LA PENSEE NAVALE AUTRICHIENNE (1885-1914). PREMIERE APPROCHE

Olivier Chaline et Nicolas Vannieuwenhuyze  

Les responsables de la marine impériale et royale, mais aussi des terriens (publicistes ou militaires), ont doté l’Autriche d’une véritable pensée navale2. Ils ont réfléchi, non sans désaccords ni difficultés, aux opérations à envisager. Ils ont eu à concevoir des tactiques adaptées à l’espace adriatique comme à intégrer de plus en plus cette mer étroite bordière à une stratégie plus large dirigée en priorité contre l’Italie. Fallait-il s’en tenir à une prudente défense des côtes ou bien adopter des dispositions résolument offensives en portant, de surcroît, la guerre hors de l’Adriatique ? Quelles doctrines navales ont marqué la réflexion autrichienne ? Comment ont-elles été adaptées aux nécessités propres à la double monarchie ? On doit malheureusement s’en tenir, pour le moment, à un simple repérage des traits saillants. Les historiens autrichiens, s’ils ont abondamment écrit sur la marine, ses programmes et ses navires, n’ont guère envisagé cet aspect pourtant essentiel3. Il est vrai que le don par l’Autriche à l’ex-Etat yougoslave des restes de la bibliothèque maritime de Pola n’a pas facilité la tâche des chercheurs qui doivent, désormais, rassembler une matière très dispersée faite d’articles de revues, de pamphlets, d’ouvrages officiels et de livres de réflexion théorique.

Il a donc fallu se contenter provisoirement de donner ici un premier aperçu nécessairement incomplet de la pensée navale propre à un Etat multinational, continental et dont l’ »allié » italien fut le principal ennemi4. On ne saurait donc en négliger les données spécifiques, afin de mieux comprendre la vogue puis le dépassement de la « Jeune Ecole » ainsi que l’engouement tardif pour une flotte puissante.

Loin de reprendre passivement des modèles théoriques importés, la pensée navale autrichienne doit tenir compte de données spécifiques qui font peser sur elles des contraintes certaines. Elle doit d’abord parvenir à s’imposer. Même si les Habsbourg ont été les héritiers de Venise et de son domaine adriatique, l’ancienne « dominante » étant le principal arsenal, au moins jusqu’en 1848, puis restant autrichienne jusqu’en 1866, tandis que l’Istrie et les territoires de Dalmatie, accrus de ceux de l’ancienne république de Raguse, appartiennent à la monarchie jusqu’en novembre 1918, la dynastie n’a guère eu le souci de la mer. Les priorités militaires sont clairement terrestres pour la double monarchie qui est le seul grand Etat européen avec la Russie à être dépourvue de colonies outre-mer. En dépit de croisières lointaines, notamment à Guadalcanal, et de quelques visées vite oubliées, comme sur le Sahara espagnol en 1898, l’aventure coloniale n’a guère trouvé d’adeptes. Elle s’est heurtée à une farouche hostilité hongroise, tout comme la politique navale avant les premières années du XXe siècle. Les dépendances de l’Autriche lui sont attenantes, telle la Bosnie, occupée en 1878, puis imprudemment annexée au prix d’une crise internationale en 1908. Dès lors, tant que Trieste n’a pas multiplié les lignes régulières avec des ports extraméditerranéens, tant que le gouvernement de Budapest n’a pas décidé de financer le développement de Fiume sur le seul point du littoral qui lui appartient, les partisans d’une marine forte ne peuvent avancer l’argument de la protection du commerce. Même un conflit avec l’Italie apparaît comme devant se régler sur terre, comme au temps de Radetzky ou en 1859. Un corps d’armée supplémentaire semble donc préférable à quelques navires de plus. Face à l’Italie, le théâtre d’opérations s’étend des limites de la Vénétie à celles du Trentin. Il s’agit surtout de couvrir Trieste. Les besoins en effectifs terrestres sont autrement plus considérables face aux masses russes susceptibles de déferler sur la Galicie et la Bukovine, hypothèse d’une vraisemblance accrue après l’alliance franco-russe de 1891-1893. Mais il faut aussi tenir compte de possibles conflagrations balkaniques, surtout lorsque la dynastie serbe des Karageorgevitch, qui s’est emparée du pouvoir en 1903, fait preuve de sentiments réservés envers le gouvernement de Vienne. Un front est susceptible de s’ouvrir sur la Save et le Danube, voire sur

la Drina dans les montagnes bosniaques. Face à de telles éventualités, les besoins de la marine ne pèsent guère. On attend d’elle qu’elle protège les côtes d’Istrie et de Dalmatie contre d’éventuels débarquements italiens ou bien assure les communications du littoral en cas de désordres bosniaques ou balkaniques.

Déjà dénoncée en 1867 par Tegetthof, le vainqueur de Lissa, la distance entre les milieux dirigeants de Vienne, voire de Budapest, et le monde maritime est grande5. Elle tient à plusieurs raisons, dont la première est la rareté des aristocrates dans la marine, même si leur rôle politique général décroît. La marine a un corps d’officiers plus bourgeois que l’armée de Terre. Il faut plusieurs décennies pour que se constitue, à la fois grâce aux amiraux et par accoutumance, un milieu nobiliaire maritime. Les idées politiques des marins ont longtemps passé pour avancées. Sans partager les déclarations provocatrices d’un Tegetthof qui se qualifiait de « républicain rouge », ils semblent avoir été plus libéraux et ouverts au monde moderne que nombre de leurs collègues de l’armée de Terre. Il est vraisemblable que le caractère marginal de la mer dans la double monarchie a contribué à les rapprocher des marchands et des armateurs de Trieste. Mais le seul aspect technique des connaissances maritimes suffisait à faire de la pensée navale l’apanage d’un tout petit nombre, souvent éloigné de la cour et des ministères6. Deux archiducs firent pourtant exception, Maximilien avant son départ pour le Mexique, et François-Ferdinand à partir de 1898. L’un et l’autre surent s’intéresser à la marine et vouloir son développement. Mais seul le dernier eut le temps de voir les premiers résultats de ses efforts7.

Plaider la cause de la marine dans une puissance continentale n’était pas la seule difficulté, puisqu’il fallait, ce faisant, éviter les écueils institutionnels du dualisme politique d’après 1867. L’opposition hongroise à la marine fut durable. Les conséquences sur le budget naval furent sensibles. On assista à un constant déclin de 1872 à 1880, suivi d’un accroissement entre 1881 et 1887, mais bientôt d’une nouvelle décroissance jusqu’en 1891. La reprise des budgets alloués à la marine, d’abord lente, s’accéléra fortement à la veille de la Première Guerre mondiale. Entre-temps était survenu un complet changement d’appréciation du rôle de la marine. En 1881, l’archiduc Albert pouvait écrire : « dans l’effort pour la puissance maritime, nous resterons toujours en dessous des Italiens ». Une telle position n’était plus admise dans les années 1910, l’archiduc héritier François-Ferdinand et l’amiral Montecuccoli étant bien décidés à contester à l’Italie la prépondérance navale adriatique8. Ces nouvelles ambitions provoquèrent l’inquiétude des responsables de l’armée de Terre, qui, d’abord favorables au développement naval, se montrèrent de plus en plus soucieux, à partir de 1908, de restreindre les programmes de constructions propres à divertir de précieuses ressources qui trouveraient meilleur usage contre les Russes que contre les Italiens.

Durablement, cette marine fut tenue pour un appendice naval de l’armée de Terre. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les plans d’opération concernant le rôle de la marine, furent ceux élaborés dans les années 1880. Le développement de nouvelles théories offensives après 1898, ainsi que l’apparition relativement tardive de la première génération de dreadnoughts autrichiens, ne les modifièrent pas significativement. Trois types de missions formèrent une sorte d’invariant stratégique. La première fut la protection des bouches de Cattaro contre les Monténégrins qui les dominaient des crêtes du Mont Lovcen9. L’artillerie des navires aurait permis de réduire au silence les batteries adverses afin de rendre définitivement sûr un mouillage aussi utile et si bien protégé du côté maritime. On comptait aussi sur la marine pour assurer le transport des recrues dalmates vers leurs affectations. Enfin, en cas de guerre avec l’Italie, on envisagea, dès 1880, des bombardements ponctuels de la côte italienne afin de gêner l’acheminement ferroviaire des renforts ennemis. De telles tâches restaient modestes et ne nécessitaient que peu de grosses unités. Elles purent donc s’accommoder de doctrines navales variées.

L’espace adriatique fit aussi peser sur la pensée navale autrichienne de fortes contraintes. L’adaptation de modèles importés, aussi bien la « Jeune Ecole » que la valorisation du cuirassé, se fit toujours au prisme de cet univers maritime particulier. La marine autrichienne devait protéger des côtes longues, découpées, précédées d’îles nombreuses. Un tel milieu naturel semblait rendre, à première vue, la tâche très ingrate, d’autant plus que les routes étaient rares et les voies de chemin de fer presque absentes. Le littoral ne comptait que 2 % du kilométrage total du réseau austro-hongrois10. Si Trieste, Pola et Fiume étaient desservis par le train et reliés au reste de la monarchie, Spalato et Sebenico ne disposaient que d’une ligne d’importance locale. La Dalmatie méridionale n’avait rien de mieux qu’un chemin de fer à voie étroite. Les routes n’étaient guère plus développées, hormis celle établie par Napoléon à partir de Fiume et prolongée jusqu’à Cattaro. Pour toutes ces voies de communication, les liaisons avec l’arrière-pays bosniaque étaient des plus réduites. Les ports pouvaient paraître presque aussi coupés de la terre que mal fortifiés du côté de la mer. Les défenses vénitiennes étaient obsolètes. Il fallut attendre 1860 pour que Cattaro fût dotée de fortifications, et les années 1880 pour que Sebenico vît d’autres protections que les bastions du temps de Lépante. Pourtant, même si de tels ports étaient des proies faciles, les conditions naturelles s’avéraient plus défavorables encore à l’assaillant qu’au défenseur : pourquoi débarquer dans une région sans intérêt stratégique majeur, sans routes ni ressources significatives ? Appuyer un soulèvement hypothétique en Bosnie ? Mais c’était compter sans la barrière montagneuse que seule rompait la Narenta. Tout au plus pouvait-on souhaiter s’emparer pour la commodité navale des bouches de Cattaro. Afin d’assurer la défense côtière, les Autrichiens avaient disposé des stations d’observation et de signaux, avec des transmissions optiques et télégraphiques, tandis qu’en mer l’information devait être transmise par des croiseurs et des vedettes11. Installées en hauteur, elles devaient cependant tenir compte des nuages dus au sirocco. Il fallait aussi être prêt à les remplacer, si l’ennemi les faisait disparaître. C’était la fonction des torpilleurs que d’assurer leur protection, en plus des troupes terrestres. Les manœuvres des années 1890, très côtières, valorisaient nettement leur rôle, dans un dédale d’îles et de presqu’îles qu’il s’avérait finalement facile de mettre en défense grâce aux barrages de mines et aux batteries de débarquement.

Les bases navales autrichiennes furent longtemps confinées à l’extrémité nord-est de ce long couloir maritime dont l’Autriche ne contrôlait pas les accès. Les Grecs tenaient Corfou et les Italiens Otrante. Une telle situation, jointe à des budgets limités, voire en baisse, ne pouvait que favoriser une posture défensive. Les ports autrichiens, plus profonds et plus sûrs que ceux de la sablonneuse côte italienne, renforçaient encore cette disposition. Depuis 1848, la marine, s’écartant de son berceau vénitien, avait développé Pola, de préférence à Trieste. L’archiduc Ferdinand-Max contribua beaucoup à l’essor du port militaire d’Istrie, plus à distance d’un éventuel front terrestre. Mais Pola restait à l’extrémité septentrionale de l’Adriatique, à 75 milles d’Ancône, à 143 de Lissa, à 280 de Cattaro et à 355 d’Otrante. L’intérêt des responsables autrichiens se porta donc vers l’Adriatique centrale, alors même que l’Italie était officiellement alliée. Dans cette zone, l’île de Lissa était apparue dès 1866, comme une position clé, la plus avancée des îles, au cœur de l’Adriatique. En 1909, le pamphlétaire Max Schloss, dans Österreich-Ungarns Wacht zur See, ouvrage virulent contre la politique navale jusqu’alors menée, faisait de Lissa l’île dont la maîtrise permettrait aux Italiens de bloquer le littoral dalmate, d’y débarquer comme bon leur semblerait et de se rendre maîtres de la mer tout entière12. Défendre Lissa depuis Pola semblait bien délicat et on songea, dès les années 1880, à se doter de bases navales plus méridionales. Sebenico était bien située, mais trop petite, Cattaro, éloignée, exposée et mal reliée. Ce ne fut qu’en 1912, après bien des hésitations et des disputes avec l’armée de Terre, que Sebenico fut choisie. A la différence des années 1880, le temps était désormais à l’offensive. Développer Sebenico sembla à l’amiral Montecuccoli un bon moyen pour opérer en Adriatique centrale et menacer les flancs de l’adversaire13. De là, il serait aisé de prévenir tout débarquement et de protéger Lissa. La guerre survint avant que de grands travaux y fussent menés.

La pensée navale autrichienne n’eut donc pas la partie facile. Elle se nourrit de modèles importés, d’abord de France, puis d’Allemagne, plus que directement d’Angleterre ou d’Amérique. Elle fut le fait de marins, tels les amiraux Sterneck puis Montecuccoli, mais aussi de terriens favorables à une expansion maritime, tel le journaliste Anton von Mörl, éditorialiste de la Reichspost, le quotidien chrétien-social plutôt favorable à l’archiduc François-Ferdinand14. Certains militaires de terre, tels le major Hugo Schmid, ne dédaignèrent pas d’écrire sur de tels sujets15. Mais deux inconnues demeurent, qu’une étude plus approfondie devrait éliminer : d’une part les débats entre marins, que seul le dépouillement des publications militaires pourrait éclairer, et d’autre part le statut exact des pamphlétaires et propagandistes d’une politique navale active dans la décennie qui précède 1914. Appartenaient-ils au Flottenverein ? Quels étaient leurs liens avec l’entourage de François-Ferdinand, avec les compagnies maritimes de Trieste puis de Fiume, comme avec les grosses firmes sidérurgiques de Bohême ? Seule une prosopographie, militaire et civile, permettrait d’y voir plus clair et, par exemple de savoir qui est ce Carl Wanka, alias Nereus, qui fait l’apologie du cuirassé, ou bien qui se cache sous le pseudonyme de Wladimir Kuk, le fondateur du Flottenverein16. Les épais mystères qui entourent encore la personne de François-Ferdinand, l’invraisemblable perte des archives Montecuccoli lors d’un récent déménagement et le don de la bibliothèque de Pola aux autorités du défunt Etat yougoslave n’aident guère à apporter de promptes réponses. On s’en tiendra ici à indiquer des pistes et des lignes de force nettement apparentes.

La première concerne les modalités autrichiennes de la « Jeune Ecole ». Les théories françaises ont eu un écho très net vers 1885-1886 en Autriche17. Une telle vogue est moins surprenante qu’il y paraîtrait. Elle fait suite, certes après une certaine éclipse, à une tradition de contacts entre les deux marines assez développée dans les années 1870. Les Français en étaient venus à s’intéresser à une invention autrichienne, la torpille mobile, conçue par le capitaine Luppis à partir de 1859 lorsqu’il s’était trouvé bloqué dans Cattaro par des unités françaises. Après 1871, les Autrichiens commencèrent à en développer la fabrication et à réfléchir sur les conditions d’emploi. Un autre élément favorable à l’écho de la « Jeune Ecole » fut la pénurie budgétaire à laquelle furent confrontés les responsables de la marine pendant les années 1870 puis 1880. Elle se combina avec la prépondérance navale italienne dans l’Adriatique, lorsqu’en 1880 fut mis en service le navire cuirassé Duilio, dont les deux tourelles de deux canons de 450 mm déclassèrent toute la flotte autrichienne18. Une stratégie de défense des côtes permettant de couler les grosses unités adverses à moindre frais apparut, dès lors, fort séduisante. Grâce à son neveu Richard, diplomate en poste à Paris, l’amiral Daublebsky von Sterneck, commandant en chef de la marine de 1883 à 1897, se tint au courant de l’évolution de la pensée navale française. Il lui écrit le 3 mars 1886 :

Avant tout, je te remercie vraiment pour la réforme de la marine de Gabriel Charmes, un livre du plus haut intérêt, important et instructif pour de nombreuses marines. Il semble, alors même que avons eu les mêmes idées, que j’ai eu la possibilité de les mettre immédiatement en application, tandis que l’amiral Aube, pourtant si doué, a dû attendre, lui qui, à dire vrai, avec son énergie et les moyens à sa disposition, va désormais me surpasser, grâce aux gens compétents et aux extensions qu’un système une fois adopté rend indispensables. Je n’en reste pas à tout le moins aux torpilleurs et aux navires actuels et espère qu’à l’avenir notre petite flotte autrichienne se montrera à la hauteur des tâches qui lui incombent. J’attends avec anxiété la Panther construite en Angleterre ; elle correspond tout à fait à mes attentes et est un triomphe de la technique navale.

Le développement et la réorganisation de la marine française est suivi par le monde maritime avec un intérêt indescriptible et fera des émules ; à dire vrai, on ne peut faire de parallèle entre la France et l’Autriche et pourtant on porte une attention anxieuse à la solution française ; en attendant il y a aussi beaucoup d’animation du côté italien où on a en horreur les plus puissants navires cuirassés.

Si tu vois Gabriel Charmes, je te prie de lui exprimer ma particulière considération et de lui dire que ses écrits sont pour moi une sorte de Vade-mecum 19.

S’il y eut un engouement pour le torpilleur, cette vogue fut subordonnée aux enseignements des manœuvres. La « Jeune Ecole » n’eut pas les côtés quelque peu dogmatiques et les implications politiques qui la rendirent si fâcheuse en France. L’amiral Sterneck procéda à des exercices qui nourrirent une réflexion tactique poussée. La nécessité de s’adapter à l’Adriatique et la conscience d’une imitation impossible du modèle théorique français permirent aux officiers autrichiens de conserver une certaine distance critique. Ils cherchèrent le meilleur moyen de permettre à un torpilleur de s’approcher d’un bâtiment de ligne et envisagèrent de cacher les torpilleurs derrière les grosses unités jusqu’au moment où la fumée leur permettrait d’opérer. Ils réfléchirent aussi au rôle des mines pour la défense côtière, en plus de celui déjà évoqué des torpilleurs. Ils en vinrent à créer en 1885 des « navires torpilleurs » de 1 500 t., sortes de croiseurs légers pour conduire à l’attaque la flottille de torpilleurs. Les manœuvres de 1887 marquèrent clairement les limites de tels efforts. Sterneck écrivait alors à son représentant à Vienne, l’amiral Eberan von Eberhorst :

Les leçons que nous avons retirées sont importantes et probantes, notamment celle-ci : de jour, une attaque serait téméraire et peu susceptible de réussir. De nuit, bien conduite et organisée, funeste pour l’adversaire. Nos mines, barricades etc. sont éprouvées, à nos profondeurs, il faut prévoir d’autres normes pour les amarres. La lumière électrique est bonne, les Söllner pas toujours fiables, la lumière faible fragile surtout s’il pleut ou fait un temps humide, les filets de Bullivan tiennent encore à une vitesse de 5 nœuds, les navires bien équipés, le Custozza, l’archiduc-Albert et le Don Juan doivent recevoir des grues pivotantes.

Il ajoute le lendemain :

En cas de guerre, nous devons surtout nous attendre à des coups de main, c’est pour cela qu’il faut d’abord se préoccuper des débarquements. Plus encore que lors d’un débarquement, c’est surtout lors d’un embarquement que le succès dépend de la rapidité avec laquelle le travail est exécuté. Les mâts de charge ne sont pas adaptés.

Quelques jours plus tard, il note pour son neveu :

Mes manœuvres ont été très intéressantes et instructives. Elles m’ont persuadé de la justesse de mes vues sur l’utilisation des flottilles de torpilleurs et sur le caractère irréaliste de ce que l’amiral Aube attend d’elles. Je lis aujourd’hui dans des journaux allemands qu’en France on a suspendu les manœuvres trop ambitieuses des torpilleurs. Ce ne sont pas des navires de ligne et ils ne doivent pas prendre part à la guerre en haute mer, ou seulement dans des cas bien précis. Ils servent surtout à la protection des côtes, et même dans ce cas le torpilleur nécessite un soutien. Une flottille de torpilleurs ne doit pas être uniquement faite de torpilleurs, mais de bien des éléments, sinon, même pour la protection des côtes, les torpilleurs sont trop faibles et à n’utiliser que sous réserve 20.

Puisque les croiseurs légers s’avéraient insuffisants contre les bâtiments de ligne adverse, on résolut, pour conduire les torpilleurs, de lancer de plus grands croiseurs de 4 000 t. C’est ainsi que furent mis en chantier le Kaiser Franz-Joseph et la Kaiserin Elisabeth, dotés d’une artillerie significative et d’un éperon.

Les insuffisances du torpilleur ayant été bien démontrées dès 1887, on vit, dans un schéma combinant ce bâtiment et des unités plus lourdes, reparaître peu à peu des éléments tout à fait contraires aux théories alors en vigueur en France. Le cuirassé se réintroduisit discrètement dans les conceptions navales. La croissance du tonnage et de l’artillerie des croiseurs en fut un premier indice, même si, comptant sur la rapidité, on avait sacrifié le blindage. Pour protéger les flottilles de torpilleurs, il allait falloir se mesurer avec les cuirassés adverses. Paradoxalement, c’était le torpilleur qui postulait le cuirassé. C’est ainsi qu’on en vint au cuirassé de défense côtière, le Küstenverteidiger. L’amiral Sterneck avait ainsi évolué vers des conceptions un peu différentes des siennes en 1885-1886. Furent mis en chantier le Monarch, lancé en 1893, le Wien et le Budapest. Bien protégés et pourvus d’artillerie lourde (240 mm), ils devaient tenir tête à d’autres grosses unités menaçant les côtes autrichiennes. La faiblesse de leur franc-bord et la teinte des coques montrent clairement qu’ils étaient destinés, en priorité, à opérer dans l’Adriatique21.

En 1899, les opérations qu’envisage le baron de Koudelka sont essentiellement un combat d’artillerie lourde, dès que les adversaires s’aperçoivent, à 5 ou 6 km, puis à 4 km, un engagement avec les plus gros canons à tir rapide, les faibles calibres n’étant utilisables qu’à courte distance. L’éperon, dont l’usage est périlleux, et la torpille ne serviront que contre les navires avariés. Prudent, il se borne à signaler les discussions sur le rôle des torpilleurs, mais il estime qu’ils ne peuvent emporter la décision. Leur tâche est de préparer le combat, de harceler l’ennemi ou de l’achever, étant entendu que leur véritable domaine est la guerre côtière. Seuls les gros navires, par leur regroupement, leur artillerie et leur protection, feront la décision. Dans les manœuvres qu’il décrit, le rivage, surtout celui de la Dalmatie centrale, reste l’horizon proche22.

Car, de la mort de Tegetthof à la fin des années 1890, la pensée navale autrichienne a eu pour principal objectif la défense du littoral. Les exercices reflètent la conception d’opérations à mener dans les parages des côtes. Sauf quelques raids ponctuels contre les ports italiens, la défense du littoral autrichien aurait été rapprochée, appuyée sur les stations d’observation et l’artillerie côtière, afin de prévenir tout débarquement. Le point avancé n’eût pas manqué d’être, comme en 1866, Lissa. Appuyés par des unités plus grosses, les torpilleurs eussent dû opérer entre les îles ou à proximité des détroits. C’est, de préférence, en vue du littoral qu’une bataille eût dû trouver place. Mais une telle éventualité n’était envisagée qu’à titre défensif. On peut, dès lors, mesurer la distance entre les théories françaises et leur adaptation autrichienne. Au lieu de séparer les torpilleurs protégeant le littoral et les croiseurs opérant au large contre le commerce adverse, les Autrichiens comprirent qu’il fallait les réunir pour couvrir efficacement leurs côtes. Une telle évolution était d’autant plus concevable que l’Italie n’avait pas la flotte de commerce de l’Angleterre et que ses principaux ports n’étaient pas dans l’Adriatique (Gênes, Naples, Livourne, La Spezia, même Tarente).

Fallait-il envisager de porter la guerre hors de l’Adriatique ? Les plans autrichiens n’emplissaient pas même ce premier espace. Pourtant, en 1886, des unités autrichiennes avaient pris part à des opérations internationales en mer Egée. L’année suivante, des plans furent élaborés en cas de coalition contre la Russie pour l’envoi de la flotte dans la mer noire. Mais, sortir de l’Adriatique ne pouvait se faire qu’à deux conditions, ne pas être seul et ne pas avoir à livrer bataille23. Seules des opérations amphibies étaient concevables et l’armée de Terre ne cachait pas son refus d’opérations navales hors de l’Adriatique. Ni l’archiduc Albrecht, ni le chef d’état-major von Beck n’acceptèrent le projet d’aménagement de Cattaro, même pour de petites unités. De leur côté, les Italiens, inquiets de leur infériorité face à la France, auraient souhaité un appui autrichien. Dès 1889, ils avaient offert une possibilité de mouillage à Tarente pour confier aux navires de Sterneck la défense du canal d’Otrante. L’amiral refusa. Mais les projets extra-adriatiques furent abandonnés dans la dernière décennie du siècle, l’Autriche ne voulant pas indisposer l’Angleterre. L’Adriatique redevint le seul théâtre envisageable, d’autant plus que les relations avec l’Italie se tendirent après la chute de Crispi (1896).

L’allié officiel fut, de plus en plus, l’adversaire principal de la marine autrichienne. Les opérations envisagées furent essentiellement prévues contre lui, bien moins contre les Français, voire les Anglais de Malte, même si les conventions navales de la Triplice imposaient qu’on les préparât avec soin24. La défensive côtière céda la place à l’offensive, même si les éventuels débarquements et les champs de mines continuèrent d’attirer l’attention des officiers. Déjà en 1903, dans Politik und Seekrieg, le capitaine Rudolf von Labrès considère que c’est en pleine mer que s’effectue la meilleure défense des côtes. S’il n’envisage que des opérations combinées avec l’Italie, il n’est pas question d’attaquer les transports français entre Alger et Marseille. En revanche, le type d’opérations qu’il recommande est parfaitement réalisable contre l’Italie : bombardements de ports et de voies ferrées côtières25. En 1907, le major Hugo Schmid explique, dans des considérations sur la défense des côtes, qu’une guerre purement défensive serait une ruine militaire et, par conséquent, un malheur national. « La meilleure protection de notre côte réside à coup sûr dans une puissante offensive ». C’est reprendre les paroles de François-Ferdinand à la fin des manœuvres d’été de l’année précédente : la marine doit être à même « d’attaquer et battre l’ennemi en haute mer, au lieu de s’en tenir à la défense de morceaux de côtes » 26. C’est aussi reprendre, deux ans après Tsoushima, une idée mahanienne. Il faut donc que la flotte autrichienne ait un niveau à la hauteur de cette nouvelle ambition : « nous ne pouvons y parvenir sans sacrifices financiers, par une rénovation de nos unités de combat et la mise en place de nouveaux points d’appui qui permettront à la flotte d’opérer » 27. Pola lui semble insuffisant pour protéger la Dalmatie et il reprend l’idée d’un développement de Sebenico et de Cattaro. La décision doit se faire par la bataille. S’il n’évacue pas complètement les torpilleurs, il leur assigne un rôle second et nocturne. L’éperon disparaît de la panoplie en même temps que l’idée d’un combat rapproché. La bataille désormais envisagée n’est plus la confuse mêlée à l’image de Lissa dont on rêvait encore du temps de Sterneck, c’est un combat d’artillerie lourde à 5 km. La décision dépendra de la concentration du feu et de la rapidité des navires, comme de l’action complémentaire des croiseurs. Grâce à une vitesse supérieure, il sera possible de « barrer le T » à l’adversaire. La menace des torpilleurs doit obliger l’ennemi à utiliser ses filets de protection qui le ralentiront et le rendront donc plus vulnérable.

