Introduction

Un stratège devrait penser en termes de paralysie ,
pas de mort.

B.H. Liddell Hart , Strategy

Depuis le premier vol d’un plus lourd que l’air en 1903, les théoriciens ont mis en avant de nombreuses combinaisons visant à exploiter au mieux la capacité intrinsèque que possède l’avion à s’élever au-dessus de la mêlée et à atteindre directement le cœur d’une nation ennemie. Depuis les germes semés par les pionniers italiens Gianni Caproni  et Giulio Douhet,  la théorie de l’emploi, au niveau stratégique, de la puissance aérienne  a régu­lièrement évolué tout au long du XXe siècle. En cours de route, elle a été façonnée par les dures leçons de la guerre, par les progrès remarquables de la technologie et par les concepts vision­naires de quelques aviateurs d’élite.

Deux théoriciens des temps modernes, les colonels John Boyd et John Warden, ont significativement contribué à ce processus évolutif. Alors que Boyd ne présente pas à proprement parler une théorie de la puissance aérienne , ses réflexions sur la notion de conflit ont des implications réelles pour son emploi, à tous les niveaux de la guerre. Au contraire, John Warden déve­loppe une théorie de la puissance aérienne, mais il se concentre sur les applications stratégiques de l’arme aérienne.  Cet essai résume et critique les idées de l’un et l’autre sur l’emploi stratégique de la puissance aérienne conven­tionnelle[1]. Il identifie et explique les rapproche­ments et les divergences existant entre eux, ainsi que leurs contributions à l’évolution de la théorie de la puissance aérienne.

Plus précisément, je soutiens que :

1)   la théorie du conflit selon Boyd et celle de l’attaque stratégique  selon Warden partagent un thème qui est déjà commun à la plupart – si ce n’est la totalité – des théories sur la puissance aérienne  conventionnelle : le but est de vaincre l’adversaire grâce à la paralysie  stratégique ;

2)             leurs divergences sur la paralysie  stratégique sont issues de deux traditions distinctes concernant le but et la nature de la théorie ;

3)             ensemble, les théories de Boyd et de Warden sur la para­lysie  représentent un déplacement fondamental du champ d’application de la réflexion sur la puissance aérienne  employée à un niveau stratégique, passant d’une prédominance de la guer­re appliquée aux économies à celle appliquée au domaine de la conduite des opérations [2].

Pour démontrer ces affirmations, j’ai divisé cette étude en sept parties.

La première est une introduction aux thèmes principaux, esquissant rapidement l’argumentation de chacun d’eux et présentant les contextes passés, présents et futurs délimitant la recherche.

Le chapitre premier examine plus en détail l’idée de paralyser un adversaire, ou de le rendre incapable de faire quoi que soit. Bien qu’actuellement à la mode parmi les analystes civils ou militaires de la guerre du Golfe , la notion de paralysie  stratégique existe depuis longtemps. Je peux trouver ses racines jusque dans les écrits antiques du philosophe chinois Sun Zi,  et je démontre que, sous une forme ou une autre, la recherche de la paralysie est en filigrane dans toutes les théories relatives à l’utilisation stratégique de la puissance aérienne  convention­nelle. Je présenterai ensuite une définition pratique de la paralysie stratégique, en examinant ce concept à la lumière des travaux théoriques réalisés par le stratégiste britannique J.F.C. Fuller  et l’historien allemand Hans Delbruck . Cette analyse montre ce qu’est et n’est pas la paralysie stratégique.

Les chapitres II et III résument et critiquent les théories de la paralysie  stratégique présentées par John Boyd et John Warden.

Dans sa théorie du conflit, Boyd met en avant les aspects psychologiques et temporels de la guerre. Il prétend que l’on peut paralyser l’ennemi en opérant à l’intérieur de son cycle “obser­vation – orientation – décision – action” (la boucle OODA ). Ceci peut être réalisé grâce à un resserrement des boucles OODA amies ou à un relâchement des boucles OODA de l’ennemi. Ainsi, la clef pour gagner un conflit réside dans l’établissement d’un avantage relatif  sur l’ennemi en terme de vitesse et de précision d’exécution de la boucle OODA. Finalement, cet avantage autorise la pénétration au sein de la structure “morale, mentale et physique” de l’adversaire, afin de le priver de sa capacité et de sa volonté de résister, en utilisant l’aliénation et la désorien­tation mentales ainsi que les privations physiques.

Warden représente l’ennemi au niveau stratégique comme étant un système de cinq cercles  concentriques ; il défend l’idée de pouvoir aboutir à la paralysie  grâce à des attaques aériennes portées sur ces cinq cercles. Cités par ordre décroissant d’impor­tance pour le fonctionnement du système ennemi, ces “cercles” sont : la direction nationale, les fonctions vitales, l’infrastruc­ture, la population et les forces militaires déployées. Le cercle central – la direction nationale – parce qu’il contrôle et commande le fonctionnement du système ennemi, représente l’ensemble de cibles le plus lucratif pour rendre l’adversaire incapable de toute action. En conséquence, c’est sur le cercle central de l’ennemi qu’il faut faire porter le poids des attaques stratégiques. Si un coup direct sur cette “mouche” n’est pas envisageable pour des raisons politiques, morales ou pratiques, alors on peut provoquer la paralysie du système par l’intermédiaire d’attaques sur les autres cercles (le degré de paralysie étant fonction de l’objectif recherché). Dans tous les cas, la cible absolue de toutes les attaques stratégiques doit être l’intelligence du commandement  ennemi. Selon Warden, la puissance aérienne  est particuliè­rement apte à provoquer la paralysie straté­gique parce que, seule, elle peut mettre hors d’état de fonc­tionner l’ensemble des cinq cercles, et ce de façon simultanée ou sélective.

Le chapitre IV explore les convergences et divergences existant entre les deux théories. Utilisant un modèle crée par le politologue Robert Pape[3] , j’y montre que les idées de Boyd et de Warden se rejoignent notablement. Pour atteindre l’objectif politique final, les deux hommes prennent pour cible le comman­dement  ennemi. Ils sont aussi d’accord sur les mécanismes par lesquels l’attaque d’une cible choisie provoque le résultat atten­du, c’est-à-dire la paralysie  stratégique. Cependant, les approches qu’ils ont choisies pour développer leurs théories respectives sont très contrastées.

Le travail de Boyd sur la nature et le but de la théorie reflète la tradition philosophique, clausewitzienne ; le travail de Warden reflète la tradition pratique, jominienne. Alors que Boyd s’intéresse principalement aux dimensions mentales et morales d’un conflit, Warden se concentre sur l’aspect physique. Alors que Boyd propose aux aviateurs voulant paralyser leur adver­saire une manière de penser, un “état d’esprit”, Warden leur offre un “ensemble de cibles” spécifique, une façon d’agir. Cepen­dant, bien que ces deux aviateurs représentent des tradi­tions théoriques différentes, la nature tangible de la stratégie de Warden attaquant les cinq cercles  vient en complément de celle moins tangible de Boyd.

Le chapitre V montre qu’ensemble, Boyd et Warden tradui­sent un mouvement de première importance dans l’évolu­tion de la théorie de la puissance aérienne.  Avant l’introduction de la guerre aérienne,  la plupart des théoriciens militaires cher­chaient à atteindre les buts de guerre à travers l’anéantissement  ou l’attrition  des forces armées ennemies. Les premiers théoriciens de la puissance aérienne se démarquèrent en soutenant qu’il était possible d’atteindre les buts de guerre plus efficacement et de manière plus rationnelle en s’élevant au-dessus des forces engagées en surface et en allant frapper au-delà d’elles. En d’autres termes, cela signifie que l’on peut vaincre l’adversaire en paralysant ses capacités à soutenir et faire la guerre. Durant l’entre-deux-guerres, est apparue dans certains milieux une doctrine du bombardement stratégique  prônant une guerre vi­sant l’économie et s’appuyant sur l’attaque de cibles industrielles.

Boyd et Warden représentent un glissement de la guerre visant l’économie vers ce que certains appellent la guerre de conduite des opérations.  Boyd a une version de cette guerre de conduite des opérations  plus orientée sur les processus, puis­qu’elle parle de s’immiscer dans la boucle OODA  de l’ennemi. D’un autre côté, la version de Warden est plus orientée vers la forme, parlant de mettre l’adversaire sens dessus-dessous et d’attaques parallèles sur ses “Cinq Cercles”. Ceci dit, tous deux embrassent la notion de guerre du contrôle , s’appuyant sur l’attaque de cibles liées au commandement .

Toutefois, la révolution de l’information  va sans doute modifier l’orientation de la guerre de la conduite des opérations . Si les tendances actuelles du monde économique préfigurent les changements à venir dans les bureaucraties, y compris mili­taires, alors la prise de décision sera non plus centralisée mais décentralisée, des structures en réseau reliant des agents (ou agences) semi-autonomes remplaceront les hiérarchies, le fonctionnement des systèmes dépendra plus d’une coopération latérale que d’une chaîne de commandement  verticale. En consé­quence, la guerre de conduite des opérations  sera, dans l’avenir, fondée sur la création de “centres de gravité s non coopératifs”[4], obtenus par la prise pour cibles des moyens de transmission horizontaux de l’information au lieu des moyens de transmission verticaux du commandement.

Ainsi, alors qu’il approche de son terme, le premier siècle de la puissance aérienne  aura été le témoin d’une transformation régulière de la théorie de la paralysie  stratégique, partant d’une priorité accordée à l’industrie soutenant l’effort de guerre,  pour aboutir à la priorité accordée actuellement aux moyens de commandement , et pour attein­dre bientôt l’information . Boyd et Warden ont contribué, d’une manière significative, à cette évolution.

La conclusion aborde quelques-unes des implications induites par cette étude aux niveaux de l’organisation, de l’équi­pement et de l’emploi de la puissance aérienne  au XXIe siècle. En termes d’organisation, c’est l’établissement d’une comparaison entre la structure “massivement parallèle” des ordinateurs mo­dernes et celle, décentralisée, que l’on peut attendre d’un adver­saire potentiel lors d’une “hyperguerre” du XXe siècle ; la meilleure solution pour opérer à l’intérieur des boucles OODA  de l’adversaire pourrait être de répartir notre effort sur les lignes de connexion internes à sa structure. En termes d’équi­pement, marier les “capteurs” de renseignement aux “tireurs” des arme­ments (physiquement ou électronique­ment) peut offrir un autre moyen pour survivre et prospérer dans le monde très rapidement évolutif de demain ; on peut imaginer des “com­plexes de recon­naissance et de frappes”. Enfin, en termes d’emploi, si la maî­trise de l’information  doit se décider dans les premiers moments des guerres futures (à travers le contrôle du milieu aérospatial et du spectre électromagnétique), il est peut-être temps de surmon­ter le dégoût américain pour les frappes stratégiques préventives du style de Pearl Harbor.  Si la para­lysie  stratégique doit être un scénario viable sur les champs de bataille du futur, alors les forces armées des États-Unis  doivent commencer à s’y préparer dès aujourd’hui.

Ayant présenté les thèmes centraux et les argumentations de cette étude, la scène est prête pour un examen plus détaillé de la notion de paralysie  stratégique.

[1]        À cet égard, les travaux de Boyd et Warden représentent une réappa­rition dans la théorie de l’utilisation stratégique de la puissance aérienne  conventionnelle. Ainsi que l’avance le colonel Phillip Meilinger,  les trois décennies précédant Desert Storm  avaient vu une diminution de l’impor­tance doctrinale, au niveau stratégique, de la puissance aérienne conven­tionnelle. Il cite pour cela deux raisons principales : d’une part, l’importance grandis­sante, au sein des structures, du concept de puissance aérienne appli­quée au niveau tactique, dans un contexte de guerre limitée  ; d’autre part, l’assimilation du concept d’utilisation stratégique de la puissance aérienne à la notion d’armes nucléaires, à l’âge de l’atome . Pour plus de détails, voir colonel Phillip S. Meilinger, “The Problem with Our Air Power Doctrine”, Airpower Journal, 6, n° 1, printemps 1992, pp. 24-31.

[2]        John Arquilla  et David Ronfeldt , de la RAND Corporation , ont créé le terme de “Cyberwar ” pour décrire la nature des prochains conflits. Le préfixe “cyber” vient de la racine grecque kybernan, signifiant diriger ou gouverner. Ils soutiennent que le mot Cyberwar  est un terme plus générique que Information warfare puisqu’il réunit les domaines de l’information  et du gouvernement mieux que n’importe quel autre préfixe ou terme disponible. Un autre collaborateur de la RAND a proposé un terme allemand, Leitenkrieg , qui signifie globalement guerre de la conduite des opérations . Je préfère cette dernière expression pour décrire le contenu des théories de Boyd et Warden sur la paralysie  stratégique.

[3]        Pape  a introduit une méthodologie permettant d’analyser les théories stratégiques, en particulier celles concernant l’emploi coercitif de la puissance aérienne . Très simplement, l’approche de Pape relie les moyens militaires aux buts politiques par l’intermédiaire de “mécanismes”. Ces mécanismes expliquent pourquoi les théoriciens s’attendent à ce que les moyens ou les groupes d’objectifs choisis permettent d’atteindre les fins ou les buts désirés. En d’autres termes, si un objectif donné est attaqué (moyens), quelque chose va se passer (mécanisme) afin de produire le résultat désiré (fins).

Graphiquement ceci se traduit par : OBJECTIF Õ MÉCANISME Õ RÉSULTAT.

[4]        John Boyd a introduit ce nouveau concept dans son briefing “Patterns of Conflict”. Clausewitz  a défini le centre de gravité  comme la “plaque tournante de tout pouvoir et de tout mouvement” et il recommande aux stratèges militaires de rechercher chez leurs adversaires un centre de gravité unique, omnipotent. Bien qu’ayant reconnu qu’il ne soit pas toujours possible de regrouper plusieurs centres de gravité en un seul, Clausewitz insiste en disant : “Il y a très peu de cas dans lesquels ce concept n’est pas applicable”. Dans les rares cas où plusieurs centres de gravité coexistent, il recommande de concentrer les attaques sur l’un ou l’autre de ces centres, en comptant sur une extension de la dévastation grâce à la “sphère d’influence” du centre choisi. Si, pour un centre de gravité donné, cette “sphère” était trop petite, d’autres centres de gravité devraient être frappés afin de vaincre l’ennemi, comme si le combat se déroulait contre “plusieurs adversaires indépendants”. Carl von Clausewitz, On War, édition et traduction Michael Howard  et Peter Paret,  Princeton, N.J., Princeton University Press, 1976, pp. 486-597. Au contraire, Boyd insiste sur le fait que l’ennemi possède plusieurs “plaques tournantes” qui tirent davantage leur force des coopé­rations externes et des connexions existant entre elles que de leur consti­tution propre. En conséquence, il demande instamment aux stratèges mili­taires de renoncer aux attaques sur ces centres tout-puissants et, à la place, de se concentrer sur la destruction ou la neutralisation des liaisons existant entre eux. Pour des explications supplémentaires, se reporter au chapitre II.

 

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La paralysie stratégique par la puissance aérienne. John Boyd et John Warden

David S. Fadok

Traduit par le colonel Patrick Claveau – Ouvrage publié avec le concours de l’armée de l’Air

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Table des matières

Préface

Introduction

Chapitre Premier – La notion de paralysie stratégique

Chapitre II – Théorie de la paralysie stratégique selon Boyd

Chapitre III – Théorie de la paralysie stratégique selon Warden

Chapitre IV – Un nouveau regard  sur Clausewitz et Jomini

Chapitre V – Boyd, Warden  et l’évolution de la théorie de la puissance aérienne

Le passé : paralysie par attaque de l’industrie dans une guerre visant l’économie

Le présent : paralysie par la guerre du C2

Le futur : paralysie par la guerre du contrôle et attaque de l’information

Conclusion

Bibliographie

INDEX

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Annexe 2. Liste des sigles des sociétés liées à la Défense

 

AI (R) – ex ATR : Aero International (Régional).

 

 

BAe : British Aerospace.

CEA : Commissariat à l’Énergie Atomique.

CGE : Compagnie Générale d’Électricité.

CILAS : Compagnie Industrielle des Lasers.

COFACE : Compagnie Française d’Assurance pour le Commerce Extérieur.

COGEMA : Compagnie Générale des Matières Nucléaires.

DBA – ex DASA : Daimler Benz Aerospace.

DCN : Direction des Constructions Navales.

EAS : Électronique Aérospatiale.

EMS : European Missile Systems.

ESI : European Satellite Industries.

GEC : General Electric Company.

GIAT : Groupement Industriel des Armements Terrestres.

RVI : Renault Véhicules Industriels.

SAGEM : Société d’Applications Générales Électriques et Mécaniques.

SAT : Société Anonyme de Télécommunications (groupe SAGEM).

SEP : Société Européenne de Propulsion.

SFENA : Société Française d’Études et de Navigation Aérienne.

SFIM : Société de Fabrication d’Instruments de Mesures.

SNECMA : Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Aviation.

SNPE : Société Nationale des Poudres et Explosifs.

SOGERMA : Société Girondine d’Entretien et de Réparation de Matériels Aéronautiques.

TDA : Thomson Dasa Armement.

TRT : Télécommunications et Radiocommunications Téléphoniques.

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La réforme de la politique de défense et l’industrie française d’armement

Jean-Paul Hébert

 

La réforme de la politique de défense est aussi une réforme de la politique d’armement. Elle se traduit donc logiquement par un certain nombre de mutations de l’industrie d’armement.

Cette réforme a une expression doctrinale, pour une part déjà présente dans le Livre blanc de 1994. Elle s’accompagne d’évolutions fondamentales dans l’industrie d’armement qui constituent la fin du système de régulation qui avait prédominé dans le secteur depuis les années soixante.

Le Livre blanc de 1994 et les lois
de programmation ultérieures

Ce Livre blanc a trop vite été mis de côté, sous prétexte qu’il constituait un texte ambigu, ce qui est en partie vrai. Il contient cependant un certain nombre d’orientations qui définissent déjà les évolutions exprimées plus clairement par la suite.

Ce texte mérite d’être relu, en particulier parce qu’il contient sur certains points des formulations dignes d’intérêt (course aux armements, transparence dans les transferts, réorientation de la coopération militaire en Afrique, dissuasion du fort au fou, analyse de la menace). Pour nous en tenir au sujet du colloque, il faut en particulier relever les points suivants dans l’expression doctrinale, ayant des conséquences sur la politique de défense et la politique d’armement.

L’insistance sur « l’Alliance » et le multilatéral

Sur ces deux points, le Livre blanc de 1994 exprime une pensée nouvelle par rapport à celui de 1972.

Ce dernier, dans son premier chapitre consacré à « la politique de défense de la France » rappelait avec insistance la nécessité de l’autonomie politique nationale, appuyée sur

« le caractère propre de la France ». L’éventualité d’une conception européenne de l’indépendance et de la puissance ne faisait que renforcer la nécessité d’être un élément dynamique de cette nouvelle entité et exige le maintien de la personnalité et de la capacité françaises, c’est-à-dire de la France en tant que telle 45.

Mais le Livre blanc insistait :

Dès lors, l’existence, l’indépendance et la force de la France sont le point de départ d’une politique qui prend naturellement appui sur le sentiment de la nation et la volonté de son développement 46.

L’Europe n’apparaissait donc que comme une zone plus large de solidarités, objet de l’action politique nationale et non sujet définissant le cadre politique.

Quant à l’Alliance atlantique, si son rôle dans les années d’immédiat après-guerre était salué, ce n’était que pour mieux préciser son inadaptation dans la période ultérieure :

Si dans les années… consacrées à la restauration interne des nations européennes exsangues, l’Alliance atlantique et son organisation militaire ont constitué la sauvegarde de la paix en Europe, il est bien naturel que cette alliance, dans sa forme d’alors, n’ait pu résister au temps, car elle reposait sur une simplification politique abusive, fonction d’une opposition irréductible entre les États-Unis et l’Union soviétique et consacrait une confusion a priori des intérêts des Européens avec ceux des États-Unis, garants de la sécurité collective dont ils possédaient seuls les moyens extrêmes 47.

