A.A. Miaoulis, G. Zokhios, D.G. Sakhtouris et N.A. Miaoulis. Ils partent de l’attitude contradictoire du gouvernement grec qui ne procède pas à la création d’une flotte de guerre mais emploie un grand nombre d’officiers de marine (politique qui présentait le bénéfice pratique de réduire ainsi le nombre de marins désespérés qui se tournaient vers la piraterie pour survivre) : selon ce mémoire, à cette époque, la flotte grecque était seulement constituée d’une vingtaine de vaisseaux (dont 2 corvettes, 3 goélettes et 10 canonnières) mais employait 404 officiers supérieurs et généraux, alors qu’à la même époque la marine de guerre américaine comptait 496 officiers de grades équivalents ! Selon les auteurs du mémoire, le gouvernement grec devait ou dissoudre la marine de guerre, vendre les quelques vaisseaux et licencier les officiers sans affectation, ce qui bien sûr eût été une attitude antinationale, ou former immédiatement une force navale puissante, en se rendant à l’évidence12 :

Il ne fait aucun doute que l’armée de mer est incomparablement plus forte que l’armée de terre, parce que le fantassin ressemble au lion qui ne peut courir et chasser que dans les bois des alentours. La force du marin, en revanche, comme le vol de l’aigle, gagne en étendue et relie l’une à l’autre les deux extrémités de la Terre. En outre, il existe encore de nombreuses autres raisons pour lesquelles la Grèce doit développer sa puissance sur mer. Premièrement, de par notre place géographique et la configuration naturelle du territoire mêmes, nous sommes contraints d’armer une flotte et nous voudrons le faire, si nous faisons preuve de raison. Car qui d’autre, si ce n’est une armée d’hommes rompus au combat sur mer, saurait protéger nos ports, nos côtes, nos îles ? Et dans le port du Pirée, les ennemis savent pénétrer impunément, si une nouvelle Paralos, une nouvelle Salaminia ne croisaient au large pour leur en empêcher l’entrée. Car ce siège du royaume est accessible et aisément abordable, et les ennemis pourraient même camper librement devant les nouveaux palais grecs, tant que nous serons privés de flotte. Deuxièmement, la Grèce n’est encore qu’une terre déserte et inhabitée, et c’est pourquoi il est naturellement impossible, pour l’instant tout au moins, de constituer une armée de fantassins qui puissent garder le territoire et combattre hors des frontières. Au contraire, il y a une foule de Grecs, marins d’origine, de sorte que nous pouvons grâce à eux armer une flotte bien gréée. Troisièmement, la marine marchande et la marine de guerre se soutiennent l’une l’autre. Tandis que celle-là vivifie la marine de guerre, en complétant et formant ses équipages, celle-ci guide et surveille la marine marchande, empêchant et prévenant simultanément tout détournement de cette dernière. En d’autres termes, ces deux flottes jumelles sont étroitement, fraternellement, liées, de sorte que la paralysie de l’une entraîne la mort de l’autre. Si nous désirons donc le développement et le progrès de la marine marchande, il faut nous soucier aussi de la marine de guerre, nous devons organiser une flotte de combattants sur mer.

Selon les jeunes lieutenants de vaisseau, la flotte dont avait besoin l’État grec pour garantir sa puissance maritime devait être constituée de six bricks à 16 canons et de 6 à 10 canons, de 2 corvettes blindées à 26 canons et de 4 à 18 canons ainsi que de 10 bateaux mus à la vapeur, d’une puissance de 200 chevaux. Les canons des 18 voiliers devaient être des pièces d’artillerie de calibre 32, tandis que ceux des vapeurs, « les plus gros possible« . Les auteurs du mémoire présentaient leur proposition comme réaliste, étant donné que « l’armement et l’entretien de vaisseaux de dimensions et d’une force importantes tels que les trois-mâts, les deux-mâts et les frégates, exigent aussi des dépenses exorbitantes et des combattants en nombre incalculable » dont l’État grec ne disposait pas. Ils reconnaissaient évidemment que « l’ennemi naturel« , identifié à « tous ceux qui reconnaissent la mission divine de Mahomet« , disposait de trois-mâts et de frégates en grand nombre, mais, grâce aux bricks et aux corvettes, à la force ennemie « nous pouvons opposer l’art et la vitesse, deux avantages importants, notables et difficiles à surpasser ou à égaler« . D’ailleurs, « contre les Turcs, nous estimons que les Grecs, si l’on excepte les brûlots, imitent les Français (qui préfèrent l’abordage à toute autre forme de combat naval), et sont capables d’entreprendre avec succès le système du combat d’abordage. C’est pourquoi les équipages de la flotte grecque doivent être forts, soit forts en hommes, et plus encore, bien entraînés à l’usage des armes blanches« .

Nous ignorons quel a été l’accueil que l’État grec a réservé au Mémoire, et même s’il a été adopté par J. Colettis. La mort de ce dernier, survenue en 1847, n’aurait pas permis de réaliser ne fût-ce qu’une petite partie de ce programme naval dont l’exécution nécessitait, de l’estimation même des auteurs du Mémoire, près de vingt années ! Par ailleurs, immédiatement après le décès du « père » de la Grande idée, celle-ci devint l’objet d’une attaque systématique venant du parti « russe », lequel, en excellents termes avec le patriarcat œcuménique de Constantinople placé sous « protection russe », comprenait qu’une extension du territoire grec au détriment du territoire ottoman signifiait soustraction de terres relevant de la juridiction du patriarche œcuménique et leur intégration dans la sphère de l’Église dite autocéphale de Grèce, rendue indépendante du patriarcat en 1833. La série d’articles parus dans l’organe de presse officiel du parti « russe », le quotidien Le Siècle, est révélatrice de la réaction du parti en question vis-à-vis de la Grande idée. On y soutenait que cette idéologie n’était pas née dans l’esprit de Colettis mais qu’elle était le produit d’un plan ourdi par les Français « papistes » qui cherchaient à dissoudre l’orthodoxie13 !

La vérité est que le milieu français a réellement contribué à la constitution de cette Grande idée (comme d’ailleurs il avait contribué aussi à l’élaboration du mouvement des Lumières grecques qui a abouti à 1821). Certes non pas comme le soutenaient les orthodoxes fanatiques du parti « russe ». Mais il s’était établi des rapports entre la Grèce et le foyer des idées « modernes » en vigueur en France, qui suggéraient une nouvelle conception de l’ordre mondial à travers l’application d’une géostratégie maritime internationale : le cercle de Saint-Simon, d’où sortiront les technocrates mais aussi les intellectuels qui imaginent une nouvelle Europe reposant sur les banques, l’industrie et le commerce maritime et qui vont mettre en route le percement des isthmes de Suez et de Panama, transformant ainsi radicalement les données géopolitiques du xixe siècle. Grâce à Colettis, la Grèce a pu prendre part à ce mouvement. En effet, dès 1832, l’homme politique grec avait été à l’origine d’une tentative d’établissement dans l’État grec d’un groupe de Français disciples de Saint-Simon dont le chef, passionné de l’Antiquité grecque, G. Eichtal, avait été affecté au « Bureau d’économie politique »14. La recherche ne s’est pas encore occupée d’une manière satisfaisante de ce sujet mais, d’après les événements qui suivront, on peut penser que le cercle des Grecs défenseurs de la Grande idée qui adopteront l’hypothèse sur l’avenir de Colettis agira sous l’inspiration des idées fondamentales du saint-simonisme, s’appuiera sur le capital bancaire pour acquérir la force maritime et s’orientera géopolitiquement vers la Crète placée encore sous le joug ottoman, vers la route maritime vers Suez.

Le porte-drapeau de la Grande idée depuis la décennie de 1840 jusqu’à la fin du xixe siècle sera Marcos Renieris, qui avait fait ses études en France et qui, en 1841, publiera, d’abord en italien puis en grec, son Essai de philosophie de l’histoire dans lequel il abordera la Question d’Orient sous l’angle de vue suivant : le contrôle de l’espace égéen par la Grèce garantit à l’Europe une protection totale aussi bien de l’espace russoslave que de l’espace asiatique, et lui permettra de s’imposer à ceux-ci. Épris de la pensée de Coraïs et ressentant comme lui l’identité grecque comme une identité authentiquement européenne, Renieris et ses collaborateurs, qui comptaient tous parmi les membres les plus brillants de la société grecque d’alors, réagiront à la politique suivie par Otton pendant la guerre de Crimée, condamneront l’engagement de la Grèce aux côtés de la Russie et, avec leur revue francophone Le Spectateur d’Orient (« Paratiritis tis Anatolis ») ils propageront la solution simultanée de la Question d’Orient et la réalisation de la Grande idée grecque en regroupant dans le même camp la Grèce, la France et l’Angleterre. Parallèlement, Renieris, de son double poste de professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Athènes et de sous-directeur de la Banque nationale de Grèce, mènera un combat afin que la banque grecque puisse contribuer à la création d’une compagnie de navigation à vapeur pour le transport de passagers qui garantirait le contrôle des transports et des communications dans les mers grecques, et servirait de fer de lance dans la stratégie nationale en vue de la libération de la Grèce et des autres îles grecques encore sous le joug ottoman15.

La Compagnie grecque de Navigation à vapeur (« Etairia Ellinikis Atmoploïas ») sera finalement fondée en 1855, après que le blocus du Pirée par la flotte franco-anglaise aura convaincu Otton de l’inanité de sa politique anti-occidentale et l’aura détaché du parti « russe » pour se tourner vers les Grecs authentiques tenants de la Grande idée. L’article 5 de la loi CCLXXXI qui fonde la Compagnie prouvait le double rôle que celle-ci allait jouer, civil et militaire, en permettant « l’assimilation des paquebots à vapeur de la Compagnie aux bâtiments militaires, et la jouissance par ceux-là des mêmes droits dont jouissaient ceux-ci« . Le siège social de la Compagnie était fixé dans l’île des Cyclades Syros, qui se trouve à égale distance du Pirée et de la Crète.

Au fond, la solution ainsi donnée à la revendication nationale – à savoir la réacquisition de la maîtrise des mers dans la mer Égée et la continuation du combat de libération – était une solution politique : cédant à la pression venant de l’initiative privée qui voulait allier l’économie à la stratégie, Otton n’était plus directement dans l’obligation, vis-à-vis des milieux patriotes grecs, de créer une flotte militaire qui grèverait aussi le Trésor public et provoquerait éventuellement la réaction de l’Angleterre qui désirait le maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman, et envisageait négativement l’éventuel percement de Suez qui provoquerait d’énormes bouleversements dans le champ géopolitique international.

Jusqu’en 1864, la Compagnie grecque de Navigation à vapeur, financée avec prodigalité par la Banque nationale, aura fait l’acquisition de onze bateaux à vapeur d’une capacité totale de 5 838 t. C’est avec ces navires, qui seront en dernière minute équipés d’hommes de la marine de guerre et armés de pièces d’artillerie légère pour les besoins des opérations militaires, que le Comité pour la Crète (« Kritiki Epitropi »), présidé par Renieris, organisera la grande révolution crétoise de 1866-1869 qui va se déclencher au moment précis où le percement de Suez sera imminent. La révolution crétoise de 1866-1869 aura, dans sa première phase, l’appui de l’empereur français Napoléon III et, jusqu’à la fin, le soutien inconditionnel de Victor Hugo qui en appellera même aux États-Unis pour renforcer la lutte patriotique grecque.

La suite des opérations, en rapport avec les développements diplomatiques, va cependant prouver à l’évidence que le contrôle militaire de la mer Égée ne pouvait être obtenu avec des paquebots à vapeur armés. Ainsi l’État grec (qui entre-temps aura eu pour roi Georges Ier, de la dynastie danoise des Glucksbourg (1863-1913), auquel l’Angleterre aura offert en cadeau les îles Ioniennes) sera-t-il contraint d’envisager sérieusement la question de la création d’une flotte de guerre capable de se mesurer à celle de l’Empire ottoman. Les premières commandes de bâtiments de guerre de ligne seront déjà passées pendant la révolution crétoise : la canonnière cuirassée Vassilefs Georgios [« Roi Georges »] et la corvette cuirassée Vassilissa Olga [« Reine Olga »]. Dans les années qui suivront, la tentative la plus systématique sur la question aura lieu dans la décennie 1880, lorsque la Grèce aura incorporé la Thessalie et Arta que le Congrès de Berlin (1878) lui aura adjugés. Ce changement d’attitude de l’État grec tient aussi au fait d’avoir compris le tournant progressif que prenait la diplomatie anglaise envers le facteur ottoman qu’elle voyait, après la guerre russo-turque de 1877-1878, incapable de réfréner les efforts de « l’ours russe » pour descendre en Égée et en Méditerranée.

Le Premier ministre Charilaos Trikoupis, qui, à l’égal du roi Georges, suivait une politique anglophile, décida la réorganisation radicale des forces armées grecques, mû par le désir de soustraire la Grande idée aux sociétés patriotiques et institutions financières pour la confier tout entière à l’État. Georges consentit à cette politique qu’il définit clairement dans un discours prononcé à Syros, siège de la Compagnie grecque de Navigation à vapeur, le 23 avril 1889. Il met l’accent sur l’importance de la « cohésion navale » de la nation pour le succès des objectifs intérieurs et extérieurs de l’État16. Parallèlement, Trikoupis procède à la constitution d’une puissante flotte navale, dont il confie l’organisation à une mission française dirigée par l’amiral Lejeune, moyennant l’achat de trois cuirassés de 4 800 tonnes armés de pièces d’artillerie de 27 (Ydra, Spetses, Psara) aux chantiers navals de Cherbourg. De la sorte, à l’époque de la guerre gréco-turque de 1897 (qui éclatera un an après la mort de Renieris mais aussi de Trikoupis), la marine de guerre grecque sera de loin supérieure à l’ottomane mais l’anarchie de sa structure administrative, qui résultait de l’absence d’un état-major général de la Marine et du fonctionnement simultané de trois centres de décision (la maison royale, le Premier ministre, le ministre de la Marine), ne lui permettront pas de mettre en valeur sa puissance réelle, si ce n’est dans le débarquement de sections militaires en Crète, où se poursuivait le combat de libération.

La « Grande idée » et la flotte de guerre

Le passage du xixe au xxe siècle a été très fructueux pour le transport par mer de marchandises et de personnes, mais aussi très dangereux pour l’avenir de la marine de guerre grecque. La marine marchande ayant surmonté les problèmes engendrés par la transition de la navigation à voile à celle à vapeur, avait commencé à s’imposer comme l’une des plus prospères du monde : dans le domaine du transport de passagers en mer Égée, la Compagnie grecque de Navigation à vapeur va être dissoute mais dix nouvelles compagnies vont apparaître ; vers 1900, la flotte marchande grecque disposera de 139 bateaux à vapeur d’une capacité de 178 137 tonnes, et, en 1907, le premier transatlantique grec Moraïtis entreprendra ses voyages vers les États-Unis17.

Cependant, la marine de guerre subissait les assauts systématiques d’une grande partie du monde politique et de celui des affaires, qui nourrissaient simultanément des sentiments turcophiles et anti-bulgares. Ce groupe s’était constitué déjà dans la seconde moitié du xixe siècle et était dirigé par des banquiers grecs de Constantinople (comme A. Syggros, St. Skouloudis et G. Zografos qui était aussi le banquier personnel du Sultan) qui s’opposaient à la Grande idée dont la réalisation mutilerait l’espace ottoman et réduirait le champ de ses activités économiques18. Au départ, ce groupe agissait assez à couvert, en essayant d’affaiblir la Banque nationale de Grèce et de dissoudre la Compagnie grecque de Navigation à vapeur19. Par la suite, cependant, elle a commencé à soutenir ouvertement une politique d’union « gréco-turque » en tirant parti de l’apparition du nationalisme bulgare qui menaçait autant le territoire ottoman de la Macédoine et de la Thrace que l’élément grec qui habitait sur ce sol. Certains représentants politiques de ce camp, comme le député Georges Typaldos-Iakovatos, en arrivèrent même à préconiser, à la tribune du Parlement, la coopération gréco-turque contre les Bulgares et la dissolution de la marine de guerre grecque20 : cette dernière proposition visait à assurer le maintien de la domination ottomane dans la mer Égée et le transfert des budgets attribués jusqu’alors à la flotte de guerre à l’armée de Terre qui était indispensable pour affronter les Bulgares en Macédoine. Ce groupe avait de puissants appuis dans le milieu du patriarcat œcuménique de Constantinople qui était opposé aussi bien à la Grande idée – dont la réalisation entraînerait une nouvelle contraction de sa sphère d’influence administrative – qu’au nationalisme bulgare qui, à partir de 1872, avait provoqué la séparation de l’Église bulgare du patriarcat : c’est pourquoi le Saint-Synode du patriarcat condamnera la foi en la conscience nationale comme une hérésie21.

Pour sa part, le roi Georges, qui conservait ses sentiments anglophiles, n’envisageait pas favorablement le camp des turcophiles, lequel, pendant la guerre russo-turque de 1878, en était arrivé au point de proposer à l’Angleterre, par l’intermédiaire du banquier G. Zografos, l’abdication du roi grec et l’incorporation du royaume de Grèce dans l’Empire ottoman sur le modèle austro-hongrois de la « double monarchie »22. Mais Londres ne voyait pas non plus avec sympathie ce mouvement, et son attitude envers les hommes politiques grecs turcophiles se durcit, surtout à partir du moment où le iie Reich allemand commençait à s’infiltrer de plus en plus dans l’Empire ottoman, auquel il avait aussi proposé la construction du célèbre « Bagdadbahn » et affirmait, avec le célèbre programme naval d’Alfred von Tirpitz (à partir de 1897), sa décision de disputer à l’Angleterre sa maîtrise mondiale des mers. En ce début du xxe siècle, Georges, outre son alignement sur la politique anglaise, avait une seconde raison, très personnelle, non seulement de ne pas soutenir le camp « turcophile » de Grèce mais encore d’affermir le programme de la Grande idée : c’est grâce à ce programme qu’à partir de 1898 la Crète avait eu pour haut-commissaire son fils cadet, qui portait le même nom, Georges, que le roi de Grèce rêvait un jour d’installer sur le trône d’un État crétois souverain. Dans une telle hypothèse, la maîtrise de la mer Égée était une nécessité absolue pour la Grèce de sorte que l’État du prince royal ait dans l’environnement maritime de la Méditerranée orientale un puissant allié.

Bon connaisseur des affaires de la marine où il avait servi pendant la guerre de 1897, le prince Georges rédigea en 1904 un rapport circonstancié sur la réorganisation de la marine de guerre grecque qui constitue la première proposition d’un programme naval grec pour le xxe siècle23. Le but de ce rapport était de mettre l’accent sur la nécessité de créer une flotte moderne, mais aussi de déterminer clairement sa force au regard des nouvelles idées de l’époque, qui venaient principalement de la célèbre « Jeune École » française, concernant l’utilité et les possibilités de la torpille. La Grèce a été l’un des premiers pays à s’être munie de torpilleurs : elle en avait 17 pendant la guerre de 1897, qui composaient une flottille notable à la tête de laquelle se trouvait le prince Georges. Il semble cependant que leur achat reposait plus sur leur bas prix par rapport à celui des bâtiments de gros tonnage que sur une appréciation réelle de leurs qualités et sur la confiance qu’on avait dans celles-ci. En 1904, cependant, le roi Georges décida d’accorder de larges crédits à la Marine pour créer une flotte d’une grande puissance de feu, et le prince Georges, qui avait l’expérience des torpilleurs, tentait de proposer un programme naval au gouvernement grec.

Dans son rapport, rédigé en tant que haut-commissaire en Crète (placée sous la protection des grandes puissances), le prince Georges établit clairement que les données économiques du pays ne lui permettront jamais de créer une flotte équivalente à celles des grandes puissances, mais qu’elles peuvent parfaitement couvrir les besoins correspondant à un conflit frontal avec la flotte ottomane et faire de la marine de guerre grecque un allié fidèle des puissances navales de l’Occident :

La Grèce d’aujourd’hui, quelles que soient les dépenses qu’elle consente, ne sera jamais capable de s’opposer à la flotte de quelque grande puissance que ce soit. La flotte contre laquelle il lui est possible d’opérer dans l’avenir est unique (l’ottomane), de sorte que toute pensée et toute préoccupation se borne à la constitution d’une puissance suffisante et adaptée pour tenir contre elle seule. Si nous parvenons à réaliser cela et à être en possession d’une telle flotte et par conséquent maîtres de la mer, alors je pense que la question de l’importance que la Grèce va acquérir en mer, dans le cas d’une coopération avec celle d’un autre État, s’en trouve du même coup résolue.

Ensuite, après une analyse succincte des possibilités et des capacités de chaque type de bâtiments, et sans négliger l’importance des cuirassés qu’il tenait pour un élément fondamental de toute flotte, il propose comme solution les contre-torpilleurs, qui étaient en effet les bâtiments les plus utiles au cas où lui-même serait installé chef d’un État crétois souverain et où son État nécessiterait le soutien militaire immédiat du royaume de Grèce :

Puisque les contre-torpilleurs sont capables d’exécuter simultanément ce à quoi ils sont destinés mais aussi de remplir la fonction des torpilleurs, et être utiles à notre flotte, de beaucoup supérieure à ces derniers, grâce surtout à leur vitesse, ce sont là les bâtiments absolument indispensables à notre flotte. À la suite de ces réflexions, je conclus que nous avons besoin de six cuirassés et d’un nombre illimité de contre-torpilleurs, en tout cas d’au moins 18. Nous avons déjà trois cuirassés [Hydra, Spetses, Psara achetés par Trikoupis], il nous reste donc à en construire trois autres constituera ainsi que 18 contre-torpilleurs.

Le rapport du prince Georges sera l’exposé fondamental adressé au ministre de la Marine par une commission spéciale présidée par lui-même et composée de 11 officiers supérieurs, commission qui décidera que le type le plus approprié et le plus économique de cuirassé pour la flotte grecque était celui du cuirassé autrichien Monarch mais armé de pièces d’artillerie de calibre moyen et d’un blindage semblable à celui du cuirassé suédois Oscar II, tandis que, pour les contre-torpilleurs, le modèle de référence proposé est celui sorti des chantiers navals de Schichau, d’un déplacement de 325 tonnes et d’une vitesse de 30 nœuds.

Toutefois, pour des raisons inconnues, probablement parce qu’en 1905 son fils va perdre son titre de haut-commissaire en Crète, le roi Georges ne procède pas à la réalisation immédiate de ce programme mais s’adresse à son ami personnel le résident du Conseil français Clemenceau qui lui enverra comme conseiller l’amiral Ernest Fournier, tenant enthousiaste de l’école de la torpille, qui avait aussi organisé la défense des côtes françaises. Fournier proposera d’axer la force navale grecque sur la nouvelle arme de l’époque, le sous-marin, et il demandera à Georges de créer l’infrastructure appropriée pour construire d’abord 10 sous-marins qui, avec 4 croiseurs légers de grande vitesse et 12 contre-torpilleurs rapides que le gouvernement grec achèterait, donneraient à la flotte grecque la suprématie militaire en mer Égée. Toutefois, une somme de 60 millions de francs était nécessaire à la réalisation de ce programme, ce qui interdisait à la Grèce d’acquérir ne fût-ce qu’un seul cuirassé du dernier modèle24.

Le plan Fournier va soulever immédiatement les réactions de la majorité des officiers grecs et l’un d’entre eux, qui avait de bonnes connaissances sur les questions de puissance maritime et avait fait de brillantes études en Angleterre et en France, le jeune enseigne de vaisseau de 1re classe Periklis Argyropoulos, publiera en 1907 la première étude circonstanciée sur l’histoire de la marine de guerre grecque, la doctrine navale, la force navale et les armements navals. Cette étude de 334 pages intitulée Le programme naval de la Grèce a été rédigée par Argyropoulos en 1905 en guise de « réponse » au programme naval du prince Georges, mais il semble que l’auteur en a fait connaître le contenu probablement par des copies, sans vouloir la publier officiellement. Et cela peut-être pour ne pas provoquer de frictions dans ses relations avec le Palais, car, comme la suite le montrera, il était pour la création d’une flotte purement offensive, et ainsi donc en désaccord avec la pensée fondamentale de Georges sur les contre-torpilleurs. Quand il vit que le Plan Fournier interdisait encore plus sûrement la création d’une telle flotte, Argyropoulos décida de publier son mémoire aux éditions Hestia (l’une des plus importants du pays). Cet ouvrage sera utilisé par la suite, et pour de nombreuses années, comme manuel fondamental sur les questions navales, par des générations d’officiers subalternes, supérieurs et généraux de la marine de guerre, parmi lesquels l’amiral des guerres balkaniques Pavlos Koundouriotis25.

Dans l’introduction de son étude, Argyropoulos fait une analyse de la puissance maritime qu’il présente comme étroitement liée à la question de la marine marchande et porte une accusation virulente contre tous les gouvernements grecs qui n’avaient pas pris conscience, d’après lui, de l’importance de la flotte armée pour la géostratégie maritime de la nation grecque :

Sans marine, nous ne pouvons ni profiter de la paix, ni soutenir la guerre. Ce principe n’a malheureusement pas servi d’évangile à ceux qui avaient l’honneur, pendant cette longue période depuis la constitution du royaume, de diriger la destinée de notre patrie. (¼ ) Jamais, il est vrai, la Grèce officielle n’a saisi l’ampleur de l’importance de l’État maritime, qui est étroitement liée à la marine marchande, cette artère de notre richesse nationale. Notre patrie a connu, par le passé, une prospérité sociale, politique et militaire parce qu’elle avait conscience des avantages de sa position géographique, qui ont préparé son histoire. Pourtant, paradoxalement, dès que s’est effectué le rétablissement politique de ce petit coin qui représentait tant de parties asservies communiquant avec la métropole uniquement par la mer, l’histoire et ses enseignements ont été négligés comme si notre position sur le globe terrestre s’était modifiée. La Grèce officielle a suivi inconsidérément une voie contraire à celle que son intérêt lui indiquait. Elle a tenté de devenir une puissance continentale sans revenus suffisants, que seul le commerce maritime, par un soutien sérieux et sincère de l’État, pouvait lui procurer. Mais ce manque d’intérêt suffisant de l’État pour la mer porteuse de richesses n’a jamais été partagé par la nation. Nous sommes pour notre part convaincu qu’elle a observé dernièrement avec indignation que certains, heureusement peu nombreux, ont tenté de défendre des idées envenimant l’amour justifié des Grecs pour cet élément qui leur est cher, la mer. Cet amour n’émane pas d’un simple sentiment platonique ou des souvenirs d’une ancienne gloire, mais de cette arrière-pensée, fondée sur cet instinct qui pousse les peuples à l’élection de la voie la meilleure qui les mène à la richesse nationale, de ce qui fonde la grandeur nationale. (¼ ) L’amour que portent les Grecs à l’étendue liquide découle particulièrement de la pensée que, grâce à la navigation et au commerce, nos pères, de par le passé, se sont enrichis ; que, par eux, ils ont maintenu des contacts avec le monde entier, par eux ils livrèrent à l’Europe les richesses des Indes et de l’Amérique ; que par cette voie-là, la prospérité commerciale de Venise a procuré à cette République une prépondérance militaire dans toute la Méditerranée ; que par la mer, nos ancêtres ont prospéré préparant notre renaissance nationale. Les Grecs savent de l’histoire des nations que là où pointe le début du déclin maritime, le déclin commercial, politique et militaire ne se fait pas attendre. Ainsi le courant qui défend la marine est-il dû à un simple sentiment d’autoconservation, qui est une loi naturelle pour les hommes et pour les nations qui recherchent le progrès en ce monde.

Argyropoulos s’exprime avec force contre le camp turcophile, lequel, en présentant le danger bulgare comme le plus important rompt avec la stratégie traditionnelle de la Grande idée qui posait pour ennemi numéro un de la Grèce l’Empire ottoman, et « par des cris convulsifs réclame la condamnation de la marine« . Argyropoulos trouve matière dans divers quotidiens qui défendaient le dilemme « ou l’armée contre les Bulgares ou la flotte contre les Turcs », en utilisant les arguments suivants : « Puisque ni la France ni l’Angleterre ne sont capables de réussir une organisation complète simultanément sur terre et sur mer, ce serait ridicule de demander cela à la pauvre Grèce« , et « Entre deux nécessités, il n’est possible de remédier qu’à une seule« . Les positions du jeune enseigne de vaisseau de 1re classe attestent une connaissance approfondie de la réalité géostratégique tant grecque qu’internationale :

L’Angleterre n’a jamais essayé de former et de développer de cette manière sa marine et son armée de terre, parce que cela s’opposerait au plan qu’elle s’est tracé. Le programme militaire de tout État définit la supériorité des forces de l’infanterie sur celles de la marine et inversement. Il se fonde sur sa politique étrangère et la suit. L’Angleterre en tant qu’île n’a jamais songé à développer de manière équivalente ces deux branches de l’armée, la politique qu’elle s’est tracée étant la suprématie sur la mer, la défense sur terre de son territoire et la conservation de son armée de débarquement en vue de guerres coloniales. La France, qui est, à l’instar de la Grèce, une péninsule, est obligée d’étendre ses efforts pour renforcer parallèlement ses forces maritimes et continentales. Elle se différencie de la Grèce en ce qu’elle est en contact direct avec son ennemi déclaré, l’Allemagne. Tandis que la Grèce, selon l’opinion formulée que son ennemi est la Bulgarie, n’a pas de frontières communes avec la Bulgarie, mais bien avec la Turquie et avant que nous n’arrivions à la deuxième étape selon laquelle le sort de la Grèce se jouerait aux portes de Monastir [Bitola] sur la Morichova, de Peristeri et de Bitsi, il nous faut franchir nécessairement la première étape, durant laquelle de nombreux et graves événements se produiront avant que nous n’affrontions officiellement nos nouveaux voisins.

La conclusion d’Argyropoulos est que ceux qui posent le problème en ces termes : « La flotte vise à une action contre la Turquie et notre ennemi n’est pas la Turquie mais la Bulgarie » ignorent la double importance de la flotte, morale et réelle :

La flotte a une importance morale et réelle qu’elle offre à la patrie. Morale, parce que nous sommes en mesure de rechercher une entente sérieuse et sincère avec une grande puissance, puisque nous possédons quelque chose à offrir. Réelle, parce que par la flotte, en cas de conflit généralisé, avec au moins les frontières assurées par notre armée proportionnée à nos forces mais bien organisée, nous offre le champ d’action le plus large le long de la côte macédonienne par la prise de villes et de certains points stratégiques.

Argyropoulos procède ensuite à une comparaison systématique de la flotte grecque avec l’ottomane ainsi qu’à une analyse mesurée des enseignements des opérations navales de la guerre russo-japonaise de 1905, qui avaient démontré la supériorité des cuirassés et la faiblesse de la torpille. Ainsi, il passe au point le plus discuté, c’est-à-dire au programme naval que présentait la Commission dirigée par le prince Georges, commission qui, nous l’avons vu, concluait : « Nous avons besoin de 6 cuirassés et d’un nombre illimité de contre-torpilleurs » :

L’opinion ainsi formulée révèle la pensée que la Commission, par le nombre illimité de contre-torpilleurs qu’elle demande, cherche non pas à compléter la seule et incontestable puissance principale, qui est celle des cuirassés, mais à la remplacer. Cela est contraire au principe selon lequel, dans une guerre navale, le plus fort veut être en position de faire un usage supérieur et le plus approprié de ses torpilleurs. Et que la torpille, qui est l’arme du plus faible, ne peut pas suppléer à la faiblesse des flottes principales. La flotte la plus puissante est celle qui accorde la plus grande importance à la constitution de la puissance principale des cuirassés. Il serait incontestablement heureux si les sommes consacrées à notre flotte nationale nous permettaient de faire l’acquisition supplémentaire d’un grand nombre de contre-torpilleurs, qui ajouteraient à la puissance de notre force navale. Mais puisque cela ne peut être réalisé, nous avons malheureusement le devoir de rechercher avec une précision toute mathématique le plus grand résultat du point de vue de la force, au lieu du moindre prix. Considérant cela, nous nous bornons à reconnaître le plus petit rapport accepté pour la constitution d’une flotte, un contre-torpilleur pour un cuirassé, estimant comme sine qua non l’existence de six contre-torpilleurs à employer selon les circonstances, soit dans une action commune à toute la flotte, soit dans l’exécution de certaines fonctions. De ce fait, l’acquisition supplémentaire de douze contre-torpilleurs tout au plus est ce que conseille la nécessité et ce que nous permettent nos moyens financiers.