Les opérations possibles sont envisagées avec un luxe de détail tout particulier par Nereus (Carl Wanka) dans Die Probleme der österreichischen Flottenpolitik en 1912. Son but est de montrer la nécessité de la bataille décisive. Il se livre à un examen très critique des idées alors en vigueur. Diversions et débarquements sont, à ses yeux, dépourvus de sens. La décision contre l’Italie sera terrestre et en Vénétie, même si l’ennemi débarque des contingents en Dalmatie. Tirant, comme Mahan, les leçons de la guerre hispano-américaine et notant qu’il fallut en 1898 quatre jours aux Américains pour débarquer 15 000 hommes à Cuba sans opposition espagnole, il en conclut qu’une opération sur le littoral autrichien rencontrerait des difficultés d’autant plus grandes que les effectifs seraient élevés : discrétion, zone de débarquement convenable, etc.28 Le rassemblement d’une force navale considérable serait exposé à la menace des sous-marins et des torpilleurs, tandis que les unités débarquées nécessiteraient une logistique considérable. Envoyer un contingent autrichien sur la côte italienne ne serait pas plus avantageux, car on s’exposerait aux mêmes périls29. La condition préalable serait, de toute manière, la maîtrise de la mer. D’ailleurs, le littoral italien, avec les courants, les lagunes en Vénétie et la malaria, est peu hospitalier. Comme un débarquement prendrait du temps, les réserves italiennes auraient le temps d’intervenir. S’inspirant des enseignements de Napoléon et de Moltke, il estime que c’est toujours une bévue que d’affaiblir le gros de l’armée par des détachements.

Autre idée largement acceptée, le bombardement des côtes italiennes. Nereus la rejette comme insusceptible d’apporter un quelconque avantage stratégique. Il écarte aussi les projets de convois des partisans d’une protection efficace du commerce. Là encore, ce serait disperser les forces que vouloir vainement garder une route maritime Trieste-Otrante sous la constante menace italienne. Il ne faut pas perdre de vue les véritables objectifs stratégiques. Une flotte ne sert pas à protéger la navigation commerciale, mais à attaquer l’ennemi. Le principe de concentration des forces, que Mahan avait emprunté à Jomini, explique ce choix. La maîtrise de la mer est le but à atteindre, mais encore faut-il savoir qu’elle ne suffit pas à faire la décision30.

Il examine ensuite les opérations extra-adriatiques. Significativement, il s’agit bien moins de s’unir aux Italiens, pour couper les communications françaises entre Alger et Marseille, que d’isoler l’Italie de ses nouveaux prolongements africains de Tripolitaine et de Cyrénaïque. Anticipant résolument sur la situation alors en vigueur, Nereus envisage un type d’opérations calqué sur le modèle des plans de la Triplice contre la France. A plus ou moins brève échéance, il sera nécessaire d’empêcher les Italiens de rapatrier leur armée d’Afrique pour favoriser la décision terrestre entre le Trentin et l’Adriatique. Un tel plan suppose de grosses unités capables de tenir tête aux cuirassés italiens. Certes l’Italie tâchera de bloquer le canal d’Otrante, mais les pertes que ne manqueraient pas d’occasionner les sous-marins et les mines seraient si élevées que la supériorité italienne s’en trouverait compromise. Sur ce point, Nereus se distingue de Mahan qui croyait à la possibilité d’un blocus rapproché. Les amiraux italiens auraient, de surcroît, une autre difficulté à régler : trouver des ports capables d’accueillir la flotte de transport en provenance de la Tripolitaine. Le choix étant restreint, il suffirait de faire observer les quelques possibilités. Selon l’hypothèse la plus vraisemblable, les Italiens attendront d’avoir la maîtrise de la mer pour risquer leurs transports et ne prendront pas le risque de les faire escorter par leurs grosses unités qui devraient aussi affronter leurs équivalents autrichiens. Le but de la démonstration est de prouver que la construction d’une puissante flotte de haute mer sera précieuse aux forces terrestres, car, grâce à elles, les renforts italiens arriveront trop tard ou pas du tout. Cet argument par la prospective était destiné aux responsables de l’état-major qui réclamaient un corps d’armée de plus au détriment du programme naval.

A la question « de quelle flotte avons-nous besoin ? », les auteurs des années 1910-1914 sont unanimes pour répondre que l’Autriche ne peut se passer de cuirassés31. Une efflorescence d’ouvrages sur la politique navale accompagne la tardive adoption du dreadnought par la marine autrichienne. Déjà, en 1907, Hugo Schmid recommandait la construction de gros navires bien armés au rayon d’action étendu. En 1912, la vogue du cuirassé type dreadnought est pleinement lancée et de telles parutions surviennent au moment où François-Ferdinand appuie Montecuccoli contre le ministre de la Guerre favorable à l’armée de Terre32. Nereus plaide pour de grosses unités fortement armées et bien cuirassées, rapides et avec un gros déplacement. Tel lui semble le navire de l’avenir, conforme au modèle créé par les Britanniques. Une flotte constituée de telles unités pourra concentrer son tir en un point de la ligne adverse qu’elle devra anéantir. Il se livre à une critique en règle de la politique navale jusqu’alors menée par l’Autriche. Il ne faut plus de ces navires, ou trop lourds pour rester à proximité des côtes ou trop légers pour s’aventurer en haute mer. Même les dreadnoughts en cours de construction ne trouvent pas grâce à ses yeux : leur artillerie n’est que du 305 alors que déjà d’autres marines en sont au 340, voire au 356. L’Autriche est encore la dernière… et les Italiens seront, à n’en pas douter, les plus forts en 1914. Contrairement à Lengnick33, Nereus ne croit pas à une pause dans la croissance des tonnages et, sans le nommer, il cite un officier américain qui envisage des navires de 40 000 à 50 000 t34. A cette date, les plus grosses unités austro-hongroises ne dépassent pas les 20 000 t.

La même année 1912, le journaliste Anton von Mörl publie Das Ende des Kontinentalismus. Entwicklung und Bedeutung unserer Seegeltung. Il y fait un double historique, des moyens de la guerre sur mer et de la marine autrichienne en particulier35. Prenant acte de l’échec des espoirs placés dans le torpilleur, il croit ne pouvoir attendre davantage du sous-marin. Les mines lui paraissent nécessaires mais d’un emploi limité à cause de leur coût, les avions uniquement utilisables pour la reconnaissance et non le bombardement. Le blindage et l’armement lourd sont donc les nécessités. Il dénonce par conséquent, avec véhémence, la politique des deux dernières décennies du siècle précédent : « L’Autriche peut remercier la bienveillante providence divine de ne pas avoir eu au début des années 90 du siècle dernier à faire la guerre sur mer, car la flotte n’eût pas manqué d’être anéantie comme celle de l’Espagne à Cavite et à Santiago de Cuba en 1898. La flotte autrichienne n’avait alors pas un seul navire de combat moderne… » 36. Enfin vinrent Montecuccoli et François-Ferdinand. Mörl se veut modéré et rassurant. L’Autriche n’a pas besoin d’une flotte considérable et coûteuse comme l’Angleterre, l’Allemagne ou la France, mais elle a besoin d’être en sécurité du côté italien. Le premier effort de la monarchie savoyarde sera, à n’en pas douter, contre la flotte autrichienne. Si cette dernière résiste, l’armée italienne aura la tâche bien plus difficile. Si c’est l’Autriche qui jouit de la supériorité, il sera possible d’attaquer le chemin de fer de la côte italienne, puis de menacer les liaisons avec la Sicile et la Sardaigne, voire de bombarder Palerme, Naples et Gênes. Au cas où le gros des forces terrestres autrichiennes serait engagé, soit contre la Russie, soit dans les Balkans, la flotte jouerait pleinement son rôle pour aider les troupes de couverture bloquant les cols des Alpes. Là encore, il s’agit de montrer que développer la marine n’est pas un coupable gaspillage.

Mais ces deux auteurs, dont on aimerait connaître les commanditaires, poussent plus loin leur argumentation, au point de se faire les avocats d’une régénération de l’Autriche par la mer. Depuis 1904, le Flottenverein diffuse, avec un succès inégal, des thèses navalistes dans l’opinion37. Mais Nereus juge exagérées, voire ridicules et naïves, les manifestations des Flottenfreunde. Le but d’une flotte n’est pas d’exécuter des démonstrations, ni de prendre part à des parades. Montrer son pavillon n’a jamais accru la puissance politique, ni amélioré le commerce38. Il faut une bonne politique économique, comme l’a montré l’Angleterre. L’avenir passe par une sortie de l’Adriatique, notamment vers l’Orient :

des navires de haute mer, mais dont le rayon d’action n’est calculé que pour l’Adriatique, ne sont pas les bras suffisants pour l’armée qu’ils devraient être et une flotte de dreadnoughts confinée dans l’Adriatique n’est pas un instrument pour une politique mondiale. A cette fin, il faut se lancer vers l’Océan ; dans l’Adriatique, il n’y a pas de politique mondiale possible 39.

S’il s’agit seulement d’assurer sa position dans cette mer, l’Autriche n’a guère besoin que de troupes terrestres. Si elle ne songe qu’à protéger ses côtes, elle jouira d’avantages à la mesure des risques encourus et sa flotte inutile finira comme celle des Russes à Port-Arthur. Si elle porte ses ambitions hors de l’Adriatique, elle participera à toutes les affaires importantes, la guerre étant la poursuite de la politique par d’autres moyens. Tel est le choix qui s’offre à l’Etat autrichien. L’ouvrage s’achève sur une note de défi : la vie est un combat. Tout ou rien, conclut Nereus en citant Ibsen avant de claironner « Aut Caesar, aut nihil ! ».

Le ton n’est pas moins flamboyant avec Mörl qui prévoit à court terme une grande explication navale anglo-allemande que tout laisse présager dans l’histoire de la thalassocratie anglaise. Pour un pays tiers, car Mörl n’envisage pas un soutien maritime au Reich allemand et là est son originalité, une flotte puissante permettra, soit de rester neutre, soit de se protéger en attendant de faire valoir ses intérêts lors de la remise en ordre ultérieure. C’est, à la fois, se séparer de Tirpitz et le retrouver, en adoptant sa « politique du risque », tout en ne comptant pas sur la flotte pour s’attirer des alliances40. La grande thèse de Mörl est que l’Autriche doit renoncer au « continentalisme ». Toute une mythologie de l’affirmation de la puissance est mobilisée à l’appui de l’argumentation navaliste : « chaque peuple cherche, comme chaque individu, à affirmer sa puissance et son influence dans le monde » 41. C’est à la lumière d’une telle thèse qu’est analysée sommairement l’histoire de l’Angleterre. Il ne fait pas de doute que Mahan a fourni une part de l’inspiration. Il est d’ailleurs explicitement cité comme celui qui a le mieux dégagé la signification de Trafalgar. L’exemple anglais montre comment « la guerre terrestre épuise, tandis que celle sur mer nourrit ».

Toutefois, Mahan n’est qu’une référence parmi d’autres et il serait trompeur de lui accorder une influence exagérée. Ses écrits, sans doute connus par l’intermédiaire de l’Allemagne, n’eurent de retentissement que lorsque l’Autriche choisit de construire de grands bâtiments, et particulièrement des dreadnoughts. 21 années séparent la publication de The Influence of Sea Power upon History, et le lancement du Viribus Unitis en 1911. Mahan, lorsque les temps furent venus, s’avéra être une utile référence, un réservoir d’arguments possibles pour justifier la nouvelle politique navale. Son utilisation se fit non sans un sérieux filtrage. L’idée d’une supériorité historique du protestantisme, par exemple, si elle pouvait charmer les Prussiens, n’était pas de nature à plaire à l’archiduc François-Ferdinand qui ne faisait pas mystère de son catholicisme. De manière similaire, les déclarations tonitruantes sur l’affirmation de la puissance étaient moins à son goût qu’à celui du commandant en chef de l’armée de Terre, Conrad von Hötzendorf, partisan d’une guerre préventive.

Pour Mörl, il est temps de tirer les leçons de 1866 et de procéder à une ambitieuse réorientation de la politique autrichienne. L’ancien objectif, la double domination de l’Allemagne et de l’Italie, relève désormais du passé. Il faut donc renoncer au « continentalisme », ce système d’acquisition de provinces nouvelles auxquelles on cherche à imposer à grands frais une administration. Il ne débouche que sur des guerres et des défaites. La querelle franco-allemande pour l’Alsace-Lorraine en est un autre exemple. Le refus du « continentalisme » débouche sur la dénonciation de la politique balkanique autrichienne. Il n’y avait aucun avantage à occuper la Bosnie et il faudrait ne pas céder à semblable tentation pour l’Albanie, car les Balkans pourraient bien former un jour un seul Etat, selon l’exemple italien. Les visées sur Salonique ? D’inutiles et dangereuses chimères. Le seul agrandissement réaliste serait l’acquisition pacifique de Corfou à la Grèce. L’Autriche manque désormais d’un but commun à tous ses peuples. Elle en trouverait un excellent dans l’expansion maritime.

Mörl reprend ainsi un thème de plus en plus en vogue depuis 1910 : la marine associe les peuples dans un effort commun. Faut-il rappeler qu’un des premiers dreadnoughts fut baptisé Viribus unitis (« par nos forces unies »), devise du peu maritime François-Joseph ? A cette date, les Hongrois ont fini par s’intéresser aux choses de la mer et développent à grands frais Fiume, leur unique port. Les Slovènes font savoir que le maintien de leur identité nationale passe par le développement d’une flotte autrichienne. Les Croates sont pour l’expansion navale et réclament une plus grande place dans la marine42. Il ne manque pas non plus de Tchèques pour trouver que la Bohême a tout à gagner des commandes de canons et de blindages à ses aciéries43.

L’union des peuples n’a pas pour but une guerre de revanche, même contre l’Italie. Elle doit tirer parti des nouvelles conditions maritimes créées par le percement de l’isthme de Suez qui a considérablement changé l’espace commercial de Trieste. Et Mörl a pu trouver auprès des compagnies de navigation autrichiennes de Trieste et hongroise de Fiume la documentation nécessaire à son ouvrage. Il a publié en annexe deux cartes montrant les lignes commerciales au départ de ces deux ports. Trieste, conclut-il, à cet égard, peut aspirer à une position qui fut, jadis, celle de Venise44. Le mythe vénitien vient ainsi effleurer la thèse navaliste et il y a comme un lointain souvenir de Marco Polo, lorsque l’avenir de l’Autriche est signalé du côté de la Perse et de la Chine.

Les immenses régions endormies depuis des siècles de l’Asie et de l’Afrique vont s’éveiller à une nouvelle vie économique et un puissant courant se dirigera vers l’est, comparable à celui qui gagne l’ouest aujourd’hui. Une nouvelle occasion sera offerte à l’Autriche, celle de se lancer enfin sur les mers, là où peuvent s’acquérir la puissance, la richesse et la considération. Le Danube deviendra l’Elbe de l’Autriche et portera les marchandises jusqu’à la mer Noire et, de là, on les acheminera vers l’Asie mineure et la Perse. Vienne est donc à la porte de l’Asie, Trieste peut s’attirer le trafic vers l’Afrique et vers l’Orient, proche et lointain, et dès lors avoir une importance comparable à celle actuelle de Hambourg 45.

Dans cette vision syncrétique, le modèle allemand vient se superposer à l’exemple anglais et au mythe vénitien. Si l’Autriche n’a obtenu jusqu’à présent que de médiocres résultats, c’est à cause du désintérêt des gouvernants, du peu de travail à Trieste et du manque d’esprit commercial combinés avec la routine bureaucratique.

Seule notre jeunesse peut entreprendre la dure tâche du rajeunissement de l’Autriche, aussi ce livre est-il dédié à la “ Jeune Autriche ”. C’est elle qui devra montrer si elle a la force de briser les liens étroits du continentalisme pour entrer dans le combat du vaste monde où seul un peuple peut montrer ce qu’il y a en lui 46.

La pensée navale autrichienne la plus originale fut celle des années de critique pragmatique des thèses de la « Jeune Ecole ». Elle correspondit à l’étiage des budgets. Lorsque vint le temps de l’expansion maritime et des dreadnoughts, elle se fit beaucoup plus militante et quelque peu irréaliste, plus difficile à adapter aux contraintes adriatiques. Il s’avérait, malgré tout, délicat de donner en exemple Venise, l’Angleterre ou le Reich allemand. L’Adriatique sembla fort justement bien étroite, mais l’essor commercial réel eut cette particularité d’être dépourvu du moindre point d’appui outre-mer, à la différence de ces illustres modèles. En serait-on venu un jour à envisager de saisir les colonies italiennes ? Il n’y eut, avant 1914, que des stations navales, au Levant et en Chine. N’y avait-il pas contradiction entre des constructions navales accrues alarmant l’Italie et la prudence conservatrice de François-Ferdinand, moins belliciste qu’on ne l’a dit ? Si la pensée navale autrichienne suivit à son rythme les inflexions générales du temps, elle le fit avec ses modalités spécifiques, la conviction que le véritable ennemi était l’allié italien et le souci, sans doute plus marqué qu’ailleurs, d’une coopération terre-mer. Dans un cas comme dans l’autre, l’étroit couloir adriatique en fut la cause, par la menace de débarquements et la possibilité d’une articulation des combats en Vénétie et des opérations navales.

La Grande Guerre donna à la fois tort et raison à toutes les thèses défendues depuis 188547. Elle vit le triomphe d’une invention autrichienne, la torpille, mais celle du sous-marin plus que du torpilleur. Les Français en firent l’amère expérience dès 1914 et c’est une vedette italienne qui torpilla le cuirassé Szent-Istvan en 1918. Il n’y eut pas non plus la bataille décisive qui eût été le Lissa de l’âge de l’artillerie lourde. Pourtant, la simple présence à Pola des grosses unités de l’amiral Haus fit évacuer l’Adriatique par les principales forces italiennes. Il n’y eut pas de débarquements, tout au plus quelques coups de mains contre des stations de signalisation et l’envoi de saboteurs efficaces dans les ports italiens. Il y eut toutefois, dès l’entrée en guerre de l’Italie en mai 1915, des bombardements de la côte des Marches par la flotte autrichienne qui s’assura ainsi la domination de la mer pour toute la guerre. L’Adriatique devint, tout à la fois, une mer autrichienne et un piège à escadres. Corfou et Otrante étant solidement tenus par la Triple-Entente, il fut impossible d’accéder à la Méditerranée et la tentative de l’amiral Horthy en mai 1918 tourna court avant la bataille qui en serait résultée. L’Autriche, à la différence de Venise puis de Napoléon, n’avait pas su voir à temps l’importance de Corfou.

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Notes:

1 Nous tenons à exprimer notre gratitude à l’amiral Kessler qui a facilité nos recherches au Service historique de la Marine, à l’amiral Coldefy qui nous a familiarisé avec les conditions de navigation adriatiques, à Hervé Coutau-Bégarie ainsi qu’à Martin Motte.

2 Il est plus juste de qualifier cette pensée navale d’autrichienne que d’austro-hongroise, car la Hongrie a durablement freiné l’expansion maritime. Il fallut attendre 1904 pour qu’elle fût touchée par la grâce navaliste et se tournât vers la mer avec le zèle des néophytes. L’amiral Montecuccoli, qui s’écria “les Hongrois sur mer !” devant les délégations le 31 octobre 1908, et le comte Tisza eurent une grande part dans ce retournement.

3 On trouvera la bibliographie la plus complète dans le tome V de P. Urbanitsch et A. Wandruszka, dir., Die Habsburgermonarchie, 1848-1914, Vienne, 1987, pp. 687-763. Il existe désormais une remarquable synthèse due à L. Sondhaus, The Naval Policy of Austria-Hungary. 1867-1918. Navalism, Industrial Development and the Politics of Dualism, West Lafayette (Indiana), 1994. Signalons aussi de très utiles mises au point dans le n° 45, 1980, de la Revue internationale d’histoire militaire, “Österreich zur See”. On trouvera une présentation bien illustrée dans H. Mayer et D. Winkler, Als die Adria österreichisch war, Vienne, 1989. Pour la décennie précédant la Grande Guerre, la meilleure étude est celle de M. Vego, The Anatomy of Austrian Sea Power, 1904-1914, Ph. D., Washington University, 1981, 2 vol. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces questions dans une Histoire de l’Adriatique en préparation aux éditions du Seuil, sous la direction de P. Cabanes.

4 Une fructueuse comparaison pourra être effectuée avec E. Ferrante, “La pensée navale italienne II. De Lissa à la Grande Guerre”, dans L’évolution de la pensée navale III, pp. 97-122.

5 L. Höbelt, in P. Urbanitsch et A. Wandruzska, op. cit., pp. 748-749.

6 En 1885, l’amiral von Sterneck écrit à son neveu : “Je ne suis pas persuadé qu’on soit convaincu en Autriche de la nécessité d’une marine, et tant que ce ne sera pas le cas, les succès momentanés ne sont pas le but que je recherche…”. Deux ans plus tard, il est un peu moins pessimiste : “On commence à savoir que l’Autriche a une côte magnifique et qu’il y a une marine de guerre. On porte aux deux un grand intérêt, et avec le temps viendra la compréhension du commerce et se répandra celle de l’importance de la mer comme route de communication”, Max Freiherr von Sterneck, Erinerrungen aus den Jahren 1847-1897, Vienne, 1901, pp. 228 et 253. Il fallut, en fait, attendre les années 1900.

7 Les biographes de François-Ferdinand ne se sont malheureusement guère intéressés à son action maritime. Il faut donc croiser divers ouvrages pour glaner l’information en attendant qu’un chercheur, à partir des papiers laissés par la chancellerie de François-Ferdinand et les archives de la Marine, tâche de lever une part du voile de mystère qui continue de recouvrir les idées de l’archiduc héritier. Voir cependant R.A. Kann, Erzherzog Franz-Ferdinand Studien, Vienne, 1976 et R. Egger, “Erzherzog Franz-Ferdinand und die Kriegsmarine”, Scrinium, 38, pp. 313 et suivantes. C’est en 1902 que l’archiduc, déjà général de cavalerie, fut nommé amiral. Le tour du monde à bord du croiseur Kaiserin Elisabeth en 1892-1893 lui avait donné une expérience maritime rare chez les Habsbourg. Depuis 1898, il poussait à la construction de navires au tonnage accru. On a souvent avancé l’hypothèse que ce serait Guillaume II qui l’aurait convaincu de la nécessité d’une flotte puissante, sans preuve décisive toutefois.

8 Le 27 février 1913, François-Ferdinand déclara à Conrad von Hötzendorf : “Notre principal ennemi, c’est l’Italie contre qui il faudra faire la guerre. Nous devons reprendre la Vénétie et la Lombardie”. Il était hostile aux projets allemands d’opérations austro-italiennes. Conrad von Hötzendorf, Aus meiner Dienstzeit, Vienne, 1922-1925, tome III, p. 157.

9 L. Höbelt, op. cit., pp. 721-722. On pourra comparer avec les plans d’opérations définis par Montecuccoli. M. Vego, op. cit., pp. 514-527.

10 M. Vego, op. cit., pp. 8-11.

11 A. von Koudelka, Unsere Kriegsmarine, Vienne, 1899, pp. 223-268.

12 M. Vego, op. cit., pp. 153-156.

13 M. Vego, op. cit., pp. 164-168.

14 A. von Mörl, Das Ende des Kontinentalismus. Entwicklung und Bedeutung unserer Seegeltung, Saaz in Böhmen, 1912.

15 H. Schmid, Einiges über Kriegsmarine une Marinetaktik, Vienne, 1907.

16 Nereus, Die Probleme der österreichischen Flottenpolitik, Leipzig-Vienne, 1912.

17 Sur toute cette période, voir L. Höbelt, op. cit., passim, mais aussi du même : “Von der “Jeune Ecole” zur “Flottenpolitik”. Die Rolle der österreichischen-ungarischen Kriegsmarine im letzten Viertel des neunzehnten Jahrhunderts”, Etudes danubiennes, IV, 1988, 2, pp. 148-156.

18 J. F. von Kronenfels, Das schwimmende Flottenmaterial der Seemächte, Vienne, 1881, pp. 365-398 pour l’Italie.

19 M. von Sterneck, op. cit., p. 232.

20 M. von Sterneck, op. cit., pp. 254-256.

21 Sur les navires réalisés à partir de la classe Monarch, voir P. J. Kemp, Austro-Hungarian Battleships, Londres, 1991.

22 A. von Koudelka, op. cit., pp. 266-267.

23 L. Höbelt, op. cit., pp.151-152.

24 En 1913 encore, la Marinesektion mit sur pied des plans d’opérations combinées dans le cadre de la Triplice à l’occasion du renouvellement de la convention navale. Les Autrichiens étaient réticents, mais il y eut cependant une entrevue rocambolesque entre l’amiral Haus (moins anti-italien que son prédécesseur Montecuccoli) et son homologue italien Thaon di Revel en Suisse et le travail fut mené jusqu’au bout. Ces projets n’en trouvaient pas moins leur place dans la dérive vers le large qui caractérise la pensée navale autrichienne de l’avant-guerre.

25 R. von Labrès, Politik und Seekrieg, Berlin, 1903, pp. 242-243.

26 Cité par M. Vego, op. cit., p. 110.

27 H. Schmid, op. cit., pp. 21 et 25-26.

28 Il cite à l’appui de son propos le premier lord de l’Amirauté sir Arthur Wilson qui estime nécessaire une escorte de navires de guerre supérieure aux forces adverses.

29 Une telle idée avait été avancée à plusieurs reprises dans la Danzersarmeezeitung, notamment par un nommé Salvator R. qui, sous le titre “Ohne Seesieg kein Landsieg” (sans victoire navale, pas de victoire terrestre), envisagea des débarquements grand style.

30 Rappelons que la réflexion de Wanka est contemporaine des tractations menées entre la Marinesektion et les marins italiens en prévision du renouvellement de la convention navale. Mais il est bien difficile de savoir de qui il exprime les convictions.

31 Mais, en ces années de course aux armements de part et d’autre de l’Adriatique, tous les auteurs ne sont pas unanimes sur le bien-fondé des politiques jusqu’alors suivies. Voir F. Mirtl, Unsere Marine sinkt. Ein Mahnwort in letzter Stunde, Vienne, 1912 (“Notre marine coule. Un ultime avertissement”).

32 Sur la politique navale de ces années, en plus de M. Vego et J. Kemp, W. Aichelburg, L. Baumgrtner et alii, Die “Tegetthof” Klasse. Österreich-Ungarns grösste Schlachtsschiffe, Munich, 1981 et C. Ramoser, Österreich-Ungarns Weg zur Tegethoff-Klasse, thèse, Vienne, 1992.