Et finalement l’ordre des priorités pour les facteurs de la politique de défense de la France était ainsi défini :

Pour la France, comme pour toute nation, il n’est pas de dessein politique autonome et de liberté d’action possible sans une politique affirmée de défense, en fonction de ses intérêts propres, dussent-ils être, ensuite, complétés voire corrigés par d’autres considérations notamment européennes 48.

Cet ordre de priorité est presque inversé dans le Livre blanc de 1994 (qui s’appelle d’ailleurs Livre blanc sur la Défense et non plus Livre blanc sur la Défense nationale). La présentation des « objectifs de la politique de défense »49 insiste sur la place nouvelle prise par l’interdépendance et donc sur le cadre multilatéral de la politique de défense de la France :

L’interdépendance de nos intérêts avec ceux de nos principaux partenaires ne cesse de grandir. Notre poids relatif dans le concert des États incite à rechercher les meilleures alliances et les meilleurs instruments de notre puissance. C’est pourquoi l’action de la France s’inscrit de manière croissante dans un cadre multilatéral – coopérations, Union européenne, Alliance atlantique, CSCE, ONU, notamment 50.

On notera l’argument du « poids relatif », formulée de manière moins brutale que le fameux « un pays qui ne représente que 1 % de la population mondiale » de Valéry Giscard d’Estaing, mais qui tranche, là encore, avec la tonalité du Livre blanc de 1972 qui lui s’inscrivait nettement en faux contre l’idée que « la défense nationale est une prétention vaine pour une puissance moyenne »51.

C’est dans la même logique de reformulation qu’est écrit un chapitre entier sur « le cadre de référence international de notre politique de défense »52, sujet évidemment absent du Livre blanc de 1972.

Un des points saillants est la place accordée à l’OTAN, dont il est précisé dès le premier alinéa quelle « demeure la principale organisation de défense »53. De même l’un des buts principaux de la « nouvelle architecture de sécurité en Europe » est-il « d’assurer la nécessaire permanence de l’engagement américain en faveur de la sécurité et de la stabilité de l’Europe »54. Cette appréciation n’est pas une incidente isolée car elle est développée un peu plus loin :

L’engagement militaire des États-Unis sur le continent européen est à l’origine de l’Alliance atlantique et représente le cœur du lien transatlantique. Pendant quarante ans, il a constitué une garantie centrale pour la défense de l’Europe occidentale. Il est considéré non seulement par les alliés, mais aussi par les nouvelles démocraties d’Europe centrale, comme un élément fondamental de la sécurité en Europe 55.

Certes, cette appréciation s’inscrit dans une perspective de « rénovation » de l’Alliance atlantique56, entre autres parce que « la gestion des crises et le maintien de la paix imposent une adaptation permanente des dispositifs militaires aux objectifs politiques de chaque opération ou chaque mission et que l’organisation militaire intégrée n’y était pas préparée »57. Mais cette « rénovation » ne paraît concerner que la plasticité de l’OTAN, sa souplesse d’évolution face à la mutation des conditions internationales, ce que le Livre blanc appelle une « meilleure adaptation »58, et ne pose pas ouvertement la question des rapports de force à l’intérieur de l’Alliance59, étant entendu que le Livre blanc considère comme acquise et indispensable la pérennité de l’OTAN.

Dans cette logique, la position proposée pour la France est celle d’une implication croissante dans les mécanismes de l’Alliance. Certes, les principes traditionnels sont pieusement salués (« Les principes posés en 1966… continueront de guider nos relations avec l’organisation militaire intégrée »60). Mais, une fois cette révérence faite, les principes d’une participation active et croissante sont développés :

Cette constance n’empêche pas la France, comme elle le fait depuis 1991, de participer activement à la définition des grandes orientations concernant la rénovation de l’OTAN, y compris en ce qui concerne l’adaptation de l’organisation militaire aux nouvelles missions. Il est en conséquence logique d’assurer la participation de la France aux réunions des instances de décision de l’Organisation, dès lors que l’engagement des forces françaises et nos intérêts sont en cause 61.

Ceci se traduit concrètement par une posture française nouvelle quant aux organes de l’Alliance :

La présence du ministre de la Défense, au Conseil atlantique, outre celle du ministre des Affaires étrangères, celle du Chef d’État-major des armées au Comité militaire, sont désormais décidées au cas par cas par le président de la République et le Premier ministre 62.

L’inversion de priorité entre nucléaire et classique

Là aussi, l’inflexion de la doctrine doit être prise en compte.

Tout d’abord, le Livre blanc énonce sans ambages que l’appareil de défense français, en particulier nucléaire, était ciblé vers l’Union soviétique. L’idée est notée dès l’introduction : « [notre appareil de défense était] largement organisé depuis quarante ans autour d’une mission de garde à l’est »63 et développée dans l’analyse de l’évolution du contexte de la dissuasion nucléaire :

Notre force nucléaire était centrée sur la menace conventionnelle et nucléaire représentée par l’Union soviétique et le pacte de Varsovie 64.

Certes, le Livre blanc ne fait que reprendre une affirmation que Charles Hernu, au début des années quatre-vingts, avait été le premier à faire publiquement au Parlement et qui, le tabou ayant été brisé, s’était ensuite retrouvé dans plusieurs textes officiels, comme le rapport sur la loi de programmation 1992-1994, expliquant, à propos de la dissuasion nucléaire : « nos programmes avaient été conçus sous le signe d’une menace principale à l’est »65. Mais cette précision tranche avec la prudence du Livre blanc de 1972 qui se gardait bien de « nommer » une cible particulière des moyens nucléaires.

C’est surtout dans l’articulation entre nucléaire et classique, d’une part, et dans l’ordre des priorités pour les forces classiques, d’autre part, que résident les formulations nouvelles majeures.

En ce qui concerne la relation nucléaire/classique, le Livre blanc marque nettement l’évolution. En 1972, les forces classiques étaient conçues « pour forcer un adversaire à dévoiler rapidement ses intentions profondes »66 et pour éviter toute tentative de contournement du nucléaire. En 1994, l’évolution des objectifs de défense amène à placer au centre l’activité des forces classiques, l’existence des moyens nucléaires étant acquise. Dans cette configuration, le nucléaire est censé protéger de tout contournement des forces classiques :

Dès lors que les intérêts vitaux de la France ne sont plus menacés de façon immédiate mais qu’en revanche ceux de la communauté internationale dont dépend notre sécurité le sont, il n’est pas anormal que les forces conventionnelles engagées au service de la sécurité collective tendent à occuper une place plus centrale. À la limite, la dissuasion nucléaire dans ces cas de figure garantit que les forces conventionnelles ne seront pas contournées : le rôle que celles-ci avaient pendant la guerre froide est alors joué par les forces nucléaires 67.

Cette inversion de la relation va de pair avec une inversion des priorités en ce qui concerne les missions des forces classiques :

Les capacités conventionnelles avaient été dimensionnées et organisées d’abord pour constituer le volet non immédiatement nucléaire de la dissuasion, ensuite seulement pour faire face à la défense de nos intérêts et de nos engagements dans le monde. Les priorités dans la définition du rôle des armes conventionnelles sont désormais inversées par rapport à la définition du Livre blanc de 1972, du fait de l’évolution géostratégique 68.

La tentation expéditionnaire

Cette priorité à la « défense de nos engagements dans le monde » entraîne une tonalité ambiguë qu’on peut appeler la « tentation expéditionnaire ». Ambiguë, car le modèle du « corps expéditionnaire » est explicitement refusé dans l’exposé des principes de la stratégie de défense :

Ces objectifs fondamentaux conduisent au choix d’un modèle équilibré qui écarte deux extrêmes.

D’une part, celui d’une stratégie axée exclusivement sur la sanctuarisation du territoire national. Cette option de repli serait en théorie concevable après la détente résultant du reflux des armées de l’ex-URSS, mais elle impliquerait un large renoncement à la vocation de la France et à son rang.

D’autre part, une option orientée exclusivement sur des missions de maintien de la paix et de l’ordre international. Elle déboucherait sur un modèle de « corps expéditionnaire », reposant sur deux hypothèses incertaines ou dangereuses : le choix par la nation d’une politique interventionniste et l’idée que tout risque de voir réapparaître une menace majeure contre l’Europe occidentale a disparu. De fait, cette stratégie effacerait progressivement la dissuasion nucléaire du concept de défense et conduirait à s’en remettre pour notre défense aux seules garanties de l’Alliance atlantique, créant des dépendances contraires au principe de notre autonomie stratégique 69.

Toutefois, on notera que l’argumentation récuse seulement une option exclusivement orientée vers l’intervention.

En fait, la nouvelle hiérarchie des missions des forces classiques exposées dans le Livre blanc conduit bien à une montée des missions expéditionnaires. C’est ainsi qu’un développement consistant est consacré aux « forces projetables »70, dont le volume est précisé à propos du « format global des forces armées » :

Les forces disponibles projetables de l’armée de terre devront représenter 120 000 à 130 000 hommes. À partir de ce réservoir de forces, devront pouvoir être projetées en permanence deux à trois divisions, avec une combinaison de moyens lourds et légers, adaptée à chaque fois aux circonstances 71.

Les moyens aériens étant seulement « d’une vingtaine d’avions ravitailleurs et d’une centaine d’avions de transport tactique et logistique »72, on envisage un renouvellement de ces capacités dans la perspective de « la projection et de la mobilité stratégique » :

La capacité de transport immédiat – qui fait un large appel à la voie aérienne – ne peut reposer que sur des moyens militaires nationaux, instantanément utilisables quelles que soient les circonstances. Cette constatation rend nécessaire l’accroissement du parc d’avions ravitailleurs, la modernisation de la flotte de transport actuelle et l’acquisition de moyens lourds à long rayon d’action, de préférence dans un cadre européen. De même l’accroissement du nombre de bâtiments de type TCD (transport de chalands de débarquement) et celui des porte-chars doit être envisagé 73.

Le rayon d’action de ces projections est même défini comme devant pouvoir être de 5 000 à 7 000 kilomètres :

Pour la France, les zones d’intérêt prioritaire pouvant être affectées par de tels événements se situent en Europe, en Méditerranée et au Moyen-Orient. La nécessité de projections plus lointaines, de l’ordre de 5 000 à 7 000 km n’est pas à exclure 74.

La politique d’armement

Là encore, les changements ne doivent pas être sous-estimés. Ils sont notables en ce qui concerne la relation France-Europe, la place de la DGA, le problème des prix des programmes d’armement et la politique d’exportation.

L’horizon européen

Le Livre blanc exprime une orientation fondamentalement nouvelle quant à la maîtrise de la production d’armement. On y affirme notamment « qu’il n’est plus possible, ni d’ailleurs nécessaire que la France possède et maintienne à elle seule l’ensemble de ces compétences »75. Logiquement, le Livre blanc distingue donc différents domaines dans la production d’armement :

La France doit rester pleinement compétente pour tout ce qui a trait au nucléaire et à son environnement.

Pour d’autres secteurs stratégiques (renseignement, communications, information, furtivité, guerre électronique), la France peut engager des coopérations mais doit conserver les compétences et la capacité à développer et fabriquer seule si nécessaire.

En dehors de ces productions et technologies, « il n’y a pas de domaines qui ne puissent à terme être partagés avec d’autres pays européens ».

L’analyse de la dimension européenne est traitée avant l’examen des aspects nationaux (relations État-industrie, exportations). Ainsi on affirme d’emblée : « Aucun programme d’armement conventionnel majeur futur ne semble pouvoir échapper à la logique de la coopération »76. Le reste du texte précise les modalités de cette européanisation, en ajoutant à l’exposé des motifs de la coopération sur les programmes, des développements sur les alliances industrielles, ce qui constitue là encore une nouveauté sur ce sujet. L’objectif de toute stratégie de restructuration devrait être « d’arriver au niveau européen à constituer dans chaque secteur des sociétés de taille mondiale »77.

La place de la DGA

Le rôle de la DGA dans la mise en système de la production d’armement sera-t-il mis en cause ? La question pouvait paraître incongrue en 1994, mais elle se pose cependant du fait de la quasi absence de la DGA dans le chapitre consacré à la politique d’armement78. En effet, elle n’est mentionnée que trois fois, de manière incidente. Nulle part, elle n’apparaît comme acteur ou structure essentielle, ni de la politique d’armement, ni de la stratégie industrielle. Le contraste ici est frappant avec le Livre blanc de 1972 qui non seulement plaçait la DMA (ancêtre de la DGA) au cœur de la politique industrielle d’armement79, mais soulignait également son rôle dans l’administration de la défense en la présentant au premier rang des « grands organismes relevant du ministre »80. Le Livre blanc de 1994 parle certes à de nombreuses reprises de l’État et du « rôle de l’État » dans ce domaine. Mais cette incapacité à nommer ce qui était jusque-là l’instrument essentiel de la politique publique révèle au moins un trouble profond quant à ce que doit être dans l’avenir l’organisation de la production d’armement en France. Le Livre blanc de 1994 évoque cette question prudemment en indiquant que « L’État ne pourra pas conserver son rôle industriel actuel »81. Là où le Livre blanc de 1972 insistait sur le « rôle d’incitation » de l’État, rôle dont il précisait que, « sans tomber dans l’excès », il devait néanmoins « être ferme »82, celui de 1994 explique que les changements internationaux et les contraintes budgétaires nouvelles « imposent une révision » de ce rôle :

Les nouvelles conditions de l’environnement européen et international et leurs conséquences en termes budgétaires imposent une révision du rôle de l’État. Celui-ci va devoir opérer des choix quant à ses interventions 83.

Le même silence avait déjà pu être constaté dans le rapport du Commissariat Général au Plan sur l’avenir des industries liées à la défense84 qui dans l’ensemble des documents qu’il regroupait ne soufflait mot de l’existence de la DGA. On le constate encore dans le discours du Président de la République en février 1996 : celui-ci en présentant les réformes qu’il propose a abordé longuement la question de l’industrie d’armement, mais sans jamais citer la DGA.

Cette mise en question en creux se retrouve exprimée formellement cette fois dans le rapport de la Commission de la défense de l’Assemblée nationale à propos de la loi de programmation 1995-2000, où la DGA fait l’objet d’appréciations dont le ton tranche avec ce qui jusqu’à présent s’écrivait à son sujet dans les rapports parlementaires. Les « nouvelles relations entre l’État et l’industrie »85, qui paraissent indispensables au rapporteur sont précisées dans un premier paragraphe intitulé « Éviter un alourdissement de la tutelle »86. On y affirme que la « mentalité d’arsenal existe même chez certains dont le capital n’est pas détenu majoritairement par l’État », et que « c’est cette mentalité là qu’il faut combattre ». Plus radical encore, le rapport écrit : « Chacun peut souhaiter que les industriels de l’armement cessent d’aller prendre quotidiennement leurs ordres à la DGA » et s’inquiète de « ce pouvoir de tutelle déjà si lourd qui s’exerce à l’encontre des industriels ».

Le texte se fait on ne peut plus explicite quant à la place de la DGA dans l’avenir :

le renforcement du rôle de la DGA que semblent parfois souhaiter les services n’est heureusement pas la politique voulue par le Délégué général qui a indiqué à votre Commission qu’il chercherait à l’avenir à limiter le rôle de son administration à une stricte maîtrise d’œuvre.

il fait suivre cette constatation de l’avertissement suivant :

L’on ne peut que souscrire à un tel vœu sur lequel votre Commission sera vigilante87.

On retrouve la même orientation à propos de la loi de programmation 1997-2002 dans l’avis de la Commission des finances qui dans une partie intitulée « la fin du système colbertiste » écrit :

Le rôle, la dimension, les fonctions, voire l’existence même de la Délégation Générale pour l’Armement (DGA), dans sa partie étatique, sont aujourd’hui remis en cause. La DGA ne doit plus servir d’écran entre les armées – qui expriment le besoin opérationnel en termes techniques – et les industriels – qui conçoivent et fabriquent en fonction des spécifications techniques et facturent ensuite en fonction des coûts. Au contraire, les États-majors doivent désormais être directement en contact avec les industriels pour apprécier leurs propres besoins en termes de coûts/avantages. L’intervention de la DGA devra être considérablement réduite, non sans avoir clairement délimité le rôle de l’agence franco-allemande de l’armement en gestation et de son successeur futur à l’échelon européen 88.

Incontestablement, ce discours marque bien l’entrée dans un fonctionnement nouveau du mode de production d’armement en France. Le système français de production d’armement classique, marqué par la place centrale de l’État, la prééminence de la DGA, la priorité des objectifs politico-stratégiques est en train de s’effacer sous la poussée d’un modèle plus industriel et plus européaniste.

Le problème des prix des programmes d’armement

Ce problème est posé de façon radicalement nouvelle en 1994. En 1972, la politique des prix visait à obtenir des prix « à la fois convenables pour l’entreprise et compétitifs »89, ce qui impliquait « des mécanismes de régulation moins automatiques que ceux du marché »90. En 1994, à partir du constat que « l’évolution des technologies entre deux générations de systèmes d’armes induit des augmentations de coûts qui deviennent insupportables », l’objectif est alors de « diminuer le coût des programmes d’armement »91. La prise de conscience des effets destructeurs de la dérive des prix des armements s’est faite progressivement ces dernières années. Mais cette fois, le Livre blanc fixe clairement et avec insistance un objectif ambitieux – mais absolument nécessaire : obtenir une baisse des coûts des programmes. Cet objectif est formulé dans les mêmes termes – « Diminution des coûts des programmes » – dans le chapitre consacré à l’effort de défense qui, faisant fi de périphrases lénifiantes, appelle les « dérives de coûts » par leur nom92. Cette clarté d’objectif doit être soulignée. Les moyens d’y parvenir, tels que définis par le Livre blanc, constituent une mutation profonde du système de production français d’armement puisqu’il s’agit de « mettre en place des procédures et des structures permettant de se rapprocher le plus possible des conditions de la concurrence »93, ce qui constitue bien une « révolution des esprits »94.

Cet objectif de baisse des prix des programmes d’armement est repris avec plus de précision dans la loi de programmation 1995-2000 qui insiste sur la nécessité d’obtenir une baisse des coûts des programmes d’armement chiffrée à 2 % par an. Le rapport dit crûment :

Le débat sur l’ampleur des gains de productivité à réaliser est un faux débat. Ce qu’on veut en réalité c’est que leurs prix – ceux des programmes d’armement – diminuent de 2 %95.

Pour cela, deux types de mesures sont proposées : à court terme, il s’agit du gel sur trois ans des taux horaires qui servent de base aux éléments généraux de coûts (EGC), du plafonnement pendant trois ans à 3 % (au lieu de 4 %) des clauses de révision des coûts des facteurs et d’un moratoire sur les modifications de programmes (facteur générateur de hausses importantes). À moyen terme, les mesures consistent en une analyse de la valeur pour optimiser le rapport coût-efficacité, un développement des contrats forfaitaires (éventuellement par renégociation des contrats), une réorganisation de la DGA, pour en accroître l’efficacité96.

On ne saurait sous-estimer l’importance de cette orientation qui implique une modification des rapports du pouvoir politique tant avec la DGA qu’avec les industriels de l’armement, comme l’explique le président de la Commission de la défense de l’Assemblée Nationale :

Cette panoplie de mesures ne résoudra vraisemblablement que peu de choses si elles ne sont pas accompagnées et prolongées par d’autres agissant sur les causes profondes de la situation. Leur mise en place devra aussi coïncider avec la réalisation d’un système de contrôle des coûts réellement efficace qui fait cruellement défaut à la DGA. Actuellement, la DGA, mais aussi semble-t-il les industriels, éprouvent beaucoup de difficultés à connaître le coût réel de réalisation d’un programme. L’une des raisons de ces difficultés tient au fait que la comptabilité qu’utilise la DGA n’est pas la même que celle qui est utilisée par les industriels. Pour trouver une solution à ce problème, le Délégué général pour l’armement a décidé que les outils comptables de la DGA seraient désormais ceux qu’utilisent les industriels. Cette proposition qu’il faut soutenir devrait entériner un changement de mentalité non seulement dans les services officiels mais aussi chez les industriels qui, pour certains, n’ont pas accepté cette mesure avec enthousiasme 97.