Argyropoulos se servira des enseignements de la guerre russo-japonaise pour s’en prendre aussi au Plan Fournier, présentant comme erronée la conception française d’une priorité de protection des côtes – conception qui met en doute le principe que « dans l’attaque réside la défense » : « Les Russes n’ont pas su défendre les côtes de la Mandchourie malgré la présence de leurs torpilleurs. Et, au contraire, les côtes japonaises n’ont pas été attaquées, alors qu’elles étaient privées de défense mobile« . La conclusion générale d’Argyropoulos concernant la stratégie est la suivante :

La guerre (sur mer) est un drame en plusieurs actes. Le premier acte vise toujours à l’acquisition de la maîtrise de la mer, et demande la présence et la concentration en vue d’une attaque de toutes les forces. Le deuxième se déroule le long des côtes ennemies. Les actes suivants concernent les incidents qui surviennent dans le cours de la guerre.

La pensée d’Argyropoulos trouvera son plus ardent défenseur à l’intérieur du Palais en la personne même du prince Georges qui, précisément l’année où circulera l’ouvrage du jeune enseigne de vaisseau 1re classe, soumettra au gouvernement une deuxième étude intitulée Sur la composition et la manière de bâtir nos forces navales. À l’occasion du Programme de l’amiral Fournier26. Dans cet ouvrage, le prince Georges s’appuiera sur l’axiome que « la maîtrise de la mer, nous pouvons sûrement l’acquérir uniquement à l’aide d’une flotte qui possède à la fois forces et volume, et non assurément au moyen de sous-marins, de plongée ou seulement transporteurs de torpilles« . Et il proposera un plan de stratégie purement offensive où il essaiera de démontrer l’importance de la flotte cuirassée et en relations avec les opérations sur la terre ferme :

Pour pouvoir soutenir des débarquements ou occuper des îles qui n’auraient qu’une petite fortification ou pour bombarder des sites fortifiés, nous avons absolument besoin d’une flotte munie d’un blindage et d’une artillerie puissante ; parce que si l’on suppose pour un instant que notre flotte est constituée des bâtiments légers décrits dans le programme de l’amiral Fournier, que les submersibles sont effectivement invincibles, et que grâce à eux nous obtiendra la maîtrise de la mer qui nous est si indispensable, en quoi cette maîtrise nous profitera-t-elle, puisqu’à chaque instant notre infanterie sera contrainte de se battre contre un ennemi beaucoup plus fort, puisque la flotte, à cause de sa composition inappropriée et insuffisante, ne saura secourir notre infanterie éreintée, pendant qu’elle exécute les opérations sus-mentionnées, par exemple poursuivre l’offensive ? Faut-il nécessairement que la guerre s’arrête à ce point-là ? La guerre, selon nous, à cause de nos intérêts, doit être offensive, parce que nous voulons conquérir du territoire et cette conquête ne s’obtient que par l’offensive. Mais notre infanterie, fût-elle dans les conditions les plus favorables, sera incapable de soutenir l’offensive pour une longue durée, parce que tôt ou tard elle affrontera des forces plus puissantes et elle sera contrainte en conséquence de se limiter à une guerre défensive. Elle rendra alors à la patrie le plus grand service si elle parvient à arrêter l’ennemi et à s’assurer qu’il ne progressera pas. Nous n’avons pas le droit d’exiger de notre armée un plus grand succès que celui-là, dans les circonstances telles qu’elles ont été définies plus haut. Cependant, avec ce succès, le but de la guerre n’est pas atteint, et de même le besoin de poursuivre par l’offensive n’existera plus. Ce sera le moment où elle dépendra de l’existence d’une cuirasse et d’une puissante artillerie dans la marine. Sans cela, nous nous trouverons certainement dans le plus grand embarras.

Georges procède à une analyse des données stratégiques que présuppose la maîtrise des mers, pour aboutir de nouveau à la conclusion que les cuirassés sont le modèle le plus approprié pour la marine grecque :

Le maintien de la maîtrise de la mer sera l’alpha et l’oméga de toute l’action de notre flotte. En l’acquérant, nous serons maîtres de nos mouvements et de nos opérations, mais sans elle non seulement toute action de notre part dépendra nécessairement des attaques, des vexations et des désirs de l’ennemi, mais aussi notre guerre sur mer ne servira aucunement nos intérêts et nos vues, elle aura des résultats tels que la défense passive. (¼ ) La part essentielle d’une puissance navale est constituée des cuirassés, parce que ceux-ci sont les instruments exclusifs du combat ainsi que des opérations navales. Tout autre rang de vaisseaux sert ceux-là et constitue leurs accessoires, par conséquent une flotte ayant pour but l’offensive et voulant avoir la maîtrise de la mer, comme il en est de nous pour les raisons que nous avons exposées en détails ci-dessus, ne saurait avoir d’assise si les cuirassés ne constituent pas sa base.

La proposition définitive de Georges sera très différente de celle de son Mémoire de 1904, prévoyant encore moins de contre-torpilleurs que n’en prévoyait la proposition d’Argyropoulos :

a) achat de trois nouveaux cuirassés,

b) achat de dix nouveaux contre-torpilleurs,

c) transformation des trois vieux cuirassés de la décennie de 1890.

Ce programme, sur lequel pouvait parfaitement reposer la stratégie offensive de la Grande idée étant donné qu’à cette époque la flotte ottomane était constituée seulement de onze cuirassés et croiseurs et de douze torpilleurs, ce programme donc demandait une dépense totale de l’ordre de 65 millions, soit à peine 5 millions de plus que la dépense prévue pour le « plan de défense Fournier ». Et c’est pour celui-là que va finalement opter l’État grec, lequel obtiendra enfin en 1907 un état-major général de la Marine, situation à laquelle aura aussi contribué le changement radical opéré sur la scène politique de l’Empire ottoman avec la prise du pouvoir par les Jeunes Turcs.

« La Grèce des deux continents et des cinq mers »

En 1908, le pouvoir dans l’Empire ottoman est pris par les Jeunes Turcs qui, après la perte de la Bosnie-Herzégovine qu’annexe l’Autriche-Hongrie, l’indépendance complète de la Bulgarie et la proclamation des Crétois sur « l’union » avec la Grèce, lancent un grand programme naval qu’ils vont intensifier après la guerre italo-turque de 191127.

Bien que l’amiral anglais Williams, qui avait été invité par les Jeunes Turcs à réorganiser la flotte ottomane et qui ne perdait pas des yeux un seul instant l’étroite relation germano-turque, fût de l’avis que la Turquie avait besoin d’une flotte simplement « supérieure » à la grecque, l’état-major turc désirait une flotte : a) qui donnerait à la Turquie la possibilité de coopérer avec d’éventuels alliés en Méditerranée orientale, b) qui lui permettrait de contrôler les tentatives des grandes puissances pour élargir leurs objectifs économiques et politiques dans la région, c) et qui la rendrait capable de faire front efficacement aux programmes navals des puissances ennemies et principalement de la Grèce. Pour la réalisation de ces objectifs, l’état-major général turc estimait nécessaire d’acheter 6 sous-marins, 4 croiseurs de reconnaissance, 20 contre-torpilleurs, 6 sous-marins, 2 poseurs de mines, 1 bâtiment de réparation, 1 d’instruction, et une grande cale/dock flottant. Une telle flotte permettrait à l’Empire ottoman de réaliser les objectifs suivants en mer Égée et en mer Noire :

a) éviter que la Crète ne dépende d’une autre grande puissance et principalement de la Grèce ;

b) réduire les espoirs des Grecs que les autres puissances ne fournisse une aide économique ou d’une toute autre nature aussi bien à la lutte des Crétois qu’à la réalisation à plus large échelle de la Grande idée ;

c) réduire la possibilité de pressions en mer Noire dans le cas d’une guerre avec la Bulgarie ;

d) contribuer à soutenir les intérêts économiques et militaires turcs dans la mer Noire et en Asie mineure ;

e) rendre les côtes adriatiques et ioniennes plus sûres en cas d’attaque28.

Entre-temps, en Grèce survenait un changement politique qui allait avoir des conséquences positives sur la restructuration non seulement des forces armées mais aussi sur l’appareil de l’État lui-même : en 1909, dans la caserne de Goudi à Athènes, 2 000 officiers subalternes, des journalistes, des intellectuels et des bourgeois vont déclencher un mouvement qui obligera le roi Georges à rénover la scène politique du pays en écartant le chef du camp turcophile, D. Rallis, et celui du camp anti-bulgare, G. Théotokis, qui constituaient « l’univers des vieux partis politiques » et conservaient des relations étroites avec les Jeunes Turcs, et appeler à Athènes le chef des Crétois révoltés Eleuthérios Venizélos. En collaboration avec le chef des socio-démocrates, Alexandros Papanastasiou, auteur d’une étude sociologique intitulée Le nationalisme où la Grande idée trouvait de solides fondements scientifiques, Venizélos fondera le parti des Libéraux (« Komma tôn Fileleftherôn ») et occupera le fauteuil de Premier ministre en 1910. Les jeunes officiers qui avaient déclenché ces événements à Goudi doteront littéralement Venizélos d’un cuirassé, le Georges Avérof, baptisé du nom d’un Grec d’Égypte qui avait légué par testament à l’État grec une somme pour l’achat de ce bâtiment, de 9 965 tonnes avec 4 canons d’un calibre de 23,4 cm et 8 de 19 cm.

Lorsque Venizélos arrive à Athènes, il n’a pas encore clarifié s’il était pour un « État grec non-mixte » comme l’exigeait le programme idéologique de la Grande idée, ou s’il accepterait la solution d’une « union gréco-turque » que facilitait la politique libérale suivie par les Jeunes Turcs jusqu’en 1910 et qui donnait la possibilité aux Grecs de l’Empire ottoman de conserver leur grande puissance économique29. Finalement, il choisira la première solution et cette décision a dû être influencée par les facteurs suivants : a) le durcissement progressif de l’attitude des Jeunes Turcs envers les Grecs de l’Empire ottoman, b) l’ascendant exercé sur lui par Papanastasiou qui était un loyal défenseur de « l’idéal occidental », c) la coopération de la Serbie et de la Bulgarie dans une alliance offensive contre l’Empire ottoman. Ainsi, Venizélos prendra conscience que la politique la plus réaliste est la constitution de puissantes forces armées dans le but de prendre part à un « front chrétien » commun contre le Sultan. Pour la réalisation de ce but, le Premier ministre grec intensifiera les armements de l’armée de Terre et de la marine de guerre, assignant l’organisation de la première à une mission française dirigée par le général Eydoux et celle de la deuxième à une mission anglaise conduite par trouvait l’amiral Tufnell. En 1912, par l’entremise du journaliste anglais J.-D. Bourchier qui entretenait des relations étroites avec l’Intelligence Service et le Foreign Office, Venizélos signera le Pacte de collaboration militaire avec la Bulgarie (Ligue balkanique) et ainsi la Grèce participera aux guerres balkaniques qui éclateront au mois de novembre de la même année30.

Quand éclate la première guerre balkanique, ni la Grèce ni l’Empire ottoman n’auront eu le temps de prendre livraison des unités qu’ils avaient commandées aux chantiers navals européens. Ainsi, le cuirassé Avérof sera la principale unité de choc de la flotte grecque qui comprendra aussi un sous-marin acheté à la France ainsi que quatre avions de combat du type « Henri Farman » de 50 chevaux, permettant ainsi à ces deux « nouvelles armes » d’être utilisées pour la première fois au monde dans les opérations militaires en mer Égée. Le vaisseau amiral de la flotte ottomane31 sera inférieur à l’Avérof et ainsi l’amiral grec Pavlos Koundouriotis réussira à réaliser aisément sa mission qui comportait les objectifs suivants :

a) conserver la suprématie dans toute la mer Égée ;

b) soutenir les opérations de l’infanterie sur les côtes de la mer Égée et sur celles de la mer Ionienne (théâtre des opérations de l’Épire) ;

c) libérer les îles de la mer Égée.

Koundouriotis n’avait aucune formation théorique particulière sur les questions de stratégie et de tactique, d’autant qu’il ne connaissait aucune langue étrangère. Toutefois, il avait lu avec attention les ouvrages rédigés en grec sur la force navale et plus particulièrement l’œuvre de P. Argyropoulos32. Parallèlement, en tant que descendant des combattants sur mer de la révolution de 1821, il conservait un net penchant pour la « guerre offensive », comme il le prouvera par ses actions dans les combats d’Elli et de Limnos par lesquels il forcera la flotte ottomane à s’enfermer dans les Détroits, et assurera la « maîtrise de la mer » que revendiquaient dans leurs écrits aussi bien le prince Georges qu’Argyropoulos.

Cette étude traitant de la pensée navale de l’État grec et non des conflits navals et de leur analyse tactique/opérationnelle, nous ne nous attarderons pas sur les combats des guerres balkaniques. En ce qui concerne la Première guerre mondiale, qui, pour les Balkans, n’est que l’élargissement des conflits de la période de 1912-1913, il nous faudra souligner le déplacement de la problématique autour de la « géostratégie maritime » à travers une telle conjonction d’événements qui va entraîner une division nationale qui va prendre les dimensions d’un conflit interne.

À la suite de l’assassinat du roi Georges par un « malade mental » dans la ville de Salonique libérée par l’armée grecque en 1913, son fils Constantin Ier lui succédera sur le trône : gendre de l’empereur germanique Guillaume II, contrairement à son père, il alliait une aversion profonde pour le modèle libéral franco-anglais à une dévotion toute mystique aux principes de « la force terrestre » comme celle de l’antique Sparte et celle de l’empire byzantin : l’élection de ces deux modèles historiques lui avait été insufflée, le premier, par le titre de « duc de Sparte » que lui avait conféré le Parlement grec à sa naissance, et le deuxième, par son maître et professeur de byzantinologie à l’Université d’Athènes, Spyridon Lambros33. Dès qu’éclate la guerre mondiale, Constantin va tenter d’entraîner la Grèce aux côtés de la Triple Alliance, mais, lorsqu’il se rendra à l’évidence qu’une telle entreprise était impossible, il adoptera, avec une obstination jamais vue, une politique de « stricte neutralité ». Il entrera ainsi en conflit avec le Premier ministre Venizélos qui recherchait ses modèles dans la Grèce classique et plus particulièrement dans l’Athènes navale : sa lecture préférée était Thucydide (qu’il traduira d’ailleurs en grec moderne) qui lui a inspiré son point de vue géopolitique que l’avenir du pays était sur mer et, par conséquent, aux côtés des puissances navales traditionnelles que sont la France et l’Angleterre.

En 1915, Constantin soutenu par les représentants du camp « turcophile » et plus particulièrement l’ex-banquier de Constantinople Stéphane Skouloudis34, destitue par coup de force Venizélos du poste de Premier ministre. Venizélos quitte Athènes et fonde son propre « État » en Grèce du Nord, où il ouvre déjà le « Front macédonien », avec Salonique pour capitale. En 1917, grâce aux flottes de l’Angleterre et de la France, Constantin est forcé de quitter le pays cependant que Venizélos rentre en triomphateur à Athènes et déclare officiellement la guerre à la Triple Alliance. En 1920, le traité de Sèvres concrétise finalement la Grande Grèce en créant une « Grèce des deux continents et des cinq mers ». Dès 1919, une escadre de la flotte grecque a mouillé dans le port de Constantinople tandis que d’autres unités ont débarqué des sections de l’infanterie grecque à Smyrne pour assurer la maîtrise grecque de l’Asie mineure.

Le premier soin de Venizélos, influencé par la stratégie des Athéniens contre les Spartiates durant la guerre du Péloponnèse telle que l’a décrite Thucydide35, est d’ordonner la fortification de Smyrne au moyen de gigantesques travaux, de manière que la maîtrise de l’Asie mineure soit assurée par la puissante flotte militaire grecque36.

Toutefois, le plan de Venizélos ne sera jamais réalisé : aux élections de 1920, le parti libéral perd le pouvoir devant une opposition unie qui fera reposer sa victoire sur des messages populistes et démagogiques et qui, en dépit de l’avis contraire de Paris et de Londres, ramènera sur le trône le roi Constantin. Ce dernier adopte une stratégie diamétralement opposée à celle de Venizélos. Non seulement il abandonne les projets de fortification de Smyrne, mais encore il ordonne l’avance de l’infanterie grecque jusqu’à Ankara, la capitale du chef de la résistance nationale des Turcs, Mustafa Kemal (qui prendra à partir de 1925 le nom d’Atatürk). Avec seulement 120 000 hommes, Constantin et l’état-major tenteront d’appliquer les nouveaux principes d’une « stratégie terrestre offensive » dans la région du Désert Salé, abandonnés par les Alliés de l’Entente cordiale, livrant bataille sur un territoire aux populations hostiles, dans l’impossibilité d’adapter à la tactique de guérilla de Kemal les divisions se déplaçant avec difficulté, et, finalement, appliquant pendant onze mois (de septembre 1921 à août 1922) la tactique des tranchées sur un front long de centaines de kilomètres au cœur de l’Anatolie (Eskisehir – Kütahya – Afyonkarahisar) ! La catastrophe de Smyrne et l’asservissement de l’hellénisme de Smyrne en septembre 1922 n’étaient que la suite normale de cette stratégie si irraisonnée. Une fois arrivé en Italie où les officiers grecs l’ont poussé à se réfugier après que le front fût tombé, le roi Constantin aura désormais tout le loisir de méditer les erreurs qu’il avait pu commettre.

La mer et le « danger venant du nord »

Avec le traité gréco-turc de Lausanne (1923) que négociera Venizélos qui rentrera au pays après la catastrophe d’Asie mineure, la Grèce obtient les frontières qu’elle a conservées jusqu’à aujourd’hui (sauf le Dodécanèse déjà occupé par l’Italie qui sera cependant obligée de le céder à l’État grec après la Seconde Guerre mondiale). De l’autre côté de la mer Égée, l’Empire ottoman est dissous et la République de Turquie est fondée, laquelle fait le pari de se transformer en un « État de type occidental ». Les chefs des deux États, Venizélos et Atatürk, devant la masse de problèmes auxquels ils devaient faire face à l’intérieur du pays, mais comprenant très tôt l’ascension de l’impérialisme de l’Italie (qui avait déjà un point d’appui en mer Égée) après la montée au pouvoir de Mussolini, décident de conclure un traité d’amitié gréco-turque (1930) qui repose sur la réduction réciproque des armements navals37. Ils formulent même un vœu : l’union future des deux pays dans une espèce de confédération, en adoptant ainsi cette vieille idée du camp politique « turcophile » de Grèce, que Venizélos, nous l’avons vu, n’excluait pas avant 190938.

En 1936, avec le coup d’État du roi Georges II, anglophile comme Georges Ier, c’est un pouvoir dictatorial qui est institué dans le pays, à la tête duquel se trouve le général Ioannis Metaxas, ami intime et officier d’état-major du roi Constantin, fervent défenseur de l’idée d’union gréco-turque39. Dans ces conditions, il était non seulement impossible que germe la moindre pensée navale, mais la marine de guerre elle-même, dont les cadres nourrissaient généralement des conceptions démocratiques et libérales, risquait de retomber dans le rôle qu’elle avait eu jusqu’à la fin du xixe siècle lorsque sa mission était de garder les côtes et de satisfaire aux besoins des services publics. Ce qui la sauva, c’étaient les nuages noirs de la guerre qui s’amoncelaient à l’horizon (en 1933, Hitler avait fondé le iiie Reich) et qui obligeaient le pays à maintenir un niveau d’armements navals. D’un autre côté cependant, le rapprochement progressif entre la Bulgarie et l’Allemagne entraînait l’adoption par Metaxas du dogme du « danger venant du nord » et donnait une priorité à la fortification des frontières gréco-bulgares (la « Ligne Metaxas »). Metaxas exprimait même le point de vue que le pays était totalement incapable de mener une guerre « contre la supériorité navale de l’Italie« 40.

Il est surprenant de constater que, en dépit de ses sentiments germanophiles, qui provenaient de sa vieille amitié avec Constantin, de sa scolarité à l’Académie militaire de Berlin ainsi que du respect profond que lui inspirait l’œuvre d’Hitler, le dictateur grec maintenait vivace la conception géopolitique grecque traditionnelle selon laquelle « la place naturelle » du pays était du côté des puissances navales européennes. La déclaration prononcée devant le Haut Conseil Naval de l’état-major général de la Marine en octobre 1936, quelques mois à peine après sa prise du pouvoir, est significative41 :

Ce que je vais vous dire, vous ne le communiquerez à personne. Je prévois une guerre entre les blocs anglais et allemand. Une guerre plus terrible que la première. Je ferai tout mon possible pour ne pas engager la Grèce dans cette guerre, mais cela sera malheureusement impossible. Et je le répète à nouveau, et cela, surtout, ne doit pas sortir de cette salle, il est inutile de vous dire que notre position dans ce conflit sera aux côtés de l’Angleterre.

Il se montrera encore plus précis au cours d’une rencontre spéciale avec les propriétaires et les chefs des rédactions de la presse grecque à l’état-major général des forces armées le 30 octobre 1940, deux jours après le déclenchement de la guerre italo-grecque42 :

Moi, Messieurs, comme je vous l’ai suffisamment expliqué, j’ai maintenu jusqu’à aujourd’hui la politique du regretté roi Constantin, c’est-à-dire une politique de stricte neutralité. J’ai tout fait pour tenir la Grèce loin du conflit de ces colosses. Déjà, après l’attaque injustifiée de l’Italie, la politique que je suis est celle du regretté Venizélos. Parce que c’est la politique qui identifie la Grèce à la destinée de la puissance pour laquelle la mer est depuis toujours, comme elle l’est aussi pour la Grèce, non l’obstacle qui sépare, mais l’avenue liquide qui relie. Certes, dans notre histoire récente, nous n’avions pas seulement des motifs et des prétextes de reconnaissance envers l’Angleterre dont, la politique d’après-guerre, principalement de ces dernières années, est d’ailleurs une politique de très grande responsabilité historique. Mais ses responsabilités, l’Angleterre les prend aujourd’hui avec la fière détermination d’un grand peuple, qui sauve la liberté du monde et de la civilisation. Pour la Grèce, l’Angleterre est l’amie naturelle et à plusieurs reprises elle s’est montrée une protectrice, parfois même la seule protectrice. La victoire sera, et ne peut être que la sienne. Ce sera la victoire du monde anglo-saxon, en face duquel l’Allemagne, puisqu’elle n’a pas su atteindre jusqu’à maintenant un résultat définitif, est condamnée à être écrasée.

L’orientation géopolitique de Metaxas résultait d’une compréhension parfaite de la valeur de la force navale, bien qu’il ne l’ait pas considérée comme une composante indispensable de la stratégie grecque. Le discours qu’il a prononcé devant les ouvriers du chantier naval du Pirée, le 6 décembre 1939, éclaire ses idées43 :

Notre patrie, la Grèce, n’est pas une portion de terre ferme entourée par la mer, notre patrie est une mer parsemée d’îles et entourée de terre ferme. Cela seul vous permet de comprendre quelle importance a pour nous la mer. La mer est notre vie et c’est pourquoi notre histoire est remplie d’exploits sur mer, d’exploits de guerre, de piraterie, si vous voulez, mais toute notre vie appartient à la mer et c’est pourquoi je suis sûr qu’aussi dur que soit votre travail, aussi dangereux soit-il, il y a toujours eu un amour de la mer qui vous a attiré à tel point que je suis sûr que vous laisseriez les gains et les facilités d’une vie meilleure, uniquement pour vous jeter dans les bras de la mer. Certes, les difficultés que nous rencontrons sont grandes et elles ont toujours été présentes dans notre histoire, parce que si nous sommes des gens de la mer, d’un côté, nous sommes aussi, de l’autre, attachés à la terre ferme. Un grand homme politique du passé, précisément sur cette terre où nous parlons, nous aussi maintenant, s’est adressé aux Athéniens ; tout en poussant les Athéniens qui avaient alors la plus grande force navale à se battre contre les Spartiates qui étaient la plus grande force terrestre, tout en leur expliquant les raisons pour lesquelles ils sortiront vainqueurs de cette guerre, il leur a dit une chose et a formulé des réserves : « Si l’Attique était une île, nous serions invincibles ». Mais l’Attique n’est pas une île et elle a été vaincue. De même nous, à présent, quoique nous vivions de la mer, quoique nous vivons en mer, si grands que soient nos exploits en mer, nous dirons toujours que la Grèce n’est pas uniquement une île. C’est pourquoi nous devons toujours avoir en tête la terre ferme, parce qu’elle protège tous nos centres maritimes et qu’elle garantit l’œuvre du marin.

Metaxas comprend donc parfaitement que l’identité maritime est un élément structurel de l’élément grec, puisqu’il reconnaît que c’est l’élément marin qui détermine la relation entre la réalité géographique et l’activité humaine, mais au fond il se situe sur la même longueur d’ondes que la pensée du roi Constantin qui demeurait fidèle au modèle terrestre de Sparte : sa critique à l’égard de Périclès, dont il ne mentionne même pas le nom, se bornant à la périphrase « un grand homme politique du passé« , est aussi une critique de la pensée stratégique de l’Athènes navale, qui fondait sa puissance sur ses navires de guerre. En même temps, c’est une appréciation indirecte de la Sparte « terrestre » qui a ébranlé la suprématie athénienne et a réussi à la vaincre dans son élément, sur mer.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la mission de la marine de guerre ne correspondra pas à l’importance que Metaxas attachait à la puissance maritime dans le champ géopolitique en choisissant finalement le camp anglo-saxon, à la dépréciation du « modèle naval » comme fer de lance de la géostratégie de l’État grec. La mission « principale » de la marine de guerre grecque fut la protection des transports militaires, rôle correspondant à celui qu’avait réservé Alcibiade à la marine d’Athènes pendant l’expédition de Sicile lorsqu’il se servit de la force navale de sa ville pour soutenir une opération essentiellement « terrestre »44. D’ailleurs, la marine de guerre ne pouvait pas être utilisée comme « arme d’attaque », puisque le pays, respectant les dispositions du traité gréco-turc de 1930, n’avait plus une marine aussi performante qu’elle l’était avant l’expédition d’Asie mineure.

 

 

 

 

 

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Notes:

 

1 Amiral D. Oikonomou, « S.A.R. le prince Georges, amiral et le programme naval du pays », Naftiki Epitheorissi (« Revue Maritime »), 231, mars-avril 1952, pp. 101-138, plus spécialement p. 101.

2 V. Kremmydas, Introduction à l’histoire de la société néo-hellénique, Athènes, Exantas, 1988.

3 M. Simpsas, La marine dans l’histoire des Hellènes, Athènes, état-major de la Marine hellénique, 1982, vol. III, pp. 205-206.

4 Ioannis Loucas, La signification de 1821 et la force navale de l’hellénisme, Athènes, Papazissis, 1996, pp. 17-18.

5 Ioannis Loucas, op. cit., pp. 19-20.

6 Ioannis Loucas, op. cit., pp. 30-32.

7 Ch. Papassotiriou, La Lutte pour l’indépendance grecque, Athènes, Sideris, 1996, p. 97.

8 M. Simpsas, op. cit., pp. 216-217.

9 Ibid., p. 214.

10 J. Petropoulos, Politics and Statecraft in the Kingdom of Greece, Princeton, Princeton University Press, 1968.

11 E. Skopetea, Le « Royaume Originel » et la Grande idée, Athènes, Polytypo, 1988, p. 257.

12 Le texte entier fut publié, pour la première fois dans Naftiki Epitheorissi, 111-112, novembre-décembre 1931, pp. 459-472, 709-714, et 113, janvier 1933, pp. 42-87.

13 Ch. A. Frazee, The Orthodox Church and Independent Greece. 1821-1852, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 169.

14 P. Noutsos, La pensée socialiste en Grèce, Athènes, Gnossi, 1995, vol. I, p. 37.

15 Ioannis Loucas, « La géostratégie de la Grande idée », Polemos kai Historia (« Guerre et histoire »), 3, novembre-décembre 1996, pp. 13-19.

16 P. Argyropoulos, Le programme naval de la Grèce, Athènes, Hestia, 1907, p. 1.

17 V. Kardassis, De la voile à la vapeur, Athènes, Fondation culturelle et technologique de la Banque hellénique de développement économique, 1993.

18 Ioannis Loucas, op. cit., pp. 16-18.

19 G. Dertilis, La question des banques. 1871-1873, Athènes, Fondation culturelle de la Banque nationale hellénique, 1989.

20 G. Metallinos, Politique et théologie : idéologie et action de l’homme politique radical Georges Typaldos-Iakovatos – 1813-1882, Katerini, Tertios, 1990, pp. 167-169.

21 J. Meyendorff, L’héritage byzantin dans l’Église orthodoxe, Athènes, Armos, 1990, p. 281.

22 Foreign Office 424/73 Layard (Constantinople) to Salisbury (London) 961, 31 juillet 1878 et Salisbury to Layard 954, 13 août 1878.

23 Ce rapport du prince Georges ne fut publié qu’en 1952 par l’amiral D. Oikonomou dans la revue Naftiki Epitheorissi, vol. 231, pp. 107-114.

24 Sur la question, cf. entre autres D. Oikonomou, op. cit., pp. 104-106.

25 Cf. supra, note 16.

26 Cette étude du prince Georges fut également publiée pour la première fois par l’amiral D. Oikonomou, op. cit., pp. 115-138.

27 Sur la flotte des Jeunes Turcs, cf. entre autres P.G. Halpern, The Mediterranean Naval Situation. 1908-1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971, pp. 314-323.

28 P.G. Halpern, op. cit., p. 319.

29 C. Svolopoulos, « Eleftherios Venizélos et les dilemmes de la politique étrangère de la Grèce lors de la crise balkanique de 1908 », Balkan Studies, 25, 1984, pp. 485-489.

30 Lady Crogam, The Life of J.D. Bourchier, Londres, 1925, p. 136.

31 B. Langensipen et A. Gülerwürz, The Ottoman Steam Navy. 1818-1923, Annapolis, Naval Institute, 1995, pp. 18-27.

32 Dans ses Mémoires, publiés en 1997 (Athènes, Arsenidis, p. 42), P. Argyropoulos affirme que l’amiral P. Koundouriotis lui avait confié avoir lu, pendant les opérations navales des guerres balkaniques, son livre sur le « Programme naval ».

33 G. Ventiris, La Grèce de 1910-1920, Athènes, Ikaros, 1970, vol. I, pp. 143-148.

34 D. Kitsikis, Histoire comparée de la Grèce et de la Turquie au xxe siècle, Athènes, Hestia, 1990, pp. 143-145.

35 Thucydide, I, 141-144.

36 T. Moumtzis, La catastrophe d’Asie mineure et l’hellénisme micrasiatique, Thessalonique, 1984, pp. 16-19.

37 I. Anastasiadou, Venizélos et le traité d’amitié gréco-turque de 1930, Athènes, Philippotis, 1982.

38 D. Kitsikis, op. cit., p. 339.

39 I. Metaxas, Le Calendrier, Athènes, Govostis, s.d., vol. IV.1, p. 274.

40 I. Metaxas, op. cit., pp. 77-81, mercredi 31 janvier 1933.

41 I. Metaxas, op. cit., pp. 246-247.

42 I. Metaxas, Discours et pensées, Athènes, Govostis, vol. II, s.d., pp. 357-362.

43 I. Metaxas, op. cit., pp. 219-223.

44 Jean Pagès, « La pensée navale athénienne aux ve et vie siècles avant J.-C »., dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’évolution de la pensée navale, Paris, FEDN, 1990.