33 Arthur Lengnick, auteur notamment de Unsere Wehrmacht zur See, Vienne, 1904.

34 Nereus, op. cit., pp. 85-88. Nereus recommande une flotte de 8 superdreadnoughts pour s’en prendre au gros italien, 4 croiseurs de bataille pour des actions tactiques en coopération avec les précédents, les attaques des transports adverses, la reconnaissance et l’observation, 12 croiseurs pour la reconnaissance et la conduite des torpilleurs, 20 à 40 contre-torpilleurs et autant de sous-marins.

35 Pour une fois dans ce type de littérature, l’auteur indique sa bibliographie. Elle comporte des officiers autrichiens tels que Koudelka, Lehnert, Lengnick, Klimburg, les historiens de la marine autrichienne (Benko von Boinik pour 1848-1849, Fleischer pour 1866) et de Trieste, Mahan (traduction de The influence of Sea Power upon history), ainsi que l’ouvrage de Plüddemann, Der Krieg um Kuba, 1898 et plusieurs études sur la guerre russo-japonaise : Klado, Die Kämpfe zur See im russisch-japanischen Kriege, Politowski, Von Libau bis Tsushima, Semenov, Die Schlacht bei Tsushima et Winterhalder, Kämpfe um China.

36 A. von Mörl, op. cit., pp.113-114.

37 Voir par exemple L. A. Gebhardt Jr, The Development of the Austro-Hungarian Navy, 1897-1914. A Study in the Operation of Dualism, New Brunswick, 1965, pp. 32-34. Son orientation fut d’abord commerciale et le nombre de ses membres limités. A partir de 1908, François-Ferdinand en devint le protecteur honoraire. En 1911, le mouvement, présidé par le prince Alfred von und zu Liechtenstein, avait pris un caractère quasi-officiel et jouissait du soutien de la Reichspost, le journal dans lequel écrivait précisément Anton von Mörl. Mais, même avec ses 42 000 membres de 1914, il ne pouvait être comparé à son aîné allemand (1898) qui alignait 600 000 adhérents.

38 Pourtant dès 1906, dans un mémorandum à l’Empereur, le chef de la Marinesektion, Montecuccoli, insiste diplomatiquement sur la défense des côtes en ajoutant, parmi les missions de la flotte, la protection des intérêts économiques outre-mer. Montrer son pavillon n’est pas toujours inutile et le développement économique de la monarchie danubienne entraîne déjà de telles interventions, notamment lors des guerres balkaniques. Mörl l’ignore-t-il ?

39 Nereus, op. cit., p. 80.

40 Voir, à propos de la directive n° IX de 1894, F. E. Brézet, “La pensée navale allemande des origines à 1914”, L’évolution de la pensée navale, p. 126.

41 A. von Mörl, op. cit., p. 7.

42 L. A. Gebhard, “The Croatians, the Habsburg Monarchy and the Austro-Hungarian Navy”, Journal of Croatian Studies, 11/12, pp. 152-159. Aussi, I. Karaman, Jadranske studije, Rijeka, 1992.

43 L’intervention aux délégations du député tchèque Udrzal mérite d’être citée : “si nous réussissons, grâce à l’aide de la marine, à écarter nos mesquineries autrichiennes à propos des questions de nationalités, si, grâce à elle, nous parvenons à un horizon élargi et à une conception tolérante et humaine, alors je jugerai justifiées ces grosses dépenses malgré notre détresse économique”, d’après H. F. Mayer, Die K. u. K. Kriegsmarine 1912-1914 unter dem Kommando von Admiral Anton Haus, thèse, Vienne, 1962, p. 77.

44 Mörl explique, arguments historiques à l’appui (l’occupation napoléonienne), que Trieste ne peut que dépérir si elle est privée de l’arrière-pays que lui fournit la monarchie. A ses yeux, l’Italie, si elle annexait l’Istrie, perdrait l’unité qui fait sa force en intégrant des Slovènes, vues d’ailleurs en partie justifiées par la situation en Istrie après 1918. Voir A. Ara et C. Magris, Trieste, une identité de frontières, trad. fr., Paris, 1991.

45 A. von Mörl, op. cit., p. 158.

46 A. von Mörl, op. cit., p. 189.

47 H. Sokol, La marine austro-hongroise dans la guerre mondiale (1914-1918), trad. par le C. C. Jouan, Paris, 1933. A. Thomazi, La guerre navale dans l’Adriatique, Paris, 1927. P. G. Halpern, The Naval War in the Mediterranean 1914-1918, Annapolis, 1987.

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D’UNE MARINE FORTERESSE VERS UNE MARINE DE HAUTE MER. La transformation de la Marine suédoise 1895-1910

Lars Wedin

Cette citation démontre l’amertume des officiers de la Marine face au manque de compréhension qu’ils rencontrent. Et pourtant, la situation s’est déjà améliorée. Depuis les années 1880, la marine a trouvé un nouvel élan après des années de négligence. Mais, même si vers la fin du XIXe siècle elle a fait construire des bâtiments bien adaptés, la lutte pour l’adaptation de sa stratégie, de son organisation et de son système d’entraînement n’est pas gagnée. Il faut se débarrasser d’une stratégie essentiellement « terrienne ». C’est l’évolution de cette nouvelle pensée, vue à travers les débats dans la Tidskrift i Sjöväsendet (Journal des affaires navales) de l’Académie royale de Marine, qui constitue le sujet de cette étude. Un certain nombre de ces conceptions vont devenir la base du débat suédois au XXe siècle.

Le cadre historique et géostratégique 
Le royaume suédois-norvégien se trouve au XIXe siècle, au point d’intersection des intérêts britanniques et russes3. Avec la perte de la Finlande en 1809, la Suède a perdu son glacis face à l’ennemie traditionnelle, la Russie4. La menace d’une invasion russe à partir du grand-duché finnois est devenue le souci central.

Avec la perte de la Finlande en 1809 et l’acquisition de la Norvège en 1814, la côte suédoise passe de 1 400 km à 5 200 km5. En théorie, la Suède est devenue, stratégiquement, une île. En 1904, un officier de Marine décrit la situation.

Notre front maritime principal, qui antérieurement était tourné vers le sud et l’ouest, est maintenant basculé vers l’est, et en plus, notre capitale, auparavant tranquillement placée au milieu du royaume suédois, se trouve maintenant sur notre frontière est… sauf la frontière norvégienne et une partie de celle du nord-est face à la Russie, toutes nos frontières sont maritimes, et en conséquence tous les états, sauf peut-être la Russie, sont contraints, pour nous attaquer, de venir par mer 6.

Malgré cette situation stratégique, la défense pendant le XIXe siècle reste essentiellement terrestre, fondée sur le principe de la « défense centrale ». La campagne de Napoléon en Russie avait bien démontré l’efficacité de cette stratégie défensive, surtout pour un pays faible. Il ne faut pas oublier que, pendant la première moitié du siècle, le roi de Suède est un ancien maréchal d’Empire. Dans cette stratégie du faible au fort, la flotte a peu de missions en haute mer. Pour les adhérents de la défense centrale, elle doit opérer dans les archipels pour protéger certain passages et ports importants. « Pendant les décennies, qui précédaient la fusion de 1875 [1873 ?], la flotte était généralement vue… comme une artillerie de position » 7. La lutte pour sortir de cette situation, dans laquelle la marine n’est au fond qu’une arme de l’armée de Terre, et réaliser une stratégie navale propre aborde un large spectre de problèmes. Il faut un matériel permettant un engagement en « haute mer » crédible, une doctrine stratégique adaptée et un personnel bien entraîné. Jusqu’aux années 1880, il n’y avait rien. L’avis gouvernemental pour la défense terrestre de 1856 donne une bonne illustration de la situation : « Un petit état comme la Suède doit par principe concentrer ses ressources sur la défense terrestre, qui est la plus performante, et se contenter des contributions qu’une flotte modeste peut donner » 8.

Ici, il faut peut-être une explication. La Baltique est une mer étroite. La côte suédoise est en grande partie couverte par des archipels avec d’innombrables îles et îlots. L’expression « haute mer » est utilisée ici pour faire la distinction entre des opérations au large en Baltique et celles qui sont menées près de la côte ou dans les archipels. Savoir si le point central doit être sur l’un ou l’autre est un thème persistant du débat stratégique suédois. Comme une guerre au large nécessite un matériel plus perfectionné, avec des bâtiments plus grands, c’est une question de priorité, économique aussi bien que stratégique, entre l’armée de Terre et la Marine. La Marine a aussi plusieurs fois été divisée afin d’équilibrer les deux stratégies – dans une certaine mesure nécessaires toutes les deux. Entre 1756 et 1824 il y avait une flotte, généralement composée de galères, dite Flotte de l’armée de Terre et la Flotte proprement dite avec des vaisseaux de ligne9. Puis, entre 1866 et 1873, il y a eu une Flotte d’archipel et la Flotte navale10. Finalement, à partir de 1905, la Marine est constituée par la Flotte et l’Artillerie côtière.

En 1860, la flotte est usée et inutilisable. Il n’y a presque pas de programmes de modernisation. En fait, la Suède n’a pas de défense marine mobile11.

La guerre de Sécession donne les premières impulsions à une modernisation. Évidemment, la bataille entre le Monitor, construit par un Suédois, et le Merrimac est vue avec un grand intérêt en Suède. Entre 1865 et 1871 quatre monitors sont construits12. Ils sont ensuite rejoints par d’autres, plus petits. Ces bâtiments étaient primitivement conçus pour faire des barrages mobiles dans les archipels. Dans l’avis gouvernemental de 1871, la défense navale est limitée aux approches de Stockholm et de deux ou trois autres places côtière13.

On ne fut pas avare d’éloges et de flatterie pour le matériel nouveau [les monitors]. L’influence presque magique que les archipels et le matériel conçu pour eux évoquent toujours chez nous a renforcé la confiance. C’est la meilleure explication du fait qu’il faudra vingt ans avant qu’il n’y ait une nouvelle augmentation majeure ou un changement du matériel naval 14.

Finalement, en 1883, le parlement prend la décision d’acquérir un cuirassé15 et une vedette lance-torpilles16. C’est un tournant décisif, puisque le comité naval a accepté l’idée que la flotte devrait être en mesure d’opérer en haute mer et donc a besoin de bâtiments pour le large. Pendant les années suivantes, la Marine acquiert une dizaine des cuirassés ainsi que des vedettes lance-torpilles. Mais la bataille contre les partisans d’une marine côtière est loin d’être gagnée. A vrai dire, elle continue encore aujourd’hui : dans un article sur la défense de l’an 2000, on peut lire que les bâtiments de surface doivent être « des unités de surface légères et agiles, en mesure d’opérer avec persévérance, protégées par nos archipels » 17.

La décision de 1883 reflète l’évolution industrielle et technologique pendant les années 1860 et 1870, qui a permis à des petits Etats de construire du matériel naval efficace. Il est désormais envisageable de combattre un assaillant au large. La « défense centrale » commence à évoluer vers une « défense périphérique » 18.

Dans ce contexte, il ne faut pas oublier le travail des officiers, surtout au sein de l’Académie royale de Marine. Son journal suit de près l’évolution tactique et technique des grandes marines. Un lecteur d’aujourd’hui, accoutumé au secret militaire, s’étonne en lisant des analyses détaillés des exercices navals anglais ou français – impossibles dans un ouvrage non classifié aujourd’hui ! La discussion suivante en est un bon exemple.

Déjà le rapporteur [en science navale de l’Académie] de 1907 a expliqué qu’en France la formation compliquée triangulaire de Fournier avait été rejetée et que le prestige de cet amiral… comme tacticien, serait en baisse. Des formations quadrilatère de Labre, on n’a rien entendu 19.

La Marine envoie souvent des officiers à l’étranger pour des études. Par exemple, pendant la guerre russo-japonaise il y a un officier suédois chez chaque belligérant afin de suivre les opérations20. Ils propagent l’idée que la mission de la Marine dépasse la simple défense des positions, et même la défense de l’archipel de Stockholm21.

Pendant les années 1890, la Suède réarme à cause des menaces norvégiennes et russes. La première se manifeste en 1905 avec la fin paisible, malgré des gesticulations de part et d’autre, de l’union avec la Suède. La deuxième, plus importante, s’explique par la russification de la Finlande et un fort réarmement russe – entre 1897 et 1903, la Russie met sur cale 12 cuirassés, 13 croiseurs, 56 destroyers et 24 vedettes lance-torpilles22.

 D’une défense centrale A une défense périphérique

 

  • Le problème

A la fin du XIXe siècle, afin de s’affranchir de l’hégémonie de l’armée de Terre, la Marine est contrainte de rompre avec « la pensée terrestre ». Il lui faut, dans un processus plus ou moins conscient, se doter d’une doctrine navale à l’égard du matériel, des opérations, de la tactique ainsi que du personnel et de sa formation. Cependant, la primauté de la mission de défense contre une invasion amphibie n’est guère contestée. Les idées mahanistes, où la maîtrise de la mer a une valeur en soi, ne reçoivent guère d’échos dans la Marine suédoise.

Le problème de base, c’est l’idée même de la défense centrale. On estime impossible de repousser une invasion sur la côte, il est nécessaire d’épuiser l’ennemi par une défense en profondeur. La doctrine stratégique est donc anti-navale23. Le ministre de la Guerre, von Platen, voulait, en 1850, « immédiatement faire asphyxier toute idée d’une flotte de haute mer. Toute la défense navale était d’une importance inférieure par rapport à celle de la défense terrestre, mais elle devrait, en coopération avec celle-ci, empêcher les débarquements ennemis » 24.

Sur le fond, le problème est qu’on ne comprend pas qu’une marine à la mer peut, en menaçant les voies maritimes, empêcher une tentative d’invasion. La marine est plutôt vue comme une artillerie côtière mobile ou, au mieux, comme une cavalerie qui devrait foncer sur l’ennemi près du lieu de débarquement. Dans cet esprit, une défense navale exigerait donc des bâtiments dispersés partout le long de la côte. Ce qui évidemment, sera trop cher. Selon le général Bildt, chef de l’état-major général : « Même si nous avions une vingtaine des cuirassés et une centaine des torpilleurs, nous nous rendrions compte qu’… elle [la flotte] ne peut jamais, sans une supériorité absolue, empêcher le débarquement de l’ennemi ». Plus tard il ajoute : « Serait-il sage de livrer les batailles les plus importantes sur un élément aussi dangereux que l’eau ? » 25

Comme nous l’avons vu, les bâtiments – les monitors – construits après 1865 sont conçus pour les archipels. Les monitors plus petits ont un gros canon fixe, pour pointer il faut tourner le bâtiment26. L’un d’eux, le Folke, a son canon dirigé vers l’arrière pour des batailles en retraite. Leur mission est de protéger les flancs des forteresses côtières27. Il y a aussi des bâtiments plus grands utilisés pour l’entraînement des matelots et des officiers ou comme des dépôts flottants ; il s’agissait de corvettes à vapeur et voile, donc sans grand valeur militaire28.

Un autre problème grave est la formation des officiers et des équipages. Les bâtiments n’ont pas leurs équipages toute l’année. Pour la formation, on organise des escadres pour un ou deux mois, puis on les supprime.

Comment peut-on exiger une formation organisée et exacte sur des bâtiments, armés, en cas de guerre, par des équipages qui n’ont pas pendant des mois, même des années, mis le pied sur un bâtiment… Si nos bâtiments par leur construction sont déjà faibles et petits, ils deviennent ainsi encore plus inférieurs 29.

  • L’amiral Colomb et la « fleet in being »

Un livre anglais va donner un nouveau élan au débat stratégique dans la Marine. Il s’agit de Naval Warfare du vice-amiral Colomb, traduit en suédois en 1892. C’est surtout le principe de la « fleet in being » qui intéresse son traducteur, le capitaine de frégate Flach30. Selon Colomb, ce principe est généralement utilisé « pour désigner ce qui dans la stratégie terrestre correspond à une armée flanquante ». La définition d’un « fleet in being » devrait ainsi être une marine en mesure et bien résolue à attaquer un ennemi attaquant le territoire qu’elle est chargée de défendre31.

Cette définition implique que l’ennemi doive détruire la flotte défensive avant qu’il ne puisse commencer l’invasion. La flotte doit donc surtout essayer de survivre jusqu’au moment où la flotte d’invasion approche du lieu de débarquement. Elle doit alors sortir afin d’attaquer l’ennemi, en premier lieu ses bâtiments de transport. La guerre entre la Chine et Japon a confirmé ce principe « Pour assurer le transport [des troupes assaillantes] il faut une mer militairement libre. Sinon, le risque sera trop grand et le commandant qui, malgré une flotte flanquante, s’efforce de mener un grand transport jusqu’au territoire ennemi, agit, comme dit Lullier en l’air, sans base, à l’aventure » 32. On peut dire que cette stratégie sera le fil conducteur des débats au sein de la Marine pendant les années suivantes33. Cependant, de temps en temps, les idées suivantes plus ambitieuses de Mahan ainsi que celles de la Jeune Ecole française surgissent. « Je trouve les ouvrages de Mahan, si cela est possible, d’un intérêt encore plus grand [que celui de Colomb] pour le professionnel » 34. Par contre, il n’y aucune référence directe et positive à la « Jeune Ecole »35.

L’idée de « fleet in being » donne une mission stratégique crédible à une marine faible. « Ainsi les flottes inférieures, même les flottes battues, ont souvent constitué une menace assez importante contre des opérations de débarquement. C’est le fil conducteur de l’œuvre de Colomb » 36. Par contre, la maîtrise de la mer est nécessaire pour des opérations d’invasion – donc pour l’offensive.

Colomb va aussi intervenir dans le débat politique suédois. En 1892, Flach avait écrit que, contre une invasion amphibie, le principe de « fleet in being » utilisant les archipels pourrait être couronné de succès. En cas d’invasion terrestre, la Marine pourrait tenir « une garde » navale et ainsi permettre à l’armée de Terre de se concentrer contre l’ennemi terrestre. Pour lui, la Marine était « notre seule défense rassurante ». Ce point de vue n’était pas très populaire au sein du Comité de défense ; Flach se couvrait de l’autorité de Colomb : « l’auteur génial de ce principe de la « fleet in being » a par moi demandé à prendre la parole à propos de notre défense« .

Cette démarche n’était guère plus populaire. Dans un quotidien on pouvait lire : « Des êtres sanguins ont voulu voir la Marine comme notre seule défense rassurante, et croyant que nous sommes incapables d’étudier la question, ils se sont adressés aux autorités étrangères » 37.

  • Points de vue

Même si Flach, grâce à Colomb, a trouvé une solution de base pour l’éternel problème de l’infériorité de la Marine suédoise – il reste beaucoup à faire.

D’abord, il faut se débrouiller pendant longtemps avec le matériel ancien. En 1895, le parti « bleu » (ami) s’est laissé enfermer par le parti « rouge » dans une baie pendant les grandes manœuvres annuelles. La critique en est sévère :

Certainement, nous trouvons la mission de la Marine, et aussi sa capacité de garder les côtes, très importante. Mais, croire qu’avec une force très inférieure, sur une côte ouverte, sans communications organisées, sans bâtiments de reconnaissance et seulement avec des vedettes lance-torpilles conçues pour l’archipel – on puisse protéger cette côte, cela nous semble être du chauvinisme. Cela devient encore plus grave du fait du danger que cette évidence de l’impossibilité de remplir ces exigences soit utilisée contre les prétentions justes de la Marine quant à la reconnaissance du rôle… 38

On note que les conséquences politiques possibles sont considérées comme plus importantes que le choix d’une tactique mauvaise en soi. On peut aussi noter que « Le problème à résoudre dans ce cas était celui, si souvent discuté, de savoir si une force supérieure, dans un archipel propice à la défense, peut mettre hors de combat un défenseur inférieur » 39. Évidement, c’était une action côtière qui était envisagée.

La question de la taille des bâtiments est un thème récurrent dans le débat naval suédois. Des bâtiments plus petits ne pouvant opérer en haute mer s’intègrent mieux dans la stratégie traditionnellement terrestre. En outre, leur tactique ressemble plutôt à celle de l’armée de Terre. En conséquence, des vedettes lance-torpilles, au désespoir de la plupart des officiers de Marine, sont toujours perçues comme plus convenables pour la Suède que des bâtiments de haute mer. Même si l’on y fait peu référence, la Jeune Ecole a sûrement eu une influence importante en Suède.

Un exemple de cette influence « Aubiste » se trouve dans un article paru en 1897. Selon l’auteur, il serait possible, sans frais excessifs, d’acheter un grand nombre de vedettes. Elles seraient dispersées par groupes de six le long des côtes, dans des dépôts, trois pourraient participer à des exercices quand les autres assureraient la défense immédiate. Il y aurait deux classes, dont les plus petites seraient en mesure d’être transportées par chemin de fer. Les plus grandes devraient « sans empêchement être en mesure d’évoluer dans les archipels, et en outre être en état de tenir la mer en tout temps » 40.

Des vedettes lance-torpilles exigent une tactique particulière, bien adaptée aux archipels. « Si une flotte flanquante a un grand nombre de vedettes lance-torpilles, celles-ci seraient dans de très bonnes conditions pour conduire des attaques à la torpille heureuses contre la flotte de transport… Des commandants ayant une très bonne connaissance de l’archipel auront des occasions magnifiques de mener des attaques de torpille réussies… souvent même sans risquer des canonnades » 41.

  • Coopération ou dépendance de l’armée de Terre

Un rôle indépendant de la Marine n’est pas assuré et il ne le sera jamais. En 1896, un comité étudie une fusion possible entre les ministères de la Guerre et de la Marine.

Il semble que la majorité du comité veuille prouver qu’il n’y a plus, pour nous, de différence entre la guerre sur terre et sur mer. Il souligne que les opérations de l’armée de Terre ainsi que celles de la Marine doivent être dirigées par une seule main, qui vraisemblablement sera à terre.

Un ancien chef de l’état-major général, le général von Lancken, déclare que

en temps de guerre, la Marine n’a pas de mission indépendante et doit opérer le plus étroitement possible avec les forces terrestres. Le commandement des missions stratégiques et, dans une certaine mesure, aussi tactiques, doit être exercé par des commandants de l’armée de Terre” 42.

Cependant, la guerre entre le Chili et le Pérou en 1896 a bien montré l’importance des opérations navales indépendantes.

La mission de l’arme navale est… d’empêcher le débarquement, mission que l’armée de Terre ne peut pas remplir sur notre longue côte à cause de son immobilité… Cependant, une combinaison étroite de leurs [l’armée de Terre et la flotte] missions serait très inadéquate et ressemblerait à un éléphant enchaîné à une baleine 43.

Néanmoins, au sein de la Marine, certains s’efforcent de trouver le juste équilibre entre des points de vues extrêmes. Dans un long article paru en 1900, Herman Wrangel décrit le lien stratégique entre les deux armées. Il voit trois cas différents de défense contre une tentative d’invasion par un ennemi supérieur : quand il n’a pas de flotte du tout ou qu’elle est mise hors de combat, quand il a une flotte mais pas d’armée de Terre et quand il a tous les deux44. Dans le premier cas, la frontière maritime sera plus dangereuse que la frontière terrestre parce que

la mer, appartenant incontestablement à l’assaillant, encercle le pays de son adversaire, totalement ou au moins partiellement… L’assaillant – appelons-le l’ennemi – a, comme Callwell l’a magistralement expliqué avec l’exemple d’une grande guerre du XIXe siècle, d’abord une liberté totale dans le choix de son lieu d’attaque… L’ennemi mène ses opérations sur des lignes intérieures, avec un secret total et une vitesse supérieure [par rapport à l’armée de Terre du défenseur]. Pour toutes ses communications avec sa patrie, la “vitalité” de son armée, la meilleure protection possible lui est assurée par sa maîtrise de la mer 45.

Dans le deuxième cas, quand le défenseur n’a pas d’armée de Terre, l’ennemi peut se disperser entre plusieurs bâtiments rapides et peut ainsi sans crainte contourner les croiseurs du défenseur. « La Marine seule ne constitue pas une défense rassurante ».

Par contre, la situation où le défenseur a une flotte ainsi qu’une armée de Terre, même s’il est globalement inférieur, offre des possibilités meilleures.

Dès le premier assaut, l’assaillant concentre toutes ses forces sur mer afin d’écraser ou au moins de paralyser la défense navale de l’adversaire ; ainsi il prépare des lignes opérationnelles et de communications maritimes pour son armée de Terre. Aussitôt après cette action, la grande tentative d’invasion commencera… Une armée bien équipée contraint l’ennemi à faire des grands efforts. Déjà la concentration d’une flotte de transport, suffisante pour un corps d’armée avec son train logistique, prend du temps… Or, c’est exactement la grande flotte de transport qui est le point sensible de l’ennemi, ce sont les transports répétés vers des endroits de débarquement connus qui sont les plus difficiles à protéger, qui sont les plus facilement assaillis, même par un faible nombre de bâtiments navals. C’est ici où nous devrons chercher le lien stratégique vital entre l’armée et la flotte du défenseur. Plus l’armée est grande et forte, plus facilement la flotte peut mener à bien sa mission primordiale tant qu’elle garde sa liberté d’action.

La dernière phrase vise ceux qui voudraient soumettre la Marine à la direction de l’armée de Terre.

Cette stratégie, où il y a une action réciproque entre l’armée de Terre et la flotte dans la défense contre l’invasion, sera développée pendant les décennies à venir. Elle va ultérieurement prendre une place importante dans la stratégie nationale. Evidemment, elle implique de trouver le juste équilibre entre les deux armées – plus tard, avec l’armée de l’Air, entre les trois armées. Comme cet équilibre constitue la base de la répartition des ressources, il provoquera des querelles interminables.

Wrangel avait peut-être une vision plus large que la plupart de ses collègues. Pour un autre membre de l’Académie, il faut surtout se méfier de l’armée de Terre :

Une coopération plus large entre la Marine et l’armée de Terre avant que les forces navales de l’ennemi ne se soient mises hors combat est une action néfaste et peut avoir des conséquences les plus dangereuses pour la patrie  46.

  • Une nouvelle stratégie

En 1901, deux officiers de Marine, Otto Lybeck et Erik Hägg, rédigent une étude intitulée « Stratégie et construction navale » 47. Elle n’est publiée qu’en 1903 parce qu’elle a été utilisée entre-temps par le comité de défense. Cette étude rompt avec la pensée ancienne ; elle contient beaucoup de traits qui constitueront la base doctrinale de la Marine pendant le XXe siècle.

Les auteurs commencent en définissant les principes de base.

La fondation stratégique de notre défense est défensive. Cela veut dire que nous devons nous efforcer d’empêcher l’offensive de l’ennemi et, particulièrement pour la flotte, de barrer les actions ennemies qui recherchent la maîtrise de la mer. Si notre flotte peut remplir cette mission, elle remplit en même temps toutes les missions particulières du temps de guerre, comme parer un débarquement, nous protéger contre un blocus et contre des tentatives d’intimidation 48.

Pour remplir ces missions il faut une flotte pourvue de matériels et de personnels efficaces. Il faut la disposer afin de lui donner la plus grande liberté opérationnelle possible. « Dans cette liberté d’action, nous comprenons la possibilité de rencontrer l’ennemi avec assez de force, n’importe où s’il attaque nos côtes ». En conséquence, il faut garder ses forces concentrées49.

La question de savoir si la flotte doit être concentrée dans une grande escadre ou dispersée, soit entre les deux bases principales (Stockholm et Karlskrona) soit le long de la côte, est aussi une querelle éternelle. Evidemment, ceux qui ne veulent pas d’une flotte avec des missions opérationnellement indépendantes préfèrent la solution de la dispersion. Pour les marins, une flotte indépendante en mesure de, sinon gagner la maîtrise de la mer, au moins de la contester, est un but capital. La question de la répartition des bases navales, par ce que l’amiral anglais sir Cyprian Bridge appellera plus tard « la stratégie du temps de paix », est donc d’un grand intérêt et provoque des discussions vives50.