La réorganisation en 1996 de la DGA, pour la deuxième fois en dix-huit mois, la nomination d’un nouveau délégué, l’élaboration d’une nouvelle programmation ont conduit à aller plus loin dans l’objectif de baisse des prix et à fixer celui-ci à 30 %, même si la période de référence n’est pas toujours définie sans équivoque (programmation jusqu’en 2002 ou planification, jusqu’en 201598). À cette remarque près, il est cependant notable que la politique française d’armement est entrée dans un cycle nouveau avec ce type de décision.

La politique d’exportation d’armement

L’inflexion concernant la politique d’exportation d’armements n’est pas négligeable. En 1972, les exportations étaient traitées comme un des éléments de la « politique industrielle externe » et le texte donnait d’abord un fondement politique explicité : « répondre aux demandes de pays soucieux d’assurer librement leur défense sans avoir recours aux puissances dominantes de chacun des deux blocs »99, ceci étant lié à un objectif de politique étrangère rappelé au premier chapitre : « le refus des blocs, c’est-à-dire le non-alignement sur les grandes puissances »100. En 1994, les exportations d’armements, qui constituent le tiers du chapitre VII intitulé « Politique d’armement et stratégie industrielle », sont bien reliées à « notre politique étrangère indépendante », mais sans autre développement, ni explication. Le ton n’est pas le même. Et l’essentiel de l’analyse est économique, reprenant la thèse discutable du « solde positif pratiquement net pour notre balance commerciale », là où le Livre blanc de 1972 mettait plus justement l’accent sur « le meilleur équilibre de charge » et « la division des coûts fixes »101. Tout en se préoccupant de la « maîtrise des flux d’armement », le Livre blanc de 1994 insiste sur l’élaboration d’un « dispositif renforcé de soutien à l’exportation ». Cette politique de renforcement des exportations peut apparaître comme paradoxale, car elle ne sera pas sans conséquences sur l’évolution du prix des armes : la compétition sur les marchés se faisant sur les performances techniques des matériels, la recherche d’un niveau élevé d’exportation conduit à s’aligner sur le rythme d’introduction des progrès techniques du producteur dominant. Or, c’est précisément cette course à la qualité, accélérée par l’exportation, qui se traduit économiquement par la dérive des prix des matériels. Il y a donc ici une perspective dont la cohérence avec les autres objectifs est discutable.

Dans cette évolution doctrinale d’envergure, il faut enfin signaler que la loi de programmation 1997-2002 officialise la baisse des crédits d’équipements voilée, les années précédentes, par un camouflage d’apparence technique (la notion de moyens disponibles) et noter que la suppression du recours à la conscription aura dans l’avenir pour conséquences de réduire mécaniquement la place de l’armée, dont les effectifs seront grosso modo divisés par deux et d’induire des tensions plus fortes entre le titre III et le titre V, ce dernier point n’ayant pas encore été vraiment pris en compte.

 

Évolution de l’industrie d’armement

Les conditions globales sont connues :

– baisse des effectifs (310 000 emplois directs en 1982, 193 000 en 1996),

– baisse du chiffre d’affaires (124,5 milliards de francs en 1991, 89.5 en 1995),
 
– baisse des exportations (38,6 milliards en 1990, 19 en 1995),
 
– baisse des crédits d’équipements votés (103,1 milliards en 1991, 88,7 en 1997)102.

Le contexte d’affrontement avec la puissance américaine peut être considéré comme une « nouvelle course aux armements » et la mutation en cours concerne les structures de production d’armement aussi bien du point de vue national que du point de vue européen.

Fission du noyau dur

Le noyau dur de l’armement se délite : la part de l’activité armement baisse dans le chiffre d’affaires de la plupart des fournisseurs du ministère : en quinze ans de 32 à 74 % pour l’Aérospatiale, de 12 à 45 % pour Dassault aviation, de 20 à 83 % pour la Snecma.

Les tableaux suivants mettent en évidence le phénomène de la filialisation des firmes et de leur privatisation.

Filialisation des firmes

  Changements significatifs d’organisation interne

Aérospatiale

La quasi totalité des activités a été filialisée :
les avions civils dans Airbus, d’une part, et dans AI(R) (ex ATR), d’autre part.

Les hélicoptères dans Eurocopter (Avec DBA (ex-DASA).

Les missiles et les satellites dans EMS et ESI (avec DBA).

La propulsion dans CELERG (1992) conjointement avec la SNPE.

Le groupe s’est désengagé de la SEP et a regroupé l’ensemble de ses filiales de maintenance dans un pôle unique (SOGERMA)

Airbus avions militaires

création préparée en 1996 par l’accord entre Airbus
et la société italienne Alenia

Alcatel Alsthom

en 1994, a réorganisé ses activités télécommunication pour regrouper en une seule branche les spécialités espace et défense

Cap Gemini Sogeti

en 1996, réorganisation du capital faisant entrer Daimler-Benz au conseil de surveillance

CEA Industrie

le rôle de CEA Industrie oscille suivant les périodes entre un rôle de fédérateur et d’opérateur industriel réel ou celui d’un simple porteur de participations

CELERG

créée en 1992 par l’Aérospatiale et la SNPE

Dassault Électronique

a filialisé une partie de ses activités
(Dassault Automatismes)

  • DCN

 

  • Basculement vers le privé

Changement de statut

public privé

Aérospatiale

Inscrit sur la liste des entreprises privatisables
en 1993

Alcatel Alsthom

Ex-CGE privatisée en 1986

Angénieux

privatisable (groupe Thomson)

Brandt armement

(groupe Thomson), en voie de privatisation

CELERG

privatisable (si Aérospatiale est privatisée)

Chantiers de l’atlantique

groupe Alcatel Alsthom (ex-CGE) privatisé

  • CILAS

privatisable (groupe Aérospatiale)

 
COFACE

Privatisée de fait par suite de la privatisation de l’UAP en 1994

COGEMA

a ouvert son capital à Total (10,8 %) en 1993 et depuis 1994 le CEA veut poursuivre cette ouverture

Crédit Lyonnais

privatisé

Creusot-Loire

privatisé (groupe Usinor-Sacilor)

Crouzet

privatisable indirectement
(Sextant avionique, groupe Thomson)

Dassault Aviation

l’État est théoriquement majoritaire mais la décision de 1996 de fusionner la société avec l’Aérospatiale prélude à une privatisation de l’ensemble

DCN

la séparation des activités entre tâches industrielles et tâches étatiques prélude sans doute à des changements de statuts comparables à ceux des arsenaux terrestres

EAS

privatisable indirectement
(Sextant avionique, groupe Thomson)

Eurocopter groupe

privatisable indirectement (Groupe Aérospatiale)

Framatome

(en 1996) prise de contrôle prévue par GEC-Alsthom
qui équivaudrait à une privatisation.

GIAT Industries

en 1990, les arsenaux terrestres disparaissent et sont reversés à une société nationale

Hispano Suiza

privatisable (Groupe Snecma)

Lagardère groupe (ex Matra-Hachette)

privatisé en 1986

Matra défense

groupe Matra (puis Lagardère groupe), privatisé

Messier Bugatti

privatisable (Groupe Snecma)

Messier-Dowty

privatisable (Groupe Snecma)

RVI (groupe)

Groupe Renault, privatisé

Sextant avionique (groupe)

privatisable indirectement (groupe Thomson)

SFENA

privatisable indirectement
(Sextant avionique, groupe Thomson)

SNECMA

inscrit sur la liste des sociétés privatisables en 1993

Socata

privatisable indirectement (Groupe Aérospatiale)

Sochata

privatisable (Groupe Snecma)

SOGERMA-SOCEA

privatisable indirectement (Groupe Aérospatiale)

Souriau

devenu filiale de Framatome. En voie de privatisation

TDA (Thomson Dasa armement)

privatisable indirectement (groupe Thomson)

Thomson SA (consolidé)

en cours de privatisation (1996)

Thomson shorts systèmes

privatisable indirectement (groupe Thomson)

Thomson-CSF

en cours de privatisation (1996)

TRT

privatisable indirectement (groupe Thomson)

 

Recomposition par les alliances franco-françaises et européennes

Face aux groupes déjà constitués en Europe (GEC et BAe en Grande-Bretagne, DASA en Allemagne, Finmeccanica en Italie), on observe une dispersion des industries d’armement françaises. L’enjeu des décisions récentes (fusion Aérospatiale – Dassault, privatisation de Thomson, création d’un pôle électronique) est de faire disparaître certaines concurrences franco-françaises qui entravent les restructurations européennes. La vigueur de l’affrontement entre le groupe Lagardère et le groupe Alcatel-Alsthom pour les offres sur Thomson-CSF illustre cette dispersion des firmes françaises.

 

Conclusion : La fin d’une régulation administrée française et le début du calcul économique

Le mouvement actuel de transformation de l’industrie française d’armement ne reflète pas seulement une évolution industrielle mais traduit aussi une mutation doctrinale dont l’importance apparaît de plus en plus nettement. Les mécanismes de régulation administratifs qui donnaient cohérence et ordre au système français de production d’armement103 sont en train de s’affaiblir et de disparaître. L’armement cesse d’être un tout uniforme mais se différencie de plus en plus selon l’importance stratégique, ce qui pour l’avenir exigera des capacités nouvelles de discernement doctrinal. La volonté d’obtenir une baisse des coûts des programmes d’armement marque une inflexion essentielle par rapport au mouvement précédent de dérive, que l’on se souciait au mieux de maîtriser, sans pourtant y parvenir. Mais plus profondément encore que ses conséquences financières immédiatement visibles, cette volonté est le signe de l’intrusion du calcul économique comme critère décisionnel dans le domaine de la production d’armement dont il a longtemps été absent.

 

L’européanisation en cours, qui apparaît comme un mouvement irréversible, pose des problèmes nouveaux de souveraineté, de maîtrise par le politique du processus de fabrication/acquisition d’armement. Cependant, face à la volonté américaine d’hégémonie dans ce domaine, même modulée dans une version douce d’alliances multiformes enserrant les firmes européennes dans des réseaux de dépendance où elles perdraient peu à peu leur capacités autonomes, la constitution d’un marché européen autocentré est bien la seule voie possible, si difficile soit-elle, si l’on veut préserver le libre-arbitre politique des États du vieux continent.

 

________

Notes:

45 Livre blanc sur la Défense nationale, tome I, Paris, 1972, p. 2.

46 Ibid.

47 Ibid., p. 3.

48 Ibid.

49 Livre blanc sur la Défense 1994, Paris, La Documentation française, chapitre 2, pp. 41-sq.

50 Op. cit, p. 41.

51 Livre blanc, 1972, tome I, p. 2.

52 Livre blanc, 1994, chapitre 3, pp. 51-71.

53 Ibid., p. 51.

54 Ibid., p. 52.

55 Ibid., p. 55.

56 Ibid., pp. 55-57 : « Une Alliance atlantique rénovée ».

57 Ibid., p. 55.

58 Ibid., p. 56.

59 Le Livre blanc de 1972 posait lui explicitement : « La valeur de notre participation à l’Alliance atlantique comme la valeur de notre coopération à la sécurité européenne imposent une volonté de n’accepter aucune intégration dont le résultat serait de subordonner nos intérêts à ceux de la très grande puissance qui dirigerait l’intégration », tome 1, p. 5.

60 Livre blanc, 1994, p. 57.

61 Ibid.

62 Ibid.

63 Ibid., p. 12.

64 Ibid., p. 79.

65 J.-M. Boucheron, Rapport au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de programmation relatif à l’équipement militaire et aux effectifs de la défense pour les années 1992-1994, Paris, Assemblée nationale, document n° 2935, 7 octobre 1992, 2 tomes, (tome I, p. 225).

66 Livre blanc, 1972, tome I, p. 9.

67 Livre blanc, 1994, p. 79.

68 Ibid., p. 78.

69 Ibid., pp. 76-77.

70 Ibid., pp. 114-116.

71 Ibid., p. 119.

72 Ibid., p. 120. En 1994, l’armée de l’air dispose de onze avions ravitailleurs.

73 Ibid., p. 110.

74 Ibid., p. 89.

75 Ibid., p. 151.

76 Ibid., p. 155.

77 Ibid., p. 157.

78 Ibid., pp. 149-168.

79 Livre blanc, 1972, tome I, pp. 47-51 : La politique industrielle interne.

80 Livre blanc sur la Défense nationale, tome II, Paris, 1973, pp. 22-29.

81 Livre blanc, 1994, p. 168.

82 Livre blanc, 1972, tome I, p. 56.

83 Livre blanc, 1994, p. 160.

84 Commissariat Général au Plan. Groupe de stratégie industrielle, L’avenir des industries liées à la défense, Paris, La Documentation française, 1993.

85 Ibid., p. 130.

86 Ibid.

87 Ibid., p. 131. Le passage en gras l’est dans le texte d’origine.

88 Arthur Paecht, Avis au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002, Paris, Assemblée nationale, document n° 2826, 29 mai 1996, p. 22.

89 Livre blanc, 1972, tome I, p. 54.

90 Ibid., p. 52.

91 Livre blanc, 1994, p. 160 (souligné dans le texte).

92 Ibid., p. 175.

93 Ibid., p. 160.

94 Ibid., p. 161.

95 Jacques Boyon, Rapport au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1995 à 2000, Paris, Assemblée nationale, document n° 1218, 10 mai 1994, p. 127.

96 Ibid., pp. 128-129

97 Ibid., p. 130.

98 Arthur Paecht, op. cit., p. 77.

99 Livre blanc, 1972, tome I, p. 54.

100 Ibid., p. 4.

101 Ibid., p. 54.

102 Voir le tableau sur les crédits d’équipement en annexe 1.

103 Jean-Paul Hébert, Production d’armement. Mutation du système français, Paris, La Documentation française, 1995.

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Armées de métier contemporaines

Bernard Boëne

L’armée professionnelle est en marche : elle sera réalité dans cinq ans, si ce n’est plus tôt. Sa conception avance, et le moment n’est sans doute pas le plus mal choisi pour lancer un programme de recherches sur la manière dont fonctionnent les armées dans les pays voisins ou alliés qui, de longue ou de fraîche date, ont devancé la France dans cette voie. Cette entreprise débute ici, par un recensement des faits connus, des tendances apparentes et des hypothèses sur l’avenir5.

Il est une façon relativement intemporelle de traiter des armées de métier : celle qui consiste à s’intéresser aux problèmes de recrutement, de fidélisation des personnels, au profil des militaires du rang et à l’écart éventuel entre ce qui est souhaitable et ce qui est réalisé, aux conséquences structurelles de la professionnalisation, aux changements à en attendre dans la culture militaire et les rapports armée-société ou armée-État. Ce type de traitement, qui ne diffère que marginalement de la manière dont on abordait ce sujet il y a 6 ou 7 ans, est celui auquel on se livrera d’entrée.

Mais, derrière ces questions classiques, s’en profilent aujourd’hui d’autres qui tiennent au contexte externe et interne que nous connaissons depuis quelques années. Ce contexte nouveau, celui des missions les plus probables, des besoins qu’elles induisent, des principes de gestion et d’organisation qui en découlent, mais aussi celui des contraintes de ressources et d’un climat général qui partout vise à une utilisation optimale de l’argent public, modifie en profondeur les données du problème. Et l’on se demandera en second lieu dans quelles directions cette conjoncture longue qui sous-tend les conceptions et la planification entraîne les armées de métier existantes et celles en cours de constitution.

Les exemples seront empruntés aux quelques données disponibles en l’état (avant l’effort projeté de collecte systématique, selon une batterie d’indicateurs encore à concevoir) sur les États-Unis, les Pays-Bas, la Belgique et – puisque non sans quelques raisons on nous la désigne comme une référence privilégiée – la Grande-Bretagne.

 

Les problèmes classiques d’une armée de métier

Une armée professionnelle est prisonnière du marché du travail, lequel conditionne pour une part non négligeable son recrutement et la fidélisation de ses personnels. La professionnalisation n’affectant que de façon marginale les officiers, le problème posé est essentiellement celui du rang, et indirectement celui des sous-officiers là où ces derniers ne connaissent pas, comme en France, de recrutement direct. Cette contrainte impose aux gestionnaires le recours à des modèles d’économie du travail qui ne se distinguent guère de ceux mis en œuvre par les entreprises, et ceci bien que les armées soient obligées de rajeunir, donc de renouveler constamment leur base afin de maintenir une pyramide des âges adaptée aux missions militaires. Elle conduit à un ciblage des viviers de recrutement potentiel et à la définition d’un style attractif de présence sur le marché, définition qui ne va pas sans dilemme : doit-on gommer les aspérités du métier des armes pour ratisser large en prenant le risque de décevoir par la suite et s’exposer à de forts taux d’attrition, ou au contraire les mettre en avant, en prenant celui de n’attirer qu’une clientèle socialement et culturellement typée et qui ne répond qu’imparfaitement aux besoins quantitatifs et qualitatifs ? Elle conduit également à se préoccuper de la réinsertion des personnels à trajectoire courte, pour éviter que des reconversions problématiques en trop grand nombre ne retentissent négativement, par boucle de rétroaction ou effet boomerang, sur le recrutement initial ; mais encore à se donner les moyens de retenir au service ceux dont la formation a été coûteuse et que le secteur privé cherche à débaucher.

Institution publique, l’armée doit par ailleurs veiller à sa légitimité, et présenter une image pas trop éloignée des attentes de la population, qui, sans cela, ne se reconnaîtrait plus en elle. Au-delà des quelques sujétions spéciales – discipline, disponibilité, dimension communautaire, risque et inconfort, neutralité partisane – qui conditionnent l’efficacité opérationnelle comme de saines relations civilo-militaires dans une démocratie libérale et qui, à ce titre, sont généralement comprises et acceptées par le plus grand nombre, le risque n’est pas nul que des conditions de vie, des principes de nécessité avec les normes civiles dominantes ne mettent en péril le volume de candidatures à l’engagement, le taux de rengagement, et bientôt le soutien moral et politique de la population. Une composition sociale trop peu représentative peut avoir les mêmes effets et obliger à des correctifs. En d’autres termes, bien que professionnalisation soit parfois synonyme de tentation de « remilitariser » l’armée, le taux de dépendance matérielle et symbolique d’une armée de métier à l’égard de sa société est tel que, prenant le sens commun à contre-pied, l’influence civile peut souvent y être plus forte que sous la conscription. La division du travail, le caractère minoritaire des emplois combattants purs, le recours à des méthodes et techniques qui ne diffèrent pas essentiellement de celles en usage dans le civil, l’emprunt à l’extérieur de modèles de comportement selon la spécialité, l’influence de conjoints et d’enfants désireux de mener une vie « normale », la tendance générale à l’individualisation, tout cela va dans le même sens. Ce qui, soit dit au passage, joint au degré élevé d’intégration sociale et culturelle des corps d’officiers contemporains et au climat socio-politique d’ensemble, suffit de nos jours à enlever tout caractère plausible à l’association entre armée professionnelle et risque prétorien.

Les flux de personnels

Recrutement : aspects quantitatifs

Les économistes du travail qui conçoivent aux États-Unis le style de présence sur le marché de l’armée américaine ont l’habitude de mettre en œuvre des modèles économétriques qui, quelle qu’en soit la forme technique, se ramènent à l’équation

E = f (P, W/C, U, A, R, T)

où P figure la taille de la population cible des jeunes disponibles et aptes, susceptibles d’être intéressés par un contrat de premier lien, W/C le différentiel de rémunération entre ce qu’un jeune peut espérer dans un tel compartiment du marché correspondant à ses qualifications et ce que lui offre l’armée, U le taux de chômage des jeunes de son âge, A les avantages annexes ou différés que peut présenter un engagement, R le nombre de recruteurs et le budget de publicité dont ils disposent, enfin T le goût pour la vie militaire. Une telle équation résume bien toute la difficulté du recrutement des engagés volontaires du rang.

Démographie

On considère les viviers de recrutement proportionnels à la ressource démographique jeune totale (élasticité = 1). Or, cette ressource est (ou a été) en contraction sensible, d’amplitude inégale et selon des calendriers légèrement décalés, dans la plupart des pays occidentaux. De plus, les catégories sociales qui traditionnellement fournissent une large part des engagés du rang – les ouvriers, les familles nombreuses, en Europe les échecs scolaires précoces – le sont plus que d’autres. Il en va de même de certaines régions, le Nord de l’Angleterre, en France, la Lorraine ou en Belgique, la Wallonie.