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IDÉOLOGIE ET TRADITION CHEZ MAHAN

Jean-Marie Ruiz

 

Ce que la postérité retient avant tout d’Alfred Mahan, c’est la conclusion de son célèbre ouvrage The Influence of Sea Power upon History, dans lequel il analyse de manière systématique le rôle de la puissance maritime dans le devenir des États européens postérieurement aux traités de Westphalie².

La maîtrise des mers, nous dit-il, a joué un rôle essentiel dans l’histoire moderne, et a souvent dicté l’issue et désigné le vainqueur de la lutte pour la survie et la prospérité que se sont livré les États. Ce faisant, Mahan apporta une contribution importante à l’étude émergente des rapports entre la géographie et la politique, tout en se gardant de tout déterminisme – bien que la maîtrise des mers puisse être facilitée par la situation géographique d’un État, il ne fait pas de celle-ci un élément nécessairement déterminant parce que la puissance navale d’un pays dépend plus encore de la volonté et des choix de ses dirigeants :

La situation géographique des États-Unis et sa puissance intrinsèque sont un avantage indéniable, mais cet avantage n’est d’aucune utilité s’il existe une grande infériorité dans l’organisation de la force brute, laquelle demeure le dernier argument des républiques aussi bien que des rois 2.

Par ailleurs, considérée dans son ensemble, l’œuvre de Mahan – une dizaine d’ouvrages et plusieurs dizaines d’articles – ne se réduit pas à la seule géopolitique, même définie au sens large, et porte non seulement sur l’histoire et la théorie navales mais aussi sur l’actualité politique et les relations internationales de son époque. Chez lui, l’étude historique et la théorie des relations internationales ne font qu’un car sa recherche n’a pas pour but de révéler les différents aspects ou les détails de l’histoire politique de l’Europe moderne mais, comme jadis chez Thucydide, de la rendre intelligible en fournissant une clé de compréhension rationnelle de son déroulement et en montrant pourquoi certains États ont prévalu. « Ici comme dans tous ses écrits, déclare Mahan dans l’introduction d’un ouvrage destiné à tirer des leçons de la guerre de 1892 avec l’Espagne, le but de l’auteur fut de présenter son sujet de telle manière qu’il soit investi de l’intérêt rationnel qui s’attache à l’exposition claire des liens de cause à effet, tels qu’ils sont dévoilés dans une série d’événements« 3. « Bien qu’il y ait une certaine exaltation à partager, par une narration vivante, les émotions de ceux qui ont joué un rôle dans quelque action particulièrement audacieuse, écrit encore Mahan peu de temps après avoir publié sa célèbre biographie de Nelson, la fascination n’égale pas celle de l’intellect, au fur et à mesure qu’il retrace pour la première fois la longue séquence des faits successifs débouchant sur leurs résultats nécessaires, ou les causes apparemment éloignées convergeant vers un but commun¼ « 4.

C’est donc parce que la maîtrise des mers – le rôle de la mer dans la prépondérance politique – fournit la clé de compréhension des relations interétatiques de l’Europe moderne qu’elle intéresse Mahan au plus haut point. À défaut de déterminisme, elle permet d’introduire l’élément rationnel indispensable à tout historien et explique en grande partie son désir de voir les États-Unis de son époque s’engager dans la compétition internationale pour la suprématie navale. Il serait toutefois erroné de considérer sa quête rationaliste comme dénuée de toute idéologie. Mahan était un homme de son temps et celui-ci était justement dominé par de puissants courants idéologiques. De fait, c’est aussi sur une certaine vision de l’histoire – elle même forgée à partir de présupposés et de valeurs propres à l’époque et à l’environnement américain – que repose son interprétation des relations internationales et son désir de voir les États-Unis devenir une puissance maritime. C’est par conséquent cet ensemble de présupposés qu’il faut aussi découvrir pour comprendre la révolution dans la théorie et la politique navales des États-Unis dont Mahan est à l’origine.

Du malthusianisme à l’impérialisme

Quels sont-ils ? L’Amérique de la fin du xixe siècle est imprégnée des mêmes courants de pensée politique et sociale que l’Europe, et Mahan réussit parfaitement à réconcilier des doctrines aussi diverses que le malthusianisme ou la machtpolitik allemande avec la tradition américaine. La conception qu’il se faisait des relations internationales peut être qualifiée de malthusienne, dans la mesure où la démographie lui paraît avoir des conséquences déterminantes sur ses deux principales préoccupations : les relations interétatiques et l’histoire politique. « Le commerce de notre époque a élevé des enfants et nourri des populations qui se tournent maintenant vers leur mère pour lui réclamer du pain. Nous sommes trop à l’étroit ici, trouve-nous de la place où nous pourrons vendre davantage« , écrit-il, avant de conclure sur ces mots :

La recherche de marchés pour la production d’un nombre toujours croissant d’individus est le plus important problème politique de notre époque, que l’on cherche à solutionner par des méthodes commerciales et politiques, dont l’essence est tellement combative, offensive et défensive, qu’une action militaire directe n’en serait qu’un développement, une conséquence directe 5.

Si Mahan se bornait à reconnaître l’existence d’une lutte pour la survie ayant pour origine une insuffisance des moyens de subsistance (ou, ce qui revenait selon lui au même à l’époque industrielle, de marchés accessibles) par rapport au taux de population, on le considérerait avant tout comme un disciple de Malthus. Mais tel n’est pas le cas, d’une part parce qu’il pense que la nature de l’homme n’est pas pour rien dans la lutte pour la survie6, et d’autre part parce que, à l’instar de Darwin, il tire des conséquences plutôt positives de cette lutte. S’il ne doute pas qu’elle caractérise l’essence des relations internationales7, il n’en est pas moins persuadé que ce sera le plus adapté qui survivra – ou, en tout état de cause, la nation dotée du plus grand « génie »8 de par le processus de sélection naturelle, dont il admet l’inexorable existence. L’originalité de Mahan, parmi les autres adeptes du darwinisme social, consiste à reconnaître à l’homme la liberté d’échapper à la cruauté inhérente au processus de sélection naturelle en arrivant aux mêmes objectifs tout en écartant ses méthodes, c’est-à-dire par une reconnaissance mutuelle des différentes puissances et par le respect de leurs sphères d’influence. Cela lui semblait être la meilleure solution pour mettre un terme à la rivalité de l’Europe en Asie :

Nous sommes confrontés à l’imminente dissolution d’un ou de plusieurs organismes, ou au réajustement de leurs membres, dont le résultat sera solide et durable dans la mesure où l’existence et la force des facteurs naturels seront reconnues comme il convient, ou bien établiront d’elles-mêmes un équilibre, permettant à chacun de trouver la place qui lui revient par le processus de sélection naturelle. Cependant, comme l’expression de sélection naturelle l’implique, une telle lutte engendre des conflits et des souffrances qui pourraient être évitées, au moins en partie, par l’estimation rationnelle des forces en jeu, et en reproduisant approximativement l’ajustement naturel par les méthodes artificielles de consultations et d’arrangements, qui paraissent mieux adaptées à notre époque 9.

Cet étrange rapprochement entre les méthodes diplomatiques et la sélection naturelle indique assez bien la conception que son auteur se faisait de la Chine, puisque celle-ci ne disposait que de peu de « facteurs naturels » pour revendiquer un droit de regard ou de parole sur l’avenir de son propre territoire. Dans son sentiment que la domination du plus fort – en l’occurrence de l’Europe – est légitime, Mahan est semblable aux autres darwinistes sociaux. Si les puissances européennes ont pu prendre possession de la Chine, c’est que cette dernière était rentrée dans un processus de décadence qui rendait son démembrement inévitable, « car, une fois privée de vie, une carcasse ne peut être utilisée qu’en étant disséquée ou en servant de nourriture ; l’arrivée des aigles est une loi naturelle, dont il est vain de se plaindre« 10. De toute façon, la reconnaissance de cette loi naturelle supposait la méconnaissance de ce qui est considéré par beaucoup comme un droit naturel mais qui n’était pour Mahan qu’une « invention » : le droit de préemption ou d’occupation de terres que les habitants n’ont « ni l’intention ni la capacité politique d’utiliser« , et qui sont par conséquent « inexploitées ou imparfaitement exploitées« 11. Les pays sous-développés n’ayant ni la capacité ni l’énergie pour se régénérer et sortir du déclin, la seule question pertinente était de savoir quelle puissance extérieure gagnerait le droit de les administrer, étant entendu que la meilleure solution consistait à accorder ce droit à celle qui disposait de la plus grande puissance dans la région concernée, de façon à reproduire au mieux le processus de sélection naturelle12. D’où la nécessité, pour les États-Unis, de se doter d’une marine de guerre qui soit à la hauteur de ses ambitions et de ses intérêts en Asie.

Ces réflexions ne sont pas incompatibles avec le respect de sphères d’influence et d’un équilibre des puissances européennes en Asie et ailleurs, pour peu qu’on les interprète à la lumière du sentiment qu’une lutte pour la survie entre l’Orient et l’Occident était d’ores et déjà engagée, et que celui qui l’emporterait dominerait le monde13. Le conflit armé entre la Russie et le Japon dont il venait d’être le témoin lui paraissait être un épisode particulier de cet affrontement global, dans la perspective duquel l’Occident devait non seulement serrer les rangs et éviter tout ce qui pouvait affaiblir ses sociétés14, mais aussi s’efforcer de propager ses valeurs. C’est à cet égard que Mahan peut être taxé d’impérialiste – lui qui ne préconisait pourtant pas l’établissement d’un empire – et qu’il nous apparaît comme un personnage tout à fait représentatif de son époque. De la supériorité de la civilisation, des institutions, des valeurs et des techniques occidentales, Mahan ne doute pas, mais ce qui suscite son inquiétude et l’amène à douter de la capacité du monde civilisé à prévaloir est que le nombre est du côté des barbares. Pour surmonter ce handicap et prévaloir dans la lutte pour la survie, l’Occident ne peut que suivre la voie tracée par la Grande-Bretagne en s’efforçant d’inculquer ses valeurs :

La grande tâche que la chrétienté civilisée doit maintenant accomplir, la grande mission qu’elle doit remplir si elle ne veut pas périr, consiste à recevoir en son sein et à élever à ses propres idéaux les civilisations différentes et anciennes qui l’entourent et la surpassent numériquement – les civilisations à la tête desquelles se trouvent la Chine, l’Inde et le Japon. Cela, pour ne citer que la plus frappante de ses manifestations, est certainement la mission que la Grande-Bretagne, l’épée toujours à la main, a accomplie en Inde 15.

Tel est aussi le sens de l’engagement de Mahan en faveur du développement de la puissance navale des États-Unis : s’assurer les débouchés commerciaux qui permettront de nourrir une population toujours croissante, prendre part dans la confrontation globale entre l’Asie et l’Occident, propager au-delà du continent américain les valeurs chrétiennes.

De la valorisation de la puissance à celle de la guerre

Que ces objectifs requièrent la puissance ou suscitent des conflits ne posait par ailleurs aucun problème de conscience à Mahan, qui, à l’instar des philosophes allemands de son époque, a, au contraire, tendance à les légitimer. En faveur de la puissance – sous toutes ses formes mais surtout militaire -, Mahan avance deux types d’arguments. Le premier consiste à faire valoir son caractère naturel, en alléguant d’une part qu’elle trouve son fondement dans le droit naturel de conservation et que la volonté de puissance était inhérente à la vie humaine16, d’autre part que le niveau d’armement et de puissance d’une nation est le reflet proportionnel de ses « forces naturelles« 17. Un deuxième argument consiste ensuite à insister sur ses multiples fonctions, sur son utilité et sur son caractère normatif. « La force, écrit Mahan, est l’instrument qui a permis aux idées de hisser l’Europe à son niveau actuel, et elle continue de soutenir nos systèmes politiques, qu’ils soient nationaux ou internationaux, ainsi que notre organisation sociale« 18.

Instrument privilégié de l’organisation sociale, la puissance est par là même le principal maître d’œuvre de l’action politique : sans elle, l’État se trouverait dépourvu de moyens pour assurer la plupart de ses fonctions essentielles, qu’il s’agisse du maintien de la sécurité intérieure et extérieure19 ou de la mise en œuvre et du succès de la diplomatie. En son temps, Mahan était en effet bien placé, de par ses connaissances sur le rôle de la puissance maritime dans l’histoire des États modernes, pour affirmer qu’ »une flotte de navires de guerre britanniques est le meilleur négociateur de l’Europe« 20, ou encore que « le maintien d’une ligne politique telle que la doctrine Monroe repose nécessairement sur la diplomatie et sur son instrument, l’armement« 21. Partant du principe que « tout homme et tout État n’est indépendant que dans la mesure où il peut se défendre par lui-même« 22, Mahan voit aussi dans la puissance le seul moyen d’assurer l’indépendance et la dignité des États-Unis, lesquelles dépendent en grande partie de leur capacité à réparer la moindre injure23. Enfin, si une des tâches de l’État est bien, comme il le pense, de pourvoir à la prospérité de sa nation, alors c’est en utilisant sa puissance pour ouvrir des marchés à son commerce qu’il s’en acquitte le plus efficacement. Pour illustrer cette vérité, Mahan rappelle que « chaque étape de l’ouverture de la Chine au commerce fut obtenue par des pressions » et que la prospérité de l’Allemagne, « enfermée dans un étroit territoire« , repose sur sa capacité militaire à créer des débouchés pour ses industries24.

Que ce soit pour accomplir leur mission dans le monde ou simplement pour faire face aux responsabilités qui sont les leurs vis-à-vis de leur peuple, les États-Unis pouvaient d’autant moins se dérober que, pour Mahan, la puissance a une origine divine :

La puissance, la force, est une faculté de la vie nationale, un des talents conférés par Dieu. Comme toute autre dotation d’une organisation complexe, elle doit être placée sous le contrôle d’un intellect éclairé et d’un cœur droit, mais elle ne peut pas plus qu’une autre être abjurée avec légèreté et insouciance, sans encourir la responsabilité de celui qui enterre ce qui lui avait été confié pour être utilisé. Et cette obligation de soutenir le bien, par la force si nécessaire, bien que commune à tous les États, s’impose particulièrement aux plus grands d’entre eux, proportionnellement à leurs moyens. On demande beaucoup à ceux à qui l’on donne beaucoup 25.

Conscient de la part du hasard ou des accidents ayant présidé à la prépondérance britannique, et ayant écarté toute possibilité que cette prépondérance puisse être dépourvue de toute finalité26, Mahan rejoint les philosophes allemands dans leur conception téléologique et dialectique d’une histoire dans laquelle se réalise la raison divine. « Sans la participation active de l’homme, Dieu lui-même n’est pas impuissant, mais il est dépourvu de l’instrument par lequel il désire œuvrer« , écrit-il27. Or, le propre de la civilisation chrétienne étant à ses yeux l’efficacité, elle ne peut se résoudre à laisser l’inefficacité et la stagnation triompher dans les pays sous-développés et dispose de deux moyens distincts mais complémentaires pour y remédier : les idées et la force. Pour un État chrétien, l’antinomie idées/action correspond à peu près à la séparation de l’Église et de l’État, le missionnaire étant le représentant de la première tout comme l’armement celui du deuxième28. Mahan en arrive donc à une conclusion tout à fait similaire à celle des théoriciens de la Machtpolitik : c’est en grande partie grâce à la puissance que le monde progresse. La comparaison ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque son œuvre abonde en réflexions attestant de la valeur qu’il accordait à la puissance, particulièrement dans son aspect militaire. Mahan illustre par exemple amplement l’adage « qui veut la paix prépare la guerre », en affirmant que c’est l’absence de préparation militaire qui précipita les États-Unis dans la guerre de 1812 contre la Grande-Bretagne, ou encore que le haut niveau d’armement de l’Europe de son temps était ce qui y garantissait la paix29. Mais la puissance militaire avait, selon lui, d’autres vertus : elle permettait de résoudre les conflits sans même avoir recours à la guerre, et donnait les moyens à un État de mener une politique juste et raisonnable en le mettant à l’abri des pressions extérieures30. « De la force organisée dépend le bouclier à l’abri duquel les mouvements de paix avancent en toute tranquillité ; [¼ ] La force organisée est à la loi et à la bienveillance ce que le corps est à l’esprit, c’est-à-dire un instrument« 31. En bref, sans la puissance, point de paix ni de progrès, souligne l’amiral, en faisant valoir dans un langage qui paraît aujourd’hui étrange que l’œuvre civilisatrice dans les colonies repose sur la coercition de ceux-là même qui en bénéficient32 ou encore que, dans un monde imparfait, le bien ne triomphe que par la force :

Nous ne vivons pas dans un monde parfait, et nous ne devrions pas espérer affronter des situations imparfaites avec des méthodes parfaites. Nous devons acquérir le temps et l’endurance par cet arbitre grossier et imparfait, mais nullement ignoble, qu’est la force – potentielle et organisée – qui jusqu’à présent a été et continue à être à l’origine des plus grands biens qu’ait connus l’histoire contrastée de l’humanité 33.

Sous-jacent à cet éloge de la puissance est celui des États modernes, dont l’élaboration constitue le point de départ des recherches historiques de Mahan et qui y sont présentés comme la condition sine qua non de la puissance et de l’essor de la civilisation européenne34. Ce qui nous amène naturellement à nous interroger sur son opinion sur la fragmentation du système international instauré par l’avènement des États. Lorsqu’il s’exprime sur ce point, on ne peut que constater là encore une similarité frappante avec la pensée allemande :

Ce n’est que lorsque la puissance d’un État ou de celui qui le gouverne, le symbole de son efficacité, devient incontestée, de par l’épuisement ou la lâcheté d’autres nations, que l’efficacité nationale, n’étant soumise à aucune compétition, a tendance à sombrer dans l’abus et la décadence comme toute autre puissance incontrôlée. Rome et Carthage, Louis XIV, Napoléon, sont des exemples familiers. Après Trafalgar, la Grande-Bretagne fut une illustration de la même puissance incontestée sur les mers, mais elle fut sauvée de la décadence par la nécessité de s’opposer aux puissances continentales européennes 35.

De même :

Sur la rivalité des nations, sur l’accentuation des différences, sur le conflit des ambitions, repose la préservation de l’esprit martial qui seul est capable d’en finir une fois pour toutes avec les forces de destruction qui, de l’intérieur et de l’extérieur, menacent d’anéantir tout ce que nous avons acquis pendant des siècles 36.

C’est donc parce que la rivalité inhérente à la pluralité étatique préservait les vertus martiales, que Mahan tenait pour cardinales pour la survie de la civilisation européenne, qu’il la considérait comme nécessaire37. Les vertus martiales ajoutées à l’organisation et l’efficacité étaient les atouts de l’Occident, tandis que le nombre, la masse et la brutalité constituaient ceux des peuples non industrialisés. Mahan pensait même que la compétition entre les États européens renforçait leur capacité d’assimilation des autres peuples, se référant probablement à l’activité des missionnaires dans les colonies38. Son raisonnement rejoint finalement le manichéisme de l’idéalisme allemand opposant l’esprit martial – synonyme d’idéalisme et de progrès – au pacifisme, qu’il associe lui aussi au matérialisme et à la décadence. D’où une certaine inquiétude sur le sort des États-Unis et de l’Europe, dont la richesse, le luxe et l’abondance lui paraissaient plutôt un handicap dans un environnement international désormais caractérisé par la lutte pour la survie39. Dans l’état actuel des choses, il n’y avait pas lieu de s’alarmer parce que « dans sa providence, Dieu fit en sorte que l’immense accroissement de prospérité, de luxe mental et physique, apporté par ce siècle soit contrebalancé par ce qui est stigmatisé sous le nom de  » militarisme « , qui a fait de l’Europe un immense camp de soldats prêts à la guerre« 40. Mahan ne doutait pas que la disparition ou même l’affaiblissement de ce militarisme sous les assauts du pacifisme entraînerait le déclin et la chute de l’Europe.

Si la puissance, les vertus martiales, la pluralité des États et leurs rivalités nous sont présentées comme des atouts, qu’en est-il des guerres, qui peuvent légitimement être considérées comme leur prolongement logique ? Là encore, l’opinion de Mahan est typique d’une époque antérieure à la Première Guerre mondiale : non seulement elles sont moins fréquentes que dans le passé, nous dit-il, mais elles « ont le caractère d’un excès occasionnel, dont on se remet facilement« 41. En conséquence, se félicite-t-il, l’esprit militariste et la propension à se battre sont plus répandus que jamais. Loin de dire que la guerre est un mal nécessaire, Mahan a plutôt tendance à la présenter comme un bien, nécessaire lui aussi et dans tous les sens du mot. D’une part parce que, selon ses propres mots, « le conflit est la condition de toute vie, matérielle et spirituelle« 42, et d’autre part parce que les guerres sont un instrument dont les hommes et les chefs d’État ne pourraient se passer sans se perdre ou sans abandonner leur mission. Sous l’influence de Clausewitz et de Jomini, Mahan n’hésite pas à présenter la guerre comme la continuation de la politique par d’autres moyens43. Il en est ainsi, dit-il, parce que la politique doit souvent opter pour l’opportunisme et le choix du moindre mal – la guerre permettant de prévenir des maux plus grands encore – et que le recours aux armes est parfois le seul moyen de trancher des différences légitimes entre des nations qui n’ont ni les mêmes valeurs, ni le même degré de civilisation, ni les mêmes intérêts44.

Mais, bien plus typique de l’idéologie de son époque est son sentiment que la guerre permet aux hommes – gouvernants et gouvernés – de maîtriser des forces qui les dépassent, à commencer par les mouvements de population que Mahan tient, comme nous l’avons déjà vu, pour le principal facteur constitutif de l’histoire, et qu’il nous dépeint comme « des forces naturelles qui, par leur origine et leur puissance, existent indépendamment de l’homme« 45. De ce point de vue, le recours à la guerre témoigne d’une volonté rationnelle de l’homme de s’opposer à l’irrationnel, ou encore – pour revenir à un raisonnement plus conforme à la tendance hégélienne de la pensée de son époque – d’une volonté divine de faire triompher le rationnel par le recours à l’irrationnel. Les références à cette dialectique et les arguments tendant à montrer que la guerre sert des objectifs à caractère normatif ne manquent pas dans son œuvre. C’est par la guerre, nous dit Mahan, que progresse l’unification politique des États – elle-même le prélude à la paix -, soit parce que son établissement ou son maintien requiert souvent la force, soit parce que c’est par l’opposition armée à d’autres entités politiques que se forge la cohésion de nations de plus en plus grandes :

L’issue de la guerre civile aux États-Unis, l’unification de l’Italie, le nouvel empire allemand, la force croissante de l’idée d’une Fédération impériale en Grande-Bretagne, tout cela illustre la tendance de l’humanité à se rassembler au sein de groupes plus grands qui, dans les exemples qui viennent d’être cités, a donné lieu à des combinaisons politiques plus ou moins formelles et clairement définies. Dans l’impulsion et l’établissement de chacune de ces étapes, la guerre a joué un rôle de premier plan. C’est la guerre qui a préservé notre Union. C’est la guerre qui a réalisé l’unité politique de l’Italie et apporté aux Allemands cette conformité dans les sentiments et les intérêts reconnus qui constitue le fondement de leur empire et en garantit la pérennité [¼ ].

La guerre est certainement un très grand mal – si ce n’est le plus grand, du moins un des plus grands – pour l’humanité. Pourtant, on doit reconnaître que, [¼ ] dans l’espace de deux ans, deux guerres ont eu lieu, dont l’objectif vertueux ne pouvait être atteint par des méthodes plus douces46.

Ce qui fait dire finalement à Mahan que la guerre est un instrument conféré par Dieu pour que les hommes réunis dans une société luttent contre le mal et fassent triompher le bien. De ce point de vue, elle peut non seulement être réconciliée avec les enseignements chrétiens, mais, au même titre que la puissance, en constitue le bras séculier et le principal garant47.

De la physique aux relations internationales

Un ultime exemple de la légitimation de la guerre chez Mahan pourrait aussi illustrer son penchant à emprunter des concepts tirés des sciences physiques. La guerre, écrit-il, « s’accompagne d’un immense gaspillage d’énergie et de matière. Il en est de même de la vapeur, et pourtant elle est actuellement le plus grand élément moteur dans le monde. Il faut sans aucun doute économiser le plus possible, en améliorant le procédé, et réduire la fréquence des guerres effectives par toutes les mesures possibles, mais simultanément et corrélativement, il faut la rendre plus efficace, et par conséquent s’efforcer de gaspiller moins de temps et d’énergie« 48. Dans cette réflexion, nous retrouvons un style qui se retrouve chez d’autres américains de son époque, tels Brooks Adams, Henry Powers ou même Theodore Roosevelt.

À l’instar de ces auteurs, Mahan utilise en effet un raisonnement volontiers scientifique pour corroborer ou compléter des théories malthusiennes, darwinistes et hégéliennes des relations internationales. La géographie a certes sa place dans l’ensemble des éléments déterminant selon lui la politique d’un État, mais, lorsqu’il s’agit d’expliquer « le mouvement du monde vers l’avant« , de déterminer « sa vitesse et sa direction« , il se réfère aussi à des « conditions physiques«  dépassant la géographie et à des « caractéristiques raciales« 49. Sa conception de l’histoire est trop dynamique pour reposer exclusivement sur la géopolitique, surtout si celle-ci est perçu comme un déterminant constant et invariable. Comme Brooks Adams ou Henry Powers50, Mahan explique la rivalité interétatique et la compétition acharnée pour les marchés dont il était témoin par la situation de paix et de prospérité en Europe, la subséquente hausse de sa natalité et l’accumulation d’énergie en quête d’exutoire que cette situation a créées51. Bien qu’il n’attribue pas une origine cosmique à cette énergie, sa conception des relations internationales est par ailleurs extrêmement proche de celle qui est articulée par Adams dans America’s Economic Supremacy et The Law of Civilization and Decay. Mahan et Adams véhiculent les mêmes images des sphères qui s’étendent jusqu’à ce qu’elles se touchent les unes les autres, emportées dans un mouvement dont la vitesse est proportionnelle à la masse et à l’énergie du peuple en question, et qui se dirigent vers là où la résistance est la moindre, c’est-à-dire les régions inexploitées et encore vulnérables comme la Chine52. Il sont également d’accord sur le fait que la proximité des États, des nations ou de rivaux dans une région donnée – qui semble à Mahan caractéristique de son époque – engendre inéluctablement des conflits d’une gravité proportionnelle à la masse et à l’énergie opposées par les belligérants53.

C’est notamment en fonction de cette analyse que Mahan réaffirma la nécessité pour les États-Unis de se regrouper, par affinité de race et d’intérêts, avec les puissances occidentales et maritimes. Un rapprochement avec la Grande-Bretagne lui paraissait non seulement souhaitable mais possible, en dépit de leur rivalité, parce qu’ils n’étaient pas en contact direct et qu’ils possédaient chacun une sphère d’influence distincte et étaient par conséquent en mesure de se concentrer sur leurs intérêts communs54. Quels étaient-ils ? Il faut d’abord rappeler que Mahan pensait que l’Occident et l’Asie étaient engagés dans une lutte pour la survie, et que la deuxième lui paraissait détenir l’avantage du nombre, et donc de la masse55. Pour arrêter le mouvement expansif d’une Asie entraînée par le poids de sa population et retarder son contact avec l’Occident, il suffisait de consulter l’histoire et de se munir d’un manuel de physique élémentaire : « L’histoire montre qu’il y a toujours un élément d’agressivité dans une telle avancée, qui ne peut être limitée que par l’opposition d’une force. C’est ainsi que peut être instaurée une balance, un équilibre, dont le maintien a toujours été et continue d’être l’angoissante préoccupation des hommes d’État européens« 56. D’où l’urgence, pour ceux dont les intérêts sont similaires, c’est-à-dire pour les puissances maritimes, voire teutoniques, d’unir leurs forces pour parvenir à contrebalancer celle de l’Asie, car aucune n’est en mesure de le faire séparément57. Mahan ne préconisait pas une alliance formelle, ni même un engagement, mais une coopération fondée sur la prise de conscience d’intérêts communs à préserver un équilibre entre puissances maritimes et continentales jadis assuré par la Grande-Bretagne et la Russie, mais qui se trouvait maintenant menacé au détriment de la première58.

Cette utilisation des théories de physique n’est certes pas l’apanage des penseurs politiques de cette époque, surtout lorsqu’il s’agit de définir la notion d’équilibre des puissances. Mais il est intéressant de remarquer que c’est moins pour sa capacité à garantir la paix que pour celle de maintenir une multiplicité d’États et leur rivalité que Mahan vante les mérites de l’équilibre des puissances. C’est par ses liens avec l’idéologie darwiniste et la philosophie de l’histoire allemande, par la volonté des utilisateurs d’unir les connaissances scientifiques dans une grande synthèse, qu’elle devient emblématique de son environnement ou, ce qui revient au même, par l’utilisation de la science à des fins de valorisation de la puissance et du conflit. Aucune autre citation de Mahan n’illustre mieux cette tendance que cette réflexion succincte et laconique : « L’insatisfaction prend aisément la forme de l’agression pour utiliser un mot fort apprécié par ceux qui désapprouvent tout mouvement vers l’avant des nations« 59.

L’héritage de la tradition fédéraliste60

Le fait que Mahan soit un homme de son temps ayant pleinement souscrit aux courants de pensée dominants de son époque ne doit pas occulter la place de la tradition américaine dans le développement de sa pensée. Mahan lui-même se concevait comme héritier et disciple des Pères fondateurs, en dépit du tournant décisif que l’idéogie décrite précédemment représentait par rapport à la philosophie des Lumières dans laquelle s’inscrivent les fondements des institutions et de la théorie politique des États-Unis. C’est en ce qui concerne la conception des relations internationales que l’amiral reconnaît le plus sa dette envers les Pères de la nation. « Il est aussi vrai maintenant que lorsque Washington l’a écrit, et il sera toujours vrai, écrit-il, qu’il est vain d’attendre des nations qu’elles agissent de façon cohérente selon un autre motif que l’intérêt« 61. Ailleurs, c’est une autre formule washingtonienne qu’il reprend à son compte : « Les sympathies des nations fluctuent en fonction de leurs intérêts ou des événements qui passent, et leurs intentions varient en conséquence« 62. Également réminiscent de la façon de penser et de s’exprimer des Fédéralistes est l’exhortation, adressée à ses concitoyens, « d’accepter franchement l’intérêt pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme le motif adéquat«  de la politique63. « Il en résulte, écrit-il encore d’une manière que n’auraient pas renié les théoriciens politiques du xviiie siècle, que l’étude des intérêts, des intérêts internationaux, est, pour les hommes d’État, la condition d’une politique éclairée (« sound« ) et prévoyante. Cela requiert une connaissance approfondie des faits contemporains et une capacité à les analyser« 64.

De ce premier constat éminemment fédéraliste consistant à faire de l’intérêt le principal motif de la politique et l’objet d’étude privilégié des chefs d’État, Mahan en déduit un deuxième, tout aussi fédéraliste : l’intérêt aliène ou rapproche les États. Il va sans dire que, dans la plupart des cas, c’est la première affirmation qui est juste : « La divergence d’intérêts génère le conflit« 65. Mais on peut aussi dire, a contrario, que « l’intérêt est la fondation de tout« , que la convergence d’intérêts rapproche des États ou des nations et rend possible leur coopération et parfois même leur unification, dès lors que ces intérêts communs sont durables et sont compris de part et d’autre66. Ici, Mahan rend implicitement hommage aux architectes de l’Union fédérale pour avoir justement compris que « la proximité géographique est source de conflits entre nations«  et pour s’être efforcé à la fois d’unir les États confédérés et contigus américains et de contribuer à éloigner les États européens du Nouveau Monde67.