Hägg et Lybeck résolvent le problème en proposant une force mobile : l’Escadre, littéralement « la flotte côtière », avec quatre escadres locales basées dans les trois zones opérationnelles – le golfe de Bothnie, la Baltique avec une escadre à Stockholm et une à Karlskrona, et la mer occidentale (Gothembourg)51. Cette répartition est, en principe, toujours en vigueur.

Hägg et Lybeck donnent aussi une fondation pour la construction navale de l’avenir. A propos des cuirassés,

Il faut remarquer que leur coût ainsi que la possibilité de bien utiliser nos archipels, nous contraignent à ne pas dépasser un tonnage maximum… La stratégie exige que nos bâtiments soient en mesure d’éviter des batailles avec les cuirassés de l’ennemi, c’est-à-dire qu’ils aient une vitesse supérieure et qu’ils puissent opérer dans toutes les mers environnantes en tout temps. La tactique exige que nos bâtiments soient, si possible, égaux ou même supérieurs aux cuirassés ennemis par au moins une qualité.

Les destroyers devront avoir une vitesse plus grande que les croiseurs et une artillerie plus lourde que les destroyers ennemis. Les sous-marins (le premier sous-marin suédois est opérationnel en 190552) n’ont pas besoin d’une très grande endurance, ils seront donc peu coûteux, parce qu’ils

seront une arme de défense locale… Cependant, l’expérience des sous-marins est encore insuffisante pour qu’on puisse préférer un certain type. Néanmoins, on peut dire avec certitude que, une fois introduit dans notre marine, ce bâtiment aura une importance très grande au sein de notre défense 53.

L’idée de « plus fort que les plus rapides, plus rapide que les plus forts » reviendra dans toute les discussions sur la construction des bâtiments lourds jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le problème d’un petit Etat, qui veut se doter de bâtiments de surface efficaces aussi contre ceux des grandes puissances, ne sera pas résolu avant l’apparition du missile moderne.

  • La tactique

Dans un article paru en 1904, Flach nous donne un aperçu de la tactique envisagée à l’époque. L’aspect étonnant, c’est que les idées de fond de cet article auraient été parfaitement actuelles dans les années 1970. Il s’agit d’une défense en profondeur, où toute l’action serait concentrée contre la flotte de transport d’une force d’invasion. On peut distinguer trois phases : la mobilisation et la concentration de la flotte, la lutte pour survivre en se cachant dans les archipels et finalement la recherche de la force de transport et son attaque, avec une priorité contre les bâtiments de transport.

Si la mission primordiale de notre flotte pendant une guerre est de protéger notre frontière maritime contre une invasion, menée par un débarquement naval, on voit facilement que son premier devoir sera de subsister jusqu’au moment où l’ennemi songe à envoyer cette expédition. Alors, la seule menace de notre flotte fait qu’il n’y aura pas d’expédition ou, si elle se matérialise, elle sera empêchée par sa destruction, c’est à dire à cause des attaques de notre flotte.

La flotte suédoise doit, après sa mobilisation, le plus longtemps possible, s’efforcer de se cacher de l’ennemi en utilisant l’archipel

pendant le jour en utilisant des mouillages d’un accès difficile et pendant la nuit en se déplaçant. Quand le commandement suprême, par des bâtiments de reconnaissance et des stations de signalisation, a une connaissance sûre de la position de la flotte de transport ennemie, son cap et le lieu probable du débarquement, il sort avec sa force concentrée à la faveur de la nuit par la passe la plus convenable, perce le blocus de l’ennemi si nécessaire et avance le plus vite possible vers la flotte de transport, pour l’attaquer et la détruire 54.

Plus tard, on insistera davantage sur l’offensive tactique. Le futur amiral Lybeck fait remarquer en 1908 que « la science navale indique la direction d’action ». La stratégie impose l’offensive même dans la défensive et exige de l’activité et de l’agressivité. L’auteur français Daveluy dit « Il faut se battre quand même 55. Afin d’atteindre le but de la guerre navale, une action vive est nécessaire avant, pendant et après les batailles » 56.

Daveluy est populaire dans la Marine grâce à son esprit offensif.

Un des ouvrages les plus importantes de la science navale… est L’esprit de la guerre navale de René Daveluy… Il condamne l’inclination française pour la défensive et montre que l’Angleterre a gagné sa maîtrise des mers en prenant toujours l’offensive…. Il ne suffit pas qu’une flotte soit conçue sur des bases rationnelles. Elle doit aussi disposer des moyens suffisants pour mener à bien sa mission, elle doit être en mesure de vaincre 57.

On voit combien les officiers ont gagné en confiance, cet article de 1910 aurait été impossible quinze ans plus tôt.

Au début du siècle, l’enseignement de Colomb – la « fleet in being » – et celui de Mahan – la maîtrise de la mer – sont, dans une certaine mesure, contradictoires. Quand les nouveaux cuirassés entrent en service au tournant du siècle, on commence à chercher une stratégie plus ambitieuse que celle de la « fleet in being ». Il s’agit surtout de modifier sa conception traditionnelle en Suède où elle avait été interprétée comme une tactique généralement passive, à l’abri dans les archipels. L’article de Hägg et Lybeck en est un bon exemple. C’est probablement Landquist, avec l’aide de la pensée de Castex, pendant les années 1930, qui le premier fusionne les deux théories d’une façon convenable pour un petit Etat avec une marine inférieure. L’idée d’une offensive tactique au sein d’une défensive stratégique y tiendra une partie importante58.

  • Vers de nouveaux problèmes

or, l’évolution technique, vers 1910, surtout les « dreadnoughts », a déjà démodé les cuirassés existants.

En ce qui concerne la Suède, on ne peut pas nier que ces derniers temps, l’évolution des flottes des grandes puissances a modifié les fondations de notre politique de construction navale. Nos cuirassés de première classe ont vu leur valeur militaire relative diminuée… La puissance navale suédoise a ainsi été abaissée jusqu’à un point où un changement devient nécessaire 59.

Le problème national des cuirassés sera facilité si nous modernisons la vue ancienne sur l’utilisation de nos cuirassés. Vouloir, à tout prix, envoyer la flotte côtière pour détruire une flotte de transport menaçante, peut, dans la situation actuelle, trop facilement mener à, comme le dit Monis, tout risquer en même temps. L’efficacité que notre défense légère a déjà gagné et gagne encore… montre à l’évidence qu’elle doit normalement reprendre le rôle que nous avions jusqu’à maintenant réservé au matériel blindé, quand ce dernier doit de plus en plus redevenir la protection de la défense légère 60.

Comment voit-on les batailles navales de l’avenir ? Une article de 1910 donne une vision assez juste.

Les bâtiments du futur seront toujours suivis par des torpilleurs d’une vitesse élevée servant de satellites offensifs et défensifs. Les cuirassés d’aujourd’hui auront probablement évolué, du bâtiment de ligne simple, vers une unité de bataille composée par un grand croiseur blindé avec ses torpilleurs… les batailles de futur ressembleront à des duels entre les unités de bataille participantes. La tactique des unités de ligne va engendrer de nouvelles conceptions et donner à l’officier de marine du futur de riches champs pour le développement de la tactique, dont nous, ou nos prédécesseurs, n’ont même pas pu rêver 61.

Cependant, une article de 1908 ajoute une note sombre :

Continuerons-nous sur notre [bonne] route des trente dernières années ou y aura-t-il une nouvelle politique navale ? Garderons-nous nos beaux rêves d’une défense couvrant notre longue côte avec ses villes et ports, qui donnent vie et substance à toute la patrie, ou glisserons-nous vers cette condition sans espoir, où notre défense navale ne pouvait que contribuer à la défense des passages vers Stockholm et quelques autres points importants, comme au début des années 1870 ? 62

La guerre entre la Russie et le Japon est étroitement étudiée. « Chaque école s’efforce de traduire les événements de la guerre à l’avantage sa propre doctrine » 63. Pour la Suède aux ressources faibles, il y a des leçons spécifiques.

Il semble que l’idée, valable depuis des siècles, de l’artillerie arme principale de la flotte, soit confirmée par la guerre de l’Asie orientale au moins pour les grandes marines… Pour les nations plus petites, qui pour des raisons économiques ne peuvent placer la force offensive sur les bâtiments blindés, il est capital que la torpille et la mine soient le plus offensives possible 64.

Le débat entre les partisans d’une flotte légère et ceux d’une flotte ressemblant à celles des grandes puissances est donc loin d’être résolu. En 1911 il provoque une crise parlementaire. La décision gouvernementale d’annuler le premier cuirassé d’une classe nouvelle suscite un grand débat aboutissant à une souscription réussie65. Plus tard, entre les deux guerres, cette question sera au cœur du débat naval. Cette discussion se prolongera jusqu’à la « victoire » de la flotte dite « légère », lors du comité de défense de 1958.

 Les débats particuliers

 

Autour de ce thème central, gravitent un nombre de discussions plus ou moins liés à lui. Quelques exemples méritent d’être cités.

  • Concentration ou dispersion ?

L’équilibre entre la concentration, la sûreté et l’économie des forces revient constamment dans les débats. Comme nous l’avons vu, c’est une question importante pour  » libérer » la Marine de la tutelle de l’armée de Terre.

La guerre entre la Chine et le Japon, surtout la bataille du Yalou, donne une enseignement important.

Au lieu de concentrer toute leur flotte sous le commandement direct d’un seul homme avec la mission d’annihiler ou de bloquer l’ennemi, les Chinois ont partagé leur flotte en plusieurs escadres… La flotte chinoise, longtemps dispersée et passive, loin des lignes d’opérations ennemies, ne constituait pas une barrière face à l’avancée des Japonais. Le meilleur matériel de guerre est sans valeur, s’il ne s’est pas bien manié 66.

La guerre de 1905 donne la même expérience.

L’application de l’ancienne règle stratégique : “dispersion pour assurer sa sûreté et concentration pour l’attaque” doit donc se faire avec la plus grande prudence. La dispersion du gros d’une flotte pour la sûreté ou pour des missions non vitales doit toujours se faire avec précautions pour que la concentration en vue de la bataille puisse se faire en tout temps 67.

Entre 1904 et l905, un vif débat sur ce sujet oppose le président de l’Académie, le contre-amiral Hjulhammar, et le capitaine de frégate Flach.

Partager l’armée navale [c’est-à-dire la Flotte côtière] en escadres, chacune sous un commandant indépendant sous l’autorité suprême du roi, serait, compte tenu de la taille de notre flotte, un grand erreur stratégique et je crains que les stratèges qui ont réussi à faire admettre une telle manière de faire aient beaucoup de défaites à subir… 68

Très probablement, quand un ennemi aura trouvé le bon moment pour envoyer sa flotte de débarquement, nous serons dans le plus grand incertitude sur sa route et sa destination. Des informations sur les opérations, qu’un ennemi veut cacher, sont données par une reconnaissance en force, mais on n’utilise pour cela toute sa force qu’avec de très grands risques. Ainsi la sagesse exige, aidée par la stratégie qui veut garder la force principale jusqu’au dernier moment, qu’on n’utilise pour ces opérations, incertaines mais importantes, qu’une partie mineure de nos forces. Nous aurons ainsi une répartition naturelle de notre flotte, opérant dans des zones et des temps différents 69.

  • Opérations côtières ou en haute mer ?

Il faut remarquer que les opérations dans les archipels étaient le domaine des flottes des galères, « la Flotte de l’armée de Terre, plus tard la « Flotte des Archipels » et aujourd’hui l’Artillerie côtière. Au temps de la voile, il était impossible pour la grande flotte, constituée de vaisseaux à voile, de se déplacer dans l’archipel et en conséquence elle ne pouvait l’utiliser comme base des opérations. A l’inverse, les bâtiments conçus pour l’archipel arrivaient difficilement à opérer en haute mer70.

Les bâtiments à vapeur résolvent le problème mais il faudra un certain temps avant que les officiers puissent naviguer dans ces parages difficiles. Le compte rendu de la manœuvre annuelle de l’escadre de 1895 donne une vue optimiste :

Quand on a vu le Thule [un des premiers cuirassés] prendre les passages les plus sinueux et les plus étroits du grand archipel, on peut espérer que les restes de la crainte de l’archipel, qui remonte au temps de la “grande flotte”, vont disparaître. Par contre, nous aurons compris l’importance vitale de l’archipel pour notre défense navale… 71

L’archipel offre donc une possibilité nouvelle pour les grands bâtiments mais aussi un danger à cause de la tentation de développer une tactique statique. La guerre entre la Chine et le Japon en montre les dangers.

Nous pouvons en apprendre ce qu’on ne doit pas faire. La flotte suédoise ne doit pas chercher une position forte [fixe] et, s’appuyant sur ces forteresses, essayer de constituer une “menace flanquante”, ce que la force chinoise a fait et qui l’a conduite à sa perte 72.

A l’inverse, les archipels offrent un atout considérable, qu’il faut bien utiliser, ce qui exige une tactique particulière.

Les opérations de notre flotte doivent s’appuyer sur la bonne utilisation des archipels. En tout cas, il ne serait pas sage de renoncer aux avantages qu’ils nous offrent, en particulier pour la défense. Il me semble que nos exercices de guerre sont en mesure de créer et de développer une stratégie particulière pour la flotte suédoise fondée sur la bonne utilisation des archipels pour des déplacements sûrs, des retraits ou des concentrations pour l’action décisive des forces navales 73.

On peut remarquer une certaine réticence. Cependant, l’auteur a raison, la Marine suédoise développe vraiment une tactique particulière. La navigation en tout temps dans ces parages difficiles est toujours la fierté des officiers de marine.

Evidemment, les archipels sont bien adaptés aux vedettes lance-torpilles.

Les archipels sont le foyer des vedettes lance-torpilles, c’est là qu’elles se reposent et se préparent pour des batailles nouvelles. L’archipel est leur première et meilleure défense, parce que les vedettes peuvent se sentir protégées contre des poursuites ennemies. Par son utilisation habile, il leur donne les meilleures possibilités d’attaquer un ennemi y faisant irruption 74.

  • Matériel

En lisant le journal de l’Académie, on est frappé par le nombre d’articles traitant des questions techniques – la construction navale, l’électricité, la guerre des mines, l’armement, la navigation etc. Face à une évolution technique rapide, il faut constamment suivre, faire des essais et s’efforcer de trouver de bonnes solutions tactiques pour les nouveaux moyens et les nouvelles menaces.

En 1900, cinq ans avant le premier sous-marin suédois, l’Académie choisit comme sujet de concours annuel « Autour des sous-marins, en particulier par rapport à leur utilité pour la défense des côtes suédoises75« .

Plus tard, les sous-marins auront une importance considérable dans la Marine. Cependant, à l’époque les opinions sont partagées.

Le détail de la défense qu’on a jusqu’à maintenant le plus souvent négligé, c’est la défense sous-marine offensive 76. Sans avoir subi, jusqu’à maintenant, dans sa forme moderne, les incertitudes du baptême de feu, ce matériel [le sous-marin] a gagné une confiance qui doit étonner chaque spectateur critique, parce qu’elle se fonde sur des espoirs dont on peut dire qu’ils restent généralement au giron des dieux 77.

Une opinion plus réservée vient de la Russie :

La force développée par le sous-marin se caractérise, comme nous l’avons vu, par son manque de cohésion ainsi que son immobilité, et par là ne constitue pas de force cachée 78.

  • L’aéronavale

Assez tôt, on commence à s’intéresser aux questions aériennes, d’abord aux aérostats.

Loin de trouver une mission plus restreinte au service de la flotte qu’à celui de l’armée de Terre, l’aérostat a, entre autres, les avantages suivants… un horizon plus large… pas besoin d’être déplacé… Cependant, l’utilisation de l’aérostat dans la guerre navale sera d’un tout autre caractère que dans la guerre terrestre. Dans le premier cas, les observations visent à la découverte de l’ennemi et de ses objectifs. Elles sont liées en premier lieu aux opérations stratégiques tandis que les observations d’un aérostat militaire terrestre ont comme but des renseignements tactiques 79.

Il n’y aura pas d’aérostats dans la Marine ; ni de dirigeables, malgré le plaidoyer suivant :

Pour une nation, qui, à cause de ses ressources économiques, est forcée d’appuyer sa défense sur la défensive et a une côte très longue, le dirigeable se présente comme très utile dans la guerre navale. Des archipels constituent des bases d’opérations naturelles, qui élargissent beaucoup le rayon d’action du dirigeable… Le sous-marin trouvera probablement dans le dirigeable son ennemi le plus désagréable et dangereux… Il n’y a pas d’obstacle à l’utiliser comme arme offensive… un dirigeable contemporain peut porter une charge aussi grande qu’un destroyer ou une grande vedette lance-torpilles 80.

Par contre, la Marine va acquérir son premier avion en 1911. Dans le compte rendu annuel de l’école de guerre navale on note que

Il est indéniable que la navigation aérienne présente un intérêt majeur pour les grandes marines, malgré la rareté des informations dans la littérature81.

D’un point de vue strictement maritime, l’avion constitue l’éclaireur idéal. Jusqu’à maintenant ces tâches ont été faites par des scouts et des destroyers, qui ont pu les réaliser grâce à leur vitesse supérieure. Si on compare le coût d’acquisition d’un destroyer à celui d’un avion, on obtiendra un rapport de 50 à 1. Cela ne veut pas dire que 50 avions aient la même valeur qu’un destroyer, mais il montre néanmoins que, même avec des pertes élevées, un grand avantage matériel existe82.

  • Le personnel

Dans les années 1900-1910, la Marine a pris matériellement le bon cap. Les questions de personnel, d’entraînement et, plus généralement, l’état de préparation, se trouvent au cœur des préoccupations.

Si nous ne sommes pas matériellement égaux à nos adversaires futurs, il est encore plus important que nous ne soyons pas inférieurs quant à l’entretien de notre matériel et son maniement 83.

En particulier, la guerre entre la Russie et le Japon démontre l’importance d’une préparation continue et d’une mobilisation rapide. Le général allemand Bigge, commentant cette guerre, remarque que

surtout quand le plan de guerre prévoit des opérations d’invasion maritimes, on peut pour les guerres du futur, prendre comme postulat, que les hostilités s’ouvriront par une violente attaque surprise de la flotte de l’adversaire 84.

Pour une marine dépendante d’une mobilisation, les dangers sont importants.

Le moment de mobilisation est le plus dangereux à la guerre, parce qu’il signifie la plus grande impuissance. Il peut aussi devenir le plus décisif. Il s’agit, en particulier pour les marines faibles, toujours être armées [opérationnelles]85.

Le problème, c’est le service très court des appelés de l’époque. La Marine, comme l’armée de Terre, ne dispose en conséquence de la majorité de son personnel que pendant des manœuvres brèves. Flach dans le compte rendu annuel de l’Académie en 1904, explique la situation.

La directive propose que les exercices des officiers se déroulent pendant trois semaines par an, temps évidemment trop bref compte tenu des exercices [à finalités pratiques, tactiques et stratégiques]… Le matériel à utiliser pour les exercices se compose des bâtiments armés pour cette occasion, canonnières [probablement des monitors] et vedettes lance-torpilles, qui seront rassemblées dans une division-école des officiers 86.

Le remède sera de tenir le plus grand nombre possible de bâtiments dans un état de préparation avec des équipages entraînés.

J’ai essayé de montrer que la transformation des bâtiments de guerre en bâtiments de dépôts pour l’entraînement de base des conscrits et des exercices préparatoires appartient à un passé, qui doit être abandonné le plus vite possible. Une partie des bâtiments de guerre doit avoir des équipages bien entraînés, afin d’être en mesure d’opérer où et quand la défense l’exige 87.

Comme le service militaire obligatoire est, et restera, le système de base pour le recrutement, il n’y aura jamais de vraie solution à ce problème. Certes, beaucoup de choses changeront, surtout pendant les deux guerres, et la disponibilité des équipages sera beaucoup plus grande qu’à l’époque qui nous intéresse ici.

  • Conclusion

A la fin du siècle dernier, la Marine commence une transformation majeure. En 1880, elle est encore divisée en deux parties – les grands bâtiments à vapeur et voile et les bâtiments plus récents conçus pour les archipels et les eaux côtières. L’évolution technique et économique ainsi que l’étude des marines étrangères offrent maintenant les moyens d’une construction nouvelle.

La pensée navale n’évolue que lentement. Il faut d’abord montrer que la flotte peut servir la défense suédoise indépendamment et qu’elle n’est pas qu’une arme presque subordonnée à l’armée de Terre. Il faut une idée crédible pour une marine faible. Colomb, en théorisant la stratégie de « fleet in being » de Torrington, et son traducteur C.G. Flach fournissent cette base88.

Au début, le principe de « fleet in being » se traduit par une tactique assez statique, serrée près de la côte ou dans les archipels en laissant l’initiative à l’ennemi. Ensuite, grâce, entre autres, à Mahan et Daveluy, on cherche un comportement plus actif – l’offensive tactique au sein de la défensive stratégique. On découvre l’idée de la maîtrise de la mer contestée qui jouera une grande importance. Elle est fondée sur la conviction que le transport d’une force de débarquement, exige la maîtrise de la mer. Pour le défenseur, il s’agit donc « simplement » de la contester, il n’a pas besoin de la conquérir, ce qui serait impossible pour la marine inférieure.

L’équilibre entre ces trois notions – la « fleet in being » plutôt passive, l’offensive tactique et la maîtrise de la mer contestée – est étroitement liée à la question de savoir si on doit se battre près de la côte, ou même dans les archipels, ou si on doit chercher l’ennemi plus loin au large. Comme la réponse à ces questions constitue la base de la construction navale – des bâtiments plus grands ou non – elle est au cœur du débat général sur la politique de défense. La solution à ce problème complexe va changer avec l’évolution technique et la perception de la menace.

Nous avons vu comme cet équilibre a changé pendant l’époque qui est le sujet de cette étude. En principe, il évolue lentement vers des bâtiments plus grands, une tactique plus offensive et la « haute » mer. Cependant, pendant les dernières années, vers 1910, l’évolution technique, avec la multiplication des dreadnoughts, donne une signal de prudence.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les officiers de marine ont réussi à créer une stratégie navale manifestement suédoise dont les idées de base perdurent encore aujourd’hui. Elle n’est pas encore cohérente et beaucoup de problèmes restent à résoudre – la formation des équipages par exemple – mais la fondation est là. On ne peut qu’être impressionné par leurs articles de fond et leur recherche de solutions adaptées. Un débat vif et une ouverture vers des idées et des expériences nouvelles sont peut-être les traits les plus importants du Journal de l’Académie royale de Marine au cours de cette période.

 

________

Notes:

1 La plupart des notes de cet article renvoient au journal de l’Académie royale de la Marine, fondée en 1772, Tidskrift i Sjöväsendet (TiS). La langue ancienne des citations, souvent très compliquée, a été simplifiée.

2 Non-signé, “Anmälan av det första numret av “ Var Flotta ””, TiS, 1905, p. 109.

3 Cf. Lars Wedin, “Kjellén, la naissance de la géopolitique et la pensée navale suédoise”, La pensée géopolitique navale, pp. 227-228.

4 Ronny Lindsjö, Marinhistoria, Chefen för marinen, Stockholm, 1993, p. 74.

5 Ibid, p. 71.

6 Membre (souvent un membre de l’Académie n’utilise que cette expression en écrivant pour elle) C.G. Flach, “Stockholm eller Carlskrona ? Ett riksviktigt sjöstrategiskt spörsmål”, TiS, 1904, p. 62.

7 Capitaine de corvette S. Natt och Dag, “årsberättelse i Reglementen, Förvaltning samt Helso-och Sjukvård för år 1896”, TiS, 1897, p. 343.

8 Contre-amiral C.A Hjulhammar, président de l’Académie, “Om utvecklingen af vår flottas hufvudmateriel under konung Oscar II”, TiS, 1908, p. 400.

9 Lindsjö, op. cit., p. 73

10 Capitaine de frégate H. Wrangel, “återblick på svenska flottans öden under nittonde århundradet”, TiS, 1901, p. 66.

11 Lindsjö, op. cit., p. 103.

12 John Ericsson, Tordön, Tirfing et Loke. Ils présentaient de légères différences. Caractéristiques principales du Tordön : 1 500 tonnes, 60 x 14 x 4 m, 6,5 nœuds, 2 x 267 mm.

13 Hjulhammar, 1908, p. 402.

14 Ibid, p. 401.

15 Littéralement “bâtiment blindé”. Le Svea avait les caractéristiques suivantes : 2 900 tonnes, 76 x 15 x 5 m, 15 nœuds, 2 x 254 mm, 4 x 152 mm, 1 tube torpilles de 381 mm.

16 Hugin : 60 tonnes, 34 x 4 x 2 m, 19 nœuds, 1 x 2 x 25 mm, 2 tubes lance- torpilles 381 mm.

17 Lars Andersson, “Strategisk och operativ inriktning av Försvarsmakten inför Försvarsbeslut 96”. KKrVA (Académie royale de guerre), n° 3, 1995, p. 36.

18 Lindsjö, p. 133.

19 Membre O. Lybeck, “årsberättelse i sjökrigskonst och sjökrigshistoria år”, TiS, 1908, p. 157.

20 Non-signé, “Flottan under sistlidna året”, TiS, 1905, p. 178.

21 Natt och Dag, p. 344.

22 Lindsjö, pp. 152-153.

23 Ibid, p. 78.

24 Wrangel, 1901, p. 60.

25 Non-signé, “Det ljusnar”, TiS, 1897, pp. 110-111.

26 Par exemple le Gerda : 450 tonnes, 40 x 7 x 3 m, 8 nœuds, 1 x 240 mm dans une tourelle fixe.

27 Lindsjö, op. cit., p. 130.

28 La dernière corvette à vapeur était le Freja, mise sur cale en 1882 : 988 tonnes, 65 x 12 x 6 m, 14 nœuds, 4 x 152 mm, 8 x 122 mm.

29 C.A. Hjulhammar, “Ytterligare om Carlskrona station och flottans användning”, TiS, 1905, pp. 477-478.

30 Capitaine de frégate C.G. Flach dans l’avant-propos de sa traduction de Vice-amiral P.H. Colomb, Sjökriget, Dess grundregler och dess förande historiskt behandlat. 3e édition, Linköping, 1903, p. IX.

31 lbid, p. XVI.

32 La citation de Lullier est en français dans l’original. Capitaine de corvette H. Wrangel, “Anförande af föredragande i Sjökrigskonst och sjökriqshistoria”, TiS, 1895, p. 35.

33 Cf. Lars Wedin, “Stratégie et politique navales en Suède. La synthèse de Daniel Landquist”, L’évolution de la pensée navale IV, pp. 191-213.

34 H. Wrangel, “Naval Warfare af Colomb och The influence of Sea Power af Mahan”, TiS, 1895, p. 124.

35 Je n’ai réussi à en trouver aucune.

36 lbid, p. 118.

37 Flach, pp. VIII-IX.

38 Non-signé, “Iakttagelser från flottans eskaderöfninyar”, Tis, 1895, p. 363.

39 Ibid, p. 356.

40 Signé K.P., “Förbättringar inom torpedväsendet och derigenom ökadt värde af torpedvapnet för vårt försvar”, TiS, 1897, pp. 98-99.