La difficulté est d’autant plus vive que les armées, soucieuses de la qualité du recrutement, éliminent une large part de la ressource totale, pour des raisons médicales, psychiques, psychotechniques ou de motivation : aux États-Unis, le taux de chute est d’environ la moitié. Sur la partie « utile », la concurrence pour les jeunes qualifiés et motivés de la tranche d’âge 17-21 ans est forte de la part des employeurs du secteur privé, mais aussi des universités, ce qui est le cas depuis 20 ans en Amérique et commence à l’être en Europe.

On pourrait penser que la baisse importante des besoins en effectifs intervenue dans l’après-guerre froide compense et au-delà cette contraction des viviers traditionnels. On s’aperçoit pourtant que les difficultés de recrutement, surtout dans les armées de terre, n’ont disparu que là où les niveaux de forces ont connu une chute supérieure à 30 % : en Hollande et en Belgique, ainsi qu’aux États-Unis. L’armée britannique, diminuée de 25 % en 6 ans, connaît un déficit d’effectifs proche de 10 000 engagés (dont la moitié dans l’armée de terre). Mais il est vrai que la démographie n’est pas seule en cause.

En partie pour pallier ces problèmes, le recrutement s’ouvre plus largement aux femmes, qui représentent près de 8 % des effectifs en Grande-Bretagne (contre 4 % il y a une décennie), 13,5 % en Amérique (contre 10 % en 1985 et 2 % en 1972). Pour les mêmes raisons (mais pour d’autres également), les armées de métier européennes cherchent aujourd’hui à élargir leurs viviers aux minorités issues de l’immigration.

Rémunération

Le différentiel de rémunération nécessaire pour attirer les candidatures à l’engagement varie de pays à pays. L’élasticité du recrutement à l’égard de ce différentiel est forte puisqu’il n’est pas rare qu’elle dépasse l’unité. Les barèmes pratiqués aujourd’hui sont assez élevés dans les pays anglo-saxons : une jeune recrue débute dans l’armée à 8 800 FF aux États-Unis sans compter les primes sélectives (pécule à l’engagement, indemnités catégorielles), et à près de 7 000 FF au Royaume-Uni. Il est vrai que dans ces pays, les opérations extérieures n’ouvrent droit à aucun supplément de rémunération. En Belgique, la solde minimum est de 6 000 FF seulement, mais l’armée belge recrute peu actuellement, et son avantage relatif n’est pas mince puisque l’allocation-chômage d’un jeune sortant de l’enseignement secondaire est de 2 600 FF et le salaire minimum de 3 200 FF.

Chômage

Le lien entre volume de recrutement et chômage n’est pas direct, mais il existe, même si l’élasticité du premier à l’égard du second est d’ordinaire très inférieur à l’unité (il est de l’ordre de 0,2 à 0,3 en Amérique). L’influence du taux de chômage, à la fois par une plus grande sélectivité des recruteurs et une propension à s’engager accrue chez les jeunes de bon niveau, se manifeste de manière plus sensible sur la qualité des engagements. Elle le fait habituellement avec un certain décalage dans le temps (environ un semestre) qui trahit l’inertie relative des perceptions par rapport aux chiffres officiels, eux-mêmes en retard par rapport à la réalité. Les courbes de recrutement initial dans les trois catégories supérieures de niveau général, aux États-Unis, épousent assez fidèlement celles du chômage des jeunes, alors que les liens avec le recrutement global sont plus distendus. Belgique exceptée, la situation en matière de chômage des jeunes est aujourd’hui moins favorable au recrutement des armées de métier qu’elle n’a pu l’être par le passé dans les pays concernés6.

Avantages annexes

À condition d’être transférables, les qualifications dispensées par les armées (surtout lorsqu’elles font l’objet d’homologations civiles) sont souvent un motif d’engagement non négligeable. La stabilité d’emploi, sous certaines réserves, joue un rôle similaire, tout comme les emplois réservés (dans la mesure où il en existe encore) à l’issue du contrat. L’accès à certaines prestations médicales ou sociales, immédiates ou différées, réservées aux militaires, peut constituer un privilège considérable par rapport à ce qui se pratique dans le civil. Il existe d’autre part dans les pays anglo-saxons, où l’accès à l’enseignement supérieur, même public, est à titre onéreux, un système ingénieux, sur lequel on reviendra, permettant aux armées d’offrir un financement partiel d’études ultérieures en échange d’un engagement de court terme. L’élasticité du recrutement en fonction de ces avantages est de l’ordre de 0,1 à 0,3.

Ressources des services de recrutement

On retrouve ce chiffre pour les moyens dévolus aux recruteurs, notamment leurs effectifs, leur budget publicitaire et la densité de leur couverture géographique du territoire. L’expérience américaine en la matière montre que chaque crise du recrutement a été précédée d’une diminution du nombre des recruteurs et des ressources mises à leur disposition. Les techniques et les thèmes publicitaires utilisés sont de même particulièrement sensibles.

Goût pour la vie militaire

Les variables de motivation se laissent moins facilement mesurer, et les gestionnaires tendent à les éliminer en posant qu’elles sont peu susceptibles de fluctuer fortement à court ou même à moyen terme. Bien que l’attrait de l’aventure soit souvent cité en premier par les candidats à l’engagement, et que l’intérêt pour la chose militaire (ambition remontant à l’enfance) ne soit jamais très loin derrière, les motivations extrinsèques – stabilité de l’emploi, rémunération et conditions d’emploi acceptables et porteuses d’avenir – sont très présentes. Ceci est partout confirmé par une structure des préférences qui, sauf exceptions, donne l’avantage aux armées de l’air et aux marines, tout comme aux secteurs des forces terrestres offrant des qualifications transférables au civil. L’infanterie britannique et américaine est depuis longtemps l’arme qui souffre de déficits chroniques, auxquels on tente de remédier par des primes à l’engagement.

L’évolution du contexte général tend à déprimer la fréquence des motivations favorables. Deux des premiers facteurs favorisant de telles dispositions sont l’influence de la famille et des amis, et la visibilité des armées dans l’environnement géographique de l’enfance et de l’adolescence. Or, sur le long terme, la conséquence des effectifs réduits qui accompagnent l’avènement d’une armée de métier est que de moins en moins de membres du cercle familial ou de relations ont une expérience militaire, tandis que le nombre d’unités n’est plus suffisant pour couvrir même les zones de stationnement traditionnel. Les réductions drastiques de format intervenues récemment aggravent cette tendance pour l’avenir. Le changement socioculturel, dans le sens d’une individualisation et d’une certaine réticence des jeunes à s’impliquer durablement7 (surtout dans un premier emploi), contribue à rendre la situation problématique.

Le contexte culturel local, lorsqu’il conduit, comme en Belgique, à faire dominer plus ou moins massivement la sécurité socio-économique sur la recherche de l’aventure ou l’intérêt pour la chose militaire, peut également être source de difficultés : assez bien adapté aux missions tournées vers le Centre-Europe sous la guerre froide, il l’est clairement beaucoup moins quand l’essentiel des missions prévisibles se situent à l’extérieur des zones traditionnelles et comportent des actions « stressantes », à défaut d’être uniformément dangereuses. Il est clair que la politique de communication n’est pas sans effets, sur lesquels il faudra revenir plus bas.

 

Attrition et qualité

Des taux élevés de départs précoces

La confrontation de motivations extrinsèques ou chancelantes avec les profils recherchés et les réalités de la vie militaire produit souvent des effets négatifs : en Grande-Bretagne et aux États-Unis, le taux de départs précoces, traduisant un manque d’adaptation, est de l’ordre de 30 % pour l’ensemble, et supérieur à 40 % pour les femmes pour les contrats de premier lien (dont la moitié au cours de la première année). Parmi les raisons citées pour ces échecs figurent un engagement physique trop soutenu, une vie communautaire trop astreignante laissant peu de place à un espace privé, la coupure des liens familiaux, et des problèmes de discipline (absences irrégulières, drogue, etc.). Les armées n’ayant aucun intérêt à maintenir de tels éléments au service leur consentent un droit à l’erreur qui a de facto transformé le contrat d’engagement en contrat à durée indéterminée. Il est clair que de tels taux d’attrition nuisent gravement à la stabilité dont on attendait une réduction des coûts d’instruction par rapport à ce qu’ils étaient sous la conscription, et rehaussent d’autant les besoins en effectifs à recruter.

Aspects qualitatifs

Ceci pose la question de la qualité du recrutement, d’autant qu’à ceux qui partent avant l’heure, il faut ajouter ceux qui ne parviennent pas à se hisser au niveau d’exigence souhaité. Le problème qualitatif semble réglé aux États-Unis, du moins en termes généraux, depuis une décennie. Entre 95 et 100 % des engagés, contre environ 80 % de leurs classes d’âge, sont munis d’un diplôme de fin d’études secondaires8, ce qui semble lié au moins en partie aux niveaux de rémunération offerts. La situation est moins riante en Europe, où la proportion d’échecs scolaires parmi les engagés est le plus souvent élevée. Mais partout, en raison de la hausse du nombre de jeunes qui souhaitent suivre des études supérieures, les armées recrutent essentiellement dans la part, déjà ou bientôt minoritaire des classes d’âge, que de telles études n’intéressent pas. Or, même si l’inflation éducative ne produit pas que des effets heureux, si sous l’empire d’un enseignement de masse niveau général et niveau scolaire sont moins fortement corrélés qu’autrefois, et si les besoins qualitatifs des armées diffèrent d’un secteur à l’autre, la perspective d’avoir à se contenter de la minorité « inférieure » de la ressource9 telle qu’étalonnée par le système éducatif n’est guère réjouissante10. Elle l’est d’autant moins que l’organisation matricielle des armées contemporaines, et le doigté dans l’initiative qu’exige l’environnement des missions dites nouvelles induisent une complexité sans beaucoup de précédents. Le fait que, dans les armées de métier, on s’engage au titre d’une spécialité aggrave cet état de fait en réservant aux armes de mêlée ceux qui n’ont rien pu choisir d’autre.

L’armée de terre américaine, sur ce point, a imaginé, avec la Montgomery GI Bill de 1985, une parade digne d’intérêt. Elle consiste à réserver environ 10 % des engagements à des « mobiles ascendants » désireux de poursuivre des études longues partiellement financées par l’armée, en échange d’un service court de 2 ans, en général dans les armées de métier. Ce qui revient à perpétuer, en ne conservant que ce qu’elle a de meilleur en termes de qualité de la ressource, la tradition du soldat-citoyen au sein même de l’armée professionnelle.

 

Fidélisation et reconversion

Nécessité et conditions de la fidélisation

Les difficultés créées par de forts taux d’attrition parmi les signataires de contrats initiaux rendent attractive la fidélisation des personnels ayant déjà apporté la preuve d’une adaptation satisfaisante à la vie militaire. Un bon taux de rengagement est d’autant plus crucial que la plupart des pays suivent une politique de contrats courts (trois à quatre ans en moyenne). Dans les années quatre-vingts, ce taux s’établissait aux États-Unis à 30-40 % entre le premier et le second contrat, à 50-60 % pour les contrats ultérieurs.

La condition nécessaire, mais non suffisante, de la fidélisation est un soin constant apporté à la satisfaction des personnels. Si la satisfaction est subjective et multidimensionnelle, il est bien rare que, la pression du marché aidant, les dimensions mesurables – conditions de service, comparaison des rémunérations avec l’extérieur – n’y jouent pas de rôle. Les conditions matérielles de vie (les chambrées transformées en chambres pour les célibataires, mais aussi le soutien aux familles), aux États-Unis une couverture sociale inconnue dans le civil, un environnement ordonné mais sécurisant, dont on s’attache à faire disparaître les contraintes superflues, tout cela est central dans la panoplie des mesures annexes. Mais l’essentiel réside dans l’ajustement de l’offre à la demande interne et externe par spécialité. Ceci se fait le plus souvent au moyen de primes différentielles qu’on fait varier en fonction des besoins (pay by shortage). Le même moyen – pécules d’incitation au départ, diminution des primes – est utilisé en sens inverse pour pousser vers la sortie les personnels, généralement des cadres, qui sont en surnombre.

De telles politiques entraînent trois sortes d’effets. D’abord, le niveau plus élevé des soldes proposées aux jeunes recrues du rang tend à écraser la hiérarchie des rémunérations. En second lieu, la pression du marché tend à déconnecter au moins à la marge la solde et le grade pour prendre en compte la rareté relative des spécialistes, mais aussi la manière de servir, souvent appréciée en termes de productivité. C’est dire que les rémunérations ne reflètent plus aussi linéairement qu’autrefois la hiérarchie des grades : les exemples de « tuilage » intercatégories se font plus nombreux. On enclenche ainsi, troisième effet, une logique d’individualisation et de frustration relative par comparaison de son sort avec celui réservé à d’autres. Au total, non seulement la société militaire reflète désormais la population active, là où elle reflétait naguère la société (masculine) dans son ensemble, mais elle tend à être gérée comme elle, confirmant par là et en partie la prédiction de Charles Moskos il y a vingt ans, celle de l’avènement d’un modèle industriel se substituant au modèle institutionnel ancien. Ce qui a pour corollaire des efforts accrus d’intégration et de cohésion pour contrebalancer une logique qui tend à faire du métier des armes un emploi comme un autre.

Importance de reconversions réussies

Enfin, des efforts substantiels sont consentis partout pour la réinsertion civile des engagés quittant l’armée. Il s’agit ici de polir son image d’employeur convivial, soucieux de l’avenir de ses personnels, et par là mieux à même de recruter ou de fidéliser. La formule des stages de reconversion en fin de parcours telle qu’elle est envisagée en France semble peu en faveur dans les armées de métier existantes, qui lui préfèrent (sans doute en raison de la faible durée des contrats) une formation continue et une politique de certification civile des qualifications militaires. L’armée de terre américaine pousse le souci de la réinsertion jusqu’à se préoccuper de ses aspects sociaux et culturels. Pour les cadres de carrière, les règles gouvernant le départ à la retraite avec jouissance immédiate n’ont pour l’instant connu aucun bouleversement majeur. L’avenir semble toutefois porteur d’innovations sur ce point.

Politique de communication

Éléments discrétionnaires

La présence sur le marché suppose une image publique adéquate, que les dispositions énumérées plus haut s’attachent à modeler. Mais la politique de communication à élaborer n’est pas facile à définir. Elle doit coller à la conjoncture de l’emploi, des missions probables, et du changement socioculturel de la jeunesse, tout en conservant sur le moyen terme une certaine continuité sans laquelle le message risque de se brouiller. Elle doit expliquer les possibilités de carrière et de formation offertes, suggérer une culture d’organisation qui a ses particularités et doser le message pour préciser les profils recherchés, lesquels s’étagent du spécialiste qualifié soucieux de stabilité professionnelle au jeune qui, mal à l’aise au sortir du système éducatif, cherche à rompre avec la grisaille ou l’anatomie à laquelle il se sent promis dans le civil. Elle doit aussi ne pas passer entièrement sous silence les finalités de l’institution et une éventuelle exposition au combat, sous peine de voir émerger parmi les engagés volontaires des objecteurs de conscience tardifs, étonnés d’avoir à faire la guerre, comme c’est arrivé à l’armée américaine dans le Golfe il y a six ans. C’est dire que les impératifs de la communication sont parfois contradictoires, et qu’elle gagne à être segmentée selon l’armée ou les grands groupes de spécialités, voire à être décentralisée jusqu’au niveau du régiment ou de la base pour favoriser un recrutement de proximité ou de vocation spécifique : c’est ce que les spécialistes belges nomment les « niches de communication ».

Aspects conjoncturels subis

L’efficacité de la communication est fortement tributaire de la légitimité des armées et de leurs missions, toutes choses qui ne se décrètent pas (même si l’on peut cultiver les aspects porteurs de l’image publique). La place, matérielle et symbolique, de la défense dans le pays, le sentiment d’une raison d’être capable de s’exprimer dans une culture institutionnelle, cohérente et sûre d’elle-même, ou pour faire court et trivial, des budgets pas trop déprimés, un certain prestige de l’uniforme et des militaires bien dans leur peau, sont des arguments de vente sur lesquels les gestionnaires n’ont guère prise. Bref, les aspects sociopolitiques dont il sera question plus loin ne sont pas sans incidence sur les réalités pratiques élémentaires de l’armée de métier.

Effets de structure

Âges, répartition par grade, statut marital

L’un des premiers effets du passage d’une armée mixte à une armée de métier est un léger vieillissement de la société militaire ; son amplitude dépend pour une part de la durée modale des contrats et du taux de rengagement11. De façon quasi mécanique, l’avancement de personnels du rang dont le séjour dans l’institution est bien supérieur à celui des appelés s’en trouve ralenti : il faudra plus longtemps, comme c’est déjà le cas pour les troupes professionnalisées actuelles, pour devenir caporal-chef.

La répartition par grades se trouve modifiée de manière elle aussi caractéristique. Le taux d’encadrement atteint couramment la moitié des effectifs, les officiers représentant en moyenne 15 % et les sous-officiers 35 % des personnels. À cela, au moins deux raisons. Les armées de métier compensent souvent la faiblesse relative de leurs effectifs par un recours à des matériels de haute technologie, ce qui suppose des personnels spécialisés de bon niveau pour les mettre en œuvre et les gérer. En second lieu, l’impossibilité de former des officiers et sous-officiers supérieurs ex nihilo en cas de mobilisation générale oblige à les conserver au service actif ou dans la réserve en surnombre par rapport aux besoins immédiats. Il s’ensuit qu’une plus grande proportion de cadres poursuivent des carrières spécialisées en dehors des filières de commandement classiques.

Le taux de nuptialité des militaires professionnels étant bien plus élevé que celui des appelés (et légèrement supérieur à celui de la population dans son ensemble), la proportion de mariés passe d’environ un tiers dans l’armée mixte à un peu plus de la moitié dans l’armée de métier. Il est dans l’ordre des choses que les chargés de famille voient leur nombre augmenter, quelques crans en dessous, dans des proportions budgétaires : l’exemple des États-Unis montre que le soutien aux familles dont il était question précédemment entre pour environ 10 % du budget total de la défense12. Il emporte aussi des conséquences pour ce qui est de la mobilité géographique (mutations) et du déploiement opérationnel extérieur lorsque le mariage unit deux militaires, ou que s’accroît la fréquence des familles monoparentales13.

Composition sociale et minorités

Des armées de déshérités ?

L’un des phénomènes les plus remarqués lors de l’avènement de la All-Volunteer Force américaine, après 1973, a été la brusque montée des militaires du rang venus des milieux socio-économiques défavorisés. Ceci est lié à ce qui a été dit plus haut des niveaux scolaires de ceux qui ont la plus forte propension à s’engager, mais encore à l’attrait des rémunérations et des primes d’engagement, aux formations dispensées, qui font de l’armée l’institution de la seconde chance éducative, et au fait que les classes moyennes, qui ont mieux à faire, s’en détournent plus ou moins massivement. Cette tendance a été corrigée, mais à grands frais14, au milieu des années quatre-vingts dans le cas des États-Unis, mais elle reste assez présente dans les armées de métier européennes, anciennes (Grande-Bretagne) ou nouvelles (Belgique, Pays-Bas).

Minorités ethniques et raciales

La surreprésentation des minorités ethniques ou raciales fait partie des traits structurels possibles, mais non certains, de l’armée de métier. Elle présente un caractère phénoménal aux États-Unis, où depuis un quart de siècle elle avoisine un quasi doublement des proportions nationales. Toutefois, le phénomène n’affecte pas toutes les minorités : les Hispaniques et les Asiatiques sont en réalité sous-représentés. Il est donc pour l’essentiel dû aux Noirs, subsidiairement aux Indiens, Esquimaux ou autres natifs des îles du Pacifique. Les chiffres les plus récents montrent que 31 % de l’ensemble et 42 % des femmes militaires appartiennent aux minorités. La part des seuls African-Americans est, aux décimales près, de 20 et 30 % respectivement, contre environ 13 % de la population nationale. Encore ceci est-il une moyenne interarmées et inter-catégories : les engagés du rang de l’armée de terre aujourd’hui sont noirs à hauteur de 30 % chez les hommes et 47 % chez les femmes.

Ce phénomène est inconnu dans les armées de métier européennes existantes. Les chiffres britanniques situent les minorités à environ un quart de leur proportion nationale, et ce alors même que des efforts sont faits pour les inclure dans les viviers de recrutement. La situation est du même ordre au Bénélux.