C’est, paradoxalement, en réaffirmant ce principe cardinal de la tradition réaliste américaine – la pluralité étatique à l’intérieur d’un espace géographique restreint entraîne la guerre, il faut donc l’éradiquer – que Mahan marque à la fois son attachement à la tradition fédéraliste et explique sa volonté de s’en détacher : « La mer, qui constitue maintenant comme toujours le grand moyen de communication entre les nations, peut être traversée avec une rapidité et une certitude qui ont minimisé les distances. Des événements qui, dans d’autres conditions, auraient été distants et de peu d’intérêt, se déroulent maintenant à nos portes et nous touchent de près. La proximité est, comme on l’a fait remarquer, une source abondante de friction politique, or la proximité caractérise notre époque« 68. Ce qui revient à dire que l’isolationnisme, même au sens que Washington donnait à ce terme, n’est plus possible, ni même d’ailleurs souhaitable, au regard du nouveau statut des États-Unis.

C’est donc à la fois de par l’évolution des États-Unis et le changement dans le contexte extérieur que l’exhortation à l’isolationnisme lui paraissait désormais obsolète69. Mahan n’éprouve aucune difficulté à prôner une rupture avec certaines maximes fédéralistes, en dépit des nombreuses affinités théoriques et de son admiration à leur égard, parce qu’il considère qu’il faut sans cesse adapter les institutions et la politique au contexte et à la réalité du moment. « La situation différente dans laquelle se trouvent les États-Unis aujourd’hui par rapport au début du siècle illustre de façon appropriée combien il est nécessaire d’éviter d’accepter implicitement les précédents, cristallisés dans des maximes, et de se prévaloir de principes restaurés qui justifièrent, entièrement ou en partie, la politique d’une génération, mais dont l’application peut conduire à adopter une ligne de conduite très différente à une époque ultérieure« 70. Ce n’est donc pas des maximes elles-mêmes mais de l’interprétation et de l’application que les Fédéralistes et certains de leurs successeurs avaient été amenés à faire dans les circonstances qui étaient les leurs dont Mahan souhaite se débarrasser.

Ce sont en fait les deux principales conclusions auxquelles les fondateurs des États-Unis étaient arrivés qu’il juge dépassées parce qu’inadaptées, à savoir d’une part qu’il convenait d’éviter le plus possible tout contact avec l’Europe, d’autre part que l’expansion de la République fédérale devait être limitée, au plus, au continent nord-américain. L’isolation convenait certes à « l’enfance des États-Unis«  et était nécessaire au « développement de son individualité« , mais il était impossible et irresponsable de prétendre demeurer dans une éternelle adolescence et de refuser d’assumer sa part de responsabilité pour, aux côtés de l’Europe, préserver la civilisation71. Quant aux « limites à l’expansion, imposées par la sagesse politique de ses ancêtres« , la République fédérale devait admettre qu’elles avaient « cessé d’être applicables à sa propre situation actuelle et à celle du monde« 72.

Les deux arguments se trouvaient d’ailleurs imbriqués : si l’isolation était désormais impossible, alors la sécurité passait par l’expansion. Baignés par les deux océans les plus fréquentés du monde, comment les États-Unis pourraient-ils en effet se protéger si ce n’est en contrôlant les principales routes maritimes ? Et comment le feraient-ils sans acquérir des « positions«  stratégiques, sans lesquelles aucun contrôle n’est possible ? Mahan lui-même aurait-il donc dévoilé en vain le rôle fondamental des possessions stratégiques de la Grande-Bretagne dans sa maîtrise des mers ? Lorsque les États-Unis se trouvèrent confrontés au débat sur l’opportunité d’annexer les territoires espagnols d’outre-mer à l’issue de leur victoire en 1898, le professeur-commandant73 reprit sa plume pour rappeler au public américain les principales conclusions de ses recherches :

Partons de cette vérité fondamentale, attestée par l’histoire, que la maîtrise des mers, tout spécialement le long des grandes lignes tracées par l’intérêt national ou le commerce national, est le plus important des éléments purement matériels qui constituent la puissance et la prospérité des nations. Il en est ainsi parce que la mer est le meilleur moyen de communication du monde. De cela découle nécessairement le principe que, en tant que corollaire de cette maîtrise, il est impératif de prendre possession, quand cela peut être fait légitimement, de toutes positions maritimes contribuant à s’assurer la maîtrise des mers 74.

Mahan insista également, dans le même article, sur l’importance cruciale des bases d’approvisionnement en charbon : « Car le combustible est le sang de la guerre navale moderne ; il est la nourriture du navire ; sans lui, les monstres modernes des eaux profondes meurent d’inanition. Il est par conséquent lié aux plus importantes considérations de la stratégie navale« 75.

S’il est vrai que son plaidoyer en faveur de l’acquisition de territoires outre-mer et, plus généralement, son intérêt pour le monde maritime l’éloignent de la première génération de Fédéralistes, Mahan se situe néanmoins clairement dans la lignée de leurs successeurs. Au lendemain de la guerre de 1812 avec l’Angleterre, les premiers partisans du système américain 76, dont Henry Clay et John Quincy Adams étaient les champions, avaient été baptisés « néofédéralistes », parce que les mesures qu’ils préconisaient – protection douanière, aménagement d’un réseau de transport intérieur et établissement d’un système bancaire centralisé – avaient été énoncées par Alexander Hamilton à partir de 1790 dans ses différents Rapports 77. Convaincus que les États-Unis pouvaient s’étendre sans mettre leurs institutions en péril, Clay et Adams rêvaient déjà, dès les années 1820, d’un territoire fédéral compact s’étendant jusqu’au Pacifique. Quelques années plus tard, au sein de la deuxième génération de néofédéralistes, se trouvait William Seward qui, à beaucoup d’égards, préfigurait les idées de Mahan. Tout aussi déterminé à mettre en œuvre le système américain mais aussi à repousser les limites continentales qui lui avaient été assignées, Seward éprouvait, dès 1840, la même fascination pour « l’empire des mers », la même prise de conscience précoce que la maîtrise des mers et l’hégémonie commerciale passaient par la possession de bases navales78.

Loin d’être superficielles ou accidentelles, les convergences entre Mahan et la tradition fédéraliste procèdent d’une philosophie politique analogue, dont on peut relever deux caractéristiques. La première est la primauté que Mahan accordait aux considérations politiques et sa volonté d’y subordonner l’économie. Comme il a été dit, Mahan pensait que les sociétés avaient été instaurées par l’homme pour mieux pourvoir à ses besoins élémentaires et à sa sécurité. Or, les ressources économiques et le commerce d’un État constituent le principal instrument par lequel il pourra s’acquitter de sa mission, c’est-à-dire procurer un avantage à son peuple. Comment le pourrait-il si, trahissant ses citoyens, il ouvrait l’économie nationale au reste du monde79 ? En fait, la protection douanière appartient à ce point à l’essence de l’État que tous, sans exception, l’ont adoptée, comme l’affirmait Mahan en précisant, à la façon des économistes politiques du système américain, que « la politique tant vantée du libre-échange de la Grande-Bretagne ne repose que sur un simple calcul pour l’avantage« 80. Autrement dit, le libre-échange lui-même peut être un outil adapté à la situation de certains États, mais, en tant que principe, il doit être rejeté parce qu’il induit une « trop grande apathie de la part du gouvernement dans les affaires commerciales« 81.

Il va sans dire que cette conception du commerce en tant qu’instrument politique destiné à avantager un État au détriment d’un autre s’inscrit en faux contre la prétention d’en faire un vecteur de paix internationale. Loin d’être en marge de la politique, le commerce est pour Mahan, le problème politique majeur de son époque, parce qu’ »il engendre le conflit, favorise des ambitions et des dissensions qui débouchent souvent sur des collisions armées« 82. Lorsque Mahan défend avec vigueur la politique de la « porte ouverte » en Chine, ce n’est pas pour des raisons en soi commerciales mais politiques et de sécurité, conformément à l’importance qu’il attribuait à l’expansion commerciale pour la sécurité de la nation. D’où il s’ensuit que le primat du politique sur l’économie débouche sur le primat des considérations de sécurité et de politique étrangère, lequel constitue également l’une des principales caractéristiques des Fédéralistes et de leurs successeurs83.

Fidèle à cette tradition et très au fait des motifs ayant guidé les Pères fondateurs, Mahan attribue à ce primat l’élaboration de la République fédérale, et plus généralement celle de toutes les fédérations :

C’est dans le domaine des relations extérieures que sont le plus visibles les avantages d’une fédération, laquelle n’est pas sans inconvénient sur le plan intérieur. Témoignant d’une prise de conscience d’un changement décisif dans les conditions extérieures, c’est vers celles-ci qu’elle est particulièrement tournée. Elle fait face au monde, et voit que pour réussir elle doit se montrer unie. C’est pour cela qu’elle cherche un moyen, un instrument par lequel l’union puisse être établie et maintenue. Dans ce but, elle doit accepter de supporter les sacrifices intérieurs, les concessions inévitables à l’indépendance individuelle, et le fardeau de dépenses supplémentaires. L’une et l’autre de ces concessions se verront de toute façon récompensées 84.

Puisque la fédération est, par excellence, le type même de l’État structuré pour la primauté de la politique étrangère, et que les fédérations sont presque toutes de grands États, les petits États sont, a contrario, les moins adaptés à cette primauté, et par conséquent les plus exposés. Mahan ne pense pas pour autant qu’ils soient plus prospères ou plus heureux. Ce qui les caractérise surtout, c’est leur vulnérabilité et leur dépendance vis-à-vis de l’équilibre des puissances et des grandes puissances, qui ne prennent en compte que leurs propres intérêts pour décider du sort des plus petites nations85. Plus que le type de régime et d’institutions d’un État, c’est donc en définitive sa taille et sa puissance – l’une et l’autre étant liées – qui comptent surtout aux yeux de Mahan, parce qu’elles déterminent principalement sa capacité à faire face au monde extérieur. Si les gouvernements représentatifs en sont souvent, selon lui, moins capables que d’autres, ce n’est pas par un défaut inhérent à la démocratie, mais parce que leurs lois et leurs institutions ne sont pas, le plus souvent, élaborées et révisées en fonction du contexte extérieur86. Les démocraties ont, par exemple, la fâcheuse tendance de ne pas déterminer leur budget militaire en fonction du contexte international, ou de le faire trop tard.

Même lorsque la taille et les ressources des armées sont évaluées en fonction du monde extérieur, il convient, nous dit encore Mahan, de ne pas se tromper de critères : « Une nation désireuse de se doter d’une organisation militaire ou navale adéquate à ses besoins doit commencer par prendre en considération, non pas la plus grande armée ou marine du monde, dans le but de rivaliser avec elle, mais ce qui constitue dans le statut politique du monde – non seulement dans les intérêts matériaux mais aussi dans l’humeur des nations – une source raisonnable, bien qu’éloignée, de difficultés qui ne sont susceptibles d’être résolues que par la guerre« 87. Et l’amiral de conclure, en des termes tout à fait lockiens ou hamiltoniens, sur la nécessité de prendre pour critère le cas extrême : « Ce n’est pas le plus probable des dangers, mais le plus redoutable (« formidable« ), qui doit être choisi pour mesurer le degré de précaution militaire sur lequel les préparations militaires devront désormais être fondées« 88.

Mahan arrive à cette conclusion de la même façon que Locke, les Fédéralistes et des économistes politiques partisans du système américain comme Willard Phillips y étaient arrivés89 : étant donné que ce sont les circonstances extérieures qui déterminent la puissance militaire appropriée d’une nation et que ces circonstances sont imprévisibles, il convient de se tenir prêt à affronter la pire des éventualités. Ce raisonnement est sous-jacent à son hostilité à l’encontre d’une proposition de la Russie visant à réduire la taille des flottes de guerre des plus grandes puissances maritimes, en 1899. Dans un manuscrit non publié adressé à l’auteur de la proposition, Mahan fait valoir que « les conditions qui justifient la nécessité d’une marine de guerre et président à son développement ont, durant l’année précédente [1898], tellement changé pour les États-Unis qu’il est impossible de prévoir avec certitude le degré de force navale nécessaire pour y faire face« 90. Il s’agissait là d’une occasion de réaffirmer le principe qu’il tenait pour cardinal dans la politique navale des États-Unis, à savoir que « la composition et la taille d’une marine de guerre n’ont rien à voir avec la politique intérieure et doivent être déterminées dans le cadre des affaires étrangères« 91.

Cette affirmation, ainsi que son insistance sur la nécessité de constamment adapter la politique et la capacité militaires à un contexte imprévisible, semblent militer en faveur d’une prépondérance de l’exécutif sur le législatif dans ces domaines. Mais Mahan prône plutôt une prise de décision collective réunissant tous ceux qui, dans l’exécutif comme dans le législatif et même au-delà, sont compétents en matière de politique étrangère. « La décision appartient spécifiquement et surtout à ceux qui ont la responsabilité de mener la politique internationale du pays« , écrit-il92. Le législatif a son rôle parce que « l’étude non seulement de la force navale actuelle des autres États, mais aussi de l’humeur et de l’ambition de leur peuple et de leurs gouvernants ne devrait pas seulement revenir au département d’État, mais aussi aux comités des affaires étrangères« . Il faut cependant que ses multiples comités qui sont liés d’une façon ou d’une autre à la politique étrangère se regroupent, de façon à ne pas favoriser les décisions antagonistes et incohérentes93. De même, la coopération entre les différents ministères concernés est essentielle, car « la séparation des différentes branches coordonnées du gouvernement n’est nulle part plus désastreuse que dans le domaine des affaires étrangères« 94. Ce que Mahan propose finalement pour adapter les institutions des États-Unis au primat de la politique étrangère, c’est la création d’un organisme regroupant « non seulement les pouvoirs civil et militaire, mais aussi l’exécutif et le législatif afin de parvenir à une décision réfléchie et harmonieuse«  émanant de tous ceux qui sont compétents dans le domaine, et qui servirait de fondement à la préparation militaire et navale du pays95.

Cet organisme ressemblerait, admet-il, au Comité de la Défense britannique, mais, dans un régime démocratique, les solutions pour adapter les institutions au contexte international actuel sont nécessairement limitées. Or, si Mahan conçoit une adaptation de ce régime, il exclut sa remise en question : sa pensée est, comme nous venons de le voir, profondément enracinée dans la tradition politique républicaine et fédérale de son pays, à une époque où le respect des maximes énoncées par les Pères fondateurs commençait à porter ses fruits et où, pour le moins en Amérique, la supériorité des institutions de la République fédérale n’était plus à prouver. Ce qui garantit le succès de l’amiral, c’est justement sa capacité à concilier cette tradition avec les courants idéologiques de son époque en une grande synthèse, et ceci à un moment clé de l’histoire des États-Unis. Car, en dépit des préjugés idéologiques sur lesquels il se fondait, le diagnostic de Mahan sur les relations internationales de son temps et sur les dangers que leur évolution présentait pour les États-Unis était juste : la disparition de l’équilibre européen et l’essor de l’Allemagne ; la volonté de celle-ci d’en finir avec la suprématie de la Grande-Bretagne sur les mers ; l’évolution technologique qui réduisait considérablement les distances terrestres et maritimes tout en rendant les armements bien plus redoutables ; la course internationale aux marchés et aux bases navales partout dans le monde ; l’essor du Japon et l’extension considérable de la Russie en Asie. Tout cela remettait bel et bien en cause les conditions de sécurité dont les États-Unis avaient joui depuis la fin de la guerre de 1812.

Le rôle que joua Mahan pour adapter son pays à ces bouleversements est à bien des égards remarquable, car il s’employa tout autant à éduquer le peuple sur les réalités et les périls internationaux – tâche à la fois nécessaire dans une république et terriblement difficile dans une nation traditionnellement isolationniste – qu’à conseiller les responsables politiques, auprès desquels son influence fut loin d’être négligeable96. À tous, il préconisa l’étude des relations internationales pour dissiper ce qu’il considérait comme des illusions, quelquefois spécifiques au peuple américain. « La certitude que la guerre, en tant que facteur inévitable dans l’histoire, appartient au passé, est un préjugé commun qui disparaîtra lorsque les hommes étudieront les relations internationales dans leur globalité« , peut-on lire dans un de ses ouvrages consacré à la guerre97. Ailleurs, ce sont les illusions sur le lien supposé entre la paix dont ont joui les États-Unis durant le xixe siècle et leur absence de l’échiquier international ou leur faible niveau d’armement, que Mahan entendait dissiper par des arguments qui, postérieurement à la Seconde Guerre mondiale, deviendraient un leitmotiv chez certains théoriciens comme Hans Morgenthau, George Kennan ou encore Henry Kissinger : « Notre propre impunité ne résulte pas de notre faiblesse, mais du peu d’importance que revêtaient les points de litige aux yeux de nos rivaux, si on les compare à leurs intérêts plus immédiats chez eux« 98. Autant d’affirmations qui, à l’époque des Pères fondateurs, seraient passées pour des lieux communs tant elles reflétaient la réalité quotidienne, mais qu’il s’agissait maintenant de rappeler après plus d’un demi-siècle de sécurité vis-à-vis des puissances étrangères, en s’appuyant désormais sur l’étude des relations internationales.

Ce que Mahan voulait par dessus tout faire comprendre aux Américains, c’est que la puissance d’un État est un instrument qui doit être mis au service de ses intérêts nationaux. Aussi s’évertua-t-il à définir ces derniers et à conférer légitimité et clarté à une expression qu’une majorité de ses compatriotes ignorait ou dédaignait. Or, selon lui, la situation géographique de l’Amérique du nord, baignée par les deux mers les plus fréquentées du monde, indiquait clairement qu’il était de l’intérêt des États-Unis de devenir une puissance maritime de première catégorie, c’est-à-dire de se doter des moyens nécessaires pour contrôler les routes maritimes. Les deux contributions essentielles de Mahan à la définition de l’intérêt national américain furent, d’une part, d’offrir, outre son enseignement sur la nécessité de bâtir une puissance navale et d’acquérir des bases, une vision hiérarchisée des intérêts américains dans le monde, et de définir des zones prioritaires ; il fut, en quelque sorte, le premier à fournir une « stratégie politique de l’Amérique dans le monde », pour reprendre le titre d’un ouvrage essentiel pour la pérennité des idées de Mahan99. D’autre part, le rôle de Mahan dans la société et la politique américaine, en tant qu’intellectuel publiciste guidant à la fois l’opinion publique et les responsables politiques, n’est pas sans rappeler celui de George Kennan, le diplomate-scholar qui passe pour être le Père de la stratégie du containment et qui tenta lui aussi de susciter chez ses concitoyens un intérêt pour les relations internationales et l’histoire et de corriger leurs préjugés100.

 

 

 

 

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Notes:

 

1 Cf. Alfred Mahan, The Influence of Sea Power upon History, Boston, Little Brown, 1890.

2 Ibid., p. 325.

3 Alfred Mahan, Lessons of the War with Spain, Freeport, New York, Books for Libraries Press, 1899, p. 15.

4 Ibid., p. 13. On trouvera une réflexion similaire p. 11.

5 Cf. « Considerations Concerning the Disposition of Navies », in Alfred Mahan, The Interest of America in Sea Power, Boston, Little Brown, 1898, p. 345.

6 La conception que se faisait Mahan de la nature humaine sera examinée dans le paragraphe suivant.

7 Sur ce point, on se référera notamment à « The United States Looking Outward », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 18 : « Tout autour de nous n’est que conflit,  » la lutte pour la survie « ,  » la course de la vie « , sont des expressions tellement familières que nous ne percevons leur sens qu’en nous y arrêtant pour y réfléchir. Partout, les nations sont montées les unes contre les autres, la nôtre non moins que les autres« .

8 Cf. « A Twentieth Century Outlook », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 252, où Mahan parle de la survie du plus adapté, ainsi que « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 164, où il écrit que les pays en expansion « portent la marque du génie national« .

9 Alfred Mahan, The Problem of Asia, Boston, Little Brown, 1905, p. 46.

10 Ibid., p. 15.

11 Cf. « The Place of Force in International Relations », in Alfred Mahan, Armaments and Arbitration, New York, Harper & Bro., 1912, pp. 113-116. On trouvera une réflexion similaire, mais appliquée à la région du golfe Persique, dans « The Persian Gulf and International Relations », in Alfred Mahan, Retrospect and Prospect, Boston, Little Brown, 1902, p. 221. Dans un autre ouvrage, Mahan impute au sous-développement d’une grande partie de la Terre le regain de colonialisme. Cf. « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 168.

12 On se référera par exemple à The Problem of Asia, op. cit., p. 74.

13 On pourra se reporter par exemple à « A Twentieth Century Outlook », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 243 : « Nous sommes au début d’une période durant laquelle la question de savoir quelle civilisation – occidentale ou orientale – dominera le monde et déterminera son avenir sera définitivement réglée, même si le dénouement peut être plus ou moins long« .

14 En ce qui concerne son interprétation de la guerre russo-japonaise, cf. The Interest of America in International Conditions, Boston, Little Brown, 1915, p. 127. Quant à ses réflexions sur le besoin de stabilité intérieure des sociétés occidentales pour faire face au défi extérieur – qui préfigurent de nombreux discours tenus lors de la guerre froide – on se reportera à son article « The Great Illusion », in Armaments and Arbitration, op. cit., p. 142, où il dénonce les efforts des socialistes pour substituer les frontières de classes à celles des nations, laissant ainsi l’Europe et l’Amérique « affaiblies pour la collision entre les civilisations européenne et asiatique« .

15 « A Twentieth Century Outlook », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 243.

16 Cf. « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 164, ainsi que Armements and Arbitration, op. cit., p. 82.

17 « Du point de vue de l’auteur, l’armement représente la somme des forces naturelles inhérentes à toute communauté« , écrit Mahan dans Armaments and Arbitration, op. cit., p. 11.

18 The Problem of Asia, op. cit., p. 122.

19 Cf. « The Future in Relation to American Naval Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 140.

20 Mahan cité par William Puleston, Mahan, new Haven, p. 179.

21 Armements and Arbitration, op. cit., p. 81.

22 The Problem of Asia, op. cit., p. 177.

23 Voir par exemple The Problem of Asia, op. cit., p. 182, et « The Isthmus and Sea Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 101.

24 En ce qui concerne l’Allemagne, voir Armaments and Arbitration, op. cit., p. 32. Pour ce qui est de la Chine, voir The Problem of Asia, op. cit., p. 169.

25 Alfred Mahan, « The Moral Aspects of War », in Some Reflected Aspects of War, Boston, Little Brown, 1907, p. 47.

26 Cf. « Strategic Features of the Caribbean Sea and the Gulf of Mexico », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., pp. 307-308 : « On se demande si des incidents si éloignés dans le temps et dans l’espace, tendant tous vers le même but – la prépondérance maritime de la Grande-Bretagne – peuvent n’être que des accidents, ou sont simplement le reflet d’une volonté personnelle agissant depuis toujours, avec une intention délibérée et consécutive, à des fins non encore discernées« . Mahan se réfère aussi à la « mission » de la Grande-Bretagne dans « The Isthmus and Sea Power », in The Interest of America in sea Power, op. cit., p. 73.

27 Cf. « War from the Christian Standpoint », in Some Reflected Aspects of War, op. cit., p. 117.

28 Ibid., p. 119.

29 Pour son commentaire sur la guerre de 1812, ainsi que pour son appréciation du rôle de la préparation militaire dans la paix en général, voir « The Future in Relation to American Naval Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., pp. 145 et 157. Pour son interprétation de la paix en Europe, voir « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 183.

30 Sur le premier point, voir « The Deficiences of Law as an Instrument of International Adjustment », in Armaments and Arbitration, op. cit., p. 84. Sur le second, voir « Preparedness for Naval War », op. cit., p. 171 : « Le facteur politique qui a longtemps prévalu et reste essentiel pour promouvoir la politique la plus juste et l’influence la plus raisonnable est la puissance militaire« .

31 « The Practical Aspect of War », in Some Reflected Aspects of War, op. cit., p. 89.

32 Cf. « A Twentieth century outlook », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 256.

33 Ibid., p. 244.

34 Voir notamment « Relations between the East and the West », in Alfred Mahan, The Interest of America in International Conditions, Boston, Little Brown, 1915, p. 139, où Mahan attribue la sécurité de l’Europe vis-à-vis des envahisseurs orientaux à la « consolidation des nationalités » européennes.

35 « The Deficiences of Law as an Instrument of Internationa1 Adjustment », in Armaments and Arbitration, op. cit., p. 86.

36 « Possibilities for an Anglo-American Reunion », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 122.

37 Ibid. Mahan va jusqu’à affirmer que rien ne serait plus dangereux pour la « civilisation européenne » qu’une paix perpétuelle.

38 Cf. Armaments and Arbitration, op. cit., pp. 9-10.

39 Cf. « A Twentieth Century Outlook , in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 223.

40 Ibid., p. 264.

41 Ibid., p. 233.

42 Ibid., p. 267.

43 Cf. Philip Crowl, « Alfred Thayer Mahan, the Naval Historian », in Peter Paret (ed.), Makers of Modern, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 461. Mahan reprend l’argumentation de Clausewitz dans « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, p. 177.

44 En ce qui concerne la conception de la guerre comme le choix d’un moindre mal, voir « The Future in Relation to American Naval Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 140, ainsi que « The Practical Aspect of War », in Some Reflected Aspects of War, op. cit., p. 92. En ce qui concerne son opinion que la guerre est inhérente à la pluralité de valeurs, voir « A Twentieth Century Outlook, in The Interest of America in Sea Power, op. cit., pp. 245 et 266, où Mahan envisage la guerre comme un moyen de propager la civilisation occidentale. Il semble toutefois penser que, même entre nations de même culture, des différences légitimes peuvent conduire à la guerre : « Il n’est pas rare que chacun des deux camps fasse valoir des considérations de justice, réelles ou réellement perçues comme telles, qui les encouragent à ne pas céder« . Cf. « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 177.

45 « The Practical Aspect of War », in Some Reflected Aspects of War, p. 92.

46 The Problem of Asia, op. cit., pp. 141-142. Pour une réflexion similaire, enrichie d’arguments illustrant l’importance des considérations de politique étrangère dans sa conception du nationalisme, on pourra se rapporter à « Relations between the East and the West », in The Interest of America in International Conditions, op. cit., pp. 173-175, où Mahan compare la situation de l’Allemagne de son époque à celle des États-Unis antérieurement à la guerre de 1812, qu’il présente comme le catalyseur du nationalisme américain : « En ce qui concerne l’union, la situation actuelle de l’Allemagne ressemble à celle des États-Unis de 1789 à 1812. [¼ ] Il fallut la guerre de 1812 et la subséquente concentration de la pensée sur un objectif extérieur commun et unique pour que se développe le sentiment national, la dévotion à un idéal – l’union – et non pas à l’intérêt matériel qui avait été à l’origine de la Constitution et avait facilité son adoption. [¼ ] Il en est de même pour la confédération allemande [¼ ] fondée sur l’orgueil de la situation internationale à laquelle est parvenue une Allemagne unie, situation qui tranche avec les siècles de faiblesse occasionnée par la désunion, et avec l’intervention et l’oppression étrangères humiliantes que cette désunion avait permis« .

47 Cf. Some Reflected Aspects of War, op. cit., pp. vii-viii (préface).

48 « The Practical Aspect of War », in Some Reflected Aspects of War, op. cit., pp. 89.

49 Cf. The Problem of Asia, op. cit., p. V (préface).

50 En ce qui concerne Brooks Adams, voir The Law of Civilization and Decay, New York, Vintage Books, 1955, et America’s Economic Supremacy, New York, Macmillan, 1900 ; pour Henry Powers, voir « The War as a Suggestion of Manifest Destiny », Annals of the American Academy of Political and Social Science, septembre 1898, 12-4, pp. 173-192 (cf. pp. 175-176), ainsi que « The Ethics of Expansion », International Journal of Ethics, juillet 1900, 10-3, pp. 288-306 (cf. pp. 303-304).

51 Cf. « The Place of Force in International Relations », in Armaments and Arbitration, op. cit., pp. 115-117.

52 Cf. « The Persian Gulf and International Relations », in Retrospect and Prospect, op. cit., p. 228 ; « The Great Illusion », in Armaments and Arbitration, op. cit., pp. 8 et 113 ; The Problem of Asia, op. cit., p. 18.

53 Cf. « Possibilities of an Anglo-American Reunion », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 125 : « Lorsque, comme cela arrive fréquemment sur les continents, les membres de ces groupes sont géographiquement proches les uns des autres, la proximité elle-même semble, tels des pôles électriques similaires, engendrer un phénomène de répulsion qui fait des différends politiques la règle et des combinaisons politiques l’exception«  ; Armaments and Arbitration, op. cit., p. 9 : « L’élan, qui détermine la force de l’impact dans une collision, dépend de la masse et de la vitesse« .

54 Cf. « Possibilities of an Anglo-American Reunion », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 125.

55 Cf. Armaments and Arbitration, op. cit., p. 9 : « Dans le cas présent, la masse est du côté des non-Européens. L’équivalent de la vitesse, l’énergie, est du côté de l’Europe, y compris de son rejeton l’Amérique« .

56 « Relations between the East and the West », in The Interest of America in International Conditions, op. cit., p. 166.

57 Cf. The Problem of Asia, op. cit., p. 179. Mahan se réfère parfois aux nations teutones, dans lesquelles il englobe l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis, pour préconiser une coopération entre ces pays. Voir par exemple The Problem of Asia, op. cit., p. 104.

58 Ibid., p. 104, ainsi que « The Persian Gulf and International Relations », in Retrospect and Prospect, op. cit., p. 240, où Mahan présente la Russie et la Grande-Bretagne comme les deux piliers fondamentaux de l’équilibre des puissances global et écrit qu’il ne serait pas de l’intérêt des autres États de le perturber s’il ne l’était déjà.

59 The Problem of Asia, op. cit., p. 43.

60 Je me réfère ici non seulement au Parti fédéraliste américain, dont George Washington, Alexander Hamilton et John Adams sont les plus représentatifs, mais également à leur successeurs, qui assurèrent la pérennité de leurs maximes.

61 « The Origin and Character of Present International Groupings in Europe », op. cit., pp. 80-81. On trouvera une citation similaire dans The Problem of Asia, op. cit., p. 187.

62 Armaments and Arbitration, op. cit., p. 28.

63 « Hawaii and Our Future Sea Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 51.

64 « The Origin and Character of Present International Groupings in Europe », in The Interest of America in International Conditions, op. cit., p. 81.

65 The Problem of Asia, op. cit., p. 110.

66 Pour le rôle de l’intérêt dans l’unification politique, voir « Motives to Imperial Federation », in Retrospect and Prospect, op. cit., p. 119. Pour le lien entre intérêt et coopération, voir The Problem of Asia, op. cit., p. 58 : « Une coopération efficace entre les nations dépend de la nécessité créée par un intérêt commun ; par conséquent, plus la compréhension de cet intérêt et de la situation du moment est bonne et répandue, plus certaine et plus durable sera la coopération« .

67 Cf. The Problem of Asia, op. cit., p. 14, ainsi que « The Future in Relation to American Naval Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 142.

68 « The Future in Relation to American Naval Power », op. cit., p. 148.

69 Ibid., p. 146.

70 Ibid., p. 142. En ce qui concerne la nécessité d’adapter les lois, y compris la Constitution, au contexte, voir « The Isthmus and Sea Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 97, ainsi que « Law and International Arbitration », in Armaments and Arbitration, op. cit., p. 98. Nous aurons par ailleurs l’occasion, ci-après, de commenter l’opinion de Mahan sur l’adaptation des lois et des institutions à la primauté de la politique étrangère.