41 Lieutenant A. Hägg, “Den moderna torpedens inverkan å torpedbåtstaktiken”, TiS, 1904, p. 567.

42 Non-signé, “Sjö- och landkrig”, TiS, 1896, pp. 217-228.

43 Ibid, pp. 219-220.

44 H. Wrangel, “Det strategiska sambandet emellan flottan och armén”, TiS, 1900, pp. 132-135.

45 Wrangel cite Effect of maritime command and land campaigns since Waterloo du colonel C.E. Calwell.

46 Non-signé, “Sjö- och landkrig”, TiS, 1896, p. 228.

47 Otto Lybeck et Erik Hägg, “Strategi och fartygsbyggnad”, TiS, 1903, p. 120.

48 Ibid.

49 Ibid, p. 121.

50 Le livre de Bridge, The art of Naval Warfare, est présenté dans J. Schneidler, “årsberättelse i sjökrigskonst och sjökrighistoria år 1907”, TiS, 1908, p. 99.

51 Lybeck et Hägg, p. 122.

52 Le Hajen : 127 tonnes (en plongée), 22 x 4 x 3 m, 7 nœuds (en plongée), 1 tube lance-torpilles 457 mm.

53 Ibid, p. 126-137.

54 C. G. Flach, “Stockholm eller Carlskrona ? Ett riksviktigt sjöstrategiskt spörsmål”, TiS, 1904, pp. 71-75.

55 En francais dans le texte original.

56 Lybeck, 1908, p. 157.

57 E. Peyron, “årsberättelse i sjokrigshistoria och sjökrigskonst för år 1910”, TiS, 1911, pp. 257-259.

58 Cf. Lars Wedin, La pensée navale IV.

59 P. Dahlgren, Fartfrågan, TiS, 1909, p. 254.

60 Membre d’honneur C.A.M. Hjulhammar, “Om materielens framtida utveckling och sjöförsvarets uppgift”, TiS, 1910, p. 635. Monis était un sénateur français.

61 Ibid, p. 631.

62 Hjulhammar, 1908, p. 408.

63 Membre G. af Ugglas, “Årsberättelse i sjökrigskonst och sjokrigshistoria för år”, 1905, TiS, 1906, p. 154-155.

64 Editorial

65 Le Sverixe : 7 300 tonnes, 121 x 19 x 7 m, 22 nœuds, 4 x 280 mm, 8 x 152 mm, 6 x 75 mm, 2 tubes lances-torpilles de 450 mm.

66 Wrangel, 1895 p. 31.

67 af Ugglas, p. 180.

68 C.G. Flach, “Carlskrona och Stockholm “ Ett riksviktigt spörsmål ”” (Genmäle), TiS, 1905, pp. 149.

69 Contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Carlskrona stations betydelse för Sveriges försvar”, TiS, 1905, pp. 214-215.

70 Flach, 1904, p. 80.

71 Non-signé, “Iakttagelser från flottans eskaderöfningar 1895”, TiS, 1895, p. 351.

72 Lieutenant F. Grahm, “Hvilka lärdomar kunna för Sveriges forsvar hemtas af kriget mellan Kina och Japan ?”, TiS, 1897, pp. 331-332.

73 Signé C. “Om luftballongen i sjökrigets tjenst, särskildt med fästadt afseende på våra förhållanden”, TiS, 1901, pp. 26-27.

74 Capitaine de corvette Baron L. åkerhielm, “Villkoren för torpedbåtarnas framgångsrika uppträdande samt deras taktik”, TiS, 1902, p. 105.

75 “Kongl Örlogsmannasallskapets täflingsämnen för år 1900”, TiS, 1899, p. 484.

76 Hjulhammar, 1910, pp. 639-640. L’article se termine par une longue citation du ministre français à l’occasion des obsèques de l’équipage du sous-marin Pluviôse.

77 Le président de l’Académie, contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Om det tekniska momentets inverkan på sjökrigsmaterielens utveckling”, TiS, 1909, pp. 510-511.

78 Lieutenant Alexander Dmitrivich Bubnoff de l’état-major général de la Marine russe, “Undervattensbåtarnas taktiska egenskaper”, Vojennije floti 1909, traduit par H. Elliot, TiS, 1910.

79 Signé C. “Om luftballongen i sjökrigets tjenst, särskildt med fästadt afseende på våra förhållanden”, TiS, 1901, p. 25.

80 J. Malmgren, “Nutidens luftskepp och deras betydelse för kriget till sjöss”, TiS, 1908, pp. 233-237.

81 Peyron, p. 253

82 Wilhelm, comte de Södermanland, “Aviatikens nuvarande ståndpunkt (våren 1910) samt dess användbarhet vid sjömilitära operationer”, TiS, 1910, p. 517.

83 Le présidant adjoint, contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Om krig och förberedelse därtill”, TiS, 1904, p. 469.

84 af ugglas, p. 180.

85 C.E. Holmberg, “Engelska flottans stora manövrer, 1906, efter utländska tidskrifter och tidningar”, TiS, 1907, p. 61.

86 C.G. Flach, “Årsberättelse i sjökrigskonst och sjökrigshistoria år 1903”, TiS, 1904, p. 299.

87 Le président de l’Académie, contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Anförande på högtidsdagen”, TiS, 1906, p. 533.

88 Flach avait fait l’US Naval War College, dont il doit avoir été des premiers stagiaires étrangers.

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Gabriel Charmes. Propagandiste enthousiaste, mais parfois infidèle, des idées de l’amiral Aube

Rémi Monaque  

Il mourut2 à l’âge de trente-cinq ans, en avril 18863, l’année même de la parution de son ouvrage majeur : La réforme de la marine » 4. Ce court article a la seule ambition d’illustrer, à partir de cet écrit, la manière dont la pensée du chef de la Jeune Ecole fut gauchie par ses partisans. Gabriel Charmes invite lui-même à cet exercice puisqu’il écrit dans sa dédicace au ministre de la marine : « l’auteur a emprunté les idées de l’amiral Aube pour les traduire à sa manière et pour les développer suivant son jugement personnel ».

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Le principal objectif de Charmes est de lutter contre le principe faux et dangereux de la concentration de toutes les unités de combat – nous dirions systèmes d’armes – sur le même navire et d’adopter le principe de la division du travail qui à triomphé depuis longtemps dans l’armée.

Vaut-il mieux continuer à construire des navires géants, plus ou moins cuirassés, sur lesquels on accumule des moyens d’attaque et de défense qui ne sauraient se développer qu’au détriment l’un de l’autre, ou n’est-il pas préférable de donner à chaque arme un bateau spécial sur lequel l’efficacité de cette arme sera portée à son maximum ?

Notons que Charmes prend pour pierre angulaire de sa réflexion la fameuse règle de la division du travail mise en avant par Aube. Il en trouve d’ailleurs une justification que n’avait pas donnée l’amiral, en se recommandant de son application ancienne dans l’armée où il existe effectivement des régiments d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie…

Une seconde idée force, empruntée elle aussi à l’amiral, est celle de la fin des batailles d’escadres : la guerre maritime n’a pas pour but la destruction de la puissance militaire de l’ennemi, puisque c’est la puissance commerciale et financière, sa richesse, qu’elle vise et qu’elle se propose d’anéantir. Aube recommandait cette attitude stratégique aux marines secondaires aux prises avec une puissance maritime majeure ; Charmes en fait une loi universelle, apportant ainsi une première déformation à la pensée de son inspirateur.

S’il croit pouvoir s’appuyer sur ces deux idées principales, l’auteur, en revanche, estime que nul ne peut prédire les tactiques navales de l’avenir. En effet les révolutions intervenues récemment, celle de la vapeur d’abord, mais surtout celle de la torpille, ont fait évanouir les principes de l’ancienne tactique. Les penseurs sont en plein désarroi et l’on assiste, selon la formule de Montaigne, à un « tintamarre de cervelles ». Charmes imagine, comme beaucoup d’observateurs après la bataille de Lissa, une mêlée générale qui se transformera en une série de combats singuliers où le génie des capitaines, leur coup d’œil, sera plus important que l’efficacité des armes. Dans ces conditions, « soyez nombreux » sera la seule leçon de tactique navale.

Cependant l’auteur croit bon de retenir un certain nombre de propositions non démontrées, présentées comme des postulats et qui vont servir de base à son raisonnement :

* les navires géants n’auront jamais qu’une vitesse inférieure,
* la torpille a supplanté le canon comme armement principal des bâtiments de combat,
* les canons monstres sont inutiles, seule l’artillerie de faible calibre à tir rapide présente encore un intérêt,
* l’avenir appartient aux flottes composées d’un très grands nombre de petits navires d’un faible coût unitaire. Les gros cuirassés, mastodontes des mers, seront vaincus par les microbes, torpilleurs et canonnières, à l’assaut desquels il ne sera plus possible de résister.

Cette manière de procéder, que l’on ne rencontre pas dans les écrits de l’amiral Aube, est un trait caractéristique de la pensée de ses disciples. A des considérations fondées sur des réalités scientifiques et techniques se mêlent des affirmations invérifiables présentées comme des évidences.

Enfin, plusieurs erreurs ou naïvetés engendrées par une culture insuffisante du milieu et des techniques maritimes vont entacher la pensée de Gabriel Charmes. La baisse des performances des petits bâtiments par mauvais temps n’est même pas envisagée, alors que l’amiral Aube prenait soin de rappeler la différence du comportement de ces unités en eau calme et en haute mer. Les déboires rencontrés sur les premiers torpilleurs mis en service sont mis sur le compte de la malignité de ce que l’on appellera plus tard le pouvoir militaro-industriel : « sous la pression de l’opinion publique, on se voit forcé de construire quelques torpilleurs ; mais on s’arrange de manière à ce qu’ils ne vaillent rien pour pouvoir dire ensuite que l’essai a échoué ». Autre erreur manifeste, dans sa passion pour défendre l’artillerie de petit calibre, Charmes oublie complètement que les gros canons tirent plus loin que les petits. De même, dans son enthousiasme pour les torpilleurs et son mépris pour les cuirassés, il prête aux premiers des avantages et aux seconds des handicaps tout à fait contestables : de jour, les torpilleurs profiteront du large nuage de fumée qui accompagne tout bombardement pour s’approcher des cuirassés et les couler par le fond ; de nuit les « lampes électriques » des bâtiments de ligne serviront de repères à leurs adversaires.

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Partant ainsi de prémisses fort incertaines, l’auteur va bâtir une construction logique et séduisante qui propose à la France une stratégie maritime et décrit les moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Charmes énonce avec force et clarté sa profession de foi stratégique :

La guerre d’escadre, la guerre de blocus, la guerre de diversion sur le continent, ne seront plus à l’avenir que des souvenirs. Deux guerres seulement subsistent : la guerre de course en pleine mer et la guerre de côtes contre les villes non défendues, qui n’est que la conséquence, le développement naturel de la première…

La guerre de course est l’arme du faible contre le fort. Elle doit être sans limite et sans pitié mais reste une entreprise morale : quoique les moyens pour l’atteindre soient terribles et sauvages, ce n’est certainement pas un résultat contraire au progrès des sociétés humaines que cette puissance nouvelle du faible, qui assurera un jour l’entière liberté des mers, qui en arrachera l’empire à quelques nations plus heureuses que les autres.

La France est donc invitée à prendre la tête d’une croisade pour la liberté des mers et l’égalité des nations dans son utilisation. L’auteur trouve même des accents bibliques pour défendre son idée : « Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles » 5.

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Quels sont les moyens nécessaires pour mener à bien cette stratégie ? Voici la réponse de Charmes :

au lieu de composer les flottes de quelques cuirassés perdus, malgré leur masse, dans l’immensité des mers, je couvre les côtes et les routes commerciales de centaines de bâtiments qu’on ne saurait détruire en un seul combat, et qui donneront à la lutte maritime toute l’extension, toute la durée, toute l’efficacité qu’elle a eue dans le passé et qu’elle doit avoir dans l’avenir.

Cette doctrine procède d’une conception toute terrienne de l’occupation de l’espace maritime et traduit bien la vieille crainte de voir notre puissance navale toute entière engloutie dans un seul désastre. Elle comporte, en revanche, des idées justes : au cours des deux guerres mondiales, les adversaires s’affronteront dans des zones océaniques immenses et y maintiendront en permanence une multitude de moyens navals, notamment pour l’attaque ou la protection du trafic commercial.

En bon disciple de l’amiral Aube, l’auteur, constatant l’existence de trois armes pour les navires, la torpille, le canon et l’éperon, estime qu’il serait logique de créer des torpilleurs, des canonnières et des béliers ; mais il renonce à ces derniers au bénéfice de porte-torpilles. Tous ces navires participeront aux deux missions assignées à la marine la guerre de course et la défense des côtes.

Charmes préconise en outre la construction de quelques croiseurs qu’il justifie ainsi :

la course est le but le plus important de la guerre maritime (…) nous pensons qu’il est nécessaire de lui consacrer encore un instrument spécial, indépendant, qui ne soit consacré qu’à elle pour qu’il puisse produire tous ses effets.

Et il ajoute :

Les transports, canonnières et torpilleurs seront les vautours allant en bande à la poursuite des cadavres ; les croiseurs rapides iront solitaires, comme l’épervier, à la recherche d’une proie.

Ces croiseurs, où tout sera sacrifié à la vitesse et au rayon d’action, seront dépourvus de blindage ; leur armement sera limité à deux pièces de 140 mm et deux tubes lance-torpilles. Ils s’approvisionneront sur leurs prises, coulant sans pitié les navires de commerce. Les passagers seront jetés sur la première plage hospitalière. Ils coûteront plus de deux millions de francs mais il ne sera pas nécessaire d’en avoir beaucoup.

Il est curieux de constater que le croiseur, navire mono-mission et doté d’un armement multiple, déroge aux principes de la Jeune Ecole.

Les torpilleurs comprendront deux classes de navires : les torpilleurs d’attaque, uniquement armés de torpilles, et les torpilleurs de défense, armés de canons revolvers et d’une torpille portée qui seront chargés de protéger les premiers contre les torpilleurs ennemis. Chaque torpilleur d’attaque sera amateloté avec un torpilleur de défense. Conscient de la nécessité de ne pas laisser sans protection un navire aussi vulnérable que son torpilleur d’attaque, Charmes le flanque donc, en bonne logique aubienne, d’un défenseur pourvu de canons. Cette conception sera retenue partiellement dans la marine française puisque certains de nos contre-torpilleurs seront dépourvus de torpilles. Les destroyers britanniques, en revanche, seront toujours des super-torpilleurs munis de torpilles et de canons.

Les canonnières seront, comme les torpilleurs, des navires d’une vitesse élevée, d’un faible coût et dont les dimensions seront réduites à l’extrême. Nous voudrions, écrit l’auteur, que ce bâtiment « fût très étroit, très ras sur l’eau, et qu’il ne calât pas plus de deux mètres… » Sa longueur sera de 60 mètres, sa largeur de 6 mètres ; il sera armé de deux canons de 140 mm et disposera d’une autonomie de 6 à 8 jours à 10 nœuds.

Très sensible aux problèmes de logistique, Charmes imagine de ravitailler ses torpilleurs et canonnières par des paquebots rapides légèrement armés d’une artillerie de 140 mm. Ces ravitailleurs devront pouvoir fournir du charbon et des munitions ainsi que le soutien de leurs ateliers. Chacun d’eux doit être capable d’assurer la logistique de 4 canonnières et de 16 torpilleurs (8 d’attaque et 8 de défense).

L’auteur se préoccupe enfin du mode d’engagement de ces nombreuses flottilles de petits bâtiments. A l’instar de son inspirateur, il retient le principe que Castex appellera plus tard « la liaison des armes ». Il suggère que la lutte contre les escadres, « qui subsisteront encore quelque temps », soit assurée par des « groupes de combat » comprenant chacun 2 canonnières et 8 torpilleurs (4 d’attaque et 4 de défense). Chaque groupe est capable de combattre un cuirassé. Canonnières et torpilleurs de défense frayent le passage aux torpilleurs d’attaque.

Charmes semble penser que l’ennemi livrera complaisamment ses cuirassés un à un à l’assaut de nos groupes de combat ou estime peut-être qu’il suffit de rameuter pour l’attaque autant de ces groupes que la formation adverse comptera d’unités…

Pour la défense côtière, l’auteur préconise la division des côtes en secteurs maritimes disposant chacun d’une flottille de torpilleurs et d’un bon réseau de sémaphores. Les conditions locales seront soigneusement étudiées pour favoriser le moment venu la réalisation d’embuscades. De nombreux dépôts seront constitués. La marine doit disposer de toutes les batteries côtières, moyens secondaires dont la mise en œuvre doit être coordonnée avec celle des torpilleurs et des torpilles dormantes ou vigilantes (mines). Ces considérations intéressantes concernant la complémentarité et la liaison des armes, la logistique et le souci du renseignement sont hélas gâtées par une conclusion absurde : « une côte entourée d’un cordon continu 6 de torpilleurs deviendrait facilement invulnérable ». L’histoire de l’Ecole de Guerre navale montre que ces conceptions triomphèrent un moment puisqu’en 1899 les élèves, embarqués sur une division de croiseurs, se livrèrent à une étude exhaustive des côtes françaises.

Les aspects budgétaires du projet, sans être totalement éludés, sont traités de manière très succincte. L’auteur propose une action immédiate : construire en un an 100 torpilleurs pour 25 millions de francs, soit le prix d’un cuirassé et transformer les 7 cuirassés à réduit central en débarquant une partie de leur artillerie pour créer un atelier de torpilles et augmenter leur emport de charbon. Il souhaite en outre que les 130 millions nécessaires à l’achèvement de 14 cuirassés soient affectés à la construction de 45 canonnières et de 200 torpilleurs pour des prix unitaires de 1,5 million pour les premières, de 250 000 francs pour les seconds. Et il conclut : « Avec une pareille flotte, nous serions irrésistibles dans la Méditerranée et invincibles sur l’Océan ».

Charmes exprime, enfin, des idées très « modernes » sur l’utilisation de la flotte de commerce en temps de guerre. Il a fort bien vu le parti que pourrait tirer l’État d’un répertoire des moyens existants, et surtout de l’imposition aux compagnies de navigations de normes spéciales de construction en échange de subventions.

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L’auteur termine son ouvrage en observant que les réformes proposées ne seront possibles que si elles sont accompagnées d’un profond changement des mentalités dans le corps des officiers de marine. Il se livre à cette occasion à une violente diatribe contre l’esprit, l’organisation et le fonctionnement de ce corps.

Il déplore les instincts aristocratiques de la marine qui interdisent la revalorisation du corps des officiers mécaniciens : « un bon ouvrier, doué d’intelligence et d’instruction, doit être aussi estimé qu’un officier formé sur les bancs de l’école navale ».

Il dénonce les injustices de l’avancement : « un lieutenant de vaisseau ne devient jamais, sans protection puissante, capitaine de frégate au choix, à moins que son nom n’ait stationné trois ans au moins sur le tableau d’avancement ».

Il déplore surtout le manque de dynamisme et d’esprit d’initiative des chefs habitués à obéir passivement jusqu’à un âge très avancé : « l’habitude de jouer un rôle subalterne a introduit dans la marine une horreur de la responsabilité, une sorte de pusillanimité en présence de toute décision à prendre, qui font de nos amiraux des hommes incapables de la moindre décision personnelle ». Il préconise un abaissement de la limite d’âge7 « beaucoup trop éloignée pour tous les grades, étant donnée l’usure matérielle et intellectuelle que produit la vie maritime ». Mais il ajoute, avec un humour féroce, qu’une telle mesure sera difficile à faire adopter car il doute « qu’il se trouve un seul amiral qui conserve encore assez de ressort pour convenir qu’il n’en conserve plus assez ». Il faudra, en effet, attendre 1917 pour voir raccourcir de quatre années la carrière de nos officiers.

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Gabriel Charmes a manifestement tenu une place d’observateur privilégié, sinon de confident, auprès de l’amiral Aube. Il aura l’honneur posthume de donner son nom au bateau-canon mis en chantier pendant le ministère de l’amiral et dont les caractéristiques étaient bien celles de la canonnière de ses rêves. Ce navire fut complètement raté : d’une totale instabilité, il se révéla impropre à l’emploi de l’artillerie ! On ne peut imaginer plus cruel désaveu aux thèses de la Jeune Ecole. La preuve était faite qu’un bâtiment trop petit, dépourvu des qualités nautiques élémentaires, était également dépourvu de toute valeur militaire. Cela n’empêchera pas les partisans des « microbes » de prédire, pendant de longues années encore, le triomphe des torpilleurs et la fin des cuirassés. La théorie était trop belle, surtout présentée avec le talent et le lyrisme de Charmes. La France allait pouvoir, sans faire de grandes dépenses, se doter d’une flotte capable de mettre un terme à la suprématie navale britannique. La liberté des mers, leur utilisation égale pour tous seraient rétablies. Et cette noble cause des faibles contre les forts serait gagnée grâce à la multiplication d’unités de petites dimensions, capables par leur nombre, leur vitesse et leur haute technicité de venir à bout des mastodontes cuirassés, symboles de l’archaïsme, du conservatisme et de la réaction. La doctrine était d’autant plus convaincante qu’elle s’accompagnait, du moins chez Charmes, de considérations pleines de sagesse sur la nécessaire liaison des armes, qu’elle faisait une large et juste place aux aspects techniques et logistiques, qu’elle préconisait enfin des réformes sensées en matière de gestion des personnels.

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En conclusion, Gabriel Charmes fut un propagandiste zélé, très habile, mais pas toujours un fidèle de la pensée de l’amiral Aube. Il sut trouver les arguments et les mots pour convaincre une opinion publique et une classe politique peu au courant des choses de la mer. Il ne put, en revanche, s’approprier les idées de son inspirateur sans les déformer par un effet réducteur et simplificateur. Aube parlait encore de guerre d’escadres à coté de la guerre de course et de la défense des côtes, Charmes ne retient que les deux derniers points. Aube, en homme de mer expérimenté, émettait quelques réserves sur l’efficacité des petits bâtiments par gros temps, Charmes oublie totalement ces scrupules et introduit de plus dans ses théories les visions toutes terriennes de l’occupation des mers et de l’établissement d’un cordon défensif continu autour des côtes. On ne saurait nier cependant qu’à l’origine de toutes ces erreurs se trouve l’adoption du principe industriel de la division du travail qui fut bel et bien préconisée, sans aucune réserve ni prudence, par le chef de la Jeune Ecole.

En cette fin du XlXe siècle, un jeune journaliste, plein d’imagination et quelque peu grisé par son accession récente au monde de la pensée navale, pouvait, après avoir conçu un système complexe de forces navales, non seulement convaincre de son bien-fondé une partie notable de l’opinion publique, mais encore emporter l’adhésion de nombreux spécialistes. Rappelons qu’une canonnière baptisée Gabriel Charmes fut bel et bien construite, et que des dizaines de torpilleurs trop petits pour avoir la moindre valeur militaire et des contre-torpilleurs dépourvus de tubes lance-torpilles figurèrent sur notre liste navale. On comprend qu’après des réalisations aussi aberrantes, un ministre de la Marine, Edouard Lockroy, à la recherche d’une doctrine navale cohérente, ait jugé bon d’imposer en 1895 la création d’une Ecole de Guerre navale.

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Notes:

1 J’ai tenté de résumer cette pensée dans un article paru dans L’évolution de la pensée navale IV.

2 “D’un mal inexorable” dit l’article nécrologique que lui consacre La Revue des Deux mondes. Il s’agissait de la tuberculose, maladie pour laquelle le corps médical conseillait le climat chaud et sec de la Méditerranée.

3 Gabriel Charmes est mort à Paris le 18 avril 1886 en son domicile, 17 rue Bonaparte. Il était célibataire et ne fut donc jamais le gendre de l’amiral Aube comme beaucoup l’ont écrit (cf. état civil du VIe arrondissement).

4 Gabriel Charmes, La réforme de la marine, Paris, Calman Lévy, 1886. Cet ouvrage reprend la matière de trois articles parus dans La Revue des Deux mondes en 1884 et 1885.

5 Luc, 1, 52.

6 C’est nous qui soulignons.

7 Les limites d’âge étaient alors de 65 ans pour un vice-amiral, de 62 ans pour un contre-amiral et de 60 ans pour un capitaine de vaisseau.

 

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Edmond Jurien de la Gravière, stratège ou littérateur

Etienne Taillemite

L’œuvre, considérable par son volume, de Jurien de la Gravière, mérite-t-elle d’être ainsi rejetée en bloc dans les ténèbres ? Certes le style très orné en a beaucoup vieilli. Il est évident aussi que Jurien s’est davantage intéressé à la tactique qu’à la stratégie et qu’à cet égard son lecteur reste presque toujours sur sa faim. Il n’avait surtout, semble-t-il, rien d’un théoricien. Adepte résolu de ce que l’on n’appelait pas encore l’école historique, il s’efforçait de dégager les enseignements des campagnes du passé. « Il y a profit, écrit-il en 1859, à étudier l’histoire de notre marine même en ses plus mauvais jours » ! Cette tournure d’esprit l’empêcha sans doute de rédiger un traité théorique dans le genre de celui publié en 1869 par le capitaine de vaisseau Grivel, de sorte que sa pensée et ses conceptions se trouvent dispersées dans ses nombreux ouvrages et qu’il n’est pas facile d’en esquisser la synthèse. Nous verrons que la sévérité extrême de Castex est peut-être exagérée et qu’elle demande à être nuancée. Tout n’est pas à rejeter dans les travaux de Jurien, et dans certains domaines tout au moins, il a su émettre quelques vues judicieuses. Avant de tenter d’expliciter une pensée qui a évolué au long d’une carrière brillante qui le mena aux grandes responsabilités, il importe de rappeler les principaux épisodes de celle-ci, car ils expliquent sans doute certaines des vues qu’il soutiendra dans ses ouvrages.

Jean-Pierre Edmond Jurien de la Gravière était ce que l’on appelait sous l’Ancien Régime un enfant du corps et sa famille se trouvait solidement installée dans la marine depuis le règne de Louis XV. Son père, Pierre Roch, né en 1772, était le fils d’un chef de bureau de la marine. Entré au service comme novice en 1786, ancien du voyage de d’Entrecasteaux, héros du combat des sables d’Olonne en 1809, il terminera sa carrière comme vice-amiral, pair de France et préfet maritime de Toulon de 1834 à 1841.

Son cousin, Charles-Marie Jurien (1763-1836), d’une famille de magistrats de Riom, avait fait carrière dans l’administration et atteint lui aussi les hautes fonctions : conseiller d’Etat, directeur des ports et arsenaux en 1815, membre du Conseil d’Amirauté en 1824. Excellent juriste, Charles Jurien fut l’un des principaux artisans des tentatives, bien timides, de restauration de la marine après les désastres de la Révolution et de l’Empire.

C’est donc dans une famille essentiellement maritime que naquit à Brest, le 19 novembre 1812, Edmond Jurien de la Gravière et c’est tout naturellement vers la marine qu’il se dirigea dès son jeune âge. En octobre 1828, il entrait au service par le concours direct d’élève de la marine.

Dès sa première campagne sur la Dauphine, puis la champenoise, sur les côtes occidentales d’Afrique, il obtenait de son commandant des notes élogieuses : « actif, instruit, sans cesse curieux d’acquérir de nouvelles connaissances« . Aspirant de 1ère classe en juillet 1830, le jeune Jurien eut alors la chance d’être affecté à la

station du Levant sous les ordres du capitaine de vaisseau Lalande qui passait, à juste titre, pour le meilleur manœuvrier de la flotte et pour un entraîneur d’hommes exceptionnel. Passé successivement sur la Résolue, la Calypso et l’Actéon, Jurien se fit apprécier de son chef qui le jugea « instruit, rempli de la meilleure volonté, bonne éducation, bonne santé, ayant un goût particulier pour la marine, très bon sujet, zélé, actif » (1831). Promu enseigne de vaisseau en janvier 1833, Lalande le prit comme aide de camp sur la Ville-de-Marseille. En 1834, il le note : « paraît devoir être un de nos capitaines les plus distingués. C’est un sujet à pousser« .