L’interprétation la plus plausible mêle considérations culturelles et ancienneté de l’implantation. Il semble que les immigrés de première ou (dans une moindre mesure) de seconde génération ne soient pas intéressés par l’armée : on ne quitte pas son pays d’origine pour s’engager ou pour voir son fils ou sa fille s’engager. De plus, la culture institutionnelle militaire leur semble éloignée de leur culture propre dans nombre de cas (c’est notamment celui des originaires du sous-continent indien ou des Caraïbes en Grande-Bretagne). En revanche, les minorités établies de longue date – c’est le cas des Noirs américains – voient dans l’engagement un moyen d’échapper aux discriminations et à des conditions de vie défavorisées et anomiques : un moyen d’acquérir un brevet de citoyenneté de première classe. L’armée, comme le remarque Charles Moskos, est le seul secteur de la société américaine où il n’est pas rare de voir des Blancs servir sous les ordres de gradés et sous-officiers noirs et où la comparaison des niveaux général et scolaire tourne assez souvent à l’avantage de ces derniers. Le culte de la virilité, très présent chez les jeunes Noirs des villes, peut expliquer qu’ils soient très présents dans les armes de mêlée. Des traditions familiales ou les conseils des leaders d’opinion expliquent le reste15.

Cette surreprésentation de la minorité noire aux États-Unis a longtemps fait problème du temps, pas si éloigné, où une logique citoyenne faisait de la représentativité sociale l’un des critères de légitimité des armées. C’est moins vrai depuis environ une décennie : la logique « postmoderne » de la diversité enlève une partie de son caractère sensible à ce phénomène. À l’inverse, et pour cette même raison, la sous-représentation des minorités dans l’armée de métier britannique ou néerlandaise commence à faire problème.

Toutefois, la difficulté n’est pas entièrement résolue pour autant. D’abord, parce que toute surreprésentation militaire des minorités peut devenir un sujet politiquement très sensible si l’engagement des forces doit un jour se traduire par leur surreprésentation parmi les pertes au combat : se pose alors la question de savoir s’il est normal de faire supporter aux citoyens les moins favorisés une part disproportionnée des risques. Dans un registre plus pragmatique, est-ce seulement prudent16 ? Enfin, il existe toujours le risque qu’intervienne à un moment ou à un autre la mécanique du tipping-point (phénomène bien connu aux États-Unis en matière immobilière) : du « point-bascule » à partir duquel la surreprésentation des minorités devient un handicap pour le recrutement de ressortissants d’une majorité qui ne se reconnaît plus dans l’institution.

Femmes

Bien qu’il soit difficile de considérer les femmes comme une minorité, les restrictions qui affectent le nombre de postes et les emplois qui leur sont offerts les cantonnent pourtant dans ce statut au sein des armées. La féminisation n’a pas attendu les armées de métier contemporaines pour se manifester, mais celles-ci l’ont puissamment favorisée. L’effet des difficultés de recrutement masculin, on l’a vu, garantit en effet, à terme plus ou moins rapproché, que la place qu’elles occupent dans une armée professionnalisée à 100 % est destinée à s’élargir, et que, les uns après les autres, les verrous qui en font encore des soldats de seconde classe finissent par sauter. La variable critique est ici l’évolution de la culture d’ensemble, non seulement des armées mais de la société tout entière : jusqu’où est-on prêt à voir des femmes tenir des rôles jusque-là exclusivement masculins et supporter les risques de l’action militaire ? Cette évolution pourrait fort bien s’accélérer : la proportion de femmes militaires américaines a crû d’un bon tiers depuis 1991, et les Britanniques, qui s’étaient longtemps montrés très conservateurs en la matière, ont procédé dans les dernières années à une libéralisation radicale, sous le double aiguillon des forts déficits de recrutement et de pressions externes (celles de l’opinion, des médias et du monde politique). Cependant, quand bien même les femmes sont aujourd’hui une composante quantitative et qualitative non négligeable des armées professionnelles, une parfaite égalité des sexes y est peu probable avant un terme assez éloigné, si elle doit intervenir un jour. En attendant, il faut vivre avec une suite de compromis malaisés entre égalité devant le service public et nécessités, évaluées de façon à la fois objective et culturellement marquée, de ce même service qui se trouve être celui des armes.

Intégration Active – Réserve

La diminution des effectifs d’active, notamment dans les forces terrestres, qui est à la fois cause et conséquence d’un passage à l’armée de métier, entraîne classiquement une attention plus soutenue aux effectifs de réservistes et à leur niveau d’instruction et d’entraînement. Les hypothèses d’emploi des forces et la planification font immanquablement ressortir que l’armée d’active ne peut longtemps faire face seule à une action prolongée. Aussi bien, les réservistes, recrutés à partir des anciens d’active ayant encore une obligation contractuelle à ce titre ou sur la base du volontariat pur, doublent les effectifs des forces terrestres ; ils sont un peu moins nombreux dans la marine et l’armée de l’air. Au total, ils représentent entre 3/5 des effectifs d’active là où ceux-ci sont encore relativement étoffés, comme aux États-Unis, et 9/10 là où au contraire ils sont restreints, comme au Royaume-Uni. Leur recrutement et leur fidélisation posent le même type de problèmes que les forces d’active, compliqués par des questions de disponibilité, de négociations avec les employeurs civils et de turnover important.

Une politique d’intégration entre les deux composantes – la Total Force Policy – est mise en œuvre, qui confère aux réservistes un rôle de complément individuel ou en unités constituées, mais encore la majeure partie des fonctions de soutien des forces et de défense du territoire. La professionnalisation a donc pour effet d’obliger à prendre les réserves au sérieux. La réduction de format des dernières années a accentué ce trait.

La composante civile

Un effet structurel peu remarqué, bien que souvent massif, de tout passage à l’armée de métier est l’accroissement de la part relative des civils dans l’appareil de défense. En Amérique, ils sont aujourd’hui quelque 830 000, soit plus de 35 % des effectifs globaux : par comparaison, l’Armée de terre ne compte que 500 000 hommes et femmes, la Marine 430 000, le Marine Corps 170 000, et l’Armée de l’air un peu moins de 400 000. La proportion britannique était il y a peu encore du même ordre. Ces chiffres sont d’autant plus impressionnants que les pays anglo-saxons ont moins d’arsenaux publics et d’ouvriers d’État que la France, et sont réputés peu tolérants à l’égard de toute prolifération bureaucratique17. Sans doute parce que la Belgique et les Pays-Bas, partenaires mineurs de l’Alliance, n’ont pas les mêmes besoins que leurs grands alliés, leurs chiffres correspondants peuvent sembler modestes : ils n’en ont pas moins crû, de 5 à 12 % en Belgique, de 17 à 25 % en Hollande, depuis l’abandon récent de la conscription. Aux fonctionnaires s’ajoutent par ailleurs les employés des entreprises sous-traitantes qui œuvrent à l’intérieur des armées (15 % aux États-Unis, présents jusque sur les bâtiments de la marine en opération), employés dont le rôle, on le verra, est appelé à s’étoffer.

Cette « civilianisation » est poussée par la difficulté du recrutement militaire, mais aussi par des considérations de coût, puisque aussi bien les civils ne bénéficient pas des accessoires de rémunération nécessaires pour attirer les candidats à l’engagement. De plus, sédentaires et spécialisés, ils se renouvellent plus lentement dans les fonctions qu’ils tiennent et présentent donc des coûts de formation moins élevés.

Cependant, la rose n’est pas sans épines. On ne peut exiger des civils le même niveau de disponibilité que les militaires. Le lien entre les prestations, notamment les heures supplémentaires, et la rémunération civile est direct, ce qui n’est pas le cas des personnes en uniforme, rémunérés, eux, de façon forfaitaire, immédiate ou différée (pension de retraite avant l’âge légal pour ceux qui atteignent l’ancienneté de service requise). Le danger est ici la comparaison entre deux statuts juxtaposés, qui ont chacun sa logique et sa dignité propre, mais qu’on ne mélange pas impunément. Comparaison qui peut conduire à une démoralisation des militaires, ou à une civilianisation de leurs attitudes devant les exigences du service. Des problèmes locaux de polarisation plus ou moins hostile, ou de conflits de travail, ne sont pas entièrement inconnus.

Rapports Armée – État – Société

Le soldat de métier et le politique

La professionnalisation des forces soulève la question du type de rapports qu’elles entretiennent avec ceux qui exercent le pouvoir politique. Le soupçon libéral classique est que les armées, sous certaines conditions, peuvent former un État dans l’État, et se muer d’instrument de la politique en acteur autonome de la politique grâce aux armes dont la société leur a confié le monopole légal. On se souvient parfois que, nécessaire pour alimenter les armées de masse d’autrefois, la conscription servait aussi, dans certains pays (dont le nôtre) il y a quelques décennies encore, de garde-fou socio-politique contre toute aventure de ce genre. Sa disparition est de nature à raviver ce soupçon tiède mais persistant, surtout chez ceux qui postulent chez les militaires de métier des convictions assez loin à droite du centre de gravité politique des démocraties libérales.

Le moins qu’on puisse dire est que ce soupçon n’est guère justifié dans les circonstances contemporaines. Si on la limite à l’Occident des dernières décennies, la comparaison entre pays de conscription et terres de professionnalisme militaire intégral ne montre pas de différences sensibles en matière de rapports entre hommes d’État et dignitaires militaires. Marqués par une imbrication forte des considérations politiques et militaires dans l’action, et par un mélange de subordination politique et de coordination administrative, ces rapports ont montré dans l’un et l’autre cas une grande docilité des seconds envers les premiers18, et ce malgré une autonomie opérationnelle réduite19 comme jamais sans doute elle ne l’a été. Le contrôle politique, administratif ou juridictionnel des armées, la neutralité partisane de leurs ressortissants, n’ont en aucune manière soulevé plus de questions dans les pays ayant opté pour la professionnalisation que dans ceux qui ont conservé la tradition du service du citoyen sous les armes.

Les armées de métier occidentales, anciennes ou nouvelles, sont apparues il est vrai dans des démocraties solidement implantées, où l’on imagine mal les militaires professionnels prendre le pouvoir ou dicter aux gouvernements leur conduite. À supposer que ce désir existe, les conditions structurelles de sa réalisation sont absentes. Dans une société complexe où un grand nombre de groupes sociaux disposent d’un pouvoir de veto sur le fonctionnement d’ensemble, où l’influence des pays voisins, née de l’interdépendance, est peu négligeable, les chances de succès d’un régime appuyé sur la force sont des plus réduites. L’armée de métier d’aujourd’hui est, pour son recrutement et son soutien matériel ou symbolique, si dépendante de la société qu’on voit mal comment elle pourrait aller contre sa volonté. À la différence de ce que certains pays ont pu connaître dans la première partie du siècle, on ne distingue plus depuis déjà longtemps, dans l’opinion publique et sur l’échiquier politique, de forces désireuses de renverser la démocratie en faisant appel à l’armée. Bref, s’il est vrai, comme l’affirment les politistes au terme de plusieurs décennies d’études comparatives, que ce n’est pas la force des armées, mais la vacance ou la faiblesse du pouvoir, qui font les coups d’État militaires, alors le danger prétorien est virtuellement inexistant.

L’armée de métier et la société

Le désir d’imposer sa volonté au corps politique est lui même absent d’une communauté militaire qui ne se ressent guère comme extérieure à la société. Le conservatisme qu’on peut lui imputer est formel, et non plus substantiel, comme il a pu l’être à d’autres époques : il vise à la préservation du statu quo, contenue dans le mot défense, quelle que soit la nature du statu quo à préserver. Les enquêtes existantes ont beaucoup de mal à isoler, chez les militaires de profession, des attitudes politiques, sociales et culturelles, qui se démarquent nettement, en nature ou en degré, et de manière univoque, de celles qu’on trouve à l’extérieur. Tout au plus constate-t-on, de la part des cadres de carrière, l’expression assez fréquente du regret de ne pas exercer plus d’influence dans la société, de ne pas disposer de ressources suffisantes, etc. Mais outre qu’on trouverait des traces similaires de corporatisme dans maintes professions civiles, ces regrets ne sont guère partagés par les militaires de carrière courte, substituts fonctionnels du soldat-citoyen qui ne s’identifie pas à l’institution au point d’en absolutiser les valeurs et les intérêts20. Et, tant du moins que les besoins en effectifs du rang sont assez élevés (ce qu’ils n’étaient pas encore sous la guerre froide), tout le monde sait qu’un recrutement idéologiquement typé à ce niveau conduirait à la pénurie, par rareté relative des candidats répondant au profil idéologique « promilitaire » souhaité, et par répulsion des autres. Si ce phénomène existe, il est d’ordinaire limité à certaines poches21 à l’intérieur des armées, à l’ensemble desquelles il ne peut être généralisé.

Une telle modération tient aussi pour une large part au degré sans précédent d’intégration des cadres militaires à la société environnante. Les origines sociales, bien que recelant encore quelques particularités, y sont plus représentatives que par le passé : aucune armée contemporaine appuyée sur des moyens de haute technologie ne peut durablement recruter ses cadres dans des groupes trop excentrés. De plus, le temps des égoïsmes sacrés de la nation est révolu et l’emploi de la force militaire est enserré dans des limites étroites : celles que dictent les conséquences potentiellement catastrophiques et les conditions restrictives de légitimité des engagements de « haute intensité ». Les missions auxquelles les armées sont exposées – maintien passif du statu quo stratégique dans le cadre de la dissuasion d’un adversaire puissant hier, pacification de conflits extérieurs limités aujourd’hui – les portent peu à une exaltation des vertus militaires. Ceux qui pourraient être tentés par une telle exaltation, les combattants purs, sont devenus très minoritaires22, et la majorité des cadres et de la troupe acquièrent et mettent en œuvre des qualification, des méthodes et des techniques qui les ont fortement rapprochés, sur le long terme, de leurs homologues civils. Comme c’est le cas à l’extérieur, le style de commandement auquel astreint la technologie est libéral : il encourage la décentralisation et l’initiative. Enfin, le contexte social général, fait de tendances à l’individualisation concurrentielle, de conjoints diplômés qui, soumis aux risques d’un divorce non improbable, recherchent l’indépendance au travers d’une carrière, pousse à des styles de vie, toutes les enquêtes le montrent, ne se distinguant plus guère, à niveau égal, de ceux qui ont cours dans le civil.

En réalité, le problème est peut-être inverse. La perte du statut de grande institution symbolique, mécaniquement générateur de prestige et de considération, qui était celui de l’armée entre le dernier tiers du XIXe siècle en Europe (la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis) et la décennie 1960, conduit les militaires de métier à ne plus cultiver une identité sociale à part, comme autrefois, mais au contraire à s’intégrer.

Charles Moskos, théoricien de la « banalisation » des armées, pouvait se demander de façon plausible, il y a vingt ans, si soldats, marins et aviateurs seraient le cas échéant plus motivés pour se battre que n’importe quel civil. Sous cette forme, la thèse est excessive, et Moskos lui-même a fini par le reconnaître23. Mais il est bien vrai que, quand l’action se fait rare (comme c’était le cas dans la dernière phase de la guerre froide), l’embourgeoisement fait figure de pathologie possible du modèle devenu dominant, le professionnalisme pragmatique, c’est-à-dire la recherche de l’équilibre entre la meilleure intégration possible à la société, et les exigences spécifiques du métier militaire, à savoir : caractère transcendant de la mission (qui pour être amoindri par des enjeux moins centraux et un recours minimum à la force, n’en demeure pas moins en filigrane comme la mesure de l’honneur professionnel), esprit de loyauté communautaire, ambiance hiérarchique, disponibilité et mobilité sans beaucoup d’équivalents, et neutralité partisane dans l’exercice de la fonction.

Ce modèle n’est pas lié de façon exclusive à l’armée de métier : il a affecté tous les corps d’officiers occidentaux depuis un quart de siècle, indépendamment du mode principal de recrutement de la troupe dans leurs pays. Mais là où elle existe depuis longtemps, c’est-à-dire dans les pays anglo-saxons, on peut dire qu’elle a puissamment favorisé le mouvement. Elle l’a fait en transformant les armées, non plus en miroir de la société tout entière, comme du temps de l’armée de masse citoyenne, mais en miroir de la population active ; elle l’a fait aussi en introduisant, plus que ne l’aurait exigé une industrie de main-d’œuvre, des équipements technologiques complexes, donc des principes gestionnaires qu’on trouve ailleurs, et un style de présence sur le marché, toutes choses qui ont fini par avoir raison des particularismes non directement liés à la finalité des armées.

Tel est le tableau qu’on pourrait brosser, il y a peu encore, des caractéristiques générales de l’armée de métier dans les pays comparables au nôtre. Mais sur ce canevas, la période récente a brodé quelques figures inédites qui renouvellent partiellement le sujet, et à ce titre méritent de retenir l’attention.

Les tendances nouvelles de l’après-guerre froide

L’évolution observée depuis quelques années se laisse résumer en deux points centraux. Le premier consiste dans les effets de la disparition de l’antagonisme Est-Ouest et de la menace massive qu’il faisait peser sur la sécurité externe. Ces effets se font sentir sur les niveaux de ressources allouées aux armées et sur les missions qui leur sont assignées dans le nouveau contexte, tout comme ils s’expriment au travers d’un assouplissement des disciplines économiques, sociales et culturelles auxquelles contraignait le danger extérieur.

Le second réside dans l’introduction d’un nouveau style néo-libéral de gestion des armées, visant à un rendement optimal de ressources humaines et budgétaires devenues rares. Un tel modèle emprunte ses références essentielles aux parties les plus dynamiques du secteur privé : les firmes exposées à la concurrence sur le marché interne ou vouées à la conquête de marchés extérieurs. Il marque une défiance systématique envers tout ce qui ressemble au mode d’organisation bureaucratique traditionnel dans le secteur public. Son principe est qu’une gestion décentralisée, au plus près des réalités, et reposant sur la responsabilité pécuniaire des acteurs, est intrinsèquement plus efficace qu’une administration impersonnelle, en régie, de l’argent public. Ce phénomène a d’abord affecté la Grande-Bretagne qui demeure le poisson pilote dans l’affirmation souvent spectaculaire d’une telle tendance. On a pu croire cette transformation abrupte dans la philosophie du service public (civil et militaire) liée aux convictions dominantes au sein du parti conservateur britannique à compter de 1979, et la ramener ainsi au statut de curiosité locale, peut-être temporaire. La mise en œuvre récente de mesures similaires en Nouvelle-Zélande et aux Pays-Bas, par des gouvernements travaillistes ou sociaux-démocrates, conduit à réviser ce jugement. Le fait que l’Amérique démocrate de M. Clinton semble à la veille de s’engager dans une voie similaire et l’option du nouveau gouvernement britannique en faveur d’un maintien des acquis de la politique conservatrice en la matière vont dans le même sens.

S’agit-il là d’un effet de mode, d’un air du temps à fortes connotations idéologiques et propre aux pays protestants de l’Europe du nord ou à leurs prolongements au-delà des mers ? On s’attachera à montrer que ce n’est vraisemblablement pas le cas : nous sommes en présence d’une tendance lourde liée à une logique de situation largement commune, certes susceptible d’être renforcée ou atténuée par les prismes culturels, mais dont les manifestations ont quelques chances sérieuses de s’étendre à une bonne partie de l’Europe. Timides, certaines mesures récentes prises ou annoncées en Allemagne et en France n’en vont pas moins clairement dans cette direction.

Par ailleurs, les changements affectant les missions, les ressources et leur mode de gestion, et l’environnement social des armées entraînent pour elles des conséquences parfois révolutionnaires sur leurs structures, leur culture, leurs flux de personnels et leur rapport à l’État et à la société. C’est le cas de celles qui touchent aux carrières, à l’organisation, désormais modulaire, à la localisation des centres et des périphéries dans la configuration de forces considérablement allégées, à la fréquence des opérations extérieures, à l’image publique des armées, aux synergies interarmées et multinationales, tout comme de celles qui installent la sous-traitance et l’économisme au cœur du système.