71 Voir « Possibilities of an Anglo-American Reunion », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 123.

72 « The Isthmus and Sea Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 71.

73 Mahan ne fut promu amiral que vers la fin de sa vie, et était encore captain lorsqu’il prit sa retraite.

74 « Hawaii and Our Future Sea Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 52.

75 Ibid, p. 26.

76 Pour plus de détails sur la notion de système américain, on se reportera à Merrill Peterson, The Great Triumvirate, Webster, Clay & Calhoun, New York, Oxford University Press, 1987, p. 68, ainsi qu’à Joao Normano, The Spirit of American Economics, New York, John Day Company, 1943.

77 Cf. Jacob Cooke (ed.), The Reports of Alexander Hamilton, New York, Harper & Row, 1964.

78 C’est William Seward qui persuada le président Johnson d’aborder le sujet dans son message annuel de 1867 et qui est, par conséquent, à l’origine du traité conclu avec le Danemark pour l’acquisition des îles Saint John et Saint Thomas (cf. James Richardson, Messages and Papers of the Presidents, 1789-1799, Washington, Government Printing Office, 1897, tome VI, p. 580.

79 War from the Christian Standpoint », in Some Neglected Aspects of War, op. cit., p. 107, où Mahan résume son exposé par ces mots : « La protection n’est que l’usage de la force, du pouvoir qu’a la nation, et qui est reconnu par la loi, de procurer un avantage commercial« .

80 « The Present Predominance of Germany in Europe – Its Foundations and Tendencies », in The Interest of America in International Conditions, op. cit., p. 84.

81 « The Persian Gulf and International Relations », in Retrospect and Prospect, op. cit., p. 26.

82 « Considerations Concerning the Disposition of Navies », in Retrospect and Prospect, op. cit., p. 145.

83 En ce qui concerne le rôle des questions de sécurité dans la pensée fédéraliste, voir Nathan Tarcov, « The Federalists and Anti-Federalists on Foreign Affairs », Teaching Political Science, 14-6, automne 1986, pp. 38-45, ainsi que Frederick Marks, Independance on Trial, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1973.

84 « Motives to Imperial Federation », in Retrospect and Prospect, op. cit., p. 129.

85 Voir « The Great Illusion », in Armements and Arbitration, op. cit., p. 145.

86 Voir « The Future in Relation to American Naval Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 158. Mahan écrit qu’en dépit de leur plus grande instabilité et du manque de cohérence qui caractérise souvent leur politique, les démocraties sont dotées d’un « instinct » politique qui compense ces défauts. Par ailleurs, après avoir posé la question de savoir si les régimes autocratiques étaient les mieux adaptés au primat de la politique étrangère, il déclare que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, l’avis de plusieurs hommes est toujours préférable à celui d’un seul (dans « The Deficiencies of Law as an Instrument of International Adjustments », in Puleston, Mahan, op. cit., p. 74-75).

87 « Preparedness for Naval War », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., p. 178.

88 Ibid, p. 179.

89 cf. Willard Phillips, Manual of Political Economy, Boston, Hilliard, Gray, Little & Wilkins, 1828.

90 Mahan cité par Puleston, Mahan, op. cit., p. 209.

91 « Navies as International Factors », in Armaments and Arbitration, op. cit., p. 62.

92 Ibid, p. 69.

93 Ibid, pp. 69-71.

94 Ibid, p. 71.

95 Ibid, p. 76.

96 Cf. Puleston, Mahan, op. cit., pp. 470-472. Il n’est pas exagéré de dire que nombre de responsables politiques étaient ses disciples, à commencer par les ministres de la marine qui se succédèrent de 1889 à 1897. Sa correspondance privée avec Theodore Roosevelt et Henry Cabot Lodge indique clairement l’emprise que sa capacité de rationalisation produisait sur des hommes politiques pourtant très éduqués qui, bien qu’ayant leurs propres idées, utilisaient ses arguments au Congrès pour assurer l’adoption de leurs projets de lois. Il faut enfin signaler que Mahan se vit confier, à deux reprises, des missions étroitement liées à la politique, en tant que membre du Comité de la guerre navale durant la guerre de 1898, puis l’année suivante en tant que délégué officiel à la première Conférence de La Haye.

97 Some Reflected Aspects of War, op. cit., p. xvii (préface).

98 « The Isthmus and Sea Power », in The Interest of America in Sea Power, op. cit., pp. 98-104.

99 Cf. Nicholas Spykman, America’s Strategy in World Politics, New York, Harcourt, Brace & Company, 1942.

100 Kennan se montra très préoccupé par les conséquences des mouvements gauchistes et pacifistes sur la politique étrangère américaine après la seconde guerre mondiale, particulièrement durant la guerre du Viêt-nam, et il essaya de les convaincre, par le dialogue, du caractère erroné de leur point de vue. Voir notamment George Kennan, Democracy and the Student Left, Boston, Little Brown, 1968, ainsi que Mayers, George Kennan and the Dilemmas of US Foreign Policy, op. cit , pp. 124, 318 et 283-286.

 

 

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VICTOR EMMANUEL THELLUNG DE COURTELARY Un théoricien maritime suisse du début du xixe siècle

Jean-Jacques Langendorff

En 1808 paraissait à Zurich et Leipzig, chez Ziegler et fils, un ouvrage en deux volumes intitulé Darstellung der Marine. Ein Versuch über den Kriegsdienst zur See von V.E. Thellung von Courtelary, Obristleutnant in Königl. Niederländischen Diensten1, qui connut un certain succès puisqu’il fut réédité en 1818 avec la mention « édition augmentée et corrigée », ces augmentations et corrections se réduisant d’ailleurs à fort peu de choses2. Mais il s’agissait là d’un « truc » fréquemment employé par les éditeurs de l’époque afin de relancer les ventes.

Bien que de nombreux lecteurs ne pourront réprimer un sourire, écrit l’auteur dans son avant-propos, en se voyant proposer, depuis les montagnes de la Suisse et par un Suisse, un essai sur la marine, je crois cependant être autorisé à traiter de cette matière car j’ai été, durant la guerre d’Amérique – de 1780 à 1784 – officier de marine régulièrement nommé de la flotte hollandaise. Il en résulte que je possède les connaissances nécessaires pour le service en mer à bord d’un navire de guerre3.

Avant d’analyser le contenu de l’ouvrage, il convient de se demander qui était l’auteur, fort versé dans le domaine maritime et naval, de ce traité.

Victor Emmanuel Thellung4, né le 26 octobre 1760 à Bienne, descendait d’une des familles les plus anciennes de cette ville, mentionnée dès 1340 et dont les membres s’illustrèrent sur différents champs de bataille au service de la France, de la Sardaigne, de la Hollande, des Confédérés ou de la république oligarchique de Berne, comme dans la carrière administrative ou diplomatique, ce qui lui valut d’être anoblie en 1653 par l’empereur Ferdinand III. L’oncle de Victor Emmanuel avait achevé sa carrière comme maréchal de camp au service de la Sardaigne. Quant à son père, après un passage sous les drapeaux hollandais, il était devenu fonctionnaire dans sa ville natale de Bienne, membre du grand et petit conseil, trésorier, commandant de la milice locale. Cette ville de Bienne, avec tout juste 2 000 habitants, dans laquelle Victor Emmanuel vit le jour, située à l’embouchure de la Suse dans le lac de Bienne, dépendait de l’évêque de Bâle, qui y avait un bailli. Mais, depuis les guerres de Bourgogne, elle entretenait des relations étroites avec la Confédération, notamment avec Berne, Fribourg ou Soleure, envoyant même des députés aux Diètes fédérales. Rien ne semblait prédestiner le jeune garçon au métier des armes et moins encore à une carrière maritime. Non seulement il était d’une constitution fragile mais ses facultés intellectuelles étaient bien en deçà de celles des enfants de son âge. Alors que ses parents désespéraient, ses talents s’épanouirent soudainement dans des proportions inattendues. D’excellents précepteurs le guidèrent sur les voies du savoir. Outre un don réel pour la poésie, il s’intéressait vivement à la théologie et à la philosophie. Bienne n’étant pas encore la ville bilingue qu’elle est aujourd’hui, il fit un séjour à Neuchâtel où il apprit le français, auquel il adjoignit plus tard l’anglais et le hollandais. Il parla toutes ces langues à la perfection, rédigeant ses œuvres en allemand, en français ou en néerlandais. Alors que ses proches le voyaient déjà devenir un paisible érudit, il opta pour une carrière dans la marine militaire néerlandaise. S’il a choisi la Hollande, c’est probablement parce que son père y avait servi mais également parce que le service étranger des Suisses y avait une longue tradition remontant au début du xviie siècle. Nous ignorons pourquoi il s’est tourné vers la marine. Peut-être les exploits navals de Johann Ludwig von Erlach, nommé vice-amiral danois en 1678 – originaire de ce canton de Berne voisin si lié à Bienne – enflammèrent-ils sa juvénile imagination ? Ou encore eut-il connaissance de la curieuse querelle entre « antiquaires », comme on disait alors, certains d’entre eux prétendant que le fameux Jean Bart n’était pas né à Dunkerque mais dans le village de Corban – bernois à partir de 1815 – dont sa famille était originaire ?5

Quoi qu’il en soit, Thellung quitta sa ville natale en mai 1781. Un mois plus tard, il commença sa carrière comme aspirant sur le vaisseau de ligne Van Tromp où il entreprit de préparer ses examens d’officier, qu’il passa brillamment. Fin février 1782, il fut nommé commandant d’un détachement d’infanterie de marine sur la frégate Oraniensaal et, en 1783, lieutenant de vaisseau sur les frégates Bellone puis Pollux. Cette période permit à Thellung de se forger une vaste expérience pratique. En effet, l’Angleterre avait déclaré en 1780 la guerre aux Pays-Bas qui se refusaient de rompre leur neutralité dans la guerre opposant les Américains aux Britanniques. Bien que très inférieure, la flotte hollandaise releva le défi, faisant courageusement front, comme dans la bataille navale du Dogger Bank, le 5 août 1781. Thellung prit part à plusieurs engagements ainsi qu’à des expéditions sur les côtes d’Angleterre, de Norvège et de Guinée6. À la paix de Paris qui, en 1783, mit fin à la guerre navale entre l’Angleterre et la Hollande, Thellung, dont les services n’étaient plus requis, quitta la marine et s’engagea en juin 1785 comme premier lieutenant d’infanterie dans la légion de Maillebois au service de la Hollande, que le fils du fameux Maréchal de France avait levée pour soutenir le parti démocratique. On peut se demander d’ailleurs pourquoi Thellung avait opté pour cette légion plutôt que pour le régiment suisse Escher, également au service de la Hollande à cette époque. Une chose, toutefois, est certaine : il ne devait jamais oublier, comme il le dira lui-même plus tard, la forte impression qu’exerça sur lui la vue d’une flotte – en l’occurrence la plus puissante du monde – en ordre de bataille.

Lorsque des navires font voile les uns vers les autres, on décèle d’abord un point noir à l’ultime limite de l’horizon ; c’est l’extrémité d’un mât, qui s’allonge et donne l’impression de grandir. Petit à petit, on aperçoit plusieurs de ses éléments et enfin la coque du navire. Puis apparaissent plusieurs unités, parfois des flottes entières, qui semblent émerger du giron de la mer. C’est ainsi que nous apparut en 1783, à l’entrée occidentale de la Manche, une flotte britannique venant des Indes occidentales comprenant plus de 50 navires de guerre et 100 autres bâtiments. Durant la nuit, un léger vent d’ouest se leva, une rumeur sourde dans le lointain semblait se rapprocher et nous aperçûmes une ligne interminable, qui noircissait les limites de l’horizon. Le soleil levant nous permit de voir une flotte majestueuse, toutes voiles dehors. Un coup de canon du navire amiral salua l’aube naissante. La diane, la sonnerie solennelle des cloches de tous les navires qui hissèrent au même moment leurs pavillons multicolores et leurs flammes se mêlèrent au tonnerre des canons de notre escadre saluant la flotte qui s’approchait. Aussitôt après elle répondit à notre salut. Les expressions nous manquent pour rendre dignement l’effet de tonnerre produit par les innombrables bouches à feu qui se faisaient écho, les volutes de fumée rougies par le soleil levant et la musique martiale qui retentissait sur les navires. J’ai vu de nombreuses armées dans des camps d’instruction, ou en campagne, en ordre de bataille, prêtes à combattre, mais cette vision-là les dépassait toutes7.

La légion ayant été licenciée en 1786, Thellung se retrouva pensionné. Il profita de ses loisirs forcés pour se livrer à une étude approfondie de l’histoire et de l’art de la guerre. Le 1er juin 1788, il fut enrôlé dans le régiment Grenier de l’infanterie wallone. Il portait la plus grande estime à son chef, qui fut pour lui un bienfaiteur, et lorsque celui-ci mourut il lui dédia une ode funèbre qui s’achevait ainsi :

Le voyageur, entrant sous cette voûte sombre,

S’approche du tombeau respectueusement ;

Il parsème de fleurs ce triste monument,

Et va se reposer, en pleurant son ombre.

Il lit : « Ci gît un brave, et sa mémoire est chère

Au prince, au citoyen, à l’État, au guerrier ».

À ces traits là, dit-il, je reconnais Grenier ;

Pleurez, braves Vallons, il était votre père !

Le successeur de Grenier, le prince Karl Wilhelm von Nassau-Usingen, le nomma, en septembre 1792, capitaine-adjudant-major. Lorsque la guerre avec la France éclata une année plus tard, il commandait une compagnie, toujours dans le même régiment. Il prit part à la campagne contre les Français jusqu’à ce que la révolution de janvier 1795 ait renversé la maison d’Orange et proclamé la République batave. Ne voulant pas servir le nouveau régime, il regagna Bienne où il reprit ses chères études militaires. Mais ce répit allait être de courte durée. Le 14 décembre 1797, les troupes françaises occupaient le Val Saint Imier (où la famille Thellung possédait de vastes terres) et le Val Moûtier, poussant des pointes jusqu’à cinq heures de marche de Berne.

Des affaires de famille m’obligèrent d’entreprendre, le 10 janvier, un voyage à Courtelary. Le chemin me conduisit au milieu des cantonnements des Francs 8 et je profitai de l’occasion pour obtenir des renseignements soit de la part de compatriotes crédibles, soit de la part d’officiers francs. Grâce à ces renseignements, j’établis à mon retour un plan d’attaque 9.

Je n’avais à l’époque pas le moindre devoir à l’égard de la France dont le comportement envers la Suisse, ma patrie, m’avait, comme tous ceux possédant le sentiment du droit, révolté. La justification d’un tel sentiment, pour autant qu’il en ait exigé une, se trouve dans les écrits des ministres et généraux francs, Carnot et M. Dumas. C’est le même sentiment du droit et de l’honneur qui me poussa après la révolution de Hollande en 1795 à rester fidèle à la sérénissime maison d’Orange et à quitter le service de la république des Pays-Bas unis 10.

Dans son texte, il plaide pour une action résolument offensive et rapide des Bernois, qui possèdent la supériorité du nombre, afin de chasser les Français de l’évêché de Bâle.

Je me suis efforcé, de ne pas attenter aux règles de l’art de la guerre et des probabilités. Il est certes contraire à la première de baser ses plans sur les fautes éventuelles de l’adversaire. Toutefois, à part le fait qu’aucune règle, est sans exception, on pouvait miser sur le fait que les Francs qui ne s’attendaient pas à une attaque ne se départiraient pas de leur insouciance habituelle, attitude que j’avais pu constater durant mon voyage et séjour à Courtelary 11.

Thellung avait l’intention de communiquer personnellement son travail au quartier-maître général de l’armée bernoise. Il avait prévu de se mettre en route le 8 février 1798 mais les Français, qui occupèrent soudainement Bienne, contrarièrent son projet. L’Évêché de Bâle et sa ville natale ayant été réunis à la France, Thellung, privé de la plus grande partie de ses revenus du fait de l’abolition des droits féodaux, décida, dès 1804, d’aller s’établir à Berne. Auparavant, il avait publié à Leipzig des Remarques sur l’ancienne constitution militaire des Suisses et son influence sur la défense du canton de Berne en 179812. En septembre 1806, il fut nommé professeur de sciences de la guerre à l’école militaire qui venait d’être créée. Dans un cours de trois ans, il enseignait la fortification, le service de l’artillerie et la haute tactique – comme on disait alors. Le gouvernement bernois fut si satisfait de ses services qu’il le nomma lieutenant-colonel en 1808. C’est à cette époque qu’il rédigea la Description de la marine. La maison d’Orange, rétablie sur le trône en 1813, ne se montra pas ingrate à son égard et honora sa fidélité. Le roi Guillaume Ier lui décerna un brevet de lieutenant-colonel dans l’armée hollandaise, le dota d’une pension considérable et l’invita à abandonner son professorat en Suisse pour s’installer à La Haye afin d’y remplir les fonctions d’officier instructeur. Disposant de nombreux loisirs, il put se consacrer de nouveau à ses chères études militaires. En 1819, il publia son Essai sur la tactique et la stratégie13. Thellung, dans cet ouvrage, a repris ce qu’il considérait de meilleur chez les écrivains militaires du début du xixe siècle. Sa démarche est intéressante car il ne se base que sur des auteurs récents, qui tiennent compte des enseignements des guerres de la Révolution ou de l’Empire. Dans son introduction, il passe en revue les définitions donnés de la tactique, ou de la stratégie, par les deux Venturini, August Wagner, Heinrich Dietrich von Bülow, etc. Même si ses préférences vont à von Lossau qu’il considère, avec son ouvrage Der Krieg. Für wahre Krieger (Leipzig, 1815) comme un maître14, c’est la classification de Berenhorst, l’auteur scandaleux des Betrachtungen über die Kriegskunst (Leipzig, 1798-1799) – qui voit dans la guerre le lieu géométrique du hasard – qu’il retient et qui va lui servir de fil conducteur pour la structuration de son œuvre. La division que Berenhorst propose en tactique élémentaire, tactique évolutionnaire et haute tactique lui paraît la plus rationnelle. La tactique élémentaire correspond à ce que le règlement nomme l’école du soldat, la tactique évolutionnaire à l’école du bataillon. Quant à la haute tactique, ou stratégie, elle est, pour reprendre la définition de von Lossau, « la combinaison des propriétés nécessaires à la conduite d’une armée ». Sous la rubrique « Tactique élémentaire », Thellung examine l’armement et l’habillement, sous la « Tactique évolutionnaire » la disposition des troupes en général, leur disposition tactique et les mouvements des bataillons en particulier, sous la « Haute tactique » la disposition de l’armée, le dispositif défensif d’une armée, la doctrine des marches et son application, le franchissement des fleuves, la tactique en général, les attaques en général, l’attaque sur une aile en ordre oblique, l’attaque par le centre, les retraites. Enfin, sous la rubrique « Conduite de l’armée », il traite de l’état-major général, du chef d’état-major (Generalquartiermeister), des reconnaissances, de l’espionnage (et là il reproduit un manuscrit qui lui a été remis par un officier français anonyme), du ravitaillement, du fourrage et de la protection des transports. Toutes ces réflexions sont marquées au sceau d’un solide bon sens, se voulant simples et didactiques. Nous citerons, pour nous en convaincre, ce que Thellung dit de la tactique en général et de sa relation avec la stratégie :

C’est très rarement, ou jamais, que les adversaires se lancent simultanément dans l’offensive. L’un mène une guerre offensive, l’autre une guerre défensive. Mais il ne faut pas imaginer que dans cette dernière on ne puisse ou ne doive attaquer. Au contraire il s’agit là de la meilleure et de l’authentique défensive, sous forme d’une défensive active. Au contraire, si on se cantonne craintivement dans la défensive, dans une défensive passive, elle manquera son but et entraînera les conséquences les plus fatales. […] L’attaquant possède de nombreux et grands avantages, en particulier une liberté de mouvement qui oblige le défenseur à lui soumettre la sienne propre. Par conséquent ce dernier s’assure d’un grand avantage s’il profite du moment favorable pour rejeter l’assaillant dans la défensive par une attaque inattendue, ce qui revient à le priver de sa liberté de mouvement. D’où l’expression française « tenir son ennemi en échec » (c’est-à-dire le contraindre à l’inactivité).

Il existe deux manières d’obliger une armée à abandonner sa position. D’abord par l’usage des armes, par les batailles, les combats, le coup-de-main, etc. Ensuite par la manœuvre, en exécutant des mouvements bien conçus sur l’un ou les deux flancs de l’ennemi ou même sur ses arrières, ce qui l’obligera à se retirer de telle manière que ses flancs et ses arrières ne seront plus menacés.

Le choix entre ces deux sortes d’opérations dépend de l’habileté du général et des circonstances ; il convient de savoir, entre autres, si la configuration du terrain favorise la première ou la seconde ; si la force ou l’adresse de notre armée nous assure la plus grande probabilité de vaincre et si la victoire entraînera des conséquences si favorables qu’elle vaut la peine de tenter l’entreprise. Il convient de respecter une règle fondamentale : ne jamais se mettre en situation de devoir accepter la bataille contre notre volonté et à l’encontre de nos avantages mais, au contraire, de diriger, depuis les positions initiales, toutes les marches et tous les mouvements de telle manière que l’ennemi sera contraint de livrer bataille dans une situation qui nous est avantageuse.

La tactique repose sur les positions et les mouvements des deux armées, avant et pendant le combat. Le but de ce dernier est de faire abandonner à l’ennemi ses positions et, ainsi, de contrecarrer ses intentions.

La manœuvre exécutée pour contraindre l’ennemi à abandonner ses positions est stratégique. Il s’agit là d’atteindre un point donné à un moment donné, de tourner les flancs de l’ennemi, d’exécuter des démonstrations et des diversions afin de dissimuler ses véritables intentions et ses propres manœuvres. La dissimulation de ses mouvements par des corps avancés, l’occupation d’un point important qui permet, rapidement et sans risques, d’envelopper ou de tourner l’ennemi, ou de s’opposer à lui sur un côté quelconque par une marche plus courte, permettent souvent de s’assurer d’un pays entier.

Ce que la stratégie est en grand, la tactique l’est en petit. La première formule le plan d’opérations d’une campagne pour toute la guerre et englobe des pays entiers. La seconde s’occupe des règles fixant les dispositions à prendre dans le combat et se limite au champ de bataille et à ses environs. Comme la stratégie, la tactique permet d’acquérir des avantages décisifs par des attaques de flanc, par des démonstrations, par la marche de corps avancés masquant le déploiement de l’armée se préparant à attaquer. Chaque manœuvre de la stratégie a son équivalent dans la tactique15.

En 1829, Thellung publia à Saint Gall un Versuch über die ehemalige und gegenwärtige Milizverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft16, ouvrage important ayant nécessité d’amples recherches historiques. Dans une première partie, il retrace l’histoire des guerres de la Confédération, de sa fondation à son écroulement en 1798. Il la fait suivre d’une description de l’organisation militaire sous la République helvétique, durant la Médiation et de la Suisse de la Restauration, après 1815. Dans la seconde partie, il décrit les diverses institutions militaires de la Suisse, présente les ouvrages militaires qui y ont été publiés, traite de différentes questions comme l’armement, la discipline, l’organisation des troupes et enfin celle des capitulations qu’il désapprouve, bien qu’ayant été lui-même au service de la Hollande17.

En 1827 Thellung, qui souffrait de plus en plus de sa surdité, demanda son licenciement et retourna dans sa patrie, s’installant à Berne. Il continua a y être fort actif, devenant même pour un temps rédacteur en chef d’un journal et rédigeant des études sur les sujets les plus divers même si, à partir de 1830, il n’imprime plus rien18. Thellung toutefois n’avait pas oublié la mer et les navires sur lesquels il avait fait ses premières armes. En 1829, il leur adressa un dernier adieu en publiant à Constance, en deux volumes, la traduction des Aventures de Robinson Crusoe (Der vollständige Robinson Crusoe) avec une carte de l’île de Robinson, des notices biographiques sur Alexandre Selkirk et Daniel Defoë et un petit glossaire des termes de marine, réduction de celui se trouvant dans la Description. Il s’éteignit à Berne, le 18 mai 1842, âgé de 81 ans. Célibataire, il ne laissait aucune descendance.

Thellung n’oublie jamais qu’il est un amoureux de la muse et c’est bien naturellement que la Description de la marine s’ouvre par l’extrait d’un chant du poème didactique et descriptif La Navigation (1805) de Joseph-Alphonse Esménard (1769-1811), qui savait de quoi il parlait car il avait beaucoup sillonné les mers19. Et chacun des chapitres est précédé par un extrait du poème, se rapportant au sujet qui va être traité. Dans son avant-propos, Thellung souligne l’importance de la navigation pour le développement de la civilisation mais déplore la méconnaissance qui règne dans ce domaine.

Même dans les États qui possèdent une imposante marine de guerre et de commerce, une ignorance crasse règne parmi les habitants qui ne sont pas eux-mêmes marins ou en contact avec les problèmes maritimes. Leurs connaissances se bornent, au mieux, à quelques rudiments et à quelques expressions maritimes qui paraissent courantes à Londres, Amsterdam, Marseille, et dans d’autres grands ports, à celui qui est étranger mais qui en réalité sont mêlées à une foule de notions curieuses et erronées. Le seul avantage que ces gens possèdent par rapport à ceux qui habitent l’intérieur du pays est de contempler la mer, les bateaux et autres objets maritimes 20.

Il n’est que de voir ce qui se raconte sur la possibilité d’une descente en Angleterre ou sur les expéditions maritimes pour mesurer l’ampleur de cette ignorance qui se retrouve, dès qu’il s’agit de question maritimes, aussi bien dans des livres pour enfants, comme le Robinson pour les jeunes (1806) de J.H. Campe ou des ouvrages didactiques comme l’Encyclopédie (1784) de G.S. Klügel. Les ouvrages concernant le domaine maritime sont nombreux mais ils sont surtout des manuels d’instructions concernant les différentes branches du service en mer ou des essais relatifs à des aspects techniques particuliers (la boussole, le chronomètre marin, la construction et l’utilisation de l’ancre, etc.). Ils sont donc destinés à des savants ou à des marins mais ne peuvent être utiles au grand public. Thellung se propose donc, en se basant sur les meilleurs ouvrages qu’il a pu se procurer, et en tenant compte de son expérience, de brosser un tableau clair de la navigation et du service militaire en mer. Le livre qu’il place au-dessus de tous les autres, car « aucune des nations maritimes ne possède un ouvrage semblable, aussi exhaustif et complet, concernant la marine« 21, est l’Allgemeines Wörterbuch der Marine de J.H. Röding (Hambourg, s.d., avec 115 gravures et 798 illustrations). En ce qui concerne la tactique sur mer, il accorde la préférence à Bourdé de Villehuet et son Manœuvrier ou essai sur la théorie et la pratique des mouvements du navire et des évolutions navales (qu’il cite selon l’édition de Paris, 1769). En revanche, il adopte une attitude critique envers Clerk of Eldin et son Essay on Naval Tactics (Londres, 1790) qu’il oppose à Bourdé de Villehuet et auquel il reproche son postulat de « possibilité pour l’armée sous le vent de forcer au combat« 22.

Ce qu’il a voulu faire, dit-il, n’est pas un manuel, mais un livre de lecture, il n’a pas voulu décourager les intéressés, mais au contraire les rapprocher des problèmes liés à la navigation.

Initialement, le contenu de l’ouvrage devait se réduire à décrire une flotte, son service au port, en haute mer, dans la tempête, dans la bataille et devait être publié dans la deuxième partie de mes Essais militaires, pour y former le noyau du septième chapitre. Mais ce projet souleva une foule de questions et exigea de nombreux commentaires qui m’apparurent d’abord superflus mais qui, après réflexion, me semblèrent indispensables pour la compréhension du tout. J’en fis des notes ce qui contribua plus à brouiller ma présentation qu’à la clarifier. Je décidai alors de retravailler la matière en étant aussi exhaustif que possible, les encouragements de mes amis et l’agréable souvenir de mon service en mer m’encourageant dans cette voie 23.

Ainsi, à partir d’un simple traité de tactique maritime prévu initialement, Thellung a fait un « ouvrage total », qui englobe tous les aspects de la navigation et les présente didactiquement.

Thellung commence par décrire la mer, avec ses différentes propriétés, les moyens et instruments dont dispose le navigateur pour s’orienter, les types de navires de guerre existants, du vaisseau de ligne à la canonnière, les préparatifs qui doivent être faits avant d’entreprendre la construction d’un navire (plans, chantiers, matériaux, coûts, lancement, etc.). Il passe ensuite à la description du navire, sa structure interne, sa structure externe, sa mâture (cordages, gréements, haubans, etc.), sa voilure, son équipement (ancres, chaloupes, configuration et organisation des ports), l’artillerie et les munitions, les vivres, les rations, la pharmacie de bord. La composition de l’équipage – pour les navires de guerre comme pour les navires de commerce – retient particulièrement son attention (la hiérarchie, la répartition des officiers et des hommes à bord, la discipline, les punitions, les qualités requises pour être un bon marin, les superstitions du matelot, etc.). Ces différentes parties sont suivies par la présentation du service en mer avec les manœuvres et exercices, le service dans les ports, les préparatifs nécessités par l’appareillage, le service en haute mer, le calme plat, la tempête, les réparations à entreprendre après une tempête, l’arraisonnement d’un navire, son inspection, la préparation de la bataille, les signaux (cinq sections) et, enfin, le combat. Pour montrer comment se déroule une bataille navale, Thellung prend l’exemple récent de Trafalgar.

Le second volume s’ouvre par une théorie de l’effet des vents et des courants sur la marche d’un navire. Puis notre auteur traite de la haute tactique. Il ne s’agit pas là, pour lui, de stratégie navale à proprement parler mais de la formation de l’ordre de bataille, des espaces à respecter, de la formation de la colonne. Il analyse ensuite les différentes évolutions de l’armée du vent, de dessous le vent, la chasse, l’ordre de retraite, la manière de disputer le vent à l’ennemi, la modification de l’ordre de bataille si le vent tourne, la façon de forcer l’ennemi au combat ou comment éviter ce dernier. Pour Thellung, la situation tactique suivante est la plus favorable :

L’armée du vent peut décider de la durée et de la distance du combat, rompre plus aisément la ligne ennemie et, étant donné que le vent pousse la fumée vers l’ennemi, elle peut, sans être aperçue, détacher des navires ou des brûlots, afin de la tourner, de couper ses bateaux ou de les brûler. Les signaux peuvent être plus clairement transmis, l’ordre plus aisément maintenu et les mouvements exécutés avec une plus grande célérité. En revanche, les navires endommagés ne peuvent que difficilement échapper au danger de se trouver pris entre les deux flottes ou de tomber aux mains de l’ennemi car ce n’est qu’avec la plus grande peine que l’on parvient à les sortir de la ligne en les faisant remorquer par des frégates, cotres ou chaloupes. Les navires sont également contraints de fermer les sabords de la batterie basse si le vent souffle fort et ne peuvent ainsi faire usage de leur batterie la plus efficace. Étant donné que les vagues pénètrent plutôt par le vent dans les sabords, la flotte de dessous le vent se trouve dans la même situation.

Il est plus facile à cette dernière d’éviter le combat et se retirer plus aisément, et d’éloigner ses navires avariés, d’utiliser chaque modification du vent pour couper la retraite de l’ennemi et, dans ce cas, lui prendre le vent. En revanche, elle peut être attaquée, avant que la ligne ne soit formée et elle ne peut que difficilement rompre la ligne ennemie vers laquelle on ne peut envoyer des brûlots. Enveloppée dans la fumée de ses propres canons et des canons ennemis, elle court le risque d’être brûlée et les mouvements de l’ennemi ainsi que ses propres signaux sont masqués.