Dès cette époque, Jurien réfléchit sur l’expérience qu’il est en train d’acquérir dans ces eaux du Levant où sévit une guérilla navale qui lui rappelle la guerre des brûlots au XVIIe siècle. D’ailleurs les Grecs utilisent beaucoup cette arme et il admire leur habileté manœuvrière. « C’est en manœuvrant qu’ils ont fait prendre chasse aux flottes ennemies, qu’ils les ont contenues dans leurs marches, interrompues dans leurs opérations ». Cependant, il a bien vu aussi les limites de ce type de marine : « L’équipement d’une flotte ne se fait pas seulement avec de l’enthousiasme ». Il remarque à quel point les Grecs sont gênés et limités par deux éléments très fâcheux : le manque de financement de sorte qu’il est impossible de mener un combat cohérent, d’exploiter un succès ou de réparer un échec2.

La navigation au Levant lui permit aussi de prendre contact avec la Royal Navy, ce qui lui inspira aussi d’intéressantes réflexions. Il a surmonté, semble-t-il, les rancœurs des guerres révolutionnaires et impériales puisqu’il écrit à propos des affaires de Grèce : « L’Angleterre s’était heureusement rapprochée de la France, et ces deux puissances, quand elles sont d’accord, font presque toujours prévaloir dans le monde les conseils de paix et de modération« 3. Il insiste sur la bonne compréhension qui s’établit alors avec les marins anglais :

A l’ancienne animosité succéda une émulation générale, on lutta d’habileté dans les manœuvres, de hardiesse dans la navigation, d’élégance et de coquetterie dans la tenue des navires. Nous avions beaucoup à apprendre : nous apprîmes vite… L’amiral de Rigny était homme d’initiative. par sa situation personnelle, par ses grandes relations dans le monde, il dominait de très haut les capitaines rangés sous ses ordres, presque tous jeunes d’ailleurs et animés d’une noble ambition. Il fonda une école. Il fit dans une certaine mesure, pour notre marine ce que l’amiral Jervis avait fait pour la marine anglaise… Les relations qui s’établirent entre nous et les officiers anglais nous furent très profitables : elles nous firent partager le bénéfice de leurs traditions. Nous acquîmes ainsi en peu de temps ces secrets de l’atelier que nous eussions peut-être mis des années à découvrir. C’est dans le Levant qu’un esprit nouveau prit naissance : l’anglomanie envahit notre marine 4.

Il est vrai que les marins français avaient pris une petite revanche psychologique : Collingwood prétendait que la navigation dans l’archipel grec était impossible en hiver pour les vaisseaux de ligne. Rigny et Lalande démontrèrent brillamment qu’il n’en était rien. Ces années de navigation dans des mers très dures furent très formatrices pour Jurien. Il y apprit entre autres choses les joies de la manœuvre.

On naissait manœuvrier comme on naît poète, c’était affaire d’instinct… on disait de lui : c’est un marin. Et cela voulait dire c’est un homme ferme, résolu, prompt à prendre un parti ; c’est bien plus, c’est un homme né sous une heureuse étoile, un homme qui a le don.

Il bénéficia aussi des enseignements de Lalande qu’il va retrouver bientôt en escadre de la Méditerranée. En effet, après avoir reçu en 1836 son premier commandement, celui du cotre le Furet affecté à la station des côtes d’Espagne, Jurien fut promu lieutenant de vaisseau en avril 1837 et embarqua sur l’Iéna comme aide de camp de l’amiral Lalande. Il y vit à l’œuvre les premiers navires à vapeur et nota les réactions négatives de la plupart de ses camarades :

Nous avions encore pour ce moteur nouveau les dédains dont Mrs les officiers des galères avaient longtemps accablé les vaisseaux du roi : on ne fera jamais rien de ces navires là ! Tel était le jugement bref et péremptoire de plus d’un d’entre nous. Hélas, c’était plus qu’un jugement, c’était un espoir et une consolation5.

Nommé en 1839 commandant du brick la Comète, il rejoignit devant Tenedos son cher amiral Lalande et vécut à ses côtés la crise diplomatique provoquée par les affaires d’Egypte qui nous mena au bord d’une guerre avec l’Angleterre. Il y découvrit la fragilité des amitiés franco-anglaises lorsque des intérêts supérieurs étaient en jeu. Il nota ainsi en septembre 1839 :

La cordialité de nos anciens rapports avec l’escadre anglaise avait disparu. Nous choisissons nos amitiés, et souvent il ne nous déplaît pas de les choisir à l’encontre de la politique de nos gouvernements. En Angleterre, les choses ne se passent pas ainsi ; on dirait que nos voisins ne sauraient être aimables que par ordre de l’Amirauté. La froideur subite qu’on nous témoigna nous surprit, mais nous avertit en même temps6.

La crise résolue pacifiquement grâce à la volonté de Louis-Philippe, Jurien et sa Comète vont se livrer à d’autres activités, hydrographiques celles-là. Le 24 janvier 1841, une terrible tempête avait soufflé sur la Méditerranée et provoqué d’énormes dégâts et de nombreux naufrages. On s’aperçut alors soudain des lacunes des cartes marines.

Chose étrange, cette Méditerranée si étroite, nos bâtiments de guerre ne la connaissaient pas : ils en ignoraient le régime et les ressources. Les cartes que nous possédions ne nous disaient rien de ces précieux abris que la nature a pour ainsi dire creusés à chaque pas du détroit de Gibraltar à l’entrée des Dardanelles. L’Archipel seul nous était devenu familier par de longues stations ; partout ailleurs nous allions à l’aventure sur la foi d’un méchant routier où l’on avait fixé les principaux points par des déterminations astronomiques7.

Il fallait évidemment combler ces lacunes et Jurien fut chargé avec la Comète de travailler sur les côtes de Sardaigne avec le concours des ingénieurs hydrographes Darondeau et Laroche-Poncié. Il s’acquitta de cette tâche avec succès puisqu’il obtint en 1841 un témoignage de satisfaction et, en avril, sa promotion au grade de capitaine de frégate. Il avait 29 ans.

Jurien, sans doute grâce aux recommandations de l’amiral Lalande, fut choisi, en mars 1843, par le nouveau ministre l’amiral Roussin, comme aide de camp. Affectation de courte durée puisqu’en juillet, il recevait le commandement du Palinure, un brick de la station des côtes d’Espagne avec lequel il se distingua en juin 1844 lors d’un incendie survenu à Barcelone et en octobre 1845 en sauvant l’équipage d’un navire marchand français naufragé. En 1846, l’amiral Roussin le recommandait chaudement à son successeur rue Royale pour un avancement exceptionnel.

Contrairement à beaucoup d’officiers de sa génération, Jurien, au bout de près de vingt ans de marine, n’avait encore jamais fait campagne dans les mers lointaines. Cette lacune fut comblée en janvier 1847 lorsqu’il reçut le commandement de la corvette la Bayonnaise qui partait pour une mission de trois ans dans les mers d’Extrême-Orient. Il visita ainsi Hong-Kong, les Philippines, les Carolines, les Mariannes, Batavia, assista les baleiniers français alors assez nombreux qui travaillaient dans ces parages, porta secours aux Portugais de Macao lors du typhon qui ravagea la ville en septembre 1849 et recueillit une masse considérable de renseignements hydrographiques sur les mers de Chine.

De cette longue et fructueuse campagne, il rapporta deux témoignages officiels de satisfaction du ministre et un récit qui paraîtra en 1873 en deux volumes sous le titre Voyage de la corvette la Bayonnaise.

Dès avant son départ pour l’Extrême-Orient et le pacifique, jurien s’était découvert une vocation littéraire et historique en publiant en 1847 les deux volumes de ses Guerres maritimes sous la République et l’Empire, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir car il y exprime, chemin faisant, certaines de ses conceptions. En octobre 1850, il était promu capitaine de vaisseau et se trouvait affecté au Dépôt des cartes et plans pour y mettre au net les travaux hydrographiques réalisés avec la Bayonnaise.

Sur cette marine de la Monarchie de Juillet encore si peu étudiée aujourd’hui, Jurien donne un témoignage précieux. Il remarque en premier lieu que la conquête de l’Algérie, puis la crise franco-anglaise de 1840, ont imposé silence aux théoriciens continentaux qui préconisaient l’abandon total de toute ambition et de toute politique maritimes. Au contraire, un sentiment de fierté et d’enthousiasme s’est développé.

Ce qui distingue le corps de la Marine pendant toute la durée du gouvernement de Juillet, c’est l’amour du métier pour lui-même, c’est un esprit de recherche et d’élégance qui a dû faire place, avec la transformation de la flotte, à des préoccupations plus austères. Trop éprises du côté pittoresque des choses, l’agitation de la jeune marine n’en mit pas moins en mouvement dans la flotte tout ce qui, sans l‘impulsion de ce zèle passionné, serait longtemps resté immobile. Matériel, personnel, discipline, organisation intérieure, rien ne put échapper à la fièvre qui venait de nous saisir. La transformation fut complète 8.

Dans la conclusion de son étude sur les guerres de la Révolution et de l’Empire, Jurien affirmait, avec peut-être un peu trop d’optimisme, que ce mouvement « Jeune Marine » était soutenu par l’opinion publique.

A aucune autre époque, écrit-il en 1847, la marine n’a-t-elle été plus populaire parmi nous, qu’elle ne l’est aujourd’hui. Nous avons vu l’accroissement de notre puissance navale proclamé d’un accord unanime comme une nécessité de premier ordre, et l’opinion publique épouser avec éclat des intérêts qu’on lui avait longtemps reproché de méconnaître 9.

Avec le Second Empire, Jurien allait accéder à des responsabilités de plus en plus importantes. En 1852, il recevait le commandement de la frégate l’Uranie, école des canonniers avec laquelle il expérimenta de nouvelles méthodes de tirs à feux convergents. L’année suivante, il était demandé comme chef d’état-major par l’amiral Bruat, commandant l’escadre de l’Océan. Celui-ci justifiait sa démarche dans une lettre à l’intéressé en expliquant qu’il a été, comme lui, élevé, « dans les principes de l’amiral Lalande qui les avait lui-même puisés à l’école de votre père. Nous continuerons cette bonne famille autant qu’il nous sera possible« .

Pour la première fois de sa carrière, Jurien participa à des opérations de guerre lors de la campagne de Crimée. Les services qu’il y rendit lors du bombardement de Sébastopol le 17 octobre 1854, lors du débarquement de Kertch où il commanda les troupes, lors de la prise de Kinburn lui valurent les éloges de son chef auquel le liait une sincère amitié. Il écrira plus tard :

c’est aux leçons de l’amiral Lalande et de l’amiral Bruat que je dois le peu que j’ai appris. Je me suis toujours fait gloire d’appartenir à leur école. Entre ces deux hommes de mer, j’hésiterais peut-être s’il me fallait désigner un modèle à nos officiers. J’ai souvent entendu mon père hésiter ainsi entre Bruix et Latouche-Tréville 10.

En décembre 1855, à 43 ans, il était promu contre-amiral.

De cette dure campagne de Crimée, Jurien tira quelques enseignements intéressants. En premier lieu, l’importance de la maîtrise de la mer et du rôle joué par la flotte. A propos du siège de Sébastopol, il écrit :

Si une des deux armées devait user l’autre, c’était à coup sûr l’armée qui restait maîtresse absolue de la mer. Les ressources qui affluaient à son camp par ce chemin facile lui donnaient une puissance de résistance et de renouvellement bien supérieure à celle de l’armée ennemie.

Dans cette mer Noire que les compagnies d’assurances tenaient pour une des plus dangereuses du monde, « on eut jamais admis que des vaisseaux la pussent impunément sillonner en hiver« , la flotte a accompli

des tours de force qui ne laissèrent peut-être indifférent que notre pays. Les Anglais ne s’y trompèrent pas ; ils admirèrent cette audace et cette activité. Jamais notre marine ne s’était montrée à eux avec tant d’avantage.

Le sentiment du danger public avait doublé nos forces et notre corps d’officiers, choisi, peu nombreux, rompu au métier par une constante pratique, était peut être le premier corps d’officiers qui fut alors au monde : à coup sûr, il était le plus exercé11.

La marine a joué en effet dans cette campagne un rôle primordial en tant que base d’opérations de l’armée de terre. « C’est, écrit Jurien, par ce pont jeté en travers de la mer Noire que viennent incessamment les munitions, les renforts, les vivres, tout jusqu’au bois de chauffage » et au foin pour la cavalerie. Cette symbiose présenta l’avantage de développer la compréhension entre armée et marine.

C’est de cette époque que date la sympathie qui n’a cessé de nous unir à l’armée. Nous aimâmes le soldat pour les souffrances que nous le voyions si héroïquement endurer ; il nous aima parce que nous compatissions à ses maux12.

Compréhension certaine au niveau des hommes, en fut-il de même à celui des chefs ? Jurien ne le précise pas mais il note bien un certain flottement dans le haut commandement. Après les échecs devant Sébastopol, l’amiral Hamelin fut remplacé par Bruat et, chez les Anglais, le vice-amiral Dundas par le contre-amiral Lyons, ce qui inspira à Jurien ce commentaire :

Les gouvernements, déçus par des espérances trop promptes, fondent toujours un certain espoir sur l’emploi d’hommes nouveaux ; mais l’instabilité du commandement est un pauvre remède bien que ce remède, plaise généralement à la foule.

Au moment de l’opération de Kertch, Jurien nota les hésitations du commandement :

En réalité, on ne savait plus ce qu’on voulait, car trop de volontés devaient concourir au même but pour qu’il fût possible de les maintenir d’accord. Les expéditions combinées traversent inévitablement ces périodes d’hésitations jusqu’au jour où quelque esprit absolu vient les faire cesser13.

C’est probablement cette expérience qui inspira à Jurien des réflexions sur la nécessité d’un état-major dont il sera question plus loin.

Autre enseignement de cette campagne qu’il met bien en lumière : les limites que rencontrait à cette époque l’action d’une flotte contre la terre. Après l’attaque infructueuse du 17 octobre 1854 contre Sébastopol, il notait :

Les vaisseaux peuvent traverser les passes les plus formidablement défendues si on ne les arrête pas par des obstacles sous-marins ; ils peuvent détruire les murailles de pierre, faire évacuer les batteries gazonnées lorsque ces ouvrages sont à peu près de niveau avec leurs canons : ils sont impuissants contre des feux qui les dominent. Leur triomphe en tout cas restera stérile tant que les troupes de débarquement ne se tiendront pas prêtes à envahir les batteries réduites au silence.

Il insistait aussi sur les insuffisances de la préparation : « on avait brusqué l’attaque, personne n’était prêt, l’effort qui devait tout emporter avait été décousu, successif au lieu d’être simultané » 14. De ces constatations, Jurien tirera une sorte de théorie des opérations amphibies qui sera analysée plus loin. Celle-ci ne sera guère retenue malheureusement et les exécutants feront cruellement les frais en 1915, aux Dardanelles, de cet oubli des enseignements de l’histoire.

La guerre terminée, Jurien, qui avait lié de bonnes relations avec les alliés anglais, présida en 1856 la délégation envoyée à la revue navale passée en rade de Spithead par la reine Victoria. L’année suivante, il recevait le commandement en sous-ordre de l’escadre de Méditerranée avec pavillon sur l’Algésiras, ce qui lui donna l ’occasion de participer aux opérations en Adriatique pendant la guerre d’Italie sous les ordres de l’amiral Romain Desfossés. C’est à lui qu’incomba l’organisation du blocus de Venise en juin 1859 mais l’armistice de Villafranca, signé le 7 juillet, interrompit ces opérations de l’escadre qui devait appareiller le 8 pour attaquer la ville15.

La paix revenue, Jurien reçut des attributions administratives et fut nommé membre du Conseil de perfectionnement de l’Ecole polytechnique et, en avril 1861, du Conseil d’amirauté et président de la commission des pêches et de la domanialité maritime. Mais ce ne fut qu’un bref intermède dans sa carrière de marin puisqu’en octobre 1861 il recevait le commandement de la division navale du golfe du Mexique. En janvier 1862, il était promu vice-amiral. Commandant interarmées au Mexique, il dirigea le débarquement des troupes à Vera-Cruz et signa, le 19 février, la convention de La Soledad qui aurait pu régler pacifiquement le différend franco-mexicain mais Napoléon III refusa de la ratifier. Revenu au Mexique en juillet 1862 sur la frégate cuirassée la Normandie, premier bâtiment de ce type à traverser l’Atlantique, Jurien dirigea la 22 novembre l’attaque de Tampico et rentra en France en avril 1863. L’Empereur ne lui tint pas rigueur de sa lucidité dans l’affaire mexicaine puisqu’en janvier 1864, il le prenait comme aide de camp, ce qui lui donnait libre accès à la cour où il devint un familier et souvent un confident de Napoléon III et d’Eugénie. En janvier 1866, il était élu membre de l’Académie des Sciences.

En 1868, Jurien de la Gravière recevait enfin le principal commandement de la flotte, le plus envié, celui de l’escadre d’évolutions en Méditerranée avec pavillon sur le cuirassé Magenta. Pendant deux ans, il va faire naviguer cette force sans arrêt, étudiant à fond la nouvelle artillerie, l’organisation des diverses spécialités, l’amélioration de l’habillement, de la nourriture, révisant enfin la tactique des bâtiments de combat à vapeur. De cette expérience, il tira des considérations sur la tactique navale qui seront publiées en appendice de sa Marine d’aujourd’hui 16. En décembre 1870, il devait appareiller pour une croisière au Levant mais il resta finalement sur les côtes de Provence pour réprimer les troubles suscités à Nice par le parti séparatiste. Ce fut sa dernière campagne à la mer.

Le gouvernement républicain ne lui tint pas rigueur de son bonapartisme puisqu’il le nomma en mai 1871 directeur général du Dépôt des cartes et plans de la Marine et président de nombreuses commissions et conseils : Observatoire de Paris, conseil de perfectionnement de l’Ecole navale (1871), commission de révision de la tactique navale (1872), commissions de réorganisation des troupes de marine (1875), du corps de santé, de la défense des côtes. Son autorité s’étendait aux affaires internationales puisqu’en septembre 1873 il fit partie de la commission internationale chargée de régler les différents territoriaux anglo-portugais au Mozambique. En avril 1884, il était nommé membre de la Commission internationale chargée d’étudier les améliorations à apporter au canal de Suez. Maintenu en activité sans limite d’âge en novembre 1877, Jurien accumula les honneurs : président de l’Académie des sciences en 1886, il entra à l’Académie française en 1888. Les dernières années de sa vie furent consacrées à la rédaction d’ouvrages historiques avec une prédilection pour les périodes anciennes.

Il étudia ainsi les campagnes d’Alexandre (1883), la marine des anciens (1880), la marine des Ptolémées et la marine des Romains (1885), La guerre de Chypre et la bataille de Lépante (1888), Doria et Barberousse (1886), Les chevaliers de Malte et la marine de Philippe II (1887), Les corsaires barbaresques et de la marine de Soliman le Grand (1887), Les derniers jours de la marine à rames (1885). De nombreux extraits de ces ouvrages avaient paru sous forme d’articles dans la Revue des Deux Mondes. L’amiral Jurien de la Gravière mourut à Paris le 5 mars 1892.

De cette œuvre considérable basée sur de vastes recherches historiques et sur une expérience personnelle variée, il faut essayer de dégager quelques idées directrices qui permettront peut-être de mesurer le bien-fondé de la sévérité prononcée par l’amiral Castex.

Jurien s’est intéressé aux aspects les plus importants de la vie de la flotte. D’abord à sa conception même et à sa composition sur lesquelles il s’est abondamment exprimé. Le commandement, la formation et l’entraînement du personnel, la tactique enfin plus que la stratégie, ont aussi fait l’objet de sa part de nombreux commentaires. Essayons de synthétiser une pensée qui a naturellement évolué au long d’une carrière active de plus de cinquante ans.

Jurien posa d’abord un principe qui devrait être d’évidence mais a été trop souvent négligé dès le XVIIe siècle : « La marine n’est pas seulement de l’administration, elle est avant tout de la politique. On ne met pas une flotte sur les chantiers sans savoir préalablement ce qu’on en veut faire » 17. Mais il a vécu la grande période de bouleversement technique provoqué par la vapeur qui rendait très ardus les choix à opérer. « Nous vivons en des temps douteux, écrit-il en 1847, où il est difficile de prévoir avec quels éléments nous ferons la prochaine guerre, si ce sera avec des flottes ou avec des vaisseaux isolés, avec des navires à voiles ou avec des navires à vapeur ». Un seul élément lui paraît certain : quel que soit le système de guerre qui vienne à s’imposer, nos navires, quelle que soit leur catégorie, doivent se trouvent aptes à affronter avec avantage les bâtiments ennemis de même rang et de même force. Principe encore une fois évident qui sera néanmoins très négligé après 1870 et jusqu’à 1914, période pendant laquelle presque tous les navires français seront toujours largement inférieurs en vitesse et en puissance de feu à leurs contemporains anglais ou allemands.

Le 15 décembre 1852, il précisait se pensée dans une lettre au ministre : « La composition d’une flotte doit dépendre de l’usage qu’on veut en faire. Il est donc nécessaire d’embrasser dans son ensemble le système de guerre qui conviendrait à notre génie, à nos ressources, à la situation que nous ont créé les événements qui se sont accomplis depuis 1789. Nous n’avons plus ni colonies ni commerce maritime« . Application quelque peu exagérée. Il constatait que l’Algérie alimentait un trafic non négligeable, qu’il existait aussi un cabotage considérable, et enfin une armée de Terre à laquelle il fallait fournir des moyens de transport. La conclusion à ses yeux s’imposait donc : « transporter des troupes avec toute la rapidité possible, défendre la mer territoriale, tel doit être le double rôle de notre marine. Je concevrais que la France songeât à inquiéter le commerce britannique dans les mers lointaines par des divisions de frégates ou de grandes corvettes. Elle obligerait ainsi l’Angleterre à augmenter ses dépendances et à diviser ses forces. Mais je crois que la composition de nos stations actuelles suffirait amplement à ce service« 18. Conception bien restrictive qui se limitait à jouer les voituriers de l’armée et à assurer la défense des côtes. Quant à la lutte contre le commerce anglais avec des divisions de frégates, c’était un rappel de la stratégie adoptée par Napoléon et Decrès dans les dernières années de l’Empire, qui n’avait guère eu de succès en raison de l’énorme disproportion des forces.

Jurien va préciser ses conceptions dans son livre La marine d’aujourd’hui paru en 1872. Etudiant le grand programme naval de 1857, il commençait par remarquer combien « il était sage, je dirai même indispensable, de ne pas vouloir disputer à l’Angleterre l’avantage de nombre. C’était la seule supériorité qu’on dût lui concéder« . Il développait ensuite une théorie qui était, semble-t-il, celle de Napoléon III lui-même :

pour tenir sur les mers la place à laquelle nos ressources de tout genre nous faisaient un devoir d’aspirer, nous avions deux moyens infaillibles : n’admettre dans la composition de notre flotte que des navires dont les qualités ne fassent aucun doute, assurer par tous les détails de notre organisation une célérité exceptionnelle à nos armements. Nous pouvions ainsi inspirer un certain respect à l’Angleterre même car au début d’une guerre, nous lui aurions opposé, en la prenant de vitesse, des forces à peine inférieures aux siennes. Ce programme était simple. Il fallait en écarter tout plagiat inintelligent du passé.

Il estimait avec raison qu’en France, on faisait grand abus « du fétichisme qui s’attache à certaines noms » et en premier lieu à celui de Colbert.

Or il est bien évident que les conditions de 1856 ne sont plus celles de 1668. Aujourd’hui, selon lui, la puissance navale n’était plus liée comme au XVIIe siècle aux colonies et au pacte colonial et il est très remarquable de constater que Jurien se déclare très réservé sur l’expansion coloniale, en particulier en ce qui concernait l’Extrême-Orient, sujet sur lequel il se révèle comme un prédécesseur de Castex. Il écrit ainsi à propos des premiers établissements en Indochine : « Nous avons mis la main dans la ruche et nous avons éveillé les abeilles. Tout établissement possédé par l’Europe dans ces mers lointaines doit se sentir menacé« . Il n’allait pas jusqu’à conseiller l’abandon mais il restait « très convaincu de se tenir en garde contre des espérances chimériques » et ajoutait aussitôt : « l’avenir colonial, sous quelque forme qu’il se présente, ne m’apparaît donc qu’environné de nuages. Il n’existe plus heureusement de relation intime entre le progrès colonial et les facultés maritimes du pays« . Cet avis était alors loin d’être partagé et Jurien se trouvait très en avance sur son temps en préconisant le décrochage des colonies et de l’armée coloniale de la marine. Il s’était félicité, en 1858, de la création de l’éphémère ministère de l’Algérie et des colonies auquel on avait eu le tort de rattacher l’Algérie « que sa proximité et son importance conseillaient d’assimiler dès lors aux départements français ». Par contre, il déplorait le maintien de l’armée coloniale au sein du ministère de la Marine, « de sorte que nous perdîmes une merveilleuse occasion de voir enfin clair dans notre budget. Il n’en est pas moins remarquable que la plupart des progrès réalisés par la marine impériale datent de l’époque où, par suite de la séparation des deux ministères, son sort avait cessé d’être étroitement associé à celui de nos possessions d’outre-mer »19. 

Jurien approuva la politique suivie par l’amiral Hamelin pendant son passage au ministère. C’était, dit-il, « un homme froid, profondément honnête et qu’une longue expérience avait mis au courant de toutes les parties de notre service qui a laissé une trace profonde de son passage aux affaires« . Il souligne la difficulté de la tâche du ministre qui devait innover profondément car « l’ancienne constitution de notre établissement naval n’était plus d’accord avec les conditions dans lesquelles allait se développer une marine qui n’avait que de rares analogies avec la marine du passé« .

Hamelin divisa donc le matériel en trois catégories : la flotte à voiles, destinée dans son esprit à disparaître rapidement, la flotte transformée, matériel de transition que l’on entretiendrait sans le renouveler et enfin la flotte de l’avenir qui comprendrait 150 bâtiments de combat dont 40 vaisseaux de ligne. Jurien considérait ce programme comme « très sérieux et qui tendait à placer nos forces navales sur un pied des plus respectable » mais il émit cependant des critiques. Pour lui, « une partie des dépenses prévues sera absorbée par la construction de navires dont l’existence parasite menaçait de se développer aux dépens de la substance même de notre flotte de guerre ». Il visait ainsi la flotte de transport que l’on souhaitait développer pour lui permettre de transporter 40 000 hommes, 6 000 chevaux et 18 000 tonneaux de matériel.

A son avis, ce programme de 1857 reposait sur une idée juste et deux idées fausses. L’idée juste consistait à limiter à un petit nombre de navires rapides notre état militaire. La première idée fausse était d’ordre stratégique et attribuait à la marine « pour rôle principal le transport d’une armée sur le littoral ennemi tandis que c’est l’occupation de la route maritime qui est le point essentiel. La sécurité du trajet garantie, les flottes marchandes suffiront pour l’accomplir« . Jurien précisera plus tard, comme nous le verrons, ses idées sur ce point. La seconde idée fausse résidait pour lui dans une confusion trop grande entre les dépenses d’investissement et celles de fonctionnement. Il reconnaissait néanmoins que la rénovation de la flotte avait été menée avec des vues assez larges et qu’Hamelin se préoccupa toujours de tenir les unités constamment disponibles20.