Nombre de ces conséquences (dissolution d’unités, baisse d’effectifs) sont douloureuses à court terme, d’autres (ou les mêmes) compliquent très sensiblement la tâche des gestionnaires. Mais, si les difficultés ne sont pas minces et la réussite jamais garantie, l’on verra qu’à condition d’éviter les erreurs grossières, il existe pour l’avenir des raisons d’optimisme.

Les moteurs de l’évolution

Le nouveau contexte externe et ses conséquences

Des ressources en baisse abrupte

La prise en compte des nouvelles réalités internationales a partout conduit à des réductions drastiques du budget (dividendes de la paix) et des effectifs militaires. Il est à noter que les premiers baissent moins vite en tendance que les seconds, puisqu’il n’est pas rare d’observer qu’on ménage les crédits d’investissement plus que les budgets de fonctionnement : le recours à la technologie (dont les coûts ne diminuent guère) compense la rareté des hommes et préserve l’avenir. Les ordres de grandeur de ces réductions (selon les pays, de – 25 à – 35 % pour les ressources matérielles, de – 30 à – 50 % pour les ressources humaines) intervenues depuis 1990 sont impressionnants, et une seconde vague de baisses, d’ampleur beaucoup plus modérée, s’annonce aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie. Partout, les forces terrestres, dont les effectifs de la guerre froide étaient sensiblement plus élevés que ceux des forces navales ou aériennes, enregistrent les réductions de format les plus fortes. La contrainte de ressources, dont les effets sont détaillées plus bas, est donc considérable, et elle constitue un facteur explicatif fondamental des tendances d’évolution constatées.

Des missions nouvelles au rythme soutenu

La menace militaire d’antan, massive et parfaitement identifiée, a fait place à des risques diffus et imprévisibles. La gamme des missions assignées aux armées s’en trouve élargie vers le bas du spectre des intensités : elle s’étage désormais de la guerre classique mettant en œuvre des moyens lourds (éventualité peu probable pour au moins une décennie, mais sur laquelle on ne peut faire l’impasse) à la sécurité interne, en passant par les missions militaro-humanitaires. Ces dernières, que l’actualité multiplie – reflétant en cela une inversion des priorités pratiques par rapport aux priorités théoriques – forment aujourd’hui et pour une période dont il est malaisé de fixer le terme l’essentiel de l’activité réelle des armées. De là découlent plusieurs conséquences.

Ces missions étant d’ordinaire décidées sur préavis court, sans qu’on sache à l’avance quels en seront le lieu et le cahier des charges, la planification est, pour ce qui les concerne, difficile ou impossible. Ceci a conduit les armées à se réorganiser selon des configurations modulaires (building blocks en Amérique, force packages ou mix-and-match formations en Grande-Bretagne) permettant de composer au dernier moment des menus de forces adaptés aux spécifications de la tâche à accomplir. Rompant avec les habitudes prises depuis deux siècles (articulation en grandes unités organiques), les forces du temps ordinaire présentent l’aspect de réservoirs dans lesquels le commandement puise en fonction des nécessités du moment, ce qui soulève d’intéressants problèmes de cohésion.

Les théâtres extérieurs – le plus souvent hors des zones couvertes par les traités – sur lesquels ces missions se déroulent sont assez éloignés pour qu’on ait articulé les forces autour de corps expéditionnaires dont les forces terrestres, autrefois vouées au statut d’auxiliaires d’une stratégie de dissuasion, occupent le centre. Si cette nouvelle donne est pour elles source d’une revalorisation symbolique importante, susceptible de conférer à nouveau du sens à l’action de militaires habitués plusieurs décennies durant à vivre l’arme au pied, la concomitance d’une baisse drastique des effectifs et d’un rythme soutenu des opérations extérieures n’est pas sans poser des problèmes pratiques. Le caractère le plus souvent multinational, multifonctionnel (cf. les « affaires civiles ») et médiatisé en direct, de ces opérations où elles interviennent non comme belligérant mais comme force tierce pacificatrice, ajoute à la complexité née des dernières vagues d’innovation technique.

Cette complexité accrue n’est pas sans effets sur les besoins qualitatifs du recrutement. La technologie induit un supplément de spécialisation des rôles tandis que la baisse des effectifs, en sens inverse, conduit à rechercher une certaine polyvalence. Les militaires sont ainsi amenés à remplir, simultanément ou successivement, des rôles multiples. Les missions nouvelles, où considérations militaires et politiques (locales, nationales et internationales) sont intimement mêlées, demandent dès les niveaux subalternes, au contact des belligérants, des populations et des autres contingents nationaux, un doigté « diplomatique » qui ne saurait s’accommoder d’un recrutement d’un rang très médiocre. Cette même complexité a engendré, à l’image des réseaux intégrés de communication qui permettent à tout possesseur d’un poste de joindre tous les autres, une organisation matricielle, en « nid d’abeilles », favorisant la décentralisation et l’initiative, des flux d’information, d’autorité ou de coordination horizontaux autant que verticaux, et des courts-circuits hiérarchiques fréquents, au rebours de l’image traditionnelle de l’organisation militaire24.

La contrainte de ressources

Le nouveau style de gestion

La rareté nouvelle des ressources induit la nécessité absolue d’en faire le meilleur usage possible, c’est-à-dire d’obtenir pour elles un ratio coûts/avantages optimal. Cela est vrai, d’abord, pour celle en passe de devenir la plus rare : les personnels en uniforme, dont les coûts sont généralement supérieurs à ceux de la main-d’œuvre sur le marché du travail. D’où la pratique qui consiste à recentrer les armées sur les fonctions opérationnelles, celles que les militaires peuvent seuls assumer, et à leur substituer des civils partout où cela s’avère possible et souhaitable dans les autres tâches.

Cette pratique observée dans toutes les armées de métier d’aujourd’hui se justifie aussi par des raisons qui ne tiennent pas à la seule rationalité économique. Si, étant donné l’ampleur des baisses d’effectifs et ce qu’était devenu le teeth-to-tail ratio à l’issue de la guerre froide, l’on avait réduit le volume des unités opérationnelles (mêlée et appui) en proportion de la réduction d’ensemble, il n’était pas certain (sauf peut-être dans l’armée américaine, dont le format, avec des effectifs de 1,4 million, reste volumineux) que la partie vive des forces aurait atteint la masse critique nécessaire à leur efficacité comme à leur crédibilité. Dans tous les pays dotés d’une armée de métier, y compris depuis peu les États-Unis, le souci majeur des responsables de la gestion du système d’hommes est de renforcer la proportion des combattants (teeth) au détriment des services de soutien (tail). Comme dans le même temps s’exprime une défiance envers la bureaucratie et les fonctionnaires civils (dont le nombre diminue aussi, bien moins vite que celui des militaires) ; la solution qui s’impose à l’esprit consiste à sous-traiter les tâches de soutien qui peuvent l’être à des entreprises25.

Une telle irruption du secteur privé dans les affaires militaires n’est pas l’apanage des seules armées de métier. Elle est dans l’air du temps : on en retrouve l’écho, au niveau des intentions affichées ou des solutions envisagées pour l’avenir, même dans des pays de forte tradition administrative comme l’Allemagne ou la France. Cependant, le phénomène est le plus visible et le plus fort dans les pays ayant opté pour l’armée professionnelle, qui ont ouvert la voie. Ce changement est par maints aspects révolutionnaire et, comme on pouvait s’y attendre, c’est la Grande-Bretagne qui est allée le plus loin dans cette direction. Depuis l’étude des coûts de la défense publiée en 1994 sous le titre évocateur de Frontline First, elle sous-traite (outsourcing) les fonctions de soutien par appel d’offres et adjudication au moins-disant (market-testing). Le mot soutien est d’ailleurs à prendre dans un sens très large puisque la formation des pilotes de la RAF, la gestion de la nouvelle école de guerre interarmées ou celle des infrastructures et des services de l’armée de terre ont été privatisées. Le but est naturellement de réaliser des économies, lesquelles sont au rendez-vous26. Cet argent permet d’envisager une augmentation de 15 % des crédits d’équipement opérationnel des forces. On comprend que, si ces promesses sont tenues (et elles semblent l’être), l’exemple britannique fasse école27.

Ses sources d’inspiration

La question se pose des origines d’une philosophie qui ne semblait pas aller de soi il y a une décennie encore. Nul doute, on l’a dit, que les restrictions budgétaires abruptes y soient centrales. Mais il y a plus. Et pour commencer, la lourdeur financière des fonctions de soutien, lesquelles représentent aux États-Unis, par exemple, 70 % du budget de la défense. Or, les militaires assument souvent eux-mêmes des tâches que les entreprises privées spécialisées remplissent mieux et souvent à un coût moins élevé28.

La seconde source réside sans doute dans l’influence de nouvelles techniques mises au point par les théoriciens de la gestion des entreprises au cours des années quatre-vingts, telles la méthode ABM, pour Activity-Based Management. Cette méthode pousse l’analyse de l’imputation des coûts beaucoup plus loin que ses devancières, qui se contentaient de les apprécier par grandes fonctions (production, ventes, etc.). La raison en est que les coûts de main-d’œuvre et de matières premières tendent à être éclipsés dans l’industrie par ceux de la conception, du développement, de l’administration, de la formation, du marketing et des relations publiques, lesquels se laissent beaucoup moins facilement suivre à la trace et lier de façon précise aux résultats d’ensemble des firmes. Aussi, les processus sont décomposés en activités élémentaires dont les liaisons, l’utilité et le prix sont évalués dans l’espoir d’une rationalisation plus fine. L’une des particularités de la méthode ABM est le benchmarking : la recherche de références externes parmi les organisations qui dans un domaine donné connaissent les meilleurs résultats, et qui servent alors de modèle (best business practice). Or, les performances économiques des entreprises (et des gouvernements) ayant opté pour les solutions néo-libérales les plus rudes sont suffisamment convaincantes pour qu’on les retrouve surreprésentées parmi les modèles de référence.

L’adoption par les armées de pratiques inspirées de ces méthodes s’explique simplement par la présence dans leurs rangs de gestionnaires formés à cette école. Dans le cas britannique, il faut y ajouter l’agacement des militaires devant le contrôle a priori qu’exerçaient depuis près d’une décennie les fonctionnaires des Finances (Treasury) sur la rationalité économique et financière des décisions prises par le commandement à tous les niveaux. Puisqu’il s’agit de faire des économies, le corps des officiers a finalement préféré appliquer lui-même les canons nouveaux du secteur privé que de subir plus longtemps la tutelle des hauts fonctionnaires civils. Cette pratique, qui s’apparente à une révolution culturelle, est bien tolérée par les intéressés, sans doute parce qu’elle s’accompagne d’une décentralisation des responsabilités de gestion (autonomie budgétaire des unités jusqu’aux petits niveaux, intéressement aux économies réalisées). Emblématique d’une telle évolution des mœurs, le rapport officiel d’une commission indépendante29 cherchant à concilier ces tendances avec les impératifs de l’efficacité militaire a été rendu au gouvernement et publié en 1995 : il a été rédigé sous l’autorité de sir Michael Bett, chef de corps d’un régiment de réserve, mais surtout président d’une British Telecom nouvellement privatisée…

À ces raisons s’ajoute le parallèle, qu’on peut pousser assez loin, entre les impératifs d’adaptation à leurs nouveaux contextes respectifs des armées et des entreprises exposées à la concurrence : imprévisibilité de l’environnement international/ instabilité des marchés ouverts par la mondialisation, opérations extérieures hors normes classiques/marchés à conquérir à l’étranger hors des sentiers battus, décentralisation et raccourcissement des chaînes hiérarchiques/équipes de projet temporaires et autonomes, réduction de format/dégraissage (downsizing), restructuration (reengineering), recentrage sur les fonctions opérationnelles, sous-traitance, recours à la location des matériels, etc. Les sociologues militaires britanniques insistent sur le caractère fondamental de ces réformes, dont ils recensent les échos dans les pays voisins et alliés30. On aurait en effet tort de croire que le Royaume-Uni est seul à connaître ces changements : ralentis ou accélérés, discrets ou voyants, on les retrouve dans l’ensemble du monde anglo-saxon, aux Pays-Bas31 et en Belgique32.

Le contexte social et culturel

Les sociétés environnantes, elles aussi communes aux armées et au monde de l’entreprise privée, poursuivent de leur côté une évolution dont les traits étaient discernables dès les années quatre-vingts, mais dont le rythme semble s’être accéléré depuis lors33. Tout se passe comme si, avec la fin de la guerre froide, les derniers vestiges de la tradition de responsabilité et d’obligations citoyennes avaient disparu, et les individus réclamaient leur dû, en termes d’allégement des contraintes et des charges publiques.

Dans le monde du travail, le déclin de la classe ouvrière, des syndicats et du poids relatif de l’industrie, la fin de l’emploi à vie, la rapidité des changements technologiques, ont effacé les repères traditionnels. La prise en charge collective des risques individuels (maladie, chômage, accident) et des retraites, mise en difficulté par la démographie et les déficits publics, fait place à la capitalisation de prévoyance et à l’assurance privée. À cette montée de l’insécurité sociale, il faut ajouter l’instabilité familiale engendrée par des taux de divorce plus élevés, une plus grande fréquence des familles monoparentales et des couples dont les deux membres travaillent (obligeant par là, et c’est un point qui n’est pas sans importance en matière de coûts indirects, les employeurs à se soucier de la garde des enfants en bas âge).

L’individualisation, poussée par la montée des niveaux de vie, la spécialisation des rôles, les appartenances multiples, et la désagrégation des cadres sociaux traditionnels, bat son plein et se fait plus concurrentielle. Dans tous les domaines ou presque, la méritocratie du succès l’emporte sur les statuts assignés ou la logique de l’honneur. Elle suppose l’égalité des chances, non seulement entre individus, mais entre groupes, au profit de ceux qui ont hérité de l’histoire ou de la nature un handicap social (Noirs, femmes, immigrés). Ceci se traduit par la discrimination à rebours (affirmative action aux États-Unis, ou ses équivalents atténués en Europe, procédés bientôt étendus aux homosexuels, aux handicapés, etc.) visant à organiser une diversité représentative de la société dans l’allocation des positions enviables.

L’accent est mis sur les droits et l’expression narcissique de soi, au détriment des obligations sociales, du contrôle personnel et souvent du respect des autres. La confiance dans les grandes institutions faiblit et devient conditionnelle. Désormais réputé plus ou moins incapable de remédier utilement aux grands problèmes, l’État voit sa légitimité décliner. La société est ressentie comme lointaine, vaguement menaçante (de par ses potentialités d’intolérance majoritaire), et comme responsable des injustices qui font dérailler les individus et donc excusent les déviances. On relève également une propension à l’accusation de l’autre et à une montée des demandes de réparation, souvent devant des tribunaux, pour des dommages ou préjudices qui n’auraient pas été considérés comme tels il n’y a pas si longtemps. La confiance mutuelle qui rend possible une société tend à s’effriter.

Liées à la fragmentation des cultures dominantes qui naguère les ordonnaient au moins relativement, les valeurs connaissent un certain aplatissement. Les Églises, l’école et la famille, trop faibles, ne soutiennent plus les autorités établies. Le vide est comblé par l’influence des médias, contre-pouvoirs installés dans une posture critique des imperfections de la société libérale, mais qui manipulent les symboles en en appelant à une liberté sans véritable contrepartie de responsabilité. De là, un relativisme plus ou moins général, une société irrévérencieuse où, au nom d’une bienveillance universelle, toutes les opinions se valent et d’où émergent seulement, à côté des passions égalitaires et liées à elles, deux valeurs qui font figure d’absolus : la vie sous toutes ses formes et la tolérance. Cette dernière est la condition nécessaire de la coexistence pacifique entre communautés, non pas assignées par les origines, mais choisies par affinités de goût, et qui revendiquent des identités culturelles en même temps que la reconnaissance officielle de leurs croyances, pratiques et style de vie comme légitimes34.

Impact institutionnel

L’armée-cadre

Du bon usage des squelettes…

La maigreur de ses effectifs fait de l’armée d’active un squelette sur lequel la chair s’articule à la demande. Pour user du vocabulaire en vogue chez les théoriciens du management, si les armées d’avant-hier donnaient l’image de continents, massifs et immobiles, les armées professionnelles d’aujourd’hui apparaissent comme des archipels à configuration mouvante au gré des missions. Il s’ensuit une nouvelle valorisation des réservistes qui semble aller au-delà de la Total Force Policy des années soixante-dix et quatre-vingts. Ces réservistes renforcent les unités combattantes, mais surtout se chargent en opérations extérieures des fonctions de soutien remplies en métropole par les entreprises sous-traitantes ou les fonctionnaires civils. Autrement dit, là où leur intégration était pour l’essentiel horizontale, elle tend désormais à devenir verticale.

L’avantage budgétaire de ce rôle accru des réserves est indéniable. Cependant, il comporte des inconvénients, dont la difficulté du recrutement des volontaires n’est pas le moindre. Il suppose de leur part une disponibilité plus grande, donc des accords plus difficiles à négocier avec les employeurs civils : à en juger par certains taux de turnover annuel (en Grande-Bretagne, 18 % chez les officiers, 30 % pour les sous-officiers et les militaires du rang35), le problème est réel. Il l’est d’autant plus que l’effort de recrutement des réservistes peut, en partie au moins, gêner celui des engagés volontaires d’active. La solution adoptée consiste habituellement à recourir en plus grand nombre aux services d’anciens militaires d’active dont les contrats comportent des obligations ultérieures au titre de la réserve. Mais ce faisant, on perd une partie du bénéfice attendu des réserves en termes de prolongement de la tradition citoyenne et de relais vers la société civile : aux yeux de cette dernière, les anciens militaires d’active demeurent des professionnels. Un autre inconvénient de cette politique est la faiblesse relative des troupes susceptibles de monter en ligne instantanément. L’armée de terre britannique maintient en sa disponibilité opérationnelle de préavis court une grosse brigade projetable : la montée en puissance transforme cette force en une seule division renforcée. En cas d’opérations qui se prolongent, il faut mobiliser les réserves non affectées, décision gouvernementale qui peut s’avérer politiquement sensible. L’expérience (mais il est vrai qu’elle date de la guerre du Golfe, livrée selon les anciennes modalités d’organisation et de format) suggère que les délais peuvent être plus longs que prévus.

… à la mise en commun des pénuries ?

Une conséquence inattendue de ces « archipels » squelettiques que sont devenues les armées professionnelles réside dans les attitudes ouvertes des corps d’officiers envers la coopération internationale. Ayant un sentiment très vif du peu de moyens (même s’ils sont de qualité) dont ils disposent, les militaires australiens, néo-zélandais, belges, néerlandais, canadiens ou britanniques adoptent ou renforcent des convictions « multinationalistes ». Le phénomène est très net sur notre continent où, contrairement à ce que pensaient ceux qui voyaient dans les armées d’ultimes bastions du nationalisme, les militaires de métier s’avèrent en moyenne plus pro-européens que les populations qu’ils défendent. Le phénomène semble particulièrement net au Royaume-Uni. À cela peut se rattacher le fait que les petits pays, Belgique ou Pays-Bas, vont très loin dans le sens d’armées « post-nationales » puisque la proportion de leurs forces placées sous commandement bi- ou multinational est telle que l’expression militaire de leur souveraineté s’en trouve désormais considérablement réduite. Ceci constitue à n’en pas douter un facteur explicatif important de la prolifération des unités ou organisations militaires européennes (on en compte aujourd’hui près d’une dizaine), et de l’avance que les militaires semblent avoir prise sur les politiques en la matière.

Autres effets de la rareté des moyens

« Interarméisation »

Ce qui est vrai de la coopération européenne l’est aussi des synergies interarmées à l’échelle d’un même pays. Là comme souvent ailleurs, les développements observés ne sont pas liés à la seule armée de métier, puisqu’on constate le même phénomène dans les armées mixtes, mais la professionnalisation et ses contraintes de ressources les accélèrent sensiblement. Les manifestations de cette tendance sont assez nombreuses : fusion des écoles de guerre en une seule école interarmées, plus grande intégration des terriens, marins et aviateurs au sein des états-majors et lors des opérations extérieures. Christopher Dandeker note à ce propos, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et ailleurs, l’émergence d’une culture commune « violette » (purple culture, le violet étant la couleur censée résulter du mélange bleu + kaki), dont le maître mot est la flexibilité.