Il découle de tout cela que la flotte du vent possède des avantages décisifs par rapport à la flotte de dessous le vent et Monsieur Bourdé de Villehuët [sic] en conclut que « l’on doit par conséquent éviter absolument d’accepter un combat de dessous le vent, si l’on n’y est pas contraint par des circonstances défavorables »24. […] Les Britanniques ne cherchent pas à partager, ou à diminuer, l’avantage du vent mais au contraire à l’augmenter en utilisant toute sa force pour pénétrer avec le maximum de puissance dans la ligne ennemie, déranger son ordre et l’anéantir. Il est tellement évident que cette façon de procéder est presque impossible pour une ligne de bataille de dessous le vent agissant contre une armée qui est au vent qu’il n’est pas nécessaire d’administrer d’autres preuves25.

Dès qu’il s’agit de livrer bataille, l’idéal est de procéder comme Nelson à Trafalgar.

Une flotte qui veut opérer de cette manière se place sur deux ou trois colonnes parallèles, les navires se suivant dans les sillages les uns des autres. Quand ils auront pris le vent, ils tenteront sur plusieurs points différents, surtout sur le centre et à l’endroit où se trouvent les navires amiraux, de rompre la ligne, d’empêcher celle-ci d’envoyer les signaux nécessaires, ce qui entraînera la confusion puis la perte de la bataille 26.

Il est toujours délicat, car le plus souvent arbitraire, d’établir une comparaison entre la guerre navale et la guerre terrestre, tant les conditions dans lesquelles se déroulent l’une et l’autre sont différentes. Toutefois, en ce qui concerne Thellung de Courtelary, ce rapprochement revêt une certaine légitimité. N’a-t-il pas en effet été officier de marine et officier d’infanterie ? N’a-t-il pas rédigé – fait extrêmement rare – un traité du service militaire en mer et un essai sur la tactique et la stratégie terrestre ? Entre les deux, on discerne un certain nombre d’analogies. Thellung se veut le défenseur d’une tactique résolument offensive, tant sur terre que sur mer. À ses yeux, celui qui est au vent possède un avantage décisif par rapport à celui qui est dessous le vent. La manière dont il conçoit l’engagement naval, mené avec des colonnes de vaisseaux, recoupe sa conception agressive de l’engagement terrestre, mené avec des colonnes d’infanterie qui se déploient au dernier moment :

Dans la bataille, il est de la plus haute importance de disloquer l’ordre de bataille ennemi, ce qui revient soit à diviser ses différents éléments, qui ne peuvent plus se soutenir mutuellement, soit à introduire le plus grand désordre dans l’armée ennemie. C’est pourquoi on doit s’efforcer d’amener sur le point attaqué des troupes en nombre supérieur, qui refouleront irrésistiblement tout ce qui s’opposera à elles et le chasseront du champ de bataille, avant que l’ennemi ne parvienne à amener des renforts suffisants qui, s’ils interviennent, ne le feront qu’au moment où le combat est déjà décidé et qui devront soit affronter la supériorité du vainqueur sans pouvoir espérer un appui quelconque, soit prendre la fuite 27.

Thellung achève son ouvrage en présentant à ses lecteurs les différentes puissances navales du début du xixe siècle, à savoir la Russie, la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Hollande, la Suède, le Danemark, le Portugal, Naples, l’Italie, la Turquie et les États-Unis d’Amérique. « Les marines du royaume d’Étrurie, des États de l’Église, de Malte sont si insignifiantes qu’elles n’exercent aucune influence. L’Autriche et la Prusse ne sont pas non plus des puissances maritimes, bien que leurs pavillons flottent fréquemment sur les mers. Quant aux villes hanséatiques, dont la force fut jadis si grande, elles se limitent désormais au commerce« 28. Thellung rappelle brièvement l’histoire maritime de ces puissances, décrit leur organisation, fournit des statistiques et une appréciation de la qualité de ces différentes flottes. En ce qui concerne la France, il écrit :

Par sa position sur l’Atlantique et sur la Méditerranée, cet Empire est fatalement une puissance maritime. Son étendue, ses ressources, le nombre, le courage, le génie de ses habitants paraissent devoir lui assurer le premier rang parmi les puissances maritimes. Toutefois, bien qu’elle ait à certaines époques tenu une digne place parmi elles, elle n’occupa jamais le premier rang.

Cet état de fait semble surtout résulter du rôle subalterne joué par la marine. Cet Empire s’est d’abord constitué comme puissance terrestre et c’est en tant que tel qu’il exerça son influence en Europe, la marine n’étant jamais considérée comme un élément central mais comme un simple moyen de soutenir sa grandeur et ne jouissant pas de la considération de l’armée. L’expérience nous apprend toutefois qu’un État qui n’a pas le sentiment d’être le premier n’atteindra jamais le plus haut niveau d’instruction et de confiance en soi que confère à chacun un traitement distingué. Comme les dangers que l’on doit affronter dans la marine sont plus grands et plus fréquents que dans l’armée de terre, il faut surmonter une certaine répugnance pour y faire carrière car l’ambition et le penchant au plaisir et au confort n’y sont pas si facilement satisfaits. […] Les marins français sont très courageux. Dans toutes ses branches la science nautique y a fait de grands progrès, surtout en ce qui concerne la tactique et la construction des navires. Il ne faudrait qu’un peu plus d’encouragements, de récompenses, de distinctions, non seulement à l’égard de la profession mais aussi à l’égard des individus pour que la marine retrouve l’état qui était le sien sous Louis XVI29.

Mais, en dépit de tous les efforts qui pourront être entrepris dans le domaine maritime – et ceux de la jeune république américaine sont considérables -, la puissance de la Grande-Bretagne demeure écrasante.

Il en résulte qu’en 1806 la Grande-Bretagne avec 210 navires de ligne et 219 frégates – sans parler des vaisseaux de 50 canons – est presque aussi forte que toutes les autres flottes réunies, y compris celle de la république d’Amérique du Nord, qui comptent 278 navires de ligne et 281 frégates. Si l’on tient compte, en outre, du fait que les 6 navires de ligne et les 20 frégates de l’Italie n’existent probablement pas pour une bonne part et que la flotte britannique obéit à une volonté unique alors que les autres flottes sont soumises à des intérêts divergents, qui favorisent partiellement la Grande-Bretagne, la suprématie anglaise sur mer apparaît comme évidente 30.

L’ouvrage s’achève par un lexique des termes maritimes et trente-huit planches, certaines coloriées, permettent au lecteur de mieux suivre les explications de l’auteur. Elles présentent entre autres un navire de ligne, une frégate, une corvette, un brigantin, un cotre, une canonnière française destinée à la descente en Angleterre, la coupe d’un deux-ponts, le profil d’un vaisseau hollandais de 74 canons, le gréement, la voilure, les ancres, l’artillerie, les différentes évolutions, les pavillons, les instruments nécessaires à la navigation, ainsi qu’un plan de la bataille de Trafalgar. La foule des renseignements réunis, la précision de l’exposé, l’ordonnance rationnelle et systématique des sujets, la qualité des illustrations firent de la Description de la marine un instrument didactique d’une haute valeur. Grâce à elle, le lecteur germanophone put pénétrer de plain-pied dans un art dont les arcanes lui apparaissaient, jusque-là, comme difficilement déchiffrables.

L’étude publiée dans les Militärische Aufsätze de 1806 sur « La descente en Angleterre » mérite également une mention. Avant, pendant et après le camp de Boulogne en 1804, les écrivains militaires allemands se passionnèrent pour la question qu’ils traitèrent dans des ouvrages, libelles ou articles de revue, les uns affirmant l’entreprise possible, les autres impossible. Le fameux Heinrich Dietrich von Bülow s’enflamma particulièrement pour le projet et s’efforça de démontrer à ses compatriotes qu’il était parfaitement exécutable31. 200 000 Français répartis sur 2 000 bateaux plats, « les tirailleurs de la mer », traverseront la Manche en deux nuits, en novembre-décembre, sans chevaux, qui seront réquisitionnés sur place, ni artillerie et débarqueront dans le Sussex, à l’embouchure de la Tamise et sur la côte de l’Essex. Les Anglais, peu expérimentés et noyés sous la masse des tirailleurs, n’offriront qu’une faible résistance aux assaillants. Bülow reconnaît que son plan d’opérations n’est pas conforme à sa théorie de la base telle qu’il l’a exposée dans son Geist des neueren Kriegssystems, car si l’on débarque dans le Sussex, le Kent et l’Essex, l’ »angle objectif » se situerait dans le Derby, au centre de l’Angleterre, « où l’on pourrait s’emparer de la source de tous les fleuves« . Mais à la guerre il faut savoir faire des exceptions et, en l’occurrence, ce qui compte, c’est de s’emparer de Londres. La capitale tombée, la résistance cessera aussitôt.

Thellung, en professionnel de la mer et de la navigation, va s’employer à dissiper ce qu’il considère comme une chimère. L’embarquement d’une grande armée exige beaucoup de temps, au moins vingt-quatre heures pour 50 000 hommes, et ne passera pas inaperçue des Britanniques. Une opération aussi considérable ne peut être conduite qu’à partir de plusieurs ports, ce qui pose de difficiles problèmes de coordination, surtout en ce qui concerne l’appareillage des différentes flottes. En raison du courant, l’atterrissage est difficile. 50 000 hommes sont insuffisants pour venir à bout des Britanniques mais, si l’on postule un nombre de 200 000 hommes, comme le fait Bülow, le problème de l’embarquement et du débarquement, qui exigeront un temps énorme, deviendra insoluble. Thellung s’élève avec la dernière énergie contre l’opinion courante concernant la faiblesse de l’armée de terre britannique. Le gouvernement a beaucoup travaillé et l’armée permanente, soutenue par la milice et les volontaires, est devenue un instrument efficace. Mais même en admettant que les Français parviennent à prendre pied sur l’île, la flotte britannique, contre laquelle les envahisseurs ne peuvent rien, détruira les bateaux de débarquement et soumettra les troupes à terre à un impitoyable bombardement. « L’effet conjoint de la nature et de l’art nous convainc d’une vérité qui triomphe de tous les sophismes : une descente en Angleterre est extrêmement difficile, presque impossible« 32. L’histoire devait donner raison au professionnel Thellung contre l’ »excité » Bülow, comme il le nomme.

 

 

 

 

 

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Notes:

 

1 Présentation de la marine. Un essai sur le service militaire en mer par V.E. Thellung de Courtelary, lieutenant-colonel au service du roi de Hollande.

2 Entre autres, une adjonction concernant la capitulation de Copenhague du 7 septembre 1807 et la liste des navires remis par les Danois aux Britanniques.

3 Op. cit., p. IX.

4 Sur Thellung, cf. G. Scholl, « Notice biographique sur le colonel Victor-Emmanuel Thellung, de Courtelary », in Coup d’oeil sur les travaux de la Société jurassienne d’Émulation. Porrentruy, 1857, pp. 49-65 ; E. Bähler, « Viktor-Emmanuel Thellung, 1760-1842 », in Sammlung Bernischer Biographien, Herausgegeben vom historischen Verein des Kantons Bern, 4e vol., Berne, 1902, pp. 253-267 ; « Victor-Emmanuel Thellung de Courtelary, 1760-1842 », in Écrivains militaires de l’ancien Évêché de Bâle. Choix de textes et de documents, ouvrage publié par l’association Semper Fidelis. Pour la généalogie : Historisches-Biographisches Lexikon der Schweiz, 6e vol., Neuchâtel, 1931, pp. 720-721.

5 La Suisse a fourni un certain nombre d’amiraux aux différentes marines du monde. Nous ne mentionnerons que les plus connus : le Genevois Le Fort, grand amiral russe et organisateur de la flotte de Pierre Ier, le Vaudois Pesme de Saint-Saphorin, vice-amiral de la marine impériale sous Léopold Ier, le Genevois Thomas-James Prevost, Rear-Admiral britannique au xixe siècle, le Grison William de Salis, Rear-Admiral britannique et aide de camp naval d’Edouard VII, le Bernois Rodolphe de Steiger, commandant l’escadre de protection de New York, le Saint-Gallois Walter Eberle, commandant l’école navale de Westpoint et, pendant la Première Guerre mondiale, la flotte du Pacifique, le Valaisan Raphaël de Courten, amiral et inspecteur de la flotte sous-marine italienne avant la Seconde Guerre mondiale, etc. Il ne faut pas oublier que depuis le xvie siècle les Bernois entretenaient une flotte de guerre sur le Léman pour s’opposer aux entreprises des Savoyards. À la fin du xviiie siècle, elle comprenait 16 barques, 2 grands bateaux plats, 5 brigantins et 27 barquettes. Cf. « Seewesen », in E. von Rodt, Geschichte des Bernerischen Kriegswesens. Von der Gründung der Szadt Bern bis zur Staatsumwälzung von 1798, Berne, 1834, pp. 170-185.

6 Sur cette époque, il écrit : « La déchéance de la marine [hollandaise] était telle que fin juillet 1781 on ne parvint que difficilement à rassembler une escadre de 8 navires de ligne et de 10 frégates pour protéger une flotte de commerce se rendant dans la Baltique. Cette escadre fit toutefois preuve d’un bel héroïsme dans le combat de Doggerbank le 5 août en combattant l’escadre anglaise qui comptait 7 navires de ligne et 4 frégates. Mais la flotte fut remise en état et en 1783 elle se composait presque entièrement de navires neufs. Un zèle nouveau anima le corps des officiers de marine, qui comprenait des Danois et des Suédois. Les autres marins se formèrent aussi grâce à de bonnes dispositions et à un bon enseignement« . Darstellung, op. cit., II, p. 141.

7 Description, op. cit., p. 4.

8 Francs ou Néofrancs (Neufranken) est le mot, péjoratif, couramment utilisé en allemand à cette époque pour désigner les révolutionnaires français.

9 Militärische Aufsätze von V.E. Thellung von Courtelary, vormals Hauptmann im löblichen Infanterie-Regiment Fürst von Nassau-Usingen, in Diensten Ihro Hochmögenden, die Herren Generalstaaten der vereinigten Niederlande. Erste Abtheilung. Mit Charten, Zürich et Leipzig, 1806, p. 3. L’ouvrage contient : 1) « Projet d’attaque des cantonnements des troupes franques dans le Val Saint Imier » ; 2) « Réflexions sur le plan attribué au général von Erlach pour une attaque contre les deux armées franques en Suisse en 1798 » ; « Réflexions sur le nombre et la force des troupes franques qui ont pénétré en Suisse en 1798 » ; « Tableau de l’armée hollandaise avant la révolution de 1795 » ; « Tableau du régiment d’infanterie Nassau-Usingen jadis au service de leurs hauts et puissants seigneurs » ; « La descente en Angleterre ».

10 Ibid., p. 5.

11 Ibid., p. 9.

12 Bemerkungen über die ehemalige Schweizerische Kriegsverfassung und ihren Einfluß auf die Verteidigung des Kantons Bern 1798, Francfort et Leipzig, 1799.

13 Versuch über die Taktik und Strategie, Leipzig, 1819. La même année, il publie également à La Haye Das Feldzugsspiel des Obrist Messmer, neu bearbeitet in deutscher, französischer une niederländischer Sprache. Il s’agit d’un Kriegsspiel trilingue. Dans les Militärische Aufsätze, op. cit., pp. 213-215, Thellung avait déploré le manque d’écrits militaires en Hollande qui auraient pu contribuer à l’instruction des officiers. « À part les règlements militaires et quelques insignifiants libelles et essais, je ne me souviens pas d’une œuvre militaire récente rédigée par une plume hollandaise. Je me souviens en revanche d’un certain capitaine qui avait entendu célébrer les préceptes tactiques de Saldern comme les meilleurs du genre et qui se les procura lorsqu’éclata la guerre de 1793, afin d’envoyer, comme il disait, les Français au diable. On ne peut que souhaiter qu’il ait réussi cette prouesse !« , op. cit., p. 215. Toujours la même année, il publiait encore à Utrecht les Observations sur le Précis des Batailles de Ligny et de Waterloo par le général Berton.

14 Après 1815, l’ouvrage de C. von Lossau (1780-1848), qui développe des vues volontaristes souvent proches de celles de Thellung, exerça une influence décisive sur de nombreux officiers, prussiens ou non.

15 Op. cit., pp. 115-119.

16 Remarques sur l’ancienne organisation militaire suisse et son influence sur la défense du canton de Berne en 1798.

17 Ces travaux d’histoire militaire n’ont jamais détourné Thellung de la poésie. L’Essai de tactique et de stratégie est précédé d’un poème à la gloire de Guillaume Ier et de la maison d’Orange. En 1822, il publie la traduction allemande d’un poème néerlandais de J. Schouten, La Franc-Maçonnerie. Dans les nombreux papiers qu’il a laissés figuraient en outre des Essais de poésie.

18 On a trouvé dans ses papiers, après sa mort « des extraits de l’histoire de l’architecture par Stieglitz, avec un complément tiré de divers auteurs sur les proportions géométriques ; des extraits de correspondances ayant trait à la Suisse, de 1815 à 1825, renfermant des notices fort intéressantes, tant sur un grand nombre de personnes que sur les événements de cette époque ; un travail sur la science forestière ; des notices diverses sur l’astronomie, la littérature et différentes branches des sciences ; des considérations sur la réunion du système décimal et du système duodécimal ; un travail sur l’échiquier des Chinois et le grand jeu des échecs ; puis en langue française : des extraits, des notices et des mélanges, avec des notes et réflexions fort originales sur quelques auteurs français ; un gros volume de morceaux détachés sur des sujets religieux ; un autre volume de travaux inédits sur toute espèce de sujets ; enfin trois autres, le 1er de mélanges philosophiques, le 2e de mélanges historiques, le 3e traitant des arts et des sciences. » M. Scholl, op. cit., p. 55, note 1. En outre Thellung collabora à diverses revues : Helvetische Monatsschrift, Gemeinnützige Helvetischen Nachrichten, Militärisches Archiv. Il donna à la Pallas de Rühle von Lilienstern une étude sur la conscription en France, n° 4, 1808.

19 Les vers d’Esmenard ont certainement contribué à éveiller de nombreuses vocations maritimes dans la jeunesse du Premier Empire.

20 Description, op. cit., I, p. IV.

21 Ibid., p. VI.

22 Sur cette problématique, cf. l’excellent ouvrage de M. Depeyre, Tactiques et stratégies navales de la France et du Royaume-Uni de 1690 à 1815, Paris, ISC-Économica, 1998, pp. 179-181.

23 Description, op. cit., I, p. X.

24 Ibid., II, pp. 32-33.

25 Ibid., II, p. 35.

26 Ibid., II, p. 36.

27 Versuch, op. cit., pp. 122-123.

28 Darstellung, op. cit., II, p. 107.

29 Ibid., II, pp. 111-113.

30 Ibid., II, pp. 161-162.

31 H.D. von Bülow, « Ueber die Landung in England », Europäische Annalen, vol. 5, 10e cahier, 1803, pp. 82-99. Un officier polonais anonyme ayant démontré dans la même revue (vol. 1, 1er cahier, 1804, pp. 3-14) que Bonaparte ne tenait pas véritablement à la descente, il s’attire une verte réplique de la part de Bülow : « Noch ein paar Worte über die Landung in England, als Antwort auf N° I dieses Heft » (vol. I, 1er cahier, 1804, pp. 81-82).

32 Descente, op.cit., p. 344. Une première mouture de cette étude a été publiée par Thellung dans le Neues Militär-Archiv, vol. 1er, 6e cahier, juillet 1804, pp. 438-447. Il l’a amplifiée dans les Aufsätze (cf. supra), pp. 309-344.

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DEUX PRE-MAHANIENS FRANÇAIS : BOUËT-WILLAUMEZ ET PENHOAT

Étienne Taillemite

 

Parmi les officiers de la marine qui, pendant la seconde moitié du xixe siècle, prirent la peine de réfléchir sur leur métier et d’exprimer leurs idées sur certains aspects du service, deux se distinguent : Louis-Édouard, comte Bouët-Willaumez et Jérôme-Hyacinte Penhoat. Appartenant à la même génération, ils sortirent l’un et l’autre du Collège naval d’Angoulême, ce qui prouve que cette institution, bien que bizarrement située, était capable de produire et d’éduquer de brillants sujets. Leurs carrières maritimes furent extrêmement actives. On était à l’époque où les officiers naviguaient énormément et, du fait de la lenteur des navires, faisaient d’interminables séjours à la mer (Charuer passa ainsi près de vingt-sept ans de sa vie entre ciel et mer), ce qui leur assurait une irremplaçable expérience.

Ni l’un ni l’autre n’ont rédigé de traités théoriques, comme ce fut le cas de l’amiral Grivel que nous avons étudié dans un volume précédent, mais Bouët-Willaumez s’est livré à de sérieuses études historiques dont il s’est efforcé de tirer les enseignements et s’est attaché aussi, comme nous le verrons, aux questions de tactique, discipline bouleversée par l’irruption de la vapeur et les progrès de l’artillerie. Penhoat, de son côté, se préoccupa surtout de problèmes de matériel et, lui aussi, de tactique.

Après avoir rappelé brièvement le déroulement de leurs carrières, nous essaierons de dégager l’essentiel de leur pensée à une époque de transformations fondamentales du matériel naval et de son emploi.

BOUët-willaumez

Louis-Édouard Bouët était né à Brest le 24 avril 1808. Il ajouta à son nom celui de Willaumez lorsqu’il fut adopté en 1844 par son oncle l’amiral Jean-Baptiste Willaumez qui n’avait pas d’enfant1. Sorti du Collège naval d’Angoulême en 1824, il fit aussitôt campagne en Méditerranée, dans l’océan Indien et participa en 1827 à la bataille de Navarin. En 1830, il était à la prise d’Alger et en 1832 au blocus d’Anvers lors du conflit qui allait aboutir à l’indépendance de la Belgique. Devinant l’avenir de ce mode de propulsion, Bouët se passionna dès ce moment pour la navigation à vapeur. Lieutenant de vaisseau en 1836, il reçut le commandement de l’aviso à vapeur l’Africain avec lequel il remonta le fleuve Sénégal avec mission de développer le commerce français dans la région. Bouët va d’ailleurs devenir un spécialiste des côtes occidentales d’Afrique sur lesquelles il effectuera de longs séjours. Commandant La Malouine en 1837, il mena un campagne d’exploration de la côte depuis la Guinée jusqu’au cap Lopez et signa en février 1839 un traité de commerce avec le roi Denis qui régnait sur une partie du Gabon. Remontant ensuite vers le nord, il travailla à l’hydrographie des côtes marocaines et leva un plan du mouillage de Mogador, qui sera bien utile lors des opérations de l’escadre commandée par le prince de Joinville en août 1844. Promu capitaine de corvette en septembre 1840, Bouët repartit aussitôt pour les eaux africaines, commandant le Nisus et la station navale des côtes d’Afrique, ce qui lui donna l’occasion de signer un nouveau traité avec un souverain gabonais, le roi Louis, le 18 mars 1841. Gouverneur du Sénégal l’année suivante, il s’efforça de développer le commerce français dans le golfe de Guinée en créant des comptoirs à Assinie et Grand Bassan, tout en exposant au gouverneur que cette politique était dépassée et qu’il fallait pénétrer dans l’intérieur du pays. En 1843, il signa un nouveau traité franco-gabonais.

Bouët prit part en 1844 à l’expédition de l’escadre du prince de Joinville sur les côtes marocaines et se distingua au bombardement de Mogador, ce qui lui valut sa promotion de capitaine de vaisseau. L’année suivante, il devenait chef d’état-major de l’amiral Montagniés de la Roque, commandant la station navale des côtes occidentales d’Afrique qui venait d’être sérieusement renforcée en raison du traité franco-anglais récemment conclu à Londres pour la répression de la traite clandestine des Noirs, interdite depuis les traités de 1815. En 1848, Bouët prenait le commandement de la station de l’Atlantique Sud et signait en juillet 1851 un nouveau traité avec un des rois du Dahomey. De cette longue expérience africaine, Bouët-Willaumez tira en 1848 un ouvrage intitulé Commerce et traite des Noirs aux côtes occidentales d’Afrique qui conserve un vif intérêt puisqu’il a été réédité en 1978.

La seconde partie de la carrière de Bouët-Willaumez se déroulera en Europe et le mènera aux plus hautes responsabilités de la flotte. Chef d’état-major de l’amiral Hamelin, commandant d’escadre de Méditerranée en 1853, promu contre-amiral en août 1854, il se révélera, pendant la campagne de Crimée, comme un organisateur de premier ordre, concevant et dirigeant remarquablement les débarquements de septembre 1854 aux environs de Sébastopol. Commandant la station navale du Levant en 1855, membre du Conseil des Travaux en avril 1859, Bouët-Willaumez reçut le commandement d’une division dans l’escadre envoyée en Adriatique pendant la guerre d’Italie aux ordres de l’amiral Romain Desfossés. Fort de l’expérience de Crimée, il fut chargé de la préparation de l’attaque prévue contre les défenses extérieures de Venise et qui fut arrêtée par l’armistice de Villafranca.

En juillet 1860, il était promu vice-amiral et nommé préfet maritime de Cherbourg puis, en mars 1861 de Toulon. À ce moment, le capitaine de frégate Souville dressait de lui un portrait qui ne manquait pas de piquant. « Celui-ci est une des personnalités les plus marquantes et les plus originales de la marine. À voir son air tapageur, son intempérance de parole, son charlatanisme, on serait tenté de douter de sa grande valeur réelle. C’est un butor non pas bretonnant mais gasconnant. Impérieux et cassant, il est avec tout cela d’une humeur joviale et d’un abord facile. Il ne s’est jamais épargné lui-même et sa vigueur athlétique est sortie intacte d’interminables séjours au Sénégal et de fatigues extraordinaires ». Mais le nouveau préfet maritime ne brillait pas toujours par la diplomatie. « Dès le jour de son entrée en fonctions, le nouveau chef du port de Toulon, donna sa mesure. Devant tous les corps de la marine rassemblés, il tint un discours si outrecuidant quant à lui-même et si inconsciemment blessant pour l’honorable vieillard auquel il succédait qu’il révolta tout le monde »2. Mais, révolté ou non, il fallut marcher et tout se ressentit aussitôt d’une impulsion nouvelle. C’est qu’en effet les attelages s’étaient réellement endormis. Sous la main et le fouet du nouveau maître, ils se réveillèrent surpris et pas contents, mais qu’importe ! Il fallut changer d’allure et on repartit grand train3.

Bouët-Willaumez fut un préfet maritime très actif et plein d’initiatives. C’est ainsi qu’à peine en fonctions et soucieux d’utiliser au maximum le capital représenté par les nombreux vaisseaux en bois figurant dans la flotte, il proposa de leur installer un blindage qui, selon lui, leur aurait redonné une valeur militaire. À sa demande, six ingénieurs présentèrent des projets mais le coût élevé de l’opération et ses résultats aléatoires entraînèrent son abandon et le ministre Chasseloup-Laubat opta sagement pour les constructions neuves. En mai 1862, Bouët-Willaumez développa une autre idée et demanda aux ingénieurs de l’arsenal d’étudier un projet de garde-côtes cuirassés destinés à la protection des ports et des rades. Les navires, destinés au combat par le choc, étant « complémentaires de notre flotte cuirassée devraient être des espèces de béliers marins cuirassés munis d’un éperon et d’un toit en fer ». Ce projet sera repris par Dupuy de Lôme et aboutira aux garde-côtes à éperon du type Taureau, construits à Toulon en 1863-1864. Le bâtiment de 2 588 tonnes représentait un gros progrès par rapport aux batteries flottantes utilisées à la fin de la guerre de Crimée4.

Très apprécié de Napoléon III pour ses multiples compétences et ses talents d’organisateur, Bouët-Willaumez reçut en 1864 le commandement de l’escadre dite d’évolutions qui constituait alors le fer de lance de la flotte, ce qui lui permit d’étudier et de mettre au point les tactiques d’emploi des nouveaux bâtiments cuirassés. Il publia ainsi en 1864 une Tactique supplémentaire à l’usage d’une flotte cuirassée, ouvrage de base qui fera l’objet d’une nouvelle édition en 1868. En 1865, il était promu amiral, ce qui lui valait automatiquement un siège au Sénat. Les perspectives de conflit avec la Prusse devenant de plus en plus préoccupantes, c’est à Bouët-Willaumez que l’Empereur confia en 1867 le soin de préparer des plans opération contre cet ennemi potentiel et en particulier une attaque des côtes avec diversion en Baltique. Il était donc normal qu’il reçût, lorsque la guerre éclata en juillet 1870, le commandement de l’escadre chargée de tenter la mise à exécution de ces projets. On ne peut entrer ici dans le détail de ces opérations, de son conflit avec le ministre de la Marine, l’amiral Rigault de Genouilly, les deux hommes se détestaient. Cette campagne, manquée a été parfaitement étudiée dans la thèse de Michèle Battesti à laquelle il convient de se reporter5. Bouët-Willaumez fut certainement très affecté par cet échec. De plus, sa santé, pourtant robuste, avait été éprouvée par ses longues campagnes africaines et il mourut à Maisons-Laffitte le 10 septembre 1871.

L’amiral laissait une œuvre importante. Outre son étude déjà citée sur le commerce des côtes occidentales d’Afrique, il a publié en 1855 un ouvrage historique intitulé Batailles de terre et de mer jusques et y compris la bataille de l’Alma. En avril 1852, il avait donné à la Revue des deux mondes une analyse intitulée La flotte française en 1852 et nous avons évoqué son traité de tactique pour la flotte cuirassée. Enfin, à la veille de sa mort, en juin 1871, il publia une brochure : questions et réponses au sujet de nos forces navales, qui faisait le point sur la situation de la flotte et pouvait être considérée comme son testament.

De cet ensemble de travaux variés se dégagent un certain nombre d’idées qui montrent la grande ouverture d’esprit de Bouët-Willaumez et l’intérêt qu’il porta à tous les aspects du problème naval : matériel, personnel ; entraînement, doctrines d’emploi, enseignements historiques. Bien qu’il ait vécu à une époque de transformations sans précédent du matériel naval, l’amiral appartient néanmoins à ce que l’on appellera plus tard l’école historique, en ce sens qu’il ne considère pas que cette révolution technique considérée comme une panacée remette en cause certains grands principes de la guerre. Nous verrons certaines de ses idées annoncer celles que soutiendra l’amiral Castex.

Les études historiques menées par Bouët-Willaumez l’amenèrent à s’interroger sur la notion même de stratégie qu’il définit comme « l’art de déterminer les points décisifs du théâtre de la guerre et les lignes ou routes générales suivant lesquelles les armées doivent se mouvoir pour y arriver ». Il considérait d’ailleurs que ce terme « n’a pas de sens bien précis en ce qui concerne les flottes » car, sur mer, il n’existe aucun obstacle naturel ou accident de terrain qui détruise les « combinaisons stratégiques ». Cette vision quelque peu réductrice du terme était courante à l’époque et correspond à la définition qu’en donne Littré. Bouët-Willaumez adoptait, sans la romancer, la théorie de Clausewitz sur le Schwerpunkt : « Les combinaisons de tactique d’un bon général de terre ou de mer doivent tendre surtout à opérer, avec des forces supérieures un effort combiné sur un point décisif », ce qui proscrit à son avis l’ordre parallèle qui constituait « l’enfance de l’art ou plutôt l’adresse de tout art », car il ne pouvait entraîner de résultat décisif6.