Jurien approuvait donc ce programme basé sur une flotte de ligne constituée de grands bâtiments de combat. A plusieurs reprises, il revient sur ce sujet dans ses œuvres postérieures et invoque les théories de son maître l’amiral Lalande.

En marine, il partait d’un principe aussi simple qu’absolu : tout pour la flotte, c’est-à-dire faire tout converger vers le bon et prompt armement du plus grand nombre de vaisseaux possible. Le faste des arsenaux ne lui en imposait pas ; ce n’était point aux monuments des ports qu’il jugeait la force d’une marine : il la reconnaissait à la puissance productive des chantiers, à la richesse des approvisionnements et surtout à la forte constitution du personnel. Il rêvait d’une armée de mer permanente… Sa flotte, quel que fût le nombre de bâtiments dont il l’eût composée, eût été avant tout une flotte de combat. C’est lui qui se déclara si énergiquement l’ennemi de la poussière navale. Il appelait ainsi, non pas tous les bâtiments qui ne pouvaient pas figurer en ligne, mais tous ceux, grands ou petits, qui n’avaient aucune valeur militaire. Pour l’amiral Lalande, la marine n’était pas seulement une armée, c’était, dans la plus étroite acception du mot, une escadre 21.

Mais Jurien rédigeait ses souvenirs en 1882 et il était amené à s’interroger :

Cette grande escadre qui doit embrasser la marine dans son ensemble, comment la constituer en 1882 ? La situation n’est plus aussi simple qu’elle l’était en 1844. La révolution a été déchaînée et ceux qui l’ont introduite dans le monde naval ne savent plus eux-mêmes où elle les mène : une flotte est à peine construite qu’il en faut bien vite ébaucher une autre. On marche et on trébuche à chaque pas sur un progrès nouveau.

Au milieu de ces hésitations bien compréhensibles, il demeurait, dans les premières années de la IIIe République, résolument partisan de la flotte de la ligne. Répondant en octobre 1873 à une enquête lancée par le ministre de la marine, l’amiral Dompierre d’Hornoy, il se déclarait hostile au décuirassement des grandes unités et, vers la même époque, il écrivait dans les souvenirs d’un amiral :

Pour la puissance que la nature a placée en face de l’Angleterre, je ne comprends pas de marine possible sans une flotte de ligne, c’est-à-dire sans une force homogène dont chaque unité puisse figurer dans une ligne de bataille. En dehors de cette flotte, je ne vois plus d’utiles que des avisos ou canonnières rapides que ne sont, à tout prendre qu’une autre espèce d’avisos. Si la flotte de ligne est bien ce qu’elle doit être, les garde-côtes eux-mêmes deviendront superflus. Nous aurons, nous aussi, nos remparts de bois : mais, tout en protégeant nos rivages, ces remparts mobiles seront assez rapides pour menacer les rivages de l’ennemi. Je répudie donc hautement tout sacrifice qui ne tend pas à augmenter directement notre flotte de ligne 22..

Constituer sans délai le corps de bataille de la marine française, l’entourer de rapides et actifs éclaireurs est un soin si urgent que pour le moment c’est le seul qui me touche. Les frégates de croisière, les batteries flottantes, les canonnières à petite ou moyenne vitesse, les vaisseaux garde-côtes, les transports, les transports surtout n’ont pas mes sympathies.

Je crois, en un mot, à l’avenir de la marine française et je ne veux pas lui rendre tout combat impossible : je réclame pour elle la flotte d’Orvilliers. Que de plus audacieux mettent leur confiance dans la flottille de Boulogne et oublient, s’ils en ont le courage, les escadres sans l’appui desquelles cette flottille n’a jamais pu quitter le port.

Fort de l’expérience qu’il a vécue en 1855 à l’attaque de Kinburn par les batteries flottantes cuirassées, il n’hésitait pas à prophétiser :

Nos vaisseaux, sans rien perdre de leur rapidité, vont s’armer de pied en cap et revêtir une cuirasse de fer sur laquelle les plus gros boulets viendront s’amortir. Voilà, je suis très porté à le croire, les futurs éléments de la flotte de ligne 23.

Après avoir élaboré ce plaidoyer éloquent et appuyé en faveur de la flotte de ligne, Jurien, sans doute sous l’influence de ses études sur les marines antiques, se passionna pour les flottilles et les opérations amphibies. Dans La marine d’autrefois, prenant exemple sur César et Germanicus débarquant en Angleterre et remontant les fleuves d’Allemagne, il développa une théorie des flottilles de débarquement qui contient des aspects très modernes et assez prémonitoires. Il prévoit ainsi des péniches embarquées en pontée sur des transports qui seront lancées à la côte sous la protection du feu de la flotte de ligne. Il n’oubliait pas, en effet, de préciser : « la flottille n’opérera jamais qu’à l’abri de ce rempart ». A son avis, d’ailleurs, cette flottille constituerait une véritable force de dissuasion. « Je soutiens qu’une flottille convenablement équipée exerce déjà du port où on la rassemble une action stratégique de la plus extrême importance » 24.

Cette passion tardive pour les flottilles amène Jurien à proférer des affirmations qui le feront considérer comme un précurseur de la Jeune Ecole.

A côté des colosses, il y aura place pour les infiniment petits. Les colosses se chargeront d’occuper la mer, d’en garder les chemins, d’un écarter les interventions hostiles ; les flottilles opéreront sur le littoral ennemi. Ces flottilles auront deux façons d’opérer : par des incursions soudaines ou par des invasions de masse.

Obsédé par ses études sur les marines antiques, il ne vit pas que la puissance de feu nouvelle de l’artillerie bouleversait bien des données25.

Revenant sur ce sujet en 1885 dans son livre Les derniers jours de la marine à rames, Jurien précisait ainsi sa pensée :

Les vaisseaux cuirassés finiront bien aussi par disparaître ; l’heure de les licencier ne me paraît pas venue. Dans les mers profondes je voudrais continuer d’associer cette massive réserve à nos escadrilles… on arrivera probablement un jour à donner à nos torpilleurs toutes les qualités qui leur sont nécessaires pour affronter en pleine sécurité en haute mer ; on aura plus de peine à en faire des oiseaux de grand vol. De toute façon, ces torpilleurs transformés ne seraient plus des bâtiments de flottille. La flottille, telle que je la conçois, se compose de navires de dimensions chétives, d’une valeur vénale insignifiante. Je la destine surtout à infester les bras de mer étroits. Course ou descente, sur ce terrain propice elle se prête aisément aux opérations les plus diverses. Si je la concentre, les colosses, à son approche, se troublent et, sur le rivage, les corps d’armée s’essoufflent à la suivre ; si je la disperse, un seul de ses méfaits suffit pour alarmer toute une marine marchande. La Manche, en moins d’une heure, se l’est renvoyée d’une rive à l’autre. On ne sait d’où elle sort, on ignore où elle rentre. Ne comptez pas ses pertes ; son grand art, sa force principale consiste à ne rien craindre et à sacrifier sans scrupule quelques-uns de ses tronçons… vous voyez donc bien que cette marine n’a rien de commun avec l’autre, qu’il faut la distinguer soigneusement de celle que j’appellerai la marine des millions flottants 26.

Nous voici en pleine utopie du genre de celles des extrémistes de la Jeune Ecole et on peut se demander comment un homme d’expérience comme Jurien a pu se laisser aller à proférer de telles élucubrations et de telles imprécisions. Comment seront armés ces chétifs navires, par quel miracle atteindront-ils une telle mobilité ? Pas un mot à ce sujet et nous sommes au royaume de l’affirmation gratuite, familière aux adeptes des théories de Gabriel Charmes. A l’évidence, Jurien se faisait beaucoup d’illusions sur les possibilités, à cette époque, des flottilles de débarquement.

Ces vues légèrement délirantes sont d’autant plus étranges sous la plume de Jurien que, dans La marine d’aujourd’hui, il avait fort bien vu l’importance de la guerre des communications maritimes et s’était radicalement séparé de la Jeune Ecole sur ce point. Il estimait en effet que le rôle primordial de la flotte consistait « à occuper les grandes voies maritimes… L’occupation de la mer, ne fût-elle que temporaire, doit avoir, même dans une guerre continentale, des conséquences de la plus haute portée ». Il l’avait constaté lors de la guerre de Crimée et celle de Sécession l’a confirmé. C’est la raison pour laquelle il se prononçait alors de la manière la plus nette contre la guerre de course dont les résultats stratégiques n’ont jamais été concluants.

On a beaucoup exagéré le dommage causé au commerce américain par quelques corsaires ; on a fait un bruit ridicule de la capture d’un navire de commerce français par une corvette allemande, s’échappant au cour de l’hiver, d’un port inaccessible qui n’était plus bloqué 27. Sur mer aussi bien que sur terre, une armée victorieuse n’a pas de convois qui ne puissent être inquiétés ; mais quels résultats peuvent avoir de pareils coups d’épingle ? S’imagine-t-on que les prouesses de vingt Alabama auraient pu retarder d’un jour la prise de Richmond ? C’est le destin fatal des équipages de corsaires de terminer leur carrière aventureuse sur les pontons.

Il reconnaissait que la guerre de course pouvait constituer le recours du faible.

Du moment que la disproportion des forces est par trop grande, il faut bien se disperser pour se rendre moins saisissable ; mais accepter ce programme a priori sans savoir au juste quel est l’adversaire que le sort nous réserve, ce serait abdiquer follement devant telle puissance navale qui est encore à naître 28.

On ne saurait condamner en termes plus nets tout un pan des théories de la Jeune Ecole.

En ce qui concerne la conception et la composition de la flotte, les vues de Jurien de la Gravière demeuraient donc assez incertaines et quelquefois peu cohérentes. Il resta toujours partisan de maintenir la flotte de ligne dont la nécessité pour lui ne faisait aucun doute. Mais sur la fin de sa vie, il s’enthousiasma pour des flottilles de débarquement dont il ne définit jamais très précisément les caractéristiques. Assez critique sur le programme de 1857, il a bien vu en revanche, l’importance d’une flotte non pas de transport de troupes, mais de soutien logistique. Dès 1872, il soutenait la nécessité de posséder des bâtiments ravitailleurs rapides capables de suivre les escadres en opérations et d’augmenter leur autonomie. C’était alors une vue audacieuse qui ne sera réalisée que beaucoup plus tard.

Jurien ne s’est pas préoccupé que des questions de composition et d’emploi de la flotte. Il s’est aussi beaucoup soucié du problème du commandement, de la formation et de l’entraînement des officiers et des équipages, enfin des doctrines tactiques sur lesquelles nous le verrons se tromper totalement.

A propos du commandement, Jurien fut, à son époque, un des rares officiers à réclamer la création d’un véritable état-major de la marine. Il se déclara favorable aux amiraux-ministres mais pour ajouter aussitôt : « placez donc un amiral à sa tête. Seulement si vous m’en croyez, donnez à cet amiral ce qu’il trouve quand il prend la mer, un grand état-major« . Il n’était pas satisfait de l’embryon d’organisation créé en 1869 par l’amiral-ministre Rigault de Genouilly puisqu’il écrivait en 1882 :

La marine ne s’est assuré le secours d’aucune institution qui soit l’analogue du dépôt de la guerre. Le cabinet seul du ministre concentre les renseignements, élabore les plans de campagne. Je préférerais à ce cabinet qui n’est point à l’abri des fluctuations de la politique, un grand Etat-major stable, je serais presque tenté de dire inamovible. Je voudrais surtout exempter cet état-major du soin encombrant des affaires courantes pour le laisser tout entier à sa tâche de classement et de méditation. C’est à lui que je confierais le dépouillement et l’analyse raisonnée des documents qui vont s’engloutir souvent sans profit dans nos archives.

Dans son esprit, cet état-major serait un bureau d’études préparant les opérations dans tous leurs aspects car, « si éclairé, si laborieux, si intelligent qu’on le suppose, le cabinet d’un ministre n’aura jamais le calme et le loisir d’un établissement fixe dont le labeur n’a pas à craindre de brusque interruption« 29.

C’est exactement ou presque la conception qui sera celle de Castex et que celui-ci fera enfin prévaloir grâce à Georges Leygues en 1920. Jurien était donc, ici encore, très en avance sur les idées de son temps.

Il se préoccupa aussi beaucoup des questions de formation et d’entraînement. Dans la préface de La marine d’autrefois, il rappelait cette vérité éternelle :

En vain l’art se transforme ; quel que soit le moteur, l’énergie morale qui en fera l’emploi n’en gardera pas moins toute son importance. La marine a son côté technique, elle a aussi, qu’on me passe cette expression, son côté humain. Le premier se modifie sans cesse, le second ne saurait vieillir.

C’est pourquoi il ne cessa d’insister sur l’importance de la formation des cadres et il protesta avec énergie en 1872 contre le projet de suppression du vaisseau-école.

“Si limités que puissent être les crédits qu’on nous accordera, je voudrais toujours en consacrer la majeure partie à l’instruction de nos officiers et des équipages”.

De même il estimait indispensables les escadres d’évolutions qui constituent « notre seule école de tactique ».

Par contre, il se déclarait hostile aux stations navales que la marine entretenait alors dans toutes les mers du monde et dont il contestait l’utilité pour « protéger un commerce qui souvent n’existe pas« . Et il ajoutait avec raison : « Ce qu’il y a de plus sérieux dans les armements de paix, c’est, à mon sens, ce qui peut préparer de bons armements pour la guerre« .

Jurien de la Gravière appartenait à la génération de marins qui fut traumatisée par les désastres maritimes de la Révolution et de l’Empire qu’il a étudiés en détail et dont il s’efforça de tirer les enseignements en analysant les causes des victoires anglaises.

Les Anglais n’ont dû leurs triomphes ni au nombre de leurs vaisseaux, ni à la richesse de leur population maritime, ni à l’influence officielle de leur amirauté, ni aux combinaisons savantes de leurs grands hommes de mer. Les Anglais nous ont vaincu parce que leurs équipages étaient plus instruits, leurs escadres mieux disciplinées que les nôtres30.

Il a très nettement vu que, contrairement à ce que prétendront bien des historiens, Nelson n’a rien inventé en fait de tactique et ses victoires sont dues au fait qu’il avait parfaitement mesuré les faiblesses de ses adversaires français et espagnols

Son coup d’œil exercé a découvert bientôt les principes de dissolution qui s’étaient introduits dans notre marine après l’entière dispersion de ses officiers… C’est parce qu’il connut la mauvaise organisation de nos navires, la précipitation de nos armements, les éléments confus d’où l’on avait fait sortir un nouveau personnel pour remplacer celui qui avait disparu ; c’est parce qu’il avait également observé les vaisseaux espagnols, soit comme alliés, soit comme ennemis de l’Angleterre, qu’il osa, dans les occasions les plus importantes, tenter la faveur du ciel au mépris de toutes les règles. L’événement justifia son audace… car la décadence de nos institutions maritimes lui avait aplani le chemin31.

La formation sur le tas que reçoivent les officiers anglais lui paraît préférable à la formule française, trop théorique. Rejoignant les vues de certains officiers généraux du XVIIIe siècle, il considérait qu’on était allé trop loin dans le culte des sciences et que davantage de pratique serait préférable. C’est pourquoi il approuvait pleinement les réformes des amiraux de Rigny et de Rosamel qui avaient maintenu le maximum de navires en armement permanent et développé les écoles de spécialités. Il importe qu’officiers et équipages naviguent au maximum pour être libérés de la

servitude des ports, servitude odieuse à l’officier, funeste à la discipline, qui nous crée de si pernicieux loisirs et entretient souvent dans l’état-major le plus éclairé de l’armée toutes les mesquines passions et les idées étroites des casernes et des petites villes32.

Sur ces problèmes de formation et d’entraînement du personnel, Jurien adoptait des idées très modernes de promotion sociale. Il insistait par exemple sur la nécessité d’améliorer la situation matérielle des officiers mariniers et de leur offrir davantage de possibilités d’accession aux grades d’officier. Vers 1847, un maître américain touchait une solde presque quadruple de celle son homologue français.

Il en résulte que le cabotage enlève à la marine militaire la plupart des matelots qui pourraient former des officiers mariniers distingués et qu’il est peu de sujets de mérite qui consentent à s’attacher à une carrière aussi pénible et aussi ingrate 33.

Jurien a apprécié pleinement les réformes opérées par l’amiral Hamelin en 1856 qui développaient les spécialités et supprimèrent les équipages de haut bord. La marine y a gagné une disponibilité remarquable et c’est avec fierté qu’il note la manière dont la flotte, entre 1858-1830, souvent prise à l’improviste, a su faire face avec rapidité à toutes les tâches qu’on lui a imposées depuis la Chine jusqu’au Mexique.

Un autre sujet de préoccupations fut pour Jurien les problèmes de tactique soumis, du fait de l’apparition de la propulsion à vapeur et d’armes nouvelles, à de profonds bouleversements. Ce sera d’ailleurs pour lui l’occasion de commettre d’énormes erreurs de jugement. Il va, en effet, développer une théorie du combat par le choc sur laquelle il s’étend avec insistance dans La marine d’aujourd’hui, ouvrage qui comporte en annexe des considérations générales sur la tactique navale, fruit de l’expérience acquise au commandement de l’escadre d’évolutions et donc rédigées en 1870. « J’avais déjà en 1859 la pensée que, pour un navire à vapeur, le choc devait être le moyen d’action le plus efficace« . Il précisait que, lorsqu’il partit pour l’Adriatique à ce moment, les instructions remises à ses officiers

recommandaient formellement, en cas de rencontre avec l’escadre ennemie, cet emploi offensif de la masse des navires, emploi dont les combats de la Chesapeake et de Lissa devaient nous démontrer quelques années plus tard le tout puissant effet. J’étais bien éloigné cependant de prévoir la déchéance qui menaçait déjà l’artillerie. Il a fallu l’apparition de la marine cuirassée pour qu’on osât concevoir une tactique dans laquelle le canon ne jouerait pas le principal rôle. En 1859, on se proposait avant tout d’accabler son ennemi sous une grêle de projectiles 34.

En 1870, il n’a pas changé d’avis. Sous ses ordres, pendant deux ans, l’escadre de Méditerranée a « passé en revue la série complète des évolutions de la tactique à voiles et de la tactique à vapeur ». Il en tient toujours pour le choc et développe sa théorie :

Bien que nos vaisseaux cuirassés portent encore leur artillerie sur les flancs, c’est pourtant dans la catégorie des bâtiments destinés à combattre de pointe qu’il faut les classer. Le même enseignement nous est venu à cet égard des eaux de Lissa et des bords de la Chesapeake35. Le jour où la marine est intervenue dans la lutte avec toute la puissance de sa masse, la déchéance de l’artillerie a commencé. Nos fonderies, il est vrai, n’ont pas dit leur dernier mot. Mais dans la situation relative où se trouvent le navire et le canon, il n’est pas un amiral qui osât aujourd’hui présenter le travers à l’ennemi avec l’espoir de l’arrêter ou de la détourner de sa route. En effet, si l’artillerie a repris quelque efficacité quand elle peut frapper normalement et à petite distance, elle reste tout à fait impuissante vis-à-vis des surfaces fuyantes. C’est par le choc qu’il faut vaincre, c’est contre le choc qu’il faut se prémunir36. Aux approches de l’ennemi, un vaisseau cuirassé n’a rien de mieux à faire que d’imposer silence à ses canons. Les faibles avantages qu’il pourrait se promettre d’un tir, rendu incertain par la rapidité avec laquelle varie la distance, ne sauraient balancer les inconvénients du nuage de fumée qui l’envelopperait à cet instant suprême où son salut dépend de la précision de sa manœuvre.

Toujours obsédé par des analogies qu’il avait décelées avec la marine de l’antiquité et des galères, Jurien n’hésitait pas à écrire :

La marine cuirassée ne reconnaît pas d’ordre fondamental de bataille. Pour qu’un ordre de navigation soit en même temps un ordre de combat, une seule condition est indispensable. Il faut que la proue des vaisseaux soit tournée du côté d’où peut venir l’attaque.

Jurien considérait donc que, lorsque deux flottes cuirassées seront en présence, chaque vaisseau se choisira un adversaire qu’il s’efforcera de couler par abordage. Mais comme il est peu probable qu’il y parvienne à la première tentative, les deux flottes tireront des bordées de canon, s’éloigneront et vireront de bord pour recommencer la manœuvre d’abordage. Evidemment la flotte la plus rapide et la plus habile dans cette évolution acquerra sur l’autre un énorme avantage car elle pourra se trouver en position de menacer de pointe les navires qui lui présenteront le flanc. Il en conclut que

Prendre la position de chasseur, imposer à l’ennemi la position de chassé, tel est le but vers lequel on verra toujours tendre deux flottes qui se seront jointes. La mêlée s’établira entre elles par une série de passes, et si, des deux côtés, l’habileté de manœuvre est la même, cette mêlée se trouvera bientôt convertie en une série de combats singuliers dans lesquels toute intervention de signaux deviendra impossible.

A son avis, dès que l’amiral a donné le signal du combat, « on peut sans crainte fermer le livre des signaux : la responsabilité des capitaines commence« . Dans son esprit, le rôle de commandant en chef consiste essentiellement à inspirer à tous ses subordonnés « le bon vouloir mutuel, le soin de la gloire commune, le désir de ne pas survivre à la défaite« , en un mot à organiser la victoire.

Jurien notait que nombreux furent les amiraux qui se répandirent en récriminations contre le mauvais concours apporté par leurs subordonnés. Ce sera le cas de Ruyter, de d’Estrées, de Keppel, de Grasse, de Suffren, de Villeneuve. Pourquoi ? « N’en cherchez pas les causes ailleurs que dans l’absence d’une règle simple et pratique, dans le partage mal défini de la responsabilité« . Il précisait qu’il avait modifié le poste de l’amiral pour lui permettre de faire manœuvrer sa flotte sans signaux. Au lieu de le placer au centre, il l’a mis en tête de ligne ou à une des ailes, ce qui permet d’imprimer « une plus grande aisance aux mouvements tournants« .

Il conseillait de « partager l’armée en escadres de 6 vaisseaux au moins, de 12 au plus ». Celles-ci, qu’il compare aux légions romaines, doivent « dès que l’ennemi est en vue, manœuvrer d’une façon indépendante et concourir, sans la conduite de son chef particulier, à l’exécution du plan d’attaque arrêté par l’amiral« .

Pour Jurien, la bataille se réduit donc à une série de tentatives d’abordages. On remarquera, mais nous ne sommes qu’en 1870, que ces considérations ne contiennent qu’une seule et brève allusion aux « bâtiments torpilles à propos des unités qui n’ont pas de poste dans l’ordre de combat. Celles-ci doivent s’appliquer à secourir les navires désemparés, à détourner ou à détruire les brûlots et les bâtiments torpilles de l’ennemi, à protéger les mouvements des bâtiments pourvus de machines incendiaires ou explosives ». on ne peut pas dire que Jurien ait deviné l’avenir de la torpille qui n’était encore, il est vrai, que dans sa petite enfance. Il s’obstinait à placer sa confiance dans l’éperon qui lui rappelait ses chères galères.

De cette analyse des idées exprimées au long de sa carrière par l’amiral Jurien de la Gravière, doit-on conclure au bien fondé du jugement péremptoire émis par l’amiral Castex ? Il est certain que les théories de Jurien sont loin d’être toujours cohérentes et demeurent surtout en définitive fragmentaires et incomplètes. Il restera toujours assez loin de la vue d’ensemble beaucoup plus globale, même si elle contient des erreurs, qui fut celle de l’amiral Grivel37, et on trouve dans son œuvre un assez curieux mélange d’utopie et de réalisme. Disciple proclamé de l’amiral Lalande, il semble avoir bien oublié certains de ses enseignements pour se laisser aller à des vues bien discutables. Est-ce une conséquence de son pacifisme avéré et des illusions auxquelles il serait enclin à s’abandonner ? En 1872, il constatait que « les idées pacifiques ont fait un tel chemin que je m’étonne même quelquefois du sujet qui m’occupe. Je me demande si je ne suis pas en arrière de mon siècle, si mes inquiétudes ne sont pas une injure gratuite à l’avenir« . Pris d’un scrupule, il ajoutait aussitôt : « vouloir la paix et restreindre de propos délibéré notre puissance maritime, ce ne serait pas rendre la guerre impossible ; ce serait peut-être la rendre inévitable en laissant à l’ennemi trop de facilité pour la faire sans péril »38. quelques années plus tard, en 1885, il confirmait : « mes vœux sont essentiellement pacifiques ; la guerre est, aujourd’hui, si nous voulons employer le langage des affaires, une opération qui ne paye pas« . Il s’étonnait des vastes programmes de constructions neuves que préparait l’Amirauté britannique car il n’en discernait pas la justification. Certes, il mesurait le danger de la course aux armements mais l’idée ne l’effleurait pas que la mauvaise rentabilité de la guerre, réelle ou supposée, n’a jamais été un argument pour l’empêcher39. Ce courant pacifiste était important dans la marine, Grivel en est un autre exemple, chez des hommes effrayés par la puissance nouvelle des armes.

Sans doute trop marqué par ses études sur les marines antiques et médiévales, Jurien de la Gravière commettra de vastes erreurs de jugement en se polarisant sur le combat par le choc et en méconnaissant totalement l’avenir de l’artillerie. Cette erreur a certes été assez largement partagée de son temps à la suite des combats maritimes et fluviaux de la guerre de Sécession dont on eut tendance à tirer des enseignements dont la suite des temps allait démontrer la fragilité. « Rien ne prévaut, écrivait Jurien en 1878, contre la supériorité bien établie de l’armement« . Comment n’a-t-il pas saisi que cet éperon auquel il faisait tant confiance allait être détrôné rapidement par le canon ? Il n’a pas vu que la guerre navale se trouvait déjà et se trouverait de plus en plus bouleversée par l’accroissement constant de la portée des armes et que, par conséquent, la mêlée et l’abordage étaient voués à disparaître, sauf cas tout à fait exceptionnels.

La pensée de Jurien de la Gravière demeure donc en définitive ambiguë et incomplète. Ambiguë car on peut, à certains égards, le considérer comme un tenant des théories de la Jeune Ecole avec son goût, d’ailleurs tardif, pour les flottilles, mais il n’alla jamais jusqu’à l’excès, n’envisagea nullement la disparition immédiate des grandes unités et condamnera formellement la guerre de course dont toutes ses études historiques lui ont démontré l’inefficacité stratégique. On peut aussi, avec non moins de raison, le tenir pour un pré-mahanien car il accordait à la bataille une importance essentielle, sans d’ailleurs en développer véritablement la théorie.

Incomplète aussi, car cette pensée ne s’attache pas assez à certains aspects de la guerre navale. Ainsi, la question vitale des communications maritimes n’est pas traitée avec le soin qu’elle mérite. Il est exact qu’il donne trop souvent l’impression de « côtoyer la stratégie sans y entrer« .

L’œuvre de Jurien de la Gravière, rédigée dans ce style très orné, un peu artiste à la manière des Goncourt, qui nous paraît aujourd’hui bien archaïque, ne mérite peut-être pas malgré tout l’extrême sévérité de Castex, car, au milieu de beaucoup de scories et d’erreurs, surnagent quand même quelques idées justes. Enfin, son témoignage sur la marine de son temps et sur les prodigieux changements techniques qu’il a vécus conserve toute sa valeur, même s’il en a tiré des enseignements insuffisants ou discutables.