Des structures allégées

Une seconde conséquence de la rareté des moyens, mais aussi des missions nouvelles et de leurs caractéristiques, est un allégement des structures consécutif à la décentralisation et aux courts-circuits occasionnés, dans les flux d’informations et d’ordres, par l’urgence des décisions à prendre. Les états-majors, assez souvent victimes de tels courts-circuits, sont dégraissés et rapprochés du terrain. Ceci mène à l’idée, développée au Royaume-Uni dans le Rapport Bett, d’une réduction du nombre traditionnel des grades d’officiers et de sous-officiers (delayering). Le parallèle, déjà relevé, entre le fonctionnement des entreprises présentes sur les marchés lointains, qui ont élagué le nombre de leurs strates hiérarchiques (certaines se contentant de trois ou quatre niveaux), et les armées en opérations extérieures joue ici à plein. Il s’agit de tirer les conséquences de la décentralisation et du regain d’initiative désormais attendu des échelons au plus près du terrain. Une organisation matricielle (nid d’abeilles) n’est pas une pyramide à l’ancienne et il convient, si l’on ne veut pas voir la complexité de son fonctionnement la paralyser, de la débarrasser d’échelons devenus inutiles. Les Britanniques envisagent ainsi de laisser monter le niveau de grade et d’expérience des cadres de contact dont les responsabilités s’élèvent, et de ramener à sept le nombre de grades dans chaque catégorie de personnels. Il faut toutefois noter que ces impératifs opérationnels nouveaux vont à l’encontre d’impératifs administratifs : ceux qui, par exemple, conduisent l’armée belge à envisager de créer des grades moyens supplémentaires pour assurer des progressions de carrière satisfaisantes à un moment où l’on redoute les effets d’un avancement ralenti au bas de la hiérarchie. On semble donc devoir s’orienter à plus long terme vers une déconnexion croissante du grade et de l’emploi : autre sens possible du mot « flexibilité ».

Polyvalence et fatigue opérationnelle

Enfin, la conjonction d’un format réduit et d’une gamme de missions élargie oblige les unités à une polyvalence accrue. Le danger est ici pour une unité d’assumer tellement de rôles possibles, mettant en œuvre des spécialités, des tactiques, parfois des matériels différents, qu’elle finit par n’en maîtriser véritablement aucun. De plus, la fréquence des opérations extérieures multiplie pour une même formation les chances de sortir plusieurs fois dans l’année. Les missions nouvelles étant « stressantes », le risque est grand de voir s’installer une certaine lassitude des militaires, et une démoralisation des familles. Cela est d’autant plus probable que les armées de métier existantes n’octroient en général aucun supplément de rémunération pour les opérations extérieures36.

Structure des carrières

La baisse abrupte du nombre des unités ou bâtiments à commander, l’allégement des états-majors, la sous-traitance des fonctions de soutien sédentaire font de la perspective de carrières militaires longues l’exception beaucoup plus que la règle. On retrouve donc au sein de l’institution militaire la même tendance que dans la société civile : celle de la précarisation de l’emploi. Les trajectoires des cadres sont donc tronçonnées en contrats à durée déterminée, à la jointure desquels des filtres sélectifs obligent certains à partir : le statut de carrière sera plus difficile à obtenir, et bien peu de cadres resteront au-delà de leur 40e anniversaire. Le Rapport Bett a théorisé ce développement en Angleterre en parlant des « trois âges de l’homme », c’est-à-dire de carrières à trois étages enchaînant terrain et groupe, administration et emploi technique spécialisé, enfin fonctions de conception et direction, ce dernier étage étant réservé à une élite méritocratique étroite. Si à la perspective de carrières courtes on ajoute que le commandement d’unités à tous les niveaux sera l’apanage de certains et que les autres devront accepter des fonctions de spécialistes, on voit que le contexte présent est porteur de changements révolutionnaires : ce trait est d’autant plus accusé que la tradition militaire du pays considéré était proche de l’idéal-type bureaucratique.

Rapport à l’environnement social et politique

Les sources de difficultés énumérées ci-dessus sont pourtant largement contrebalancées par un développement susceptible de changer beaucoup de choses : le retour du prestige et de la considération sociale accordée aux militaires. Ceci est pour partie lié à la professionnalisation ; il y a beau temps que l’amateurisme ne fait plus recette, et dans tous les secteurs de la société le terme de professionnalisme, entendu comme recherche de l’excellence, est aujourd’hui source de valorisation sociale37. Cependant, la nature du phénomène ne se laisse bien saisir que si on le rapporte à la perception publique des missions militaro-humanitaires.

Armée-société

Ces missions sont jugées nobles par l’opinion38 et elles ont transformé les rapports entre militaires et médias. Ces derniers, naguère encore volontiers critiques et soupçonneux a priori, voient les personnels en uniforme d’un autre œil : depuis 1992, rares sont les exemples de couverture médiatique défavorable d’une opération extérieure39. Elles ont changé aussi le regard des organisations non gouvernementales et de leurs bénévoles, dont les origines, les attitudes et les motivations sont assez éloignées de celles des militaires, mais qui, avec l’expérience, ont fini par comprendre qu’il n’est pas d’action humanitaire sans la sécurité que garantissent les forces.

À la perception positive du professionnalisme et des missions nouvelles, il convient de joindre celle qui découle de la technologie de pointe, et de rémunérations considérées de l’extérieur comme confortables (même si les intéressés disent assez souvent n’en avoir pas une conscience aiguë). Peut-être faut-il y ajouter que les armées de métier sont pilotes, au sein des grandes institutions publiques, dans l’introduction des méthodes d’avant-garde du secteur privé vues par beaucoup comme garantes d’un renouveau qui met fin à une spirale de déficits et de déclin sclérotique.

Les enquêtes d’opinion, mais d’autres indices aussi, montrent une image publique améliorée. Face aux dissolutions d’unités ou fermetures d’usines d’armement, les populations réagissent souvent comme si les ressortissants de la défense étaient une espèce rare en danger d’extinction. Dans le même temps, on est reconnaissant à l’armée de métier de ne plus contraindre qui que ce soit contre son gré, et de ne plus peser aussi lourdement que par le passé sur les deniers du contribuable.

Cette valorisation matérielle et symbolique confère aux personnels militaires un positionnement social privilégié. Ce respect nouveau pour le professionnalisme militaire, en redonnant un sens social aux multiples sujétions particulières du métier, est de nature à mieux faire accepter les transformations abruptes en cours, passablement douloureuses. Mais, comme toujours lorsqu’une profession voit son statut de prestige s’élever, la question est de savoir si elle va, au-delà de ce qu’exigent les impératifs fonctionnels, cultiver un style de vie à part. Autrement dit, faut-il s’attendre à voir remis en cause l’équilibre des rapports armée-société observés dans la période précédente ? La question est d’autant plus pertinente que le recentrage sur les fonctions opérationnelles, le rythme des opérations extérieures, et (par effet mécanique de l’abrupte réduction de format) la hausse de la proportion de pré-acculturés (fana mili) induisent, comme on le voit en Hollande40 aujourd’hui, la tentation de remilitariser l’armée.

Il est peu probable, en réalité, que ce phénomène aille très loin, car tout par ailleurs s’y oppose : des conjoints soucieux de leurs carrières propres, les attraits d’un style de consommation qui dans une société individualisée concurrentielle sous-tend le positionnement social des individus et des groupes, l’impact de la technologie sur le style d’exercice de l’autorité, les impératifs d’un recrutement qui aurait tôt fait de s’assécher si l’armée en venait à vouloir recréer Sparte au milieu de Babylone, et des missions qui s’apparentent plus au maintien de l’ordre, exigeant doigté et pragmatisme, qu’à la guerre de haute intensité mettant en jeu les intérêts et les valeurs les plus élevés. L’armée n’est plus la grande institution symbolique qu’elle a pu être dans la première moitié du siècle, et qui lui permettait de vivre en marge sans dommage. Le nouveau statut de prestige est fragile, et dépend de l’image projetée à l’extérieur.

Toutefois, si elle doit se produire, une remilitarisation partielle ne serait sans doute pas trop problématique. Le soupçon, libéral ou progressiste, qui a pu peser sur le style de vie militaire aux temps où existait une culture civile dominante relativement homogène, tend à disparaître dès lors que chaque groupe social est libre de cultiver l’identité qui lui convient. L’armée peut donc se légitimer, non plus comme une institution forte de la contrainte légale et exerçant à ce titre une influence normative sur la société, mais comme une association, un peu spéciale certes, mais une association comme tant d’autres auxquelles on reconnaît un droit à la différence41.

Armée-État

L’équation des rapports du soldat et du politique subit des évolutions moins dues à l’armée de métier en tant que telle qu’au nouveau contexte extérieur. À la revalorisation symbolique qu’il entraîne il faut en effet ajouter une plus grande imbrication des domaines militaire et politique dans les missions militaro-humanitaires. Ce mélange des genres tient aux rapports que les chefs militaires entretiennent sur place avec les autorités autochtones, les autres contingents nationaux et les organisations non gouvernementales ; il provient aussi du croisement des chaînes de commandement nationales et internationales, et de la résonance médiatique immédiate des événements survenant sur le terrain (« effet CNN »). Une telle imbrication confère donc aux dignitaires militaires, comme on l’a vu en Somalie ou en Bosnie à plusieurs reprises, une latitude d’action politique à laquelle la seconde partie de la guerre froide ne les avait pas habitués. On renoue ainsi partiellement avec une situation déjà rencontrée durant les guerres mondiales et les périodes qui ont suivi l’occupation des pays vaincus.

Le retour du prestige promet aux militaires une influence accrue sur les décisions concernant la défense42. Les occasions de conflit entre les intérêts militaires et les arbitrages rendus par le pouvoir politique sont un peu plus nombreuses que dans le quart de siècle qui a précédé : elles portent sur le budget, certaines différences de valeurs – qu’on songe au psychodrame à propos du statut de l’homosexualité dans l’armée américaine en 1993 – et les objectifs assignés aux missions, du moins lorsque la traduction en objectifs opérationnels des buts politiques, comme c’est parfois le cas, s’avère malaisée. Les sources de malentendus augmentent en même temps que diminue, parmi les hommes politiques et leurs conseillers, la proportion de ceux qui ont eu une expérience militaire. L’illustration la plus caricaturale est ici celle de la Maison Blanche sous Clinton qui, aux antipodes des administrations précédentes pendant près d’un demi siècle, ne comptait en 1993 aucun ancien combattant ou appelé du contingent ; mais l’on pourrait trouver ailleurs d’autres exemples.

Les intérêts militaires constituent de fait un lobby, ressenti comme beaucoup moins menaçant que du temps des complexes militaro-industriels massifs et qui, désormais en position de faiblesse relative, joue de cette faiblesse pour influer de manière paradoxale sur le cours politique des choses43 en s’appuyant sur le statut d’espèce rare en danger d’extinction dont il était question plus haut.

L’équilibre des relations civilo-militaires évolue donc quelque peu, mais l’on semble rester à l’intérieur du cadre général tracé par le professionnalisme pragmatique, pleinement compatible avec les règles classiques de la démocratie libérale.

Vulnérabilités

L’image qui ressort des analyses qui précèdent est celle d’armées faisant face à nombre de difficultés fonctionnelles mais capables de les surmonter grâce, notamment, à une meilleure image publique et à un positionnement social privilégié. Cependant, capables ne veut pas dire certaines de les surmonter, et la situation nouvelle les rend vulnérables sur nombre de points.

Recrutement, loyauté institutionnelle, manière de servir

Le premier point faible réside dans la capacité à recruter des engagés initiaux alors même que le volume des forces décline et que les armées se font de moins en moins physiquement visibles. Une organisation dont les effectifs fondent comme neige au soleil n’attire guère, car elle n’est pas vue comme porteuse d’avenir. L’amélioration de l’image publique corrige sans doute quelque peu ce trait, mais des études récentes suggèrent qu’une telle amélioration ne se traduit pas nécessairement par une hausse de l’offre d’engagement44. L’adéquation des motivations des engagés aux réalités militaires du moment (missions), quand on se souvient des tendances du changement socioculturel décrites plus haut (et sans qu’il y ait besoin d’y revenir), peut de même constituer un problème sérieux tant pour le recrutement initial que la fidélisation.

Par ailleurs, la flexibilité de l’emploi, comme dans les entreprises, soulève le problème de l’attachement à l’institution et à ses finalités. Comment des individus qui, si bien traités qu’ils puissent être, se sentent de passage et ne sont pas sûrs d’être encore là demain ou après-demain peuvent-ils faire preuve de la même loyauté que les meilleurs de leurs devanciers, assurés de pouvoir faire carrière ? Le fait, quand on sait quel rôle joue cette disposition dans les stratégies professionnelles, que seule une minorité relativement étroite, toutes catégories confondues, atteindra l’ancienneté de service nécessaire pour prétendre à la jouissance immédiate d’une pension de retraite ne peut pas être sans effets négatifs, au moins à court terme. On peut, bien sûr, objecter que le patriotisme peut pallier cette difficulté, mais on conviendra que c’est là une considération trop générale, et qu’à une époque ou l’État-nation décline, où les missions sont multinationales et les intérêts supérieurs du pays ne s’expriment plus d’abord en termes militaires, il ne faut pas s’étonner de voir la place du patriotisme reculer dans les motivations de carrière au bénéfice de la notion de professionnalisme, entendu comme idéal d’excellence.

Enfin, l’installation de l’économisme au cœur du système militaire, la confrontation quotidienne avec les problèmes de coût et de rationalité économique, la pensée d’une reconversion annoncée et le souci des intérêts de carrière à long terme ne sont-ils pas de nature à subvertir les orientations communautaires et normatives indispensables à une action militaire efficace devant le danger et les situations où, sur ordre et de manière impersonnelle, il faut faire usage des armes sur d’autres hommes ? C’est difficile à dire dans l’absolu : cela dépendra des capacités d’intégration dont les armées de métier feront preuve, au niveau des unités comme de l’ensemble. Or, les circonstances s’y prêtent plutôt moins bien qu’auparavant.

Problèmes d’intégration

Il est clair en effet que la décentralisation, l’instabilité née de missions imprévisibles, de structures modulaires et allégées, si elles n’affectent pas la cohésion des groupes primaires (petites unités), rendent plus difficile celle des niveaux supérieurs. C’est d’autant plus vrai que la coopération interarmées et multinationale, en soulevant la question de l’interopérabilité culturelle, complique encore le problème. Mais on peut penser que les épreuves partagées dans des missions au rythme soutenu et la fierté tirée du professionnalisme auront raison d’une bonne partie de ces difficultés.

En revanche, les oppositions structurelles seront peut-être plus coriaces. Par exemple, entre chefs et subordonnés, dont les intérêts paraissent converger face à la décentralisation de l’initiative – les premiers sont souvent réticents devant la perspective d’endosser la responsabilité d’actions qu’ils n’ont pas décidées, les seconds montrent parfois peu de goût ou de capacités pour des initiatives pour eux plus risquées que l’obéissance aux ordres, tous pouvant s’entendre tacitement pour esquiver cette innovation -, mais qui auront du mal à s’accorder dans l’action sur une ligne de partage des compétences. Par exemple encore, entre militaires et civils, fonctionnaires ou sous-traitants, dont les codes opératoires respectifs divergent sur certains points importants.

La sous-traitance, en particulier, soulève d’intéressants problèmes : comment maintenir la qualité des produits ou des services sous-traités ? Comment déterminer ceux dont on ne peut déléguer la fabrication ou la fourniture ? Comment se mettre à l’abri de tout abus de position dominante ? Peut-on sans inconvénients (ainsi qu’on le fait au Royaume-Uni pour répondre à la question précédente) inviter des entreprises étrangères à soumissionner ? Elle pose la question de la rupture entre les modalités du soutien sédentaire en métropole et celles qui ont cours en opérations extérieures : les entreprises y auront-elles un rôle ou bien les réservistes prendront-ils seuls le relais, et si oui dans quelles conditions ?

Les pré-requis d’une image publique favorable

L’image externe positive conférée par les missions militaro-humanitaires donne à penser que l’époque est bien choisie pour procéder à la professionnalisation intégrale des armées. Cependant, la légitimité reste conditionnelle et son maintien suppose que leur fonctionnement ne contredise pas, de manière durable, les valeurs et les attentes dominantes.

Les pertes

Il en va ainsi notamment du culte de la vie : l’action militaire se doit de faire le moins de morts possible. On le voit dans l’effroi provoqué par des épisodes récents où dix-huit militaires américains (Somalie, 1993) ou dix Casques bleus belges (Rwanda, 1994) ont été tués le même jour, effroi qui a remis en question le bien-fondé des opérations en cours. Ce trait est celui-là même qui a conduit, au début de la décennie, aux interrogations sur l’opportunité d’une doctrine zéro-mort (dont l’analogie avec l’ambition du zéro-défaut dans l’industrie est frappante et renforce le parallèle esquissé plus haut entre armées et entreprises). Les militaires, par simple réalisme, ont finalement renoncé à une telle doctrine, qui plaçait la barre trop haut. Mais la pression de l’opinion dans ce sens demeure, qui accentue le dilemme du commandement dans les situations délicates : à partir de quel moment est-il légitime de prendre le risque de faire tuer des soldats alors même que les intérêts supérieurs ne sont pas en jeu ? Dilemme que soulignait en 1996 le magazine Time en titrant « Is Bosnia Worth Dying For ? »

Il est vrai que les prismes culturels font varier la sensibilité aux pertes selon les pays : la France et la Grande-Bretagne semblent moins vulnérables sur ce point, encore que leurs morts sont rarement intervenues le même jour en nombre élevé et que les accidents y ont été plus fréquents que les pertes sous le feu. Il est vrai aussi qu’on peut se demander si la vulnérabilité aux pertes n’est pas, en réalité, une anticipation trop pessimiste de responsables politiques face aux réactions d’une opinion qui à y regarder de plus près serait moins sensible qu’on ne le dit.

Cependant, deux points importants se dégagent ici : 1) contrairement à ce qu’on pouvait penser, les armées de métier ne semblent pas moins vulnérables que les armées de conscription au sentiment de l’opinion devant les pertes ; 2) cette vulnérabilité mène les politiques à exercer un contrôle de détail sur les opérations délicates, contredisant ainsi la tendance fonctionnelle à la délégation de responsabilité vers les échelons au plus près du terrain. De cela peuvent résulter des ambiguïtés dommageables pour l’action.

Manquements à l’idéal d’excellence au moindre coût

Ces équivoques peuvent, en effet, porter ombrage à l’honneur, importante composante du sens que les soldats donnent à leur engagement, donc à leur estime de soi. Quand elles produisent des catastrophes éthiques, comme lors du tragique épisode de Srebenica, en 1995, où un bataillon de Casques bleus n’a pu empêcher les civils réfugiés dans la zone de sécurité sous leur protection de se faire massacrer, le pays, aussi traumatisé que ses militaires, en vient à s’interroger sur l’utilité d’avoir une armée.

Cet événement est survenu alors que la professionnalisation intégrale de l’armée (en l’occurrence, néerlandaise) venait d’être annoncée, et a coloré les débats publics. Dans de telles circonstances, la question du coût revient vite à la surface : à quoi bon ces dépenses budgétaires si c’est pour que les attentes de l’opinion soient déçues ? Le talon d’Achille des armées dans l’environnement intérieur contemporain est qu’elles vivent de l’argent public, lequel est désormais compté. Ce qui les contraint sinon au succès (difficile à apprécier dans les missions de maintien de la paix), du moins à l’absence d’échecs trop voyants. Il en va de même d’armées, comme celle des États-Unis (tournée depuis vingt ans vers l’application massive de la force plutôt qu’à son emploi minimum ou gradué), qui éprouvent des difficultés à accepter le militaro-humanitaire comme partie intégrante de leur raison d’être nouvelle et de leur identité.