Étudiant les opérations de la guerre d’Amérique, Bouët-Willaumez notait que, dans ces luttes d’escadres, « nous allons assister à des manœuvres aussi difficiles que brillantes, à des passes d’armes maritimes qui dénotent autant de coup d’œil que d’habileté chez les amiraux mais n’amèneront pas de grands résultats, de grands désastres parce qu’aucune de ces manœuvres ne conduit à envelopper, attaquer l’ennemi sur un point décisif avec des forces supérieures »7. Il met bien en valeur l’habileté de Guichen qui, lors de ses trois combats de 1780, fit échouer toutes les tentatives de Rodney cherchant à écraser l’arrière-garde française. Au contraire, de Grasse, aux Saintes, avec une ligne mal formée, se laissa couper par Rodney. La fumée empêcha de voir les signaux, argument spécieux, notait Bouët-Willaumez, qui, « à lui seul fait établir comme règle que l’amiral en chef doit, autant que possible, prévoir, avant le combat, la manœuvre à faire et qu’une fois le feu engagé, les capitaines doivent être tellement pénétrés des méthodes d’attaque et des intentions de leur amiral que les signaux cessent alors d’être une nécessité de leur action »8.

Bouët-Willaumez, qui a beaucoup étudié les travaux de Clerk of Eldin, partageait l’admiration de celui-ci pour Rodney et Suffren qui « avaient porté une rude atteinte à cette espèce de fétichisme que les amiraux professaient depuis si longtemps pour la longue ligne de bataille ». Critique qui sera largement reprise par Castex dans les Idées militaires de la marine au xviiie siècle.

À propos de la bataille de Trafalgar, Bouët-Willaumez insistait à juste titre sur l’importance extrême de l’entraînement des états-majors et des équipages. Dans l’escadre de Villeneuve, « fort peu de vaisseaux ont acquis cette confiance en eux-mêmes, cette force relative que donnent un long armement et des exercices répétés de la manœuvre et du canon, l’arme de combat maritime par excellence ; force relative qui fait qu’au bout du sixième mois d’armement un vaisseau vaut le double de ce qu’il valait dans le premier mois et qu’au bout d’un an cette valeur a presque triplé ». Il insistait sur le manque de cohésion de la flotte franco-espagnole, « par cela seul qu’elle est une flotte combinée, renferme en elle un principe de faiblesse qui contraste avec la parfaite communauté de sentiments, de vues et de tactique des vaisseaux de sa rivale placée sous les ordres de Nelson ».

Différence essentielle entre les deux adversaires, la flotte anglaise était « préparée par le mémorandum de Nelson à appliquer la nouvelle méthode de guerre, c’est-à-dire se porter rapidement et en force sur la partie faible de l’ennemi pour l’écraser avant l’arrivée des secours ». Le célèbre mémorandum préconisant « le combat de près et décisif » de sorte que les commandants « sauront suppléer aux instructions qui manqueraient faute de signaux », car il revenait sur l’idée que ceux-ci sont inutiles, « quand chacun est disposé à faire son devoir, la grande affaire pour nous est de nous aider l’un l’autre ». Ce ne sera pas le cas à Trafalgar où Villeneuve n’avait aucune confiance dans ses officiers, tout juste capables de tenir leur poste mais inaptes à « prendre la détermination d’une manœuvre hardie ». Pour Bouët-Willaumez, la préparation au combat était donc une nécessité impérieuse, idée aujourd’hui banale mais qui ne l’était guère, semble-t-il, au xixe siècle. Nelson restait le modèle par son esprit de prévoyance, par « la clarté de l’exposé de la méthode qui embrasse tous les cas généraux sans sortir des bornes d’une concision de style toute militaire ». Les grands succès sont à ce prix ; que de gens ignorent les travaux préliminaires qu’ils nécessitent et combien de désastres sont dus à l’esprit ignorant ou paresseux des chefs qui ne se croient appelés à jouer un véritable rôle que le jour même du combat. « Et il rappelait cette vérité d’évidence, si souvent oubliée en France » : la plus héroïque bravoure ne peut suppléer l’habileté nautique, pas plus dans les équipages que chez les officiers et les amiraux9.

Bouët-Willaumez abordait aussi le problème très controversé des chances de succès d’une attaque de fortifications terrestres par des vaisseaux. On connaît la boutade de Nelson selon laquelle tout marin qui cherche à réduire les batteries à terre avec des vaisseaux est un fou. Cet avis était loin d’être partagé unanimement. Latouche-Tréville, par exemple, soutenait au contraire qu’il n’existait guère de batteries terrestres capables de « tenir contre le feu nourri d’une escadre intrépide »10. L’affaire de Saint-Jean d’Ulloa au Mexique en décembre 1838 sembla donner raison à ce dernier et Bouët-Willaumez remarquait à quel point ce succès des forces de l’amiral Charles Baudin avait frappé les esprits au point que Wellington déclara devant le Parlement britannique que « la prise de la forteresse de Saint-Jean d’Ulloa par la division de frégates françaises était le seul exemple qu’il connût d’une place régulièrement fortifiée prise par une force purement navale ». Mais Bouët-Willaumez s’empressait de tempérer cet enthousiasme en remarquant que le succès avait été grandement facilité par l’incurie des défenseurs mexicains, qui laissèrent sans réagir les frégates françaises s’embosser à l’endroit le plus favorable et, de plus, lorsque le combat s’engagea, leur feu se révéla d’une totale inefficacité.

Les bombardements de Tanger et de Mogador, en août 1844 démontraient que « des vaisseaux pourvus d’une artillerie formidable et bien servie pouvaient presque impunément attaquer des fortifications de pierre redoutables sinon par l’extrême habileté de leurs canonniers, du moins par le nombre de leurs bouches à feu ». Mais, à Ulloa comme à Mogador, les amiraux avaient fait preuve de beaucoup d’audace en s’engageant résolument près de la terre dans des eaux très peu hydrographiées. De plus, à Tanger et à Mogador, les bâtiments à vapeur jouèrent un rôle essentiel en amenant les vaisseaux en position de tir.

Bouët-Willaumez ne pouvait manquer d’évoquer l’expérience toute récente acquise en Crimée. Il soulignait d’abord les progrès considérables réalisés par l’artillerie depuis l’époque de Nelson et de Latouche-Tréville : canons à la Paixhans tirant à tir tendu des projectiles explosifs, pièces rayées tirant des projectiles ogivo-cylindriques, obusiers, sans oublier l’amélioration des méthodes de pointage et de conservation des poudres dans des caisses de cuivre. Ces transformations avaient amené l’Aide-mémoire des officiers d’artillerie à soutenir qu’ »une batterie de quatre pièces de gros calibre établies à terre a l’avantage sur un vaisseau de 120 canons ». Bouët-Willaumez ne partageait pas ce point de vue. Il reconnaissait que, les vaisseaux devant s’approcher à 400 mètres pour rendre leur tir efficace, ils pourraient éprouver des difficultés mais, avec les frégates à vapeur portant sur le pont des pièces de gros calibre tirant à 3 000 mètres, les choses changeaient de face. D’ailleurs, il a pu constater que le vaisseau Ville-de-Paris, à bord duquel il se trouvait le 17 octobre 1854 lors de l’attaque de Sébastopol, a fort bien résisté au tir russe. Il reçut quarante et un impacts d’obus et de boulets dans la coque et à peu près autant dans la mâture mais, en définitive, les avaries subies restèrent mineures et le bâtiment ne se trouva nullement hors de combat.

L’arrivée des batteries flottantes cuirassées utilisées à l’attaque de Kinburn allait également bouleverser les données du problème. Tirant entre 400 et 600 mètres, elles ont obtenu des résultats spectaculaires et Bouët-Willaumez cite le mot d’un officier qui visita le fort après le bombardement : « C’était superbe de dévastation ». Et celui-ci s’empressait d’ajouter : « Maintenant il faut se mettre l’œuvre pour faire encore mieux. L’essai est bon mais il y a encore à perfectionner : les machines ne sont pas assez puissantes et les coques sont peu convenables pour naviguer. Mais il y a une chose bien prouvée, chose convenable et principale, c’est l’invulnérabilité des batteries flottantes »11. Bouët-Willaumez partageait ces idées et nous avons vu qu’il s’attacha à pousser les progrès de ces engins redoutables.

En conclusion de son livre d’histoire, il s’essayait à la prospective. L’arme qui lui paraissait la plus apte à jouer un rôle grandissant était l’artillerie car ses progrès lui promettent « une puissance destructrice tellement grande que cette arme pourra véritablement devenir le fléau de l’humanité ; un jour viendra donc où l’art des batailles sera porté presque exclusivement sur les effets de l’artillerie qui s’érigera en arme principale, en assignant aux deux autres des catégories secondaires ». Vue remarquable qui sera largement confirmée par les deux guerres mondiales. Bouët-Willaumez considérait qu’il en serait de même sur mer où l’artillerie était vouée à jouer un rôle de plus en plus déterminant, d’autant que le canon continuerait sûrement à se perfectionner. Curieusement, il ne renonçait pas cependant au combat à l’abordage pour lequel il souhaitait le formation de fusiliers12. Dans sa Tactique de 1865, il accordait une grande importance au combat par le choc puisqu’il écrivait dans ses principes généraux : « Le vaisseau cuirassé, dont le choc par la proue constitue la principale puissance et dont les sabords sont les point les plus vulnérables, trouve son avantage à présenter à l’ennemi plutôt l’avant que le travers ».

Notons enfin qu’à l’occasion de ses études historiques, Bouët-Willaumez soulignait l’importance de la coopération entre armée et marine. Lors des campagnes de Morée, d’Algérie et d’Anvers, il a été sensibilisé à la « connexité des opérations de guerre des deux armées » et à la « confraternité d’armes qui résultait naturellement de ces opérations ». Il ajoutait que l’introduction de la propulsion à vapeur allait peut-être développer cette aspiration car, en diminuant les contraintes du vent, elle permettait aux flottes de « se rapprocher davantage de la pression des mouvements d’une armée ».

Il n’oubliait pas non plus l’importance de la logistique et exprimait sa satisfaction pour les résultats obtenus dans ce domaine lors de la campagne de Crimée. « Le transport et le ravitaillement d’une armée considérable à une distance comme celle qui existe entre la France et la Crimée sont un fait sans précédent dans l’histoire et dont les expéditions antérieures ne purent donner qu’une faible idée. Mais grâce au parti qui fut tiré et de notre matériel naval et d’un personnel d’officiers et de matelots dont le zèle et les talents nautiques surent manier un matériel, le pays put faire face avec régularité aux nécessités d’une armée de cent mille hommes sans avoir à redouter aucun des désastres de 1812 »13. Il était vrai que la vapeur ouvrait des horizons presque jusque-là inconnus à la notion de projection de puissance.

On ne s’étonnera pas de voir Bouët-Willaumez s’intéresser de fort près aux problèmes liés à l’actualité, ce qui lui donna l’occasion de rédiger deux études spécialement dignes de remarque car elles encadrent en totalité l’époque du Second Empire. La première, parue dans la Revue des deux mondes dès avril 1852, s’intitule tout simplement « La flotte française en 1852 », la seconde, publiée quelques mois avant la mort de l’amiral, était une sorte d’interview qui, sous le titre de « Questions et réponses au sujet de nos forces navales », faisait le point sur l’état de la flotte et n’hésitait pas à remettre en question certains programmes. Il s’agissait en fait d’une intervention au Sénat que Bouët-Willaumez se proposait de présenter en juillet 1870 et qui fut reportée en raison de la guerre.

L’étude très complète de la flotte en 1852 amenait son auteur à déplorer en premier lieu ce mal bien français constitué par les incohérences budgétaires. Après les crises de 1815, 1830, 1848, le budget de la marine fut victime de compressions qui organisaient, dit-il, « cette décadence maritime où la France était entraînée depuis 1848 ». Celui de 1852 amorçait une reprise mais « il importe de le doter, non d’une flotte sur papier, mais d’une flotte effective ».

Il commençait par analyser la situation du personnel, pour lui primordiale car celui-ci est la raison d’être d’une marine. Le corps des officiers généraux lui paraissait suffisant avec trente deux personnes : deux amiraux, dix vice-amiraux et vingt contre-amiraux, mais il laisse entendre que ceux-ci sont, dans l’ensemble, trop âgés et il cite un passage des mémoires inédits de l’amiral Willaumez selon lequel « l’histoire de la marine prouve à ceux qui veulent la méditer que les flottes commandées par les plus vieux amiraux ne sont pas celles qui ont eu les affaires les plus avantageuses ».

Le nombre des capitaines de vaisseau était alors de 110 et celui des capitaines de frégate de 230. La loi sur l’avancement prévoyait que des promotions de capitaines de frégate se ferait par moitié à l’ancienneté et par moitié au choix, ce qui présentait l’inconvénient de promouvoir de vieux lieutenants de vaisseau trop âgés. Il constatait que « les officiers supérieurs faits au choix depuis quelques années l’emportent de beaucoup sur ceux faits à l’ancienneté » et, à son avis, le favoritisme et l’intrigue ne jouèrent que faiblement. Rappelons que l’avancement des officiers était alors régi par les lois des 20 avril 1832 et 14 mai 1837 qui seront modifiées par celle du 28 mai 1853. Ces textes, il est vrai, manquaient de précision. La loi du 20 avril 1832 sur l’avancement dans l’armée navale prévoyait que les deux tiers des lieutenants de vaisseau et la moitié des capitaines de corvette et de frégate seraient promus à l’ancienneté, le reste au choix du roi ainsi que tous les grades supérieurs à capitaine de frégate, mais elle ne précisait pas dans quelles conditions s’opérerait le choix et il n’était pas question de tableau d’avancement. Les articles 22 et 25 spécifiaient seulement que les promotions et nominations seraient aussitôt publiées au Moniteur et dans les Anales maritimes « avec l’indication du tour d’avancement, du nom de l’officier qui était pourvu du grade vacant et de la cause de la vacance ». La loi du 14 mai 1837 modifiait légèrement la précédente en décidant que la moitié des capitaines de corvette seraient promus à l’ancienneté et que tous les grades supérieurs à ce dernier passeraient au choix du roi.

Un autre texte important parut le 14 mai 1841 sur l’organisation de l’état-major général de l’armée navale. Pour la première fois, semble-t-il, apparaissait la notion de limite d’âge et de deuxième section pour les officiers généraux dont le nombre était fixé à deux amiraux, dix vice-amiraux et vingt contre-amiraux. Les amiraux, qui ne pourront être choisis que par les vice-amiraux ayant commandé en chef une armée navale en temps de guerre, n’étaient pas soumis à limite d’âge. Celle-ci était fixée à 68 ans pour les vice-amiraux, 65 ans pour les contre-amiraux sauf cas d’infirmité ou blessures. Quant à la loi du 28 mai 1853, elle se bornait à ramener les limites d’âge à 65 ans pour les vice-amiraux et 62 ans pour les contre-amiraux. Dans aucun de ces textes n’était prévu de tableau d’avancement, ce qui provoquait des protestations de certains officiers généraux. Ainsi, le 9 mars 1848, l’amiral Charles Baudin, commandant en chef de l’escadre de Méditerranée, écrivait au ministre François Arago : « L’avancement des officiers de la marine n’est réglé par aucun système, ou plutôt le seul système en vigueur depuis quelques années est celui du favoritisme et de l’arbitraire. En vain, les chefs sous les ordres desquels les officiers ont servi et qui sont nécessairement les meilleurs juges de leurs mérites et de leur capacité, font-ils pour eux des propositions d’avancement. Ces propositions demeurent sans effet. Il en résulte chez beaucoup de bons officiers un profond dégoût du service ». Baudin suggérait donc que fût établi un tableau d’avancement comme c’était déjà le cas dans l’armée de terre et il ajoutait cette remarque, qui en dit long sur les pratiques en vigueur : « Telle était alors l’effronterie de la corruption que le directeur du personnel m’écrivait : l’avancement des officiers et les autres faveurs sont la menue monnaie dont nous avons besoin pour payer les députés »14. Selon Michèle Battesti, les tableaux d’avancement étaient examinés par le Conseil d’Amirauté mais l’auteur ne précise pas à partir de quelle date cette pratique s’est établie.

La marine se heurtait alors à des problèmes d’effectifs en officiers qu’elle traînait depuis l’Ancien Régime. Pour les grades subalternes, 650 lieutenants de vaisseau et 550 enseignes complétaient l’effectif, chiffres qui, selon Bouët-Willaumez, n’avaient rien d’excessif en temps de guerre mais, parmi ces officiers, trop nombreux étaient ceux qui se trouvaient « incapables d’un service actif, les uns par suite de leur âge avancé, les autres par suite de leurs infirmités ». L’avancement restait beaucoup trop lent, mal dont souffrait la marine depuis l’Ancien Régime. Trop d’officiers ne parvenaient péniblement au grade de capitaine de frégate qu’au bout de trente ans de service et « on comprend le peu de perspective qu’a devant elle la majorité des jeunes gens pour parvenir au grade supérieur ». Bouët-Willaumez proposait donc d’abaisser les limites d’âge et de constituer, avec les officiers ainsi retirés du service actif, un corps de réserve. Il déplorait aussi la complexité et quelquefois l’incohérence des textes régissant le corps des officiers, ceux-ci ayant été au nombre de vingt entre 1808 et 1848¼ « Ce qu’il importe avant tout, c’est de donner de la vie, du mouvement aux cadres de la flotte ».

À propos des équipages, il souhaitait la formation de marins de métier en gardant cinq ans au service les inscrits maritimes, ce qui leur donnerait « le caractère de permanence qui leur manque ». La création en 1837 par l’amiral de Rosamel, alors ministre de la Marine, des compagnies de matelots canonniers à Brest et à Toulon a produit d’excellents effets et la marine dispose maintenant d’excellents éléments dans cette spécialité. Il faudrait seulement, comme en Angleterre, leur affecter un vaisseau-école et non une corvette ou une frégate, ce qui sera fait en 1857 avec le Louis XIV. Bouët-Willaumez insistait sur la création, à son avis indispensable, de compagnies de matelots fusiliers à l’imitation des Marines anglais et américains. Celles-ci devraient être encadrées par des officiers de marine « qui prendraient l’engagement, grâce à certains avantages concédés en échange, de se consacrer exclusivement, pendant plusieurs années, à l’étude spéciale des manœuvres d’infanterie, des tirs des armes à feu, des fortifications passagères », ce qui ne les empêcherait pas de faire le quart et le service à bord quand ils seraient embarqués. Cette création, très souhaitée par les officiers de marine, comblerait une lacune importante dans le système des spécialités. De même, on aimerait constituer un corps de gabiers ou matelots d’élite tenu constamment au service. « Ce qu’on doit conclure de ce vœu presque unanime, c’est que la mobilité des équipages est un vide généralement senti aujourd’hui et qu’il importe d’y remédier le plus tôt possible ». Dès cette époque, la marine, arme dont les techniques devenaient de plus en plus poussées, s’accommodait mal des modes de recrutement du temps de la voile. Les grands décrets des 5 juin, 15 août et 3 décembre 1856, organisant les spécialités, lui donneront, au moins en partie, satisfaction15.

Bouët-Willaumez abordait ensuite la question du matériel. L’ordonnance du 22 novembre 1846, préparée par l’amiral de Mackau, alors ministre de la Marine, prévoyait 40 vaisseaux dont 24 à flot, 16 prêts à lancer, « plus une réserve indéterminée de vaisseaux à moitié construits ». Ce programme a été réalisé puisqu’en 1852 on trouvait 25 unités à flot et 21 en chantier dont 16 achevés aux 22/24e et 4 au 14/24e. À son avis, il était nécessaire de porter le nombre des vaisseaux à flot à 30 et il en expliquait les raisons. L’histoire démontrait, en effet qu’une

 

armée de 25 ou 30 vaisseaux bien organisés comme ils le sont aujourd’hui est sur le pied d’égalité avec tel déploiement de forces ennemies que ce soit, elle joint à la force la facilité d’évolutions, la promptitude de mouvements et la possibilité de ravitaillement : c’est avec des armées de 30 vaisseaux qu’ont été livrées les batailles les plus mémorables. Les grandes armées combinées de 60 vaisseaux et plus ne donnèrent jamais de résultats16. L’amiral Hardy avec 20 vaisseaux se maintint devant des armées très nombreuses sans qu’elles parvinssent à le joindre17. Les grandes flottes ne purent empêcher Rodney de ravitailler Gibraltar avec 23 vaisseaux. Enfin Nelson a soutenu dans son fameux mémorandum, et ne l’a que trop bien prouvé ensuite à Trafalgar, qu’une armée de 40 et quelque vaisseaux de ligne ne présentait pas d’avantages réels contre une armée bien organisée de 25 à 30 vaisseaux, lesquels pouvaient parvenir à détruire une partie de la première avant que l’autre partie fût venue à son secours. Une flotte de 25 à 30 vaisseaux est donc la base d’une guerre avec quelque nation que ce soit, elle a la mer ouverte, et loin d’éviter l’ennemi, elle doit le chercher, l’attaquer en toutes circonstances.

 

Résolument partisan de ce que nous appelons aujourd’hui la force d’action navale, Bouët-Willaumez estimait qu’il était indispensable de maintenir en permanence et prêtes à appareiller deux divisions de six vaisseaux, une à Toulon et une à Brest, avec douze autres en commission de port, c’est-à-dire susceptibles d’être mises en état de prendre la mer très rapidement.

L’ordonnance de 1846 prévoyait 50 frégates dont 40 à flot et 10 achevées aux 22/24e. Ce nombre lui paraissait « rationnel », car les frégates seraient appelées en temps de guerre à « inquiéter l’ennemi, à entreprendre de lointaines croisières, à exercer presque à coup sûr des déprédations nombreuses contre le commerce« . Sa préférence allait donc à de fortes frégates dotées d’une large autonomie qui pourraient être endivisionnées pour opérer des croisières. Les souvenirs de l’Empire restaient très présents puisque, envisageant sans le dire une guerre contre l’Angleterre, il prévoyait douze divisions de frégates opérant, huit dans l’Atlantique et quatre dans l’océan Indien, « sous la direction de chefs de division entreprenants, rompus à la navigation de l’océan et partis de France avec carte blanche« . En temps de paix, douze frégates devaient être armées en permanence et douze autres en commission de port, ce qui permettrait de « faire face avec une égale confiance aux premières éventualités d’une guerre de course comme à celles d’une guerre d’escadres, le cas échéant« .

Où en était-on dans le domaine des bâtiments à vapeur ? L’ordonnance de 1846 en prévoyait 100 : 10 frégates, 40 corvettes et 50 avisos. Le chiffre était atteint en 1852 mais, parmi les bâtiments à flot, il existait de nombreuse non valeurs du fait de leur âge, de leur médiocre armement et aussi parce qu’il s’agissait quelquefois d’anciens paquebots transformés vieillissant très vite du fait du progrès technique. À propos de cette marine à vapeur, il écrivait : « chacun sait que cette dernière serait surtout propre, en temps de guerre, à jeter rapidement une armée sur le territoire ennemi« . Il est étrange, alors que le Napoléon était en chantier à Toulon, que Bouët-Willaumez n’y fasse pas la moindre allusion et ne semble pas envisager le possibilité pour un vapeur de devenir un navire de combat. Il abordait cependant la question des bâtiments-mixtes munis d’une machine auxiliaire qui leur donnait « une puissance précieuse pour les circonstances de calme ou d’avaries de mâture dans un combat« . Pour lui donc, et pour les grands vaisseaux, la vapeur n’était qu’un auxiliaire d’assez faible puissance, 150 à 200 CV, comme ce qui était prévu sur le Montebello. Il estimait en effet qu’une machine plus puissante, comme celle qui allait être montée sur le Charlemagne, nuirait aux qualités nautiques, à l’armement et à l’autonomie. À la veille de l’entrée en service du Napoléon, Bouët-Willaumez ne semblait donc pas entrevoir la révolution qui se préparait dans le matériel naval. Il émettait toutefois le vœu qu’à la suite d’expériences faites en Angleterre, toutes les frégates soient transformées en mixtes, ce qui, en cas de guerre de course, les mettrait à l’abri des attaques des vaisseaux à voiles et les affranchirait des calmes.

L’ordonnance de 1846 prévoyait 90 bâtiments légers : 40 corvettes et 50 bricks, nombres qui devaient être réduits en raison des progrès techniques. Seules les corvettes à batteries couvertes, dites à gaillard, qui sont de véritables petites frégates, pourraient, en cas de guerre, être utilisées à la course. Bouët-Willaumez concluait par cette remarque significative : « Naturellement, la guerre survenant, toute cette poussière navale serait désarmée pour faire place à des armements de vaisseaux, de frégates et de vapeurs« . Il n’avait donc aucune confiance dans la valeur militaire de bâtiments de faible tonnage.

Dans la dernière partie de son étude, Bouët-Willaumez s’attachait aux diverses utilisations possibles des forces navales et donnait une priorité à la projection de puissance. « Notre marine de guerre protège notre commerce maritime et nos colonies : à la tête des marines secondaires, elle n’a cessé de dépendre depuis des siècles des grands principes de la liberté des mers¼ En cas de guerre, la marine multiplie les armées ; elle les transporte à de grandes distances, elle les recrute et les approvisionne ; elle permet d’attaquer l’ennemi partout où il est vulnérable« . Il imaginait différents scénarios : un conflit avec la Russie, qui permettrait de l’attaquer en mer Noire et en Baltique, ce qui sera le cas deux ans plus tard ; avec l’Autriche, il prévoyait un débarquement dans la région de Trieste pour marcher sur Vienne ; avec la Prusse, une attaque en Baltique dans le secteur de Dantzig ; avec la Hollande, une menace sur Amsterdam et sur les Indes néerlandaises. Enfin, en cas de guerre contre l’Angleterre, il n’hésitait pas à « lancer hardiment une flotte de 25 à 30 vaisseaux contre sa propre flotte, ruiner son commerce maritime à l’aide d’une nuée de frégates-corsaires croisant dans les mers lointaines, puis, à l’aide d’une flotte de cent vapeurs, opérer des descentes sur ses côtes« .

Bouët-Willaumez était très hostile à la guerre de course unique, et il s’appuyait ici encore sur l’histoire. « L’expérience des guerres passées a prouvé que la guerre de course, pour être destructive, avait besoin d’être secondée par une guerre d’escadre et des divisions de frégates peuvent s’attaquer au commerce et aux lignes de communications« . Il rappelait à cet égard les enseignements des guerres de l’Empire qui virent précisément les échecs de la guerre des frégates, faute de soutien par des escadres puissantes et actives.

Quant à la formule des descentes sur les côtes anglaises effectuées avec des bâtiments à vapeur, Bouët-Willaumez constatait qu’elle suscitait une vive inquiétude chez nos voisins qui multipliaient les défenses côtières, créaient des ports de refuge et surtout armaient en permanence une « escadre avancée » constituée de vaisseaux et de frégates prêts à prendre la mer à la première alerte. La hantise provoquée outre-Manche par la flottille de Boulogne restait vivace. « L’épouvantail de l’Angleterre est toujours, on le voit, l’arrivée d’une armée française sur son territoire et elle a hérissé ses côtes de forts, de vaisseaux et de ports fortifiés« . Les travaux en cours à Cherbourg inquiétaient beaucoup le gouvernement britannique et Bouët-Willaumez constatait que celui-ci n’épargnait rien quand il s’agissait de fortifier son armée et sa flotte. Il souhaitait que la France en fît autant pour se préparer à toute éventualité.

Cette étude de 1852 était donc fort intéressante en ce qu’elle nous montre bien quelles conceptions l’un des plus brillants éléments des corps de la marine pouvait alors élaborer. En 1852, pour lui, la machine à vapeur n’était encore qu’un auxiliaire alors qu’elle va devenir très bientôt l’essentiel de la propulsion. Les choses vont évoluer avec une rapidité foudroyante puisque, trois ans plus tard, en 1855, il publiera, en annexe de son livre sur les batailles de terre et de mer, un projet de tactique navale pour une flotte de vaisseaux à vapeur, « ébauche bien imparfaite » dira-t-il, qu’il reprendra en la perfectionnant en 1865.

Dix-neuf ans plus tard, quelques mois après l’effondrement de Second Empire, Bouët-Willaumez faisait à nouveau le point dans une sorte de conversation au cours de laquelle il n’hésitait pas à remettre en question les programmes préparés et en grande partie exécutés par le régime disparu. Il se voulait d’ailleurs la mémoire de ce processus puisqu’il était le seul survivant de la Commission chargée, à la fin de 1855, de tirer les enseignements de la guerre de Crimée et de préparer ce qui sera le programme de 1857. Cet instance, présidée par l’amiral Hamelin, ministre de la Marine, comprenait les amiraux Parseval-Deschênes, Romain-Desfossés, Le Prédour et les contre-amiraux Aubry-Bailleul, Guillois et Bouët-Willaumez18. Le texte de 1871 est beaucoup moins complet que celui de 1852 car il traite presque uniquement des problèmes de matériel en reprenant point par point ce qui avait été prévu en 1857. Ce programme très ambitieux comportait 439 bâtiments : 40 vaisseaux à bélier, 20 frégates à hélice, 30 corvettes, 6 avisos, 20 batteries flottantes, 72 transports, 125 bâtiments de flottille à vapeur, 2 bâtiments-école et 70 bâtiments à voile.

À son avis, il aurait fallu revoir ces chiffres à partir du moment où le cuirassement avait radicalement bouleversé la situation et rendu chaque unité de combat plus puissante mais aussi plus coûteuse. Le vaisseau « devenu frégate cuirassée à éperon est aussi invulnérable aujourd’hui qu’il l’était peu naguère« . Comme nous l’avons vu et comme nombre de ses contemporains, Bouët-Willaumez accordait une grande importance au combat par le choc et, à propos des frégates cuirassées, il écrivait : « tout en conservant sa force agressive en artillerie, ce terrible engin de mer en possède une nouvelle, bien autrement redoutable, celle de sa masse elle-même, agissant comme bélier à toute vitesse contre la coque ennemie pour l’entrouvrir et l’abîmer sous les flots« . Il en concluait que vingt frégates cuirassées seraient suffisantes car leur puissance équivaut largement à celle de quarante vaisseaux en bois à bélier. Il serait ainsi possible d’armer en permanence deux escadres de six frégates cuirassées en Méditerranée et dans l’Atlantique, quatre unités restant en réserve. À son avis, les corvettes cuirassées à éperon pouvaient « figurer dans une mêlée de frégates cuirassées » et dix bâtiments de ce type suffiraient car elles constituaient « une puissante en même temps qu’économique unité de combat » en Europe comme dans les mers lointaines. Bouët-Willaumez était bien conscient du fait que les types allaient continuer à se perfectionner et il préconisait ardemment l’abandon de la construction en bois au profit des coques métalliques, ce qui ne sera réalisé que beaucoup plus tard.

Venaient ensuite les corvettes à hélice non cuirassées qui devaient être affectées aux stations lointaines et, en temps de guerre, faire la chasse au commerce ennemi. Une vitesse relativement élevée leur était donc nécessaire ainsi qu’une « artillerie peu nombreuse mais à longue portée« . Vingt unités de ce type lui paraissaient suffisantes à condition qu’on les améliore car il trouvait celles qui étaient en service inférieures à leurs congénères anglaises et américaines. Soixante avisos et canonnières alimenteraient en complément les stations navales d’outre-mer.

Dix batteries flottantes assureraient la protection des côtes mais « il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui les torpilles sont appelées à jouer un grand rôle » dans ce domaine.

Bouët-Willaumez exprimait ensuite son hostilité à la grosse flotte logistique prévue par le programme de 1857 et le chiffre de 72 unités lui paraissait « exorbitant« . À son avis, « cette flotte est un des chancres rongeurs de nos arsenaux, de nos budgets« . Trente bâtiments de ce genre suffiraient « aujourd’hui surtout que nos compagnies de paquebots, moyennant indemnités et contrat passé d’avance, s’offrent à prendre l’engagement de nous en fournir bon nombre, hormis les transports-écuries« . Il convenait donc de réduire sensiblement cette flotte de transport, ce qui soulagera les arsenaux de frais d’entretien « coûteux autant qu’inutiles« . De même, les 105 bâtiments de flottille et les 70 navires à voiles lui paraissaient pléthoriques et il proposait de les réduire à 60 et 30.