 

 

 

 

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Notes:

1 Amiral Castex, Théories stratégiques, tome I, pp. 37-38.

2 E. Jurien de la Gravière, La station du Levant, tome I, pp. 127-137.

3 La marine d’autrefois, p. 29.

4 Idem, pp. 54-55.

5 Idem, pp. 73-75.

6 Idem, p. 96.

7 Idem, pp. 125-126.

8 Idem p. 57.

9 Guerres maritimes de la République et de l’Empire, tome II, p. 292.

10 La marine d’aujourd’hui, p. 145.

11 Idem, p. 60.

12 Idem, p. 67.

13 Idem, p. 84.

14 Idem, pp. 50-51.

15 Voir à ce sujet les Souvenirs du Comte Fleury, plénipotentiaire à Villa franca, tome II, pp. 119-120. Il semble que l’empereur François-Joseph attacha le plus grand prix à la suspension de cette attaque contre Venise et que la menace représentée par l’escadre hâta la signature de l’armistice.

16 Paris, 1872.

17 “La marine de l’avenir et la marine des anciens”, Revue des Deux mondes 1878, p. 155.

18 Arch. nat. Marine BB4, 1766.

19 La marine d’aujourd’hui, pp. 158-172.

20 Idem, pp.172-177.

21 La marine d’autrefois, pp. 132-137. Jurien résume ici les théories soutenues par l’amiral Lalande dans un article paru le 15 mai 1844 dans la Revue des Deux mondes présentant un programme de développement de la flotte.

22 Souligné par nous. Voici Jurien précurseur de Mahan et des mahaniens français, en particulier Daveluy et Darrieus.

23 Souvenirs d’un amiral, publiés en appendice de La marine d’aujourd’hui, pp. 301-sqq.

24 La marine d’autrefois, pp. 300-328.

25 “La marine de l’avenir et la marine des anciens”, Revue des Deux mondes, 1878, p. 519.

26 Les derniers jours de la marine à rames, pp. 132-134.

27 Il s’agit d’un petit navire marchand français qui fut capturé en décembre 1870 au large de l’embouchure de la Gironde par la corvette prussienne Augusta qui alla ensuite rapidement se réfugier à Vigo où elle resta bloquée jusqu’à la fin de la guerre. Cf. E. Chevalier, La marine française et la marine allemande pendant la guerre de 1870-1871, Paris, 1873, p. 101.

28 La marine d’aujourd’hui, pp. 190-sqq.

29 La marine d’aujourd’hui, pp. 329-330.

30 Guerres maritimes de la Révolution et de l’Empire, tome II, p. 226.

31 Idem, tome I, pp. 9-10.

32 Idem, tome I, p. 281.

33 Idem, tome II, p. 287.

34 La marine d’aujourd’hui, p. 286.

35 Sur ces combats de la Chesapeake (1862) et de Lissa (1866), voir James Ph. Baxter, Naissance du Cuirassé, Paris, 1935, pp. 261-sqq. et H.W. Wilson, Les flottes de guerre au combat, Paris, 1928, tome I, pp. 15-sqq. et pp. 66-sqq.

36 Souligné par nous.

37 Voir notre étude : “Un théoricien méconnu de la guerre maritime : l’amiral Richild Grivel”, dans L’évolution de la pensée navale II pp. 87-114.

38 La marine d’aujourd’hui, pp. 313-314.

39 Les derniers jours de la marines à rames, pp. 134-135.

 

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SUZANNE, UN MATHÉMATICIEN AU PAYS DE LA TACTIQUE NAVALE

Michel Depeyre

Quelle peut être la portée de l’œuvre d’un tel auteur dans le domaine de la pensée navale, et ce au lendemain de la très sévère défaite de Trafalgar ? Peut-être est-ce une preuve que ce grave revers sur mer n’a pas totalement détruit les rêves maritimes de l’Empereur et de certains Français… P.-H. Suzanne est, en effet, l’un de ceux-là. Ses acquis strictement tactiques sont, certes, très minces mais il représente fort bien la conception trop abstraite que beaucoup d’auteurs ont eue de la tactique navale. Civil et professeur, il acclimate cette dernière aux mathématiques, pensant y trouver la réponse à toutes les grandes questions que se posaient les théoriciens depuis la fin du XVIIe siècle.

  • Des influences capitales

Pierre-Henri Suzanne incarne parfaitement le type de savants issus de la vision encyclopédique des hommes du XVIIIe siècle, comme d’Alembert, Buffon ou Duhamel du Monceau. Bien que spécialiste de mathématiques, notre homme n’hésite pas à écrire sur des thèmes très variés : mécanique, vie économique et sociale, livres de vulgarisation divers et surtout tactique navale. Esprit curieux de tout, il appartient, à l’image de beaucoup de Français des Lumières, à des sociétés savantes telles l’Académie de Lyon ou la Société d’émulation du département du Var.

Notre auteur est également un bon exemple des générations de mathématiciens du XVIIIe siècle qui perfectionnent et font accomplir de gigantesques progrès à leur discipline. Pierre Chaunu a décrit3 ces savants qui, compte tenu de la complexité grandissante de leur champ d’étude, délaissent l’amateurisme des Descartes et des Pascal pour devenir des mathématiciens « professionnels ». Certes, Suzanne n’est pas uniquement concentré sur ses calculs, il est pourtant un spécialiste de mathématique qui participe à l’œuvre « d’évangélisation mathématique »4 inaugurée au XVIIIe siècle. Son nom n’est cependant pas resté dans les esprits pour tel ou tel théorème, car sa vocation est celle d’un obscur pédagogue qui met à la disposition de ses élèves un savoir élaboré par les autres. Il adopte d’ailleurs une démarche identique quand il se passionne pour l’étude de la tactique. Dans l’ombre, il compile, il simplifie et met en ordre les travaux des spécialistes les plus célèbres. Une question subsiste cependant : comment peut-on expliquer l’étrange glissement qui s’est effectué depuis les préoccupations mathématiques jusqu’à un domaine aussi éloigné, a priori, que la tactique navale ?

Le rapide profil intellectuel qui vient d’être esquissé justifie en grande partie que Suzanne se soit passionné pour l’hydrographie, puis pour les évolutions navales. Cet intérêt est probablement à placer dans les années 1790. Les disciplines citées sont, en effet, aux confins d’autres sciences comme les mathématiques ou la physique. N’oublions pas que l’Encyclopédie publiée sous la direction de Diderot entre 1750 et 1772 ou l’Encyclopédie méthodique du libraire Panckoucke5 ont fait, quelques années plus tôt, une large part à ces domaines, récapitulant les savoirs théoriques déjà constitués, en particulier par Bigot de Morogues (1705-1781). La Marine est, de plus, l’arme de pointe par excellence puisqu’elle profite de tous les progrès technologiques les plus récents6, dans les domaines de la construction navale ou du calcul des longitudes qui a tant préoccupé les contemporains…

La curiosité et la formation intellectuelles appliquées à un secteur aussi innovant que la Marine conditionnent grandement la manière d’aborder la tactique navale. Pour Suzanne, son travail consiste avant tout à rationaliser les évolutions des vaisseaux à partir des enseignements les plus récents de la physique et au moyen d’un outil, les mathématiques. Il cite ainsi les travaux de « scientifiques » comme Euler (1707-1783)7 ou Romme (1744-1805)8.

Le contexte intellectuel ne saurait cependant tout régler. Notre mathématicien a lu une bonne partie de l’abondante littérature portant sur son sujet. Il est ainsi influencé par des auteurs plus anciens, prenant place dans un réseau de filiations. Hoste et

Bourdé de La Villehuet sont les deux penseurs qui ont visiblement les plus marqué Suzanne : ils lui lèguent une conception des manuels de tactique et une manière de placer cette discipline dans un ensemble plus large qui repose sur la connaissance intime et précise de tout ce qui compose un bâtiment et de tout ce qui peut agir sur lui (vent, courants, pression…).

Sous le double signe des Lumières et des fondateurs de la pensée navale française, Suzanne se distingue cependant des autres auteurs spécialisés dans la tactique par un souci de rationalisation très poussé qui est aisément identifiable tout au long de son traité.

  • Théorie et méthode

Suzanne inaugure son ouvrage en donnant une définition précise de ce qu’il nomme tout au début de son traité, « l’Art de la manœuvre » :

[Il] est fondé, comme tous les arts, sur une théorie de laquelle découlent des règles ou méthodes pratiques qui le constituent9.

Cette « théorie » est un guide proposé aux officiers afin d’alléger la mémoire et de faire face à toutes les situations. Dès lors, la pratique ne saurait suffire, comme beaucoup de marins le croient trop souvent. Suzanne constate que même les Britanniques, qui sont plus souvent en mer que les Français, ne dédaignent pas les théories et s’inspirent fortement des grands classiques français10. Nous touchons du doigt l’un des problèmes cruciaux et pas seulement pour l’époque : la pensée navale peut-elle – et doit-elle – être traduite et transmise sous la forme de théorie(s) ? Le débat ne trouve pas son origine chez notre auteur, il est l’objet même du travail des hommes qui ont laissé leur nom dans ce domaine. Pratique ou théorie ? Bourdé de La Villehuet soulignait en son temps l’aspect capital de la pratique mais en l’associant à une théorie bien assimilée11. Suzanne considère pourtant – avec quelque peu d’injustice – que le Manœuvrier n’offre pas assez d’ordre et de clarté12. Son choix est en faveur de la théorie, c’est-à-dire qu’il se range parfaitement dans la tradition française, tournant le dos aux habitudes anglaises qui privilégient la pratique.

Les analyses faites en 1806 par Suzanne possèdent cependant une grande force et beaucoup de finesse. Il remarque ainsi que les hauts-faits de marins, comme Jean Bart ou les actes d’héroïsme des marins de la Révolution13, ont caché à beaucoup de professionnels l’importance de la théorie14. En un mot, le courage ne suffit pas. Bourdé de La Villehuet distinguait déjà les « grands modèles » – comme Du Guay Trouin – des « médiocres talents », voyant avant tout chez les premiers la capacité de fixer un objectif à une manœuvre déclenchée lors du combat15. Contrairement à Suzanne, l’officier de la Compagnie des Indes qu’était Bourdé de La Villehuet, donnait donc une dimension nettement plus militaire à son propos et prenait plus en compte la dimension humaine du commandement .

L’erreur commise par les Français s’est doublée, selon notre auteur, d’une grave confusion entre le matelot et le manœuvrier. En effet, former un matelot « sur le tas », dès le plus jeune âge, est une nécessité pour toutes les marines ; en revanche, cela n’a pas de justification pour un manœuvrier. La distinction est remarquablement faite par Suzanne : l’agilité est l’apanage du matelot, la tête est l’essentiel pour le manœuvrier. Les apprentissages ne se placent pas sur le même plan. Les plus habiles de la dernière catégorie des marins cités doivent fournir les officiers supérieurs. Pour eux, il serait donc souhaitable de mettre en place une sorte de formation continue qui est ébauchée par l’auteur :

Des conférences régulières entre les plus habiles manœuvriers, et très propres à donner de nouvelles vues, à former des commandans (sic) et à faire connaître les sujets distingués qui montrent le plus de talens (sic).

Toutes ces considérations justifient une « instruction étendue » 16. Une telle idée de formation n’est pas avancée de façon légère puisqu’elle est reprise bien plus loin à propos des divers modes d’attaque. Des confrontations entre les tacticiens doivent, en effet, leur permettre de préparer des manœuvres nouvelles :

Les jeunes marins qui voudraient approfondir l’esprit de la tactique navale feront bien de chercher eux-mêmes divers plans d’attaque qu’ils examineront et discuteront avec soin 17.

La créativité n’est ainsi pas bridée, on peut même dire qu’elle s’exprime d’une façon originale qui n’est pas sans rappeler les Kriegspiele pratiqués dans les Académies prussiennes. Doit-on y voir une trace des escadres d’évolutions, ces véritables ateliers de la tactique créés à la fin de l’Ancien Régime ? L’expérience s’était révélée très enrichissante, en permettant, en particulier, de mettre au point les travaux sur les signaux effectués par le chevalier du Pavillon (1730-1782). Ramatuelle a déjà, en 1802, vanté les mérites de ce type d’escadres18. Suzanne doit juger les escadres d’évolutions valables puisqu’il recommande aux tacticiens de vérifier ses méthodes à cette occasion19. Voilà l’un des rares moments où le lecteur attentif peut vraiment appréhender, chez Suzanne, la dialectique préconisée par Bourdé de La Villehuet entre la théorie et la pratique.

L’ouvrage est composé en fonction de ce projet de formation : il est une sorte de soubassement nécessaire à l’éducation des officiers de marine. La première partie – de cent soixante-quatre pages – aborde l’étude physique des mouvements d’un bâtiment d’où sont tirés les premiers principes de la manœuvre. La seconde partie est le « Manuel du Manœuvrier » proprement dit, ce qui représente cent dix-huit pages. Le nombre de pages met en exergue la part importante accordée à la théorie pure. Quant aux pages consacrées à la tactique navale stricto sensu, elles ne sont que vingt-deux et constituent plutôt une sous-partie intitulée « Précis de tactique navale ». L’intention de l’auteur n’est pas réellement de rédiger un traité complet sur ce thème, mais bien plutôt d’évoquer ce sujet comme la suite logique de toutes les démonstrations qui remplissent les deux parties précédentes. La manœuvre des vaisseaux n’est donc pas étudiée de façon exhaustive mais dans sa globalité, depuis les phénomènes physiques qui y participent jusqu’à l’utilisation dans un cadre tactique. Les préoccupations de Suzanne sont ainsi clairement visibles dans la structure même de l’ouvrage.

A la priorité accordée à la théorie correspond également une méthode particulière d’exposition. En effet, l’auteur présente des problèmes numérotés auxquels il donne la solution après une démonstration. Un tel mode de raisonnement est reporté sur l’ensemble de l’ouvrage, ainsi que l’explique bien l’auteur dans sa préface :

[Le manuel du manœuvrier] est précédé des formules démontrées dans la seconde partie. A la suite de ces formules, on trouve les maximes fondamentales qui en découlent…20

Le professeur de mathématiques est bien ici en action, aussi le plan général du livre ressemble-t-il beaucoup à celui d’un cours de mathématiques. Le souci démonstratif l’emporte sur toutes les autres considérations. Pour obtenir plus de clarté et plus de rigueur encore, les rubriques étudiées sont souvent présentées sous la forme de grands tableaux synoptiques comme celui que nous reproduisons ci-dessous21.

Problème à résoudre

Précis des opérations à faire

Détail des opérations indiquées

1. Quelles sont les voiles qu’il faut appareiller, quand on veut naviguer vent-arrière ? Choisissez à l’avant et à l’arrière, des voiles qui ne s’abritent pas d’une étendue à peu près égale ; de manière qu’il en résulte l’équilibre dans les mouvemens (sic) de rotation, et que la proue ne plonge pas trop. Dans un gros tems (sic) diminuer la voilure et surtout sa hauteur. Par un beau tems, on peut orienter la grande voile, le petit hunier avec ses bonnettes, le petit perroquet, et même le grand perroquet.Ou bien …

Ou encore …

La conception de Suzanne est, en réalité, très mécaniste, voire simplificatrice : il considère que tout problème a obligatoirement une solution démontrée. Puis, à chacune des solutions proposées correspondent des modalités pratiques qu’il suffit de remplir afin d’obtenir le résultat escompté. La troisième colonne montre que différentes possibilités sont cependant offertes aux officiers. L’esprit d’initiative a, malgré tout, presque totalement disparu puisque ne subsistent que des recettes à appliquer. Le problème serait moins grave si de telles conceptions étaient limitées à l’hydrostatique ou à la manœuvre des voiles. Or, ce n’est aucunement le cas. En effet, ce type de présentation est élargi, pour une bonne part au moins, au champ de la tactique elle-même. Nous avons ici une belle illustration du défaut bien caractérisé par Castex à propos de la tactique du XVIIIe siècle : il y a une recherche des procédés au détriment d’une analyse des grands principes22. La perte du sens est à la fois patente et grave. Cela correspond à l’espoir d’écraser l’ennemi au moyen de « bottes cachées » – pour reprendre une expression de l’escrime – sans que jamais l’objectif ne soit envisagé.

Le mode d’exposition est également associé à une forme mathématique rigoureuse. Suzanne recourt ainsi beaucoup à la géométrie, n’hésitant pas à imposer à son lecteur de longs calculs fastidieux23. Le fait n’est pas vraiment nouveau, le lecteur le rencontrait déjà quelque peu chez Hoste, Bourdé de La Villehuet ou chez Grenier. Il prend cependant ici une dimension inaccoutumée. Suzanne rédige une sorte de cours de mathématiques appliqué à la matière tactique, ce qui revient à utiliser un langage spécifique parfois déroutant. L’auteur est persuadé que, contrairement aux siècles passés, les officiers sont désormais aptes à comprendre ses développements géométriques qu’il estime obligatoires pour leur métier :

Je pense que l’application de cette science [la géométrie] aux évolutions navales peut fournir des moyens aussi simples que sûrs, pour manœuvrer avec le moins de perte de tems (sic) possible…24.

L’argument concernant la vitesse de réaction tactique n’est pas vraiment nouveau. L’élément qui manque le plus ici est cependant la référence au combat. Nous abordons là une grave question : quelle pouvait être la finalité d’un tel ouvrage ? La bataille n’est que très tardivement évoquée dans le traité25. Pour l’essentiel, les propos sur la manœuvre des vaisseaux seraient tout à fait à leur place dans un manuel destiné aux officiers de la flotte de commerce. Les développements portant sur la conduite du combat sont très limités mais méritent qu’on s’y attarde.

  • Des idées à exploiter

Tout l’ouvrage ne se résume pas à des alignements de chiffres ou à des démonstrations. Suzanne émet des idées intéressantes qui sont malheureusement étouffées par la gangue mathématique.

Il commence par bien faire la distinction entre les évolutions navales et la tactique proprement dite. Les premières sont les mouvements qui permettent aux vaisseaux de se situer les uns par rapport aux autres au sein d’une escadre. Une autre dimension intervient avec la tactique :

L’Art d’appliquer avec avantage ces évolutions à sa propre défense et à l’affaiblissement des forces ennemies, a donné naissance à la tactique navale, dont l’objet est surtout de donner la meilleure direction possible aux forces qu’on a sous ses ordres 26.

La distinction est faite avec soin et la dimension militaire est enfin reconnue lorsqu’il est fait allusion à l’ennemi. La tactique navale s’émancipe des évolutions. Ramatuelle27 avait déjà bien amorcé le processus mais la distinction n’était pas encore totalement explicite. Suzanne a aussi bien enregistré les progrès faits sur ce sujet dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui furent rassemblés dans les articles de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke28. Notre auteur a, par delà la décennie révolutionnaire, puisé dans le savoir tactique des dernières années de l’Ancien Régime, période florissante pour la pensée navale. Tout comme chez Ramatuelle ou, quelques années plus tard, chez le chevalier de La Rouvraye, les évolutions ne devraient plus être une fin en soi, elles devraient être au service d’une pensée tactique qui se déploie. Un seuil semble franchi, la tactique apparaît nettement sur le devant de la scène. Suzanne ne tire cependant pas toutes les conséquences qu’il faudrait de la position centrale désormais accordée à la tactique. Une contradiction flagrante existe entre la conception de la tactique exprimée par Suzanne et l’esprit qu’il donne à son traité. On a ainsi souligné qu’il ne laisse que la portion congrue à la tactique. Il ne remet pas en question les traditionnels ordres de marche, de bataille, de retraite, de chasse. Il reprend aussi la canonique disposition de la flotte en trois escadres. Le paradoxe est clair : alors qu’il renoue avec de nombreux aspects novateurs contenus dans les ouvrages d’avant 1789, Suzanne semble tout ignorer des travaux de d’Amblimont ou de Grenier qui avaient tous les deux essayé de briser le carcan de la ligne et des ordres qui en découlaient. La pensée reste frileuse. La raison est, sans doute, qu’aucun grand principe n’est mis en place afin de conduire cette tactique déjà peu novatrice. La pensée de Suzanne apparaît comme timorée et relativement stérile, empêtrée dans les calculs.

Le cas de la traversée de la ligne ennemie est, sur ce point, assez significatif. La présentation de la manœuvre est prudente car cette dernière est dangereuse29. De fait, elle consiste à rompre la belle ordonnance des deux lignes de bataille, en traversant la formation ennemie. L’objectif est alors d’écraser les petits groupes de vaisseaux nés du désordre provoqué par la manœuvre. Les auteurs français n’ont jamais été de grands partisans d’une telle manœuvre. L’Ecossais Clerk of Eldin est le seul à avoir vraiment intégré la traversée de la ligne dans sa réflexion tactique30. Suzanne ne fait cependant aucune allusion à Clerk. Sur mer, lord Rodney a appliqué cette manœuvre avec succès, lors de la bataille des Saintes, le 12 avril 1782. Ce célèbre exemple revient fréquemment dans les traités de la période antérieure à l’année 178931, il n’a pourtant guère inspiré Suzanne.

Deux remarques sont cependant à faire sur les idées de l’auteur à propos de ce mode d’attaque, l’une concerne les modalités de la manœuvre, l’autre porte sur son esprit. Dans le premier cas, l’auteur envisage les deux circonstances favorables : l’une présente deux armées de forces égales, l’autre offre l’occasion à l’armée sous le vent et qui veut traverser l’adversaire d’être plus nombreuse32. Il n’est donc pas question d’y voir un moyen efficace pour contrebalancer une infériorité numérique en découpant l’ennemi en fragments qui seraient combattus séparément grâce à la concentration des forces sur un point de la ligne adverse. Un principe aussi fondamental que celui de la concentration est radicalement évincé. Pour le second aspect, il faut reconnaître que les conditions d’application sont assez révélatrices de l’état d’esprit dans lequel la manœuvre est proposée : l’habileté du manœuvrier doit être grande et l’ennemi inexpérimenté33. Les conditions préalables exigées ne pouvaient guère encourager des officiers désireux de rompre la ligne de l’ennemi. Le même paragraphe comporte une phrase qui met en évidence l’absence totale de compréhension de l’utilité de la traversée de la ligne adverse lors d’un combat :

Cette manœuvre peut avoir pour objet de dégager des vaisseaux qui avaient coupé ou doublé la ligne ennemie : ce n’est guère que dans cette circonstance qu’on l’emploie 34.

Suzanne écrit en 1806, soit quelques mois après la célèbre manœuvre de Trafalgar (21 octobre 1805) lors de laquelle Nelson a tronçonné la flotte franco-espagnole commandée par Villeneuve. Où est l’esprit offensif de Nelson ? Suzanne limite cette manœuvre à une simple opération défensive. Aucune leçon n’a été tirée, l’Histoire est vaine. Dans le traité, rares sont, en effet, les considérations historiques ou les rappels de batailles importantes. La grande abstraction de l’ouvrage a conduit l’auteur à presque totalement négliger les leçons du passé, même le plus récent et le plus riche en enseignements. Ainsi, Suzanne cite et explique une manœuvre primordiale mais il en ôte tout le profit, ne faisant pas le rapprochement entre la définition pertinente qu’il a donnée de la tactique et les moyens qu’il préconise de mettre en œuvre lors des batailles.

L’attaque d’une flotte au mouillage conduit aux mêmes réflexions. Pour une fois, aucune règle précise n’est préconisée car l’auteur juge que cela varie avec la configuration géographique des lieux. Pour l’assaillant, si l’adversaire est en ligne, il suffira d’en maltraiter une partie. Les vaisseaux attaqués doivent, de leur côté, veiller à rester solidaires, bénéficiant également des batteries côtières35. Dans le cas de la traversée de la ligne ennemie, on peut alléguer, à la défense de Suzanne, que la bataille de Trafalgar est récente et que tous les enseignements n’ont pas encore été tirés, mais que doit-on dire dans le cas d’Aboukir (1er août 1798) où les Français, alors au mouillage, furent écrasés six ans auparavant par le même Nelson ? Les fautes commises à cette époque par Brueys (flotte trop éloignée de la côte, les bâtiments les plus médiocres placés en tête de la ligne…) ne sont pas analysées, l’absence d’efficacité des batteries côtières n’est même pas soulignée, sans doute parce que cette constatation irait à l’encontre de l’analyse de l’auteur… Ajoutons que Suzanne ne fait également aucune allusion à l’attaque des vaisseaux anglais conduite par Suffren dans la baie de La Praya (15 avril 1781).

A vrai dire, la tonalité qui prédomine dans cet ouvrage est celle du formalisme. Quand Suzanne propose des recettes, il encourage à aller dans ce sens, mais surtout, il est encore très imprégné de ses lectures de Hoste, de Bourdé ou surtout de Bigot de Morogues, lequel n’est curieusement pas cité. Ces trois fondateurs de la pensée navale ont codifié et rigidifié des évolutions navales que bien peu osèrent remettre en cause. Suzanne reste ainsi très attaché à la ligne de bataille. Celle-ci est une formation pratique et souvent nécessitée par les conditions techniques elles-mêmes, cependant, il est des occasions où cette structure rigide peu rendre un combat infructueux. Relisons ce qu’écrit Suzanne sur la manière de forcer l’ennemi au combat :

§. CII. Forcer l’ennemi au combat

Solution : Si on est au vent, l’armée arrivera tout à la fois (…). On tâchera de bien se conserver en ligne pendant ce mouvement, et lorsqu’on sera assez près de l’ennemi, l’armée viendra au vent tout à la fois, et fera la même route que lui. Si on craint que l’ennemi n’évite le combat, on détachera les meilleurs voiliers pour attaquer la tête ou la queue et l’arrêter dans sa fuite 36.

 

L’article ici reproduit pose un problème auquel est immédiatement apportée une réponse. On a vu que cette présentation était omniprésente chez notre auteur. Ce cadre ne permet pas de discussion sur le thème, alors que le Père Hoste, en particulier, avait toujours à cœur de décrire plusieurs possibilités pour telle ou telle évolution. La certitude ne laisse pas ici de place au doute, pour le moins à la discussion. Le formalisme est également très net : d’une part l’assaillant garde une ligne impeccable, d’autre part il n’est pas question de se présenter à l’adversaire autrement que sur une ligne qui lui soit parallèle. Les seules manœuvres véritablement efficaces ne sont présentées que sur la fin du paragraphe, et encore sont-ce là d’ultimes recours afin de forcer un ennemi qui se dérobe. Ces recettes sont bien éloignées de la pratique de Suffren ou de Nelson, c’est-à-dire les deux marins qui apparurent comme les moins formalistes de leur temps.

A l’occasion de ce traité, la pensée rationalisante a montré ses limites dans le domaine de la pensée navale. Déconnectée de la réalité et de l’Histoire, l’abstraction se complaît fréquemment dans le formalisme. Suzanne a émis des hypothèses justes mais qui, développées plus à fond, risquaient de critiquer le modèle et de s’opposer à certains éléments du « dogme » en vigueur. Il ne tient aucunement compte des enseignements de l’Histoire la plus récente, celle-ci lui apparaissant, sans doute, comme trop contingente. Son prédécesseur immédiat, Ramatuelle, est, de ce point de vue, nettement plus proche d’un penseur comme Hoste. C’est ainsi que dans son Cours élémentaire de tactique navale, Ramatuelle n’hésite pas à analyser avec minutie les batailles de La Praya