Enfin, l’image publique et la légitimité sont très sensibles aux scandales qui trahissent des lacunes grossières ou aux controverses laissant entrevoir certaines crispations militaires sur des valeurs décalées par rapport à celles surnageant dans la société. C’est le cas au Canada et en Belgique, à propos des meurtres, heureusement isolés, perpétrés en Somalie par des parachutistes. L’exemple canadien s’est compliqué de tentatives de camouflage des faits par une partie de la hiérarchie, donnant le retentissement médiatique qu’on devine à un acte criminel qui laisse entrevoir des problèmes de qualité de recrutement, de discipline et d’éthique. C’est le cas encore des affaires de discrimination envers les femmes ou de « harcèlement sexuel », qui ont défrayé la chronique dans certaines écoles militaires préparatoires, dans la marine (Tailhook, 1991) et plus récemment dans l’armée de terre américaine. L’armée de l’air, pour ne pas être en reste, vient de se signaler par la traduction en cour martiale d’officiers féminins convaincus d’adultère ou de « fraternisation » avec des subordonnés, interdits par le règlement, avec à la clef la radiation des cadres, la prison et la perte des droits à pension.

Certaines de ces affaires renvoient à des abus de position dominante (majoritaire ou hiérarchique) à l’encontre de la minorité féminine au sein de l’institution : ils violent le principe, si présent aujourd’hui dans les sociétés libérales, de sollicitude envers des catégories jugées victimes des structures de pouvoir anciennes ; ils transgressent les normes de diversité, d’égalité des droits et des chances. D’autres choquent l’opinion (qui devrait pourtant être habituée aux effets, dans la culture américaine, d’une distinction faible entre sphère publique et sphère privée) par des attitudes puritaines excessives de la part des armées. On retrouve tous ces ingrédients, en Amérique mais aussi (de manière plus feutrée) au Royaume-Uni, dans la controverse non encore définitivement réglée (elle donne lieu à de multiples instances judiciaires), sur la place des homosexuels dans l’armée.

Bref, l’image et la légitimité ne sont pas seulement affaire de communication : il faut encore que la réalité ne trahisse pas l’image favorable qu’on veut protéger à l’extérieur. À cet effet, il convient que les normes et les valeurs militaires ne s’éloignent pas des pratiques et des mœurs civiles plus que ne l’exigent les quelques impératifs fonctionnels spécifiques sans lesquels il n’y a pas d’efficacité opérationnelle. Autrement dit, pour l’armée comme pour les autres institutions publiques, le droit à la différence est soumis à une restriction importante : il doit pouvoir se justifier, s’il contrevient à la tolérance et à l’égalité, par un besoin avéré d’être et d’agir différemment. À défaut, dans un contexte où la proportion de ceux qui ont une expérience de la vie militaire et éprouvent de la sympathie à son égard baisse de jour en jour, la sanction peut être sévère lorsque se discutent les niveaux d’effectifs et de ressources budgétaires. En l’absence de menace externe, les armées de métier travaillent sans filet de sécurité et n’ont guère le droit à l’erreur.

Conclusion

On le voit, l’étude des armées professionnelles contemporaines dans les pays comparables au nôtre fournit une matière riche et qui s’est largement renouvelée en l’espace de quelques années. Par les similitudes frappantes qu’elle souligne avec certains aspects de la situation française, elle met en garde contre une vision culturaliste naïve qui dénierait a priori toute valeur aux comparaisons esquissées ; dans le même temps, elle permet de cerner de façon moins floue qu’il n’est d’usage les différences significatives entre ces pays et le nôtre.

Elle réserve quelques surprises à ceux qui voient dans le lien armée-société le principal problème des armées professionnelles. Ce lien, loin de s’atrophier, est nourri d’échanges matériels et symboliques qui à bien des égards se renforcent dans la conjoncture externe et interne que nous connaissons. L’isolement, du moins tant que se maintiennent les paramètres principaux de la situation présente, n’est donc guère à redouter. Il suffit de cultiver un capital de légitimité – bien plus précieux pour une armée de métier que pour une autre, car il donne sens à tout le reste, et permet d’espérer des niveaux de ressources suffisants – en hausse par rapport aux dernières années de la guerre froide. Dans un contexte de dépendance paradoxalement accrue, il faut toutefois éviter les chausse-trappes, et pour cela développer une sensibilité fine au changement social et culturel externe.

Cela étant, les problèmes les plus difficiles sont fonctionnels. Ils concernent les flux de personnels, dont l’adéquation n’est jamais garantie, et les divers dilemmes d’organisation (décentralisation et contrôle, polyvalence et minimisation des pertes, etc.) auxquels les armées professionnelles d’aujourd’hui doivent faire face. Ils concernent également les tensions d’un professionnalisme pragmatique qui ne disparaît pas, mais dont l’équilibre interne devient moins facile à réaliser. Les derniers développements suggèrent en effet que les armées de métier contemporaines exacerbent la polarisation entre l’efficience technique et gestionnaire, tournée vers des résultats analytiquement mesurables selon des critères qui n’ont rien de spécifique, et une culture opérationnelle recelant, par nécessité, nombre d’éléments peu ou mal rationalisables.

Comment recruter, fidéliser, reconvertir des personnels militaires promis à de nombreuses sorties extérieures, comment assurer leur satisfaction et celle de leurs familles, un positionnement social favorable, tout en préservant les traits normatifs spécifiques qui sous-tendent l’efficacité face au stress, aux aléas, aux critères désormais multiples et ambigus du succès de l’action militaire, à une époque où de nouvelles formes d’organisation ont toutes les chances d’accélérer la convergence avec la société et d’accentuer ses pressions ?

La réponse à toutes ces questions semble être que le pessimisme n’est pas de rigueur : après tout, les armées de métier qui ont servi de réfèrent à la présente étude comptent peu d’échecs retentissants et survivent de manière assez harmonieuse aux transformations en cours, pourtant abruptes et rarement exemptes de douleur. Mais il est bien vrai que les difficultés y sont légion, qu’aux périodes fastes en succèdent d’autres qui le sont moins, et que leur pilotage, bien au-delà des problèmes qu’ont à résoudre les armées mixtes, mieux assurées de leurs lendemains, est affaire de soins constants.

En cela, une chronique des paramètres de gestion, d’organisation et de relations externes de ces armées, assurant un suivi des tendances décrites au long de ces pages, et la mise à l’épreuve des hypothèses émises quant à leur devenir, n’est sans doute pas inutile pour les concepteurs de notre armée professionnelle future.

 

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Notes:

5 Le propos qui suit se veut le coup d’envoi d’un effort de comparaison systématique destiné à éclairer les concepteurs de la nouvelle armée sur les problèmes que rencontrent et les réussites que comptent, à leur actif, leurs homologues décideurs et gestionnaires à l’étranger. Des remerciements sont dus à Christopher Danderker (Londres, King’s College), Philippe Manigart (Bruxelles, École Royale Militaire), Charles Moskos (Evanston, Northwestern University), Axel Rosendahl-Huber et Joseph Soeters (Breda, Académie Royale Militaire), pour les données et avis qu’ils ont bien voulu me communiquer en réponse à une myriade de questions.

6 En France, où le chômage des jeunes dépasse 25 %, ce facteur ne manquera pas de jouer un rôle plus important (comme il l’a déjà fait pour les engagés du rang existants de l’armée mixte, dont il a favorisé le recentrage du profil social dans les années quatre-vingts).

7 Ceci explique au moins pour partie que la durée des contrats initiaux d’engagement n’excède pas trois ou quatre ans dans tous les pays examinés ici.

8 Il existe un lien statistique fort entre la possession de ce diplôme et l’absence de problèmes disciplinaires. Il est donc utilisé comme prédicteur de la capacité des candidats à tolérer une vie institutionnelle soutenue (bien plus que comme indicateur d’un niveau ou d’un contenu de connaissances).

9 Les économistes expliquent que la propension à s’engager dans l’armée au niveau du rang est inversement proportionnelle au « capital humain » détenu. Cf., par exemple, C. Gilroy, R. Phillips et J.D. Blair, « The All-Volunteer Army : Fifteen Years Later », Armed Forces & Society, 16/3, printemps 1990, p. 342.

10 Nombre d’études américaines ont montré que le niveau d’éducation améliore la productivité et la manière de servir, y compris dans les activités peu techniques, instruction au combat incluse. Par exemple, J.C. Fernandez, « Soldier quality and Job Performance in Team Tasks », pp. 253-265, et T.V. Daula et D.A Smith, « Are High Quality Recruits Cost-Effective ? », pp. 266-275, in Social Science Quartely, 73, 1992.

11 Dans le cas français, le vieillissement sera sans doute minime en raison de l’élévation graduelle, due aux sursis, de l’âge de l’incorporation des appelés dans la dernière période.

12 Thomas E. Ricks, « The Great Society in Camouflage », The Atlantic Monthly, décembre 1996, p. 26. Il est vrai cependant que, dans le cas américain, le coût lié aux familles de militaires inclut les indemnités de séjour en Europe et en Asie.

13 Le cas le plus spectaculaire a été celui des milliers d’enfants de militaires américains qui se sont retrouvés seuls pendant la guerre du Golfe parce que leur(s) parent(s) avai(en)t été déployé(s) sans crier gare. Cf. Charles Moskos, « L’armée de métier américaine : un coûteux échec », in Bernard Boëne et Michel-Louis Martin (dir.), Conscription et armée de métier, Paris, FEDN/Documentation française, 1991.

14 Près de la moitié de l’effort de réarmement consenti sous Reagan (+ 50 % d’augmentation en termes réels entre 1980 et 1985) est allée aux dépenses de personnel.

15 Ce type d’interprétation peut s’appliquer au cas français, où depuis plus d’une décennie l’on signale dans les compagnies de combat des régiments professionnalisés des concentrations de JFOM à hauteur de deux ou trois fois leur proportion nationale.

16 On dit que l’administration Carter, à la fin des années soixante-dix, renonça à une intervention en Angola en vue d’y contrer la présence militaire cubaine, parce que l’attitude des soldats américains noirs laissait à penser qu’ils auraient pu subvertir l’opération : l’expérience du Viêt-nam était alors toute proche.

17 La comparaison avec les chiffres français est éloquente : les civils n’y figurent que pour environ 20 %, et ne verront leur proportion augmenter que faiblement à l’horizon 2002 (24 %, DGA incluse).

18 Tout au plus peut-on relever, dans le cas américain, la bizarrerie de conditions mises, à compter de 1984, par les armées à l’emploi de la force (soutien du Congrès et de l’opinion, intérêt vital clairement en jeu, objectifs politiques fixes traduisibles en objectifs militaires justiciables d’un traitement frontal décisif, absence de tutelle opérationnelle détaillée, etc.). Il faut se souvenir, cependant que le syndrome vietnamien battait alors son plein, et que le Président, le Congrès et l’opinion partageaient amplement cette façon de voir. Si bien que ces conditions reflétaient plus la bataille bureaucratique entre Pentagone et département d’État que la volonté de se soustraire au contrôle politique.

19 Cet état de fait, qui se manifeste depuis au moins le traitement par Kennedy et McNamara de la crise des missiles de Cuba, est lié à la minceur des effectifs engagés sur le terrain dans un grand nombre d’opérations militaires, à l’instantanéité des communications, et à l’écho immédiat qui en résulte dans l’opinion : l’homme d’État ne peut, en ces circonstances, se désintéresser du cours militaire des choses, sous peine de voir leur légitimité politique (et la sienne propre) se dégrader.

20 Voir, par exemple, Jerald G. Bachmann, John D. Blair et David R. Segal, The All-Volunteer Force : A Study of Ideology in the Military Force, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1977. Ce constat est renouvelé par David R. Segal in Organisational Designs for the Future Army, Arlington, VA, US Army Research Institute for the Behavioral and Social Sciences, 1993.

21 Il est moins rare, par exemple, chez les parachutistes qu’ailleurs, tous pays dont il est question ici confondus.

22 On sait qu’à la fin de la guerre froide la proportion de combattants actifs se situait dans la plupart des armées modernes entre 10 et 15 %. Le ratio des unités de mêlée dans l’ordre de bataille était un peu plus élevé, la différence tenant au fait même que dans les unités combattantes, tous ne combattent pas. Comme on le verra plus loin, ces ratios connaissent actuellement des changements sensibles.

23 Charles C. Moskos Jr., « From Institution to Occupation : Trends in Military Organization », Armed Forces & Society, vol. 4, n° 1, automne 1977 ; même auteur, « Institutional/Occupational Trends in Armed Forces : An Update », Armed Forces & Society, vol. 12, n° 3, printemps 1986. Également, David R. Segal, « Measuring the Institutional/Occupational Change Thesis », Armed Forces & Society, vol. 12, n° 3, printemps 1986.

24 David R. Segal, Organizational Designs for the Future Army, op. cit., note que ce type d’organisation se retrouve dans les secteurs de l’économie caractérisés par des technologies de pointe, des personnels très qualifiés et des tâches multiples et changeantes. Le même constat est fait pour l’industrie française par P. Zarifian, Travail et communication, Paris, PUF, 1996, et Michel Lallement, « Les transformations de l’organisation du travail », Chroniques des tendances de la société française, n° 17, avril 1997 (Groupe Louis Dirn, Observatoire français des conjonctures économiques, Paris).

25 Stanley A. Weiss, « A Businesslike Way to Put the Bite Back in America’s Military », International Herald Tribune, 23 décembre 1996.

26 Pour se limiter à l’exemple d’une des plus grosses opérations récentes, portant sur la plus importante garnison de l’armée de terre (Aldershot, 5 400 militaires, 1 300 fonctionnaires civils, 6 000 conjoints et enfants), la firme Primary Management, titulaire d’un marché de 1,8 milliards de francs sur sept ans pour s’occuper du logement, de l’alimentation et de l’hôtellerie, du nettoyage, de l’habillement, des soins médicaux, de la fourniture d’électricité et de l’entretien de quelque 500 véhicules en location, promet 17 % d’économies annuelles par rapport à la gestion ancienne aux soins des bureaux du ministère. Cf. Michael Evans, « Army contracts out non-military operations at Aldershot : Primary Management expects deal will save Army £ 34 m running costs over seven years », The Times, 21 février 1997, p. 29.

27 Sur les changements intervenus récemment au Royaume-Uni en matière de gestion du budget de la défense, et leur influence sur la pratique d’armées étrangères, Anonyme, « Tories made mistakes but had the right idea », The Times, 3 mars 1997, p. 6 ; Tim Butcher, « East Europe learns from Britain’s model army », The Daily Telegraph, 18 novembre 1996.

28 Stanley Weiss, op. cit., illustre son propos en indiquant que le coût de traitement des fiches de solde par les services du Pentagone s’établit à 8,50 dollars pièce (contre 1 dollar dans le secteur privé) ; ou encore, que le coût administratif du remboursement des frais de déplacement ajoute 1 milliard de dollars aux 3,5 milliards à rembourser. On trouve des exemples de ce genre dans tous les pays considérés.

29 Independant Review of the Armed Forces’Manpower, Career and Remuneration Structures – Managing People in Tomorrow’s Armed Forces, Report to the Secretary of State for Defence, Londres, HMSO, 1995.

30 Voir, par exemple, Christopher Dandeker, « New Times and New Structures : Armed Forces for the Twenty-First Century – A View from the United Kingdom », in Gwyn Harries-Jenkins (ed.), The Western European Military Establishment : A Re-Assessment, Londres, US Army European Research Office, 1996.

31 Jan Van Der Meulen, « New Soldiers, Different Managers : the Remaking of the Dutch Military », in Harries-Jenkins, op. cit.

32 Communication personnelle avec Philippe Manigart, Professeur à l’École Royale Militaire, Bruxelles.

33 Ce passage emprunte pour partie à la brillante démonstration de C. Dandeker in Bernard Boëne et Christopher Dandeker (dir.), Les problèmes militaires en Europe, Paris, La Découverte, à paraître.

34 Ce communautarisme d’adhésion ne contredit donc pas l’individualisation, sans laquelle il serait impossible. Contrairement aux attaches sociales assignées d’antan, il ne contraint pas les individus, qui peuvent toujours choisir de se retirer d’un groupe d’affinité, ou d’en changer. Dans cette perspective, les communautés ethniques, à condition de laisser aux individus la possibilité d’échapper à leurs origines, se plient à ce modèle.

35 Cf. Guy Teissier, député des Bouches du Rhône, en collaboration avec le Contrôleur général des armées Gérard Bonnardot, Demain les réserves : un contrat de citoyenneté, Rapport au Premier ministre, 1997, Annexe 3.

36 Il arrive même que les militaires britanniques et américains envoyés en Bosnie soient prélevés sur les forces stationnées en Allemagne, et qu’ils perdent à cette occasion le bénéfice de l’indemnité compensatrice de niveau de vie qui y a cours. Le paradoxe de cette incitation négative s’éclaire si l’on sait que les rémunérations et accessoires « ordinaires » sont réputés inclure le facteur X (compensation pour sujétions militaires), à ce titre être forfaitaires, et relativement élevés par rapport aux niveaux de rémunération civils.

37 Cf. Bernard Boëne, « Métier, profession, professionnalisation, professionnalisme militaire », in Boëne et Dandeker (dir.), op. cit.

38 Cette perception laudative de l’opinion dans son ensemble est paradoxale si l’on veut bien considérer que, dans ces opérations, le lien entre l’intervention et l’intérêt national est ténu et au mieux indirect, alors qu’il était évident il y a deux décennies – époque de tiédeur ambivalente envers les militaires -, lorsque les armées dissuadaient des forces redoutables, au nord et à l’est, de toute agression massive contre la sécurité du territoire et des populations. L’interprétation la plus plausible de ce paradoxe est que les conséquences de deux guerres mondiales, puis l’apparition de l’atome, ont douché les enthousiasmes guerriers d’avant 1914, et que cette courbe d’apprentissage longue d’un siècle a depuis longtemps déjà eu raison des égoïsmes nationaux : la légitimité de la force militaire au service des intérêts s’est faite de plus en plus conditionnelle. À l’inverse, l’idée de la mettre au service d’impératifs de conscience qui s’imposent au États comme aux individus avait toutes les chances d’être populaire : étant donné ce qu’on a dit ci-dessus des sociétés libérales d’aujourd’hui, la « bienveillance universelle », le culte de la vie et de la tolérance sont de nature à favoriser des attitudes positives à l’égard d’interventions passablement dépolitisées – au moins dans leurs attendus officiels – et qui visent à fortifier la justice plutôt qu’à justifier la force. De telles attitudes ne coûtent rien, puisque l’armée de métier se charge de la besogne, et qu’on peut se contenter de la regarder en spectateur sur les écrans de télévision.

39 Il en allait autrement pendant la guerre du Golfe, où les journalistes étaient soumis à des restrictions de circulation et de diffusion, et ont dû se contenter de ce que les forces voulaient bien leur donner. Ces restrictions sont largement absentes des théâtres militaro-humanitaires.

40 Cf. Jan Van Der Meulen, « Mission Bound : The Final Professionalization of the Dutch Military », in Charles Moskos, David Segal et John Williams (eds.), The Post-Modern Military, à paraître. Également, « New Dutch Army Cracks the Whip », International Herald Tribune, 6 novembre 1996. Il faut dire cependant que l’armée des Pays-Bas était devenue depuis les années soixante le lieu d’un libéralisme proverbial à l’égard de la discipline attendue des appelés. La professionnalisation est l’occasion d’une reprise en main aujourd’hui considérée comme bienvenue par tous.

41 Cf. Bernard Boëne, « A Tribe Among Tribes¼  : Post-Modern Militaries and Civil-Military Relations ? », communication au colloque intérimaire de l’Association internationale de sociologie (Comité de recherche 01), Académie militaire, Modène, Italie, 20-22 janvier 1997.

42 L’influence, comme on le voit en Amérique depuis le succès de la guerre du Golfe, notamment au travers de la popularité du général Colin Powell, peut dépasser le cadre technique étroit. Ceci tient pour partie à la crise que traversent nombre d’institutions civiles, pour partie au fait que les élites militaires apparaissent parfois comme les seules libres d’attaches partisanes (voire, dans certains pays, de compromissions financières ou autres).

43 L’exemple extrême de ce jeu de lobby réside sans doute dans les manifestations récentes de cadres militaires belges dans les rues de Bruxelles. Mais il doit beaucoup à la période de déliquescence institutionnelle que semble traverser la Belgique.

44 Cf. Philippe Manigart, « The impact of Operations in Former Yugoslavia and Somalia on Army Image and Recruitment in Belgium : Preliminary Results », contribution pour la conférence biannuelle du Séminaire interuniversitaire sur les forces armées et la société, Baltimore, MD, 22-24 octobre 1993.

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