Bouët-Willaumez préconisait donc une flotte de 20 frégates cuirassées, 10 corvettes cuirassées, 20 corvettes rapides non cuirassées, 60 avisos, 10 garde-côtes, 30 transports à hélice, 60 bâtiments de flottille et 30 voiliers, soit en tout 240 unités au lieu des 439 prévues par le programme de 1857. Mais dans son esprit, cette considérable réduction de format, comme nous dirions aujourd’hui, n’impliquait pas une diminution de puissance car, tout au moins pour les grands bâtiments de combat, la valeur unitaire avait progressé de façon telle, suivant d’ailleurs une loi historique constante depuis le xviiie siècle, qu’elle permettait un réduction numérique.

Se posait ensuite la question de l’armement de cette flotte en temps de paix, « un des problèmes les plus compliqués et les plus difficiles que se soient jamais posé les marins militaires« . Si on jugeait utile par mesure d’économie de désarmer une partie des navires, les équipages formés et entraînés se disperseraient et on aura toutes les peines du monde à les récupérer en cas de besoin. Prenant exemple sur les marines russe et prussienne dont les escadres restaient armées en permanence, Bouët-Willaumez se déclarait résolument partisan de cette formule car « il n’est pas douteux qu’avec la promptitude qui préside aujourd’hui aux déclarations et aux opérations de guerre, bien des succès inattendus ne soient assurés à toute nation qui aurait tenu prêt le matériel de sa flotte et, sous la main, le personnel marin le plus nécessaire pour bien l’armer« . La réduction sensible du nombre de bâtiments qu’il préconisait permettrait de réaliser suffisamment d’économies sur le matériel pour permettre de tenir la flotte armée en permanence.

L’expérience tout récente qu’il venait de vivre en première ligne en 1870 lui fournissait maints arguments dans ce sens. À la veille de la guerre, 188 bâtiments seulement étaient armés par 1 350 officiers et environ 27 000 hommes. En juillet, arrive l’ordre d’armer de toute urgence 14 frégates en corvettes cuirassées, 15 garde-côtes, 4 corvettes à bélier, 16 avisos et 30 transports, le tout nécessitant 780 officiers et 15 700 hommes. Si l’on ne rencontra pas trop de problèmes avec les officiers et les officiers-mariniers, il n’en fut pas de même avec les quartiers-maîtres et les « marins spéciaux brevetés : gabiers, timoniers, canonniers, fusiliers, chauffeurs qui avaient été congédiés¼ Aussi avons-nous encore présent à la pensée l’effarement qui régna dans nos ports lorsqu’il fallut faire tête à ces exigences et cela presque immédiatement« . Et il ajoutait : « Heureusement que nous avions affaire à un ennemi peu puissant, peu audacieux sur mer« . Il fallut en effet plusieurs semaines pour effectuer les armements prescrits et encore ne furent-ils réalisés qu’imparfaitement.

Le remède a une telle situation se trouvait donc, à ses yeux, dans une réduction du nombre des navires, ce qui permettait « de donner aux cadres du personnel d’élite de nos équipages une permanence qui leur a fait défaut jusqu’à ce jour« . 12 à 15 000 quartiers-maîtres et marins brevetés seraient ainsi embarqués soit sur les navires armés soit sur ceux placés en réserve, ces derniers étant périodiquement remis en activité pour exercices.

Mais la grande réforme que souhaitait aussi Bouët-Willaumez consistait à renoncer « à l’imitation de toutes les autres marines¼ à ce coûteux et périlleux système des flottes de guerre en bois pour nous lancer radicalement dans les constructions navales en fer« . Deviendraient alors inutiles « ces énormes et dispendieux approvisionnements de bois accumulés dans nos ports pour y sécher lentement : capitaux morts qui effraient l’industrie, toute prête au contraire à nous construire nos vaisseaux quand ils seront charpentés de fer et de tôle sous le contrôle de nos ingénieurs« . Il serait alors possible de fermer une partie des ateliers des arsenaux et donc de réduire sensiblement les frais de gardiennage et d’administration. L’économie ainsi obtenue permettant d’augmenter les dépenses de personnel maintenu en activité. Un autre avantage de cette réduction du volume de la flotte est qu’elle rendrait possible un allégement des contraintes de l’inscription maritime, institution très critiquée à une époque qui n’était plus celle de Colbert.

Penhoat

Moins abondante et moins variée fut l’œuvre écrite de l’amiral Penhoat. Celui-ci se préoccupa uniquement de problèmes contemporains avec des études sur la tactique à adopter pour les bâtiments à vapeur et une autre, plus générale, dans laquelle il exposa en 1875 ses conceptions sur la composition de la flotte en fonction des armes nouvelles.

La carrière de Jérôme-Hyacinthe Penhoat fut, elle aussi, très active. Né à Roscoff le 26 mars 1812, fils d’officier de marine, il était entré en novembre 1827 au Collège de marine d’Angoulême dans la dernière promotion puisque celui-ci fut fermé peu après et transféré à Brest sur l’Orion. Aspirant en octobre 1828, il fut affecté à la station du Brésil et de La Plata où il effectua des travaux hydrographiques. Enseigne de vaisseau en mars 1834, il embarqua sur l’Héroïne pour une campagne de protection des pêcheurs de baleine qui lui fit faire le tour du monde. Lieutenant de vaisseau en avril 1837, il fit campagne aux Antilles et, en 1839-1840, sur la Belle-Poule avec le prince de Joinville pour le retour des cendres de Napoléon. Second de la corvette à vapeur Pluton en 1842, il publia l’année suivante un travail sur « la Tactique des bâtiments à vapeur à roues » et participa, en 1844, à la campagne de l’escadre commandée par Joinville sur les côtes marocaines et aux bombardements de Tanger et de Mogador. Second du Henri IV en 1850, il était au bombardement de Salé, pour l’escadre Dubourdieu en novembre 1851. Promu capitaine de frégate en février 1852, il était second du vaisseau à hélice Napoléon lors de l’expédition de Crimée où il se distingua en dirigeant en octobre 1854 le débarquement de Yalta puis en commandant une batterie à terre. Sa conduite au bombardement de Sébastopol d’octobre 1854 lui valut d’être cité à l’ordre du jour et promu capitaine de vaisseau. Membre du Conseil des Travaux en 1855, il commanda l’année suivante le Cléopâtre aux Antilles puis, en 1861, la frégate cuirassée la Couronne avec laquelle il contribua de manière essentielle à la définition des méthodes d’emploi de ces nouveaux bâtiments. Il tira de cette expérience deux études : un Essai sur l’attaque et la défense des lignes de vaisseaux (1862) et un Essai sur les évolutions d’une ligne de bataille (1865).

Major général à Brest en août 1864, il fut promu contre-amiral et prit en novembre 1866 le commandement de la Division navale du Pacifique avec pavillon sur la corvette cuirassée La Belliqueuse, premier bâtiment de ce type à partir en campagne lointaine. Il gagna le Pacifique par le cap Horn, effectua en avril 1869 une mission au Japon et rentra en France par l’océan Indien en bouclant ainsi un tour du monde qui démontra la bonne endurance des bâtiments cuirassés. En juillet 1870, Penhoat commanda en sous-ordre l’escadre du Nord avec pavillon sur la Savoie. Nommé commandant en chef de cette force, il la quitta en novembre pour aller prendre le 2 décembre à Gien le commandement de la 2e division d’infanterie du XVIIIe corps. Avec cette unité, il alla rejoindre l’armée de l’Est avec laquelle il participa aux combats de Villersexel (9-10 janvier 1871) et d’Héricourt (15-17 janvier). Promu vice-amiral en février, il reçut le commandement en chef de l’armée des Vosges dont il assura la dissolution après la signature de l’armistice.

Préfet maritime de Cherbourg en juin 1871, membre du Conseil d’Amirauté, préfet maritime de Toulon en octobre 1875, Penhoat fut maintenu en activité sans limite d’âge pour avoir commandé en chef devant l’ennemi et mourut à Paris le 14 juin 1882. Il avait publié en 1878 et 1879 deux nouvelles études sur la tactique des armées navales à vapeur et en 1873 le journal de marche de la 2e division d’infanterie, puis un rapport sur la dissolution de l’armée des Vosges.

Dans son travail de 1862 publié à Cherbourg, Penhoat exposait les fruits de son expérience toute récente de la manœuvre des bâtiments à vapeur et il en tirait quelques conclusions plus générales sur l’utilisation des forces navales. Bien conscient que le rôle des bâtiments à voiles en tant qu’unités de combat était terminé, il voulait néanmoins résumer les règles d’attaque et de défense des lignes de vaisseaux à voiles pour évaluer dans quelle mesure elles seraient applicables aux frégates à vapeur. Il insistait, en premier lieu, sur la prudence à conserver dans les engagements en rappelant des notions évidentes mais qui avaient néanmoins été gravement négligées par la marine aux époques précédentes. « Il est en effet essentiel, écrit-il, si l’on n’a pas de moyens de réparation et d’approvisionnements suffisants d’éviter de s’engager complètement afin de pouvoir continuer à tenir la mer« . Une flotte appuyée par de bonnes bases « peut attaquer plus vivement que si elle en était privée. C’est qu’en effet la puissance navale se compose non seulement de vaisseaux mais encore d’arsenaux ou magasins d’approvisionnements échelonnés sur des mers que l’on veut dominer« . Ce souci de logistique devra être encore plus pris en compte avec les navires à vapeur devenus « une machine de précision qui a besoin, à des époques rapprochées, de charbon, d’ateliers et de bassins« .

Il était bien évident qu’avec des bâtiments à vapeur les improvisations à la Suffren devenaient impossibles, vérité première que la marine oubliera trop souvent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Penhoat estimait que bien des manœuvres coutumières aux navires à voile restaient applicables aux vapeurs. D’ailleurs, en 1862, tout combat à la voile ne lui paraissait pas exclu dans les mers lointaines ou encore dans le cas d’une escadre en panne de combustible. Il considérait donc que « l’instruction d’un officier de marine serait incomplète s’il ne connaissait pas la nature des mouvements des lignes de vaisseaux sous voiles et tout le parti que l’on peut tirer d’un bâtiment ou d’une escadre au moyen des voiles« .

Il reconnaissait néanmoins que, depuis quelque temps, « la marine a éprouvé une transformation assez considérable pour produire, dans le maniement des forces navales, des modifications telles que les règles d’attaque et de défense déduites de l’ancien état des choses doivent être profondément modifiées« . Les quatre éléments nouveaux étaient : l’indépendance à l’égard du vent, l’augmentation de portée et de puissance de l’artillerie, le blindage des coques, l’éperon. En 1862, on manquait encore d’expérience sur l’utilisation à la mer et au combat de ces nouveaux bâtiments. L’artillerie était toujours disposée sur les flancs des vaisseaux et frégates mais elle commençait à monter sur les ponts, dégagés en partie par la réduction de la voilure, ce qui allait permettre le tir vers l’avant et l’arrière, celui-ci étant « moins altéré par les mouvements du bâtiment que le tir exécuté sur les côtés« . Les pièces à longue portée devaient donc être disposées en chasse et en retraite. À cette époque, la portée maximale efficace ne dépassait pas encore 2 000 mètres bien que l’angle de pointage supérieur ne fût plus limité par la taille des sabords. Penhoat pensait que « dans les combats livrés à la mer, le tir à grande portée n’a pas une grande importance et que l’on doit s’attacher plutôt à développer la puissance de l’artillerie de mer par le calibre que par la grandeur des portées« . Il soulignait bien le danger des tirs plongeants capables d’atteindre les machines et préconisait l’emploi de mortiers placés sur le pont, lançant soit des obus, soit des gerbes de grenades antipersonnel. Il n’était pas encore question de ponts blindés.

Penhoat restait solidement partisan du maintien d’une voilure sur les bâtiments à vapeur, malgré les grands inconvénients que présentait la mâture au combat : la voile permettait d’économiser le combustible et d’augmenter l’autonomie du navire en cas de défaillance des machines. Il souhaitait des bâtiments n’ayant pas un trop fort tirant d’eau de manière à leur permettre de s’approcher des côtes et s’inquiétait de l’allongement des coques, en voie de dépasser largement celui des navires à voile, car il pensait que celui-ci nuirait à leurs qualités nautiques en augmentant en particulier le rayon de giration auquel il accordait une énorme importance car, selon lui, « de deux bâtiments, on peut dire que celui qui tourne le plus vite et dans un moindre espace battra l’autre« . Il lui paraissait donc indispensable que les grands navires pussent accomplir des « mouvements giratoires prompts et peu étendus« . L’invention, quelques années plus tard, par l’ingénieur Joëssel, du gouvernail compensé contribuera puissamment à améliorer ces qualités nautiques indispensables dont il soulignera sans cesse l’importance pour les cuirassés qui devaient pouvoir naviguer « par tous les temps et dans toutes les mers« . Il estimait d’ailleurs que les types adoptés par la marine impériale remplissaient bien ces conditions, ce qui était sans doute une vue un peu trop optimiste.

Penhoat abordait ensuite la question du combat à l’éperon. Il en voyait bien les difficultés et les dangers pour l’abordeur dont la structure pouvait être ébranlée par le choc et entraîner ainsi de graves avaries. Un bâtiment habilement manœuvré sera difficile à atteindre à moins qu’il ne soit gêné dans ses mouvements ou surpris au mouillage. Il se montrait donc en définitive assez réservé sur ce mode de combat dont, en 1862, on manquait d’expérience. Or celle-ci était « le seul guide sûr en cette matière et jusqu’à ce qu’elle ait prononcé, on ne peut émettre qu’avec une grande réserve des opinions nettes à ce sujet« . Néanmoins il n’écartait pas a priori ce type d’engagement à mener avec des bâtiments « spécialement construits pour l’usage qu’on veut en faire« .

Il en venait ensuite au combat à l’abordage dont, encore une fois, il mesurait bien les aléas avec des navires à vapeur, beaucoup plus rapides et manœuvrants que les voiliers. « Les vaisseaux à vapeur disposent de machines si puissantes qu’il sera toujours fort difficile de parvenir à lier instantanément et solidement deux vaisseaux abordés« . Il estimait donc que ce type de combat ne présenterait plus désormais que peu de chances de succès pour les navires à vapeur, à moins qu’on ne réussisse à trouver un moyen d’accrocher des vaisseaux permettant de résister à la traction des machines. Il concluait sagement : « C’est donc plus que jamais dans l’artillerie que réside la force des vaisseaux et probablement dans le choc dès que l’on sera fixé sur les moyens d’employer cette force« .

Évoquant ensuite la projection de puissance et les transports de troupes auxquels la vapeur ouvrait des possibilités inconnues jusqu’à ce jour, Penhoat insistait sur la nécessité impérieuse de distinguer « le service de transport et le service d’escorte et de combat« , contrairement à ce qui s’était pratiqué dans le passé notamment lors de l’expédition d’Égypte. Pour transporter les troupes, il convenait d’utiliser des navires de grandes dimensions assez rapides pour échapper aux croiseurs ennemis, d’assez faible tirant d’eau pour faciliter les débarquements et armés seulement de quelques pièces de chasse et de retraite. Comme Bouët-Willaumez, Penhoat n’était pas partisan d’une flotte de transport comme celle qui fut construite en vertu du programme de 1857 car, à son avis, tout navire à vapeur peut servir de transport mais « il y a là une question de limite fort difficile à résoudre et qui dépend des ressources que peut présenter la marine marchande« . Il formulait parfaitement cet axiome trop souvent oublié dans le passé : « Le vaisseau de guerre proprement dit, destiné à combattre, ne doit et ne peut avoir à bord que le personnel nécessaire pour le combat« .

Un autre aspect de la guerre sur mer préoccupait beaucoup Penhoat : l’attaque des ports et vaisseaux par une flotte à vapeur. « C’est même, écrit-il, contre les arsenaux que l’on doit s’attendre à voir un ennemi, maître de la mer, diriger ses coups les plus rigoureux« . Tirant certainement, bien qu’il n’y fasse pas allusion, les enseignements de l’attaque de Kinburn par les batteries cuirassées pendant la guerre de Crimée, il écrivait : « Les bâtiments spéciaux destinés à l’attaque des ports comme les canonnières, les batteries cuirassées etc. peuvent être si rapidement construits et si puissamment armés qu’il est devenu urgent de mettre les ports de guerre à l’abri d’un bombardement à grande distance« . Il redoutait que les passes donnant accès aux ports ne fussent forcées par des escadres cuirassées que les batteries côtières ne pourraient arrêter. « Ces bâtiments et ceux construits pour agir par le choc surprennent une flotte au mouillage, ils peuvent certainement en couler une partie par le choc et le canon et se retirer impunément à l’improviste et lorsqu’on les croit encore éloignées, tomber sur une rade la nuit ou au point du jour » et donc surprendre une flotte au mouillage. Il est certain que la vitesse de déplacement des flottes à vapeur paraissait effrayante aux marins de l’époque par rapport à l’extrême lenteur des flottes à voiles. L’armada de Bonaparte partant pour l’Égypte aurait ainsi traversé le Méditerranée, selon Michèle Battesti, à une vitesse moyenne de deux nœuds. Avec une flotte à vapeur, celle-ci se trouvait multipliée par quatre ou cinq.

Cependant, sur les conditions de combat des bâtiments à vapeur et à hélice, Penhoat posait en principes que :

1. l’artillerie est la force principale des armées navales,

2. le choc ne paraît devoir être, en pleine mer, qu’un genre de combat accidentel et ne peut être considéré que comme tel tant que des expériences précises n’auront pas fait connaître tous les effets du choc sur les deux bâtiments,

3. l’abordage n’est qu’un genre de combat accidentel et ne peut être le but spécial des manœuvres de combat.

Il déduisait de ces principes une tactique qui constitue la dernière partie de l’ouvrage, mettant en valeur la mobilité incomparablement supérieure des flottes à vapeur. Tandis qu’avec des vaisseaux à voiles, on ne pouvait adopter qu’un ordre de bataille assez simple entraînant des évolutions « peu variées et d’une exécution incertaine« , avec la vapeur au contraire les bâtiment se trouvaient indépendants du vent et, sauf accident, maîtres de leur vitesse. « Cette faculté, en permettant de former rapidement les ordres de bataille et de passer promptement de l’ordre d’approche à l’ordre de bataille, élargit beaucoup le champ des combinaisons« .

Treize ans plus tard, en 1875, l’amiral Penhoat publiait dans la Revue maritime et coloniale un article intitulé : « Au sujet du programme de la flotte » dans lequel il exposait ses théories et exprimait l’évolution de sa pensée. Il remarquait tout d’abord l’extrême difficulté rencontrée pour établir des programmes en raison des progrès techniques immenses survenus depuis une trentaine d’années dans la construction, la propulsion des navires aussi bien que dans les armes dont ils étaient dotés. Phénomène évidemment nouveau dans son accélération et tout donnait à penser que ce mouvement allait continuer. L’apparition de la torpille modifiait bien des données et « son emploi exigera probablement la création d’un type spécial de navire apte à la mettre en œuvre« . Une autre innovation importante apparaissait avec le cloisonnement cellulaire pour la protection des coques qui développait la lutte du canon contre la cuirasse. Celle-ci entraînait une augmentation sensible des tonnages et des dimensions. On construisait des coques de 110 mètres de longueur, ce qui eût encore paru inconcevable trente ans plus tôt. Toujours fidèle à son idée de 1862, Penhoat craignait que ces gros navires fussent dépourvus des qualités nautiques et de la tenue à la mer nécessaires, ce qui les rendrait « incapables de jouer sur mer le rôle qu’ils sont destinés à remplir« . Remarque fondamentale que les futurs tenants de la Jeune École eussent bien fait de méditer.

Il discutait ensuite la question de l’efficacité du cuirassement qui se trouvait alors mise en doute par certains. Dans l’état actuel de l’artillerie, la cuirasse lui paraissait indispensable et il considérait que « l’on est forcé de suivre les marines rivales dans le mouvement qu’elles poursuivent pour augmenter l’épaisseur de la cuirasse des types de la flotte de ligne« . Il remarquait au passage que, lors du combat célèbre devant Cherbourg, le cuirassement du Kearsage lui avait donné une supériorité décisive sur l’Alabama. Cette cuirasse ne devait pas être reportée uniquement sous la flottaison pour ne pas laisser les servants de l’artillerie sans protection, ce qui aurait un effet moral désastreux. Il considérait donc qu’il fallait conserver le cuirassement mais dans des proportions assez raisonnables pour ne pas accroître démesurément les tonnages. Pour lui, les grands navires ne seraient sérieusement menacés que lorsque les projectiles pourraient percer des blindages de 30 centimètres.

Passant à l’artillerie, Penhoat la divisait déjà en deux catégories : les grosses pièces de rupture destinées à attaquer la cuirasse de l’ennemi, une artillerie plus légère, 160 mm par exemple, dont la tâche serait d’atteindre les parties non cuirassées et à se défendre contre les attaques des « bâteaux-torpilles ». Le débat sur ce thème se prolongea presque jusqu’à la Première Guerre mondiale et rebondira en 1905 avec la conception du all big guns du type anglais Dreadnought. Penhoat remarquait que la transformation des navires et des canons avait beaucoup diminué les stocks de munitions. Un vaisseau de 100 canons approvisionné à 85 coups par pièce pouvait tirer ainsi 8 500 coups alors qu’un cuirassé de 1875 avec 10 gros canons à 110 coups ne disposait que de 1 100 projectiles mais d’une puissance incomparable.

Mais le canon n’était pas l’unique arme du cuirassé puisque venaient ensuite l’éperon et la torpille. Nous avons vu que Penhoat restait très réservé, beaucoup plus que Jurien de la Gravière, sur l’usage de l’éperon. Il souhaitait cependant le maintenir car, dans certains cas, il pouvait se révéler une « arme terrible » : mauvais ordre de bataille, bâtiment ennemi en avarie ou surpris au mouillage. Il incitait à nouveau sur la nécessité de doter les bâtiments de « facilités giratoires très puissantes qui réalisent la formule : tourner rapidement et dans un petit espace« .

La torpille, en 1875, était encore dans l’enfance et commençait à peine à devenir automobile, les première Whitehead datant de 1867, ce qui explique le fait que Penhoat la considérait comme « une arme nouvelle plutôt défensive qu’offensive« , destinée surtout à défendre les rades. Les torpilles portées sur une hampe ou les torpilles traînantes ne constituaient « à la mer qu’un moyen de combat imparfait » car elles risquaient d’être aussi dangereuses, pour le lanceur que pour l’ennemi. Les torpilles portées restaient fragiles car elles résistaient mal aux mouvements du navire et Penhoat persistait à juste titre dans l’idée que l’emploi de cette arme « méritera probablement la création d’un type spécial de la grandeur d’un aviso rapide de 1re classe« . Il n’était donc nullement partisan du torpilleur minuscule qui fera l’objet, quelques années plus tard, d’un engouement aussi injustifié que désastreux. Pour lui, la torpille, telle qu’elle existait alors, ne présentait, en raison de sa portée réduite et de sa trajectoire irrégulière, qu’assez peu de danger à la mer. Mais elle pouvait devenir « aussi terrible que l’éperon » contre un but gêné dans ses évolutions ou surpris au mouillage. « La torpille conservera une importance d’autant plus grande qu’elle sera manœuvrée par un personnel spécial« . Malgré ses faiblesses dues à sa nouveauté, le torpille devrait donc être embarquée sur tous les bâtiments de combat avec un espar à l’avant et un système de torpilles traînantes à l’arrière pouvant être relevé facilement et rapidement.

Penhoat se livrait ensuite à des considérations sur la vitesse des navires, sujet qui donnera lieu plus tard, dans la marine française, à de longs débats. À son avis, elle ne constituait pas « un objectif de premier ordre » et, précurseur de Mahan et des mahaniens français, il jugeait que « si, après une bataille navale, on reste maître de la mer, on trouvera aisément le moyen d’entraver le commerce ennemi« . Les marines de ligne n’avaient donc pas besoin, à ses yeux, d’une grande vitesse. Dix nœuds lui paraissaient suffisants car au-delà on s’exposait à des avaries fréquentes de nature à jeter le trouble dans la ligne. Un vitesse maximale de 13 nœuds ne devait pas être dépassée car celle « que l’on voudrait leur donner en plus, inutile pour les besoins de la navigation en escadre, serait acquise aux dépens de la force militaire du navire« .

Toutes ces considérations amenaient l’amiral Penhoat à étudier les différents types de navires nécessaires car, ajoutait-il fort pertinemment, « il est impossible de concevoir un type unique qui réponde aux exigences multiples du service naval« . Résolument adepte, comme Bouët-Willaumez, de ce qui va devenir l’école historique, il soutenait que les leçons de l’expérience restaient valables malgré l’évolution des matériels.

Toute expédition navale exige, comme première condition de succès, la possession des routes de la mer. Les convois de troupes, les flottilles de canonnières destinées à l’attaque des côtes ne pourraient naviguer dans des eaux profondes sans être protégées par une flotte de ligne servant d’escorte ou qui bloque l’ennemi dans ses ports.

Il ajoutait cette prise de position très nette :

On a quelquefois avancé que le temps des guerres d’escadre est passé ; c’est là une grave erreur qu’il importe de détruire car les armées navales sont seules capables d’assurer les libres communications par mer¼ La défense des côtes et des colonies, la protection des intérêts commerciaux reposent en entier sur la flotte de ligne. Si, en effet, l’ennemi est battu dans une grande action navale, ses ports seront bloqués et il ne pourra entreprendre aucune expédition sérieuse par mer, c’est à peine s’il pourra lancer au large quelques croiseurs, très embarrassés pour trouver des points de ravitaillement ». La flotte de ligne est donc la base de la force navale « puisqu’elle permet toutes les possibilités d’action.

Quinze ans avant Mahan, l’amiral Penhoat avait donc parfaitement mis en évidence l’importance capitale que revêtait la neutralisation ou la destruction de la force organisée de l’ennemi et donc de la liberté des communications maritimes. L’amiral Castex lui rendit d’ailleurs hommage en déplorant qu’il ait été peu écouté : « L’amiral Penhoat, un des rares hommes de ce temps qui ait conservé sa clairvoyance, prêchait un peu dans le désert quand il écrivait en 1879 :  » L’instrument le plus puissant à employer pour la défense des côtes, c’est la flotte de ligne ; elle est la force mobile par excellence, capable de se porter sur les points menacés pour combattre les forces de l’ennemi « « 19.

Autre réflexion très rare à cette époque et qui ne sera que trop négligée par la suite : Penhoat insistait beaucoup sur l’importance des études préliminaires à toute construction. « Le programme de chaque type doit être l’objet d’une étude constante et de modifications successives car il n’existe pas de type normal pour les bâtiments de la flotte de ligne et il n’en a existé à aucune époque dans aucune marine« . Si cette sage maxime avait été respectée au cours des décennies suivantes, la marine française aurait construit moins de bâtiments dépourvus de toute valeur militaire. Penhoat recommandait aussi de tenir le plus grand compte des réalisations obtenues par des navires étrangers car, dans la course au progrès qui s’établissait, « dès qu’un type est créé, les marines rivales s’efforcent, par des combinaisons diverses, d’obtenir un type qui lui soit supérieur« . Malheureusement, entre 1880 et 1914, la plupart des bâtiments construits en France se révéleront nettement inférieurs à leurs congénères étrangers. C’était déjà le cas en 1875 pour les croiseurs, corvettes et avisos que Penhoat jugeait insuffisamment armés « avec des pièces de 140 trop faibles« .

Il achevait son étude par une question essentielle et toujours d’actualité : « Quelle est l’importance de la force navale que la France doit entretenir pour sa défense ? Elle doit être calculée en vue de l’obstacle qu’elle aura à surmonter. Les considérations politiques conduisent à penser que la France doit conserver la première marine du continent européen » en possédant deux armées navales dans l’Océan et la Méditerranée. Il convenait donc de mettre en place une rationalisation des dépenses et de « réaliser avec le budget actuel le plus fort effectif à flot possible en diminuant les frais généraux de production et d’entretien de la flotte, c’est-à-dire en ne conservant que les établissements absolument nécessaires à notre état naval et enfin en réduisant autant que possible les dépenses qui ne se rapportent pas directement au développement de la force navale« . Conception tout à fait moderne mais, encore une fois, Penhoat prêcha dans le désert.

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Voici donc deux officiers généraux, aux carrières riches d’expériences variées, qui ont su l’un et l’autre en tirer les leçons. Aussi bien Bouët-Willaumez que Penhoat jetèrent sur la marine de leur temps un regard fort lucide et souvent critique, mesurant bien les points forts, les faiblesses et les erreurs. Ni l’un ni l’autre ne prétendirent être des théoriciens de la stratégie et leurs études portèrent surtout sur la tactique mais, dans une période de bouleversement tactique au rythme inconnu jusqu’à ce jour, qui fit quelque peu perdre la tête à certains, ils surent conserver jugement et bons sens, sans se laisser aller à des enthousiasmes inconsidérés.

Précurseurs aussi, ils le furent. On a pu parler, à l’époque suivante, des mahaniens français : Darrieus, Daveluy, Castex, qui remirent en place quelques conceptions devenues un peu folles à l’intérieur comme à l’extérieur de la marine. Il ne semble pas qu’on ait assez remarqué qu’il exista aussi, entre 1850 et 1880, ce que l’on peut appeler des pré-mahaniens français, parmi lesquels doivent figurer au premier rang les deux amiraux que nous venons d’évoquer. Précurseurs de ce que l’on appellera bientôt l’école historique, ils tomberont trop vite dans l’oubli, entraînés dans le tourbillon de la Jeune École. Ce fut dommage car si leurs recommandations dictées par l’expérience avaient été écoutées, bien des erreurs auraient été évitées et bien de l’argent économisé ou mieux dépensé.

 

 

 

 

 

 

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Notes:

 

1 Sur la carrière de celui-ci, voir amiral Maurice Dupont, L’amiral Willaumez, Paris, Tallandier, 1987.

2 Bouët-Willaumez succédait au vice-amiral Charles Jacquinot (1796-1879) qui avait fait trois voyages autour du monde avec Duperré et Dumont d’Urville dont il fut le fidèle compagnon. Il commandait la Zélée lors de la découverte de la Terre Adélie en 1840 et s’était, lui aussi, distingué en Crimée.

3 E. Souville, Mes souvenirs maritimes (1837-1863), Paris, 1914, pp. 444-445.

4 Michèle Battesti, La marine de Napoléon III. Une politique navale, Paris, 1987, tome II, pp. 716 et 740-741.

5 Michèle Battesti, op. cit., tome II, pp. 997-1056.

6 Ces idées sont exposées en 1853 dans une brochure intitulée Parallèle historique des principales batailles de terre et de mer, qui sera reprise et développée dans Batailles de terre et de mer en 1855.

7 Batailles de terre et de mer, p. 82.

8 Ibid., pp. 87-88 et 113-115.

9 Ibid., pp. 127-132 et 141.

10 Selon le général Panmphile de Lacroix, Latouche-Tréville ne cessa de soutenir cette théorie pendant la traversée vers Saint-Domingue en 1802. P. Pluchon, La révolution de Haïti, Paris, 1995, p. 300.

11 Batailles de terre et de mer, pp. 306-318.

12 Ibid., pp. 234-sq.

13 Ibid., p. 232.

14 Arch. nat. Marine BB4 653.

15 Michèle Battesti, op. cit.

16 Il oubliait Béveziers où Tourville commandait 70 vaisseaux mais ce n’était pas une « armée combinée » et de là venait sans doute sa cohésion et son efficacité.

17 En 1779 lors de la tentative d’entrée en Manche de l’escadre franco-espagnole commandée par d’Orvilliers.

18 Voir à ce sujet Michèle Battesti, op. cit., tome I, pp. 161-sq.

19 Amiral Penhoat, Éléments de tactique navale, p. 260. Cité par l’amiral Castex, Théories stratégiques, éd. H. Coutau-Bégarie, Paris, Économica, 1997, tome I, p. 176.

 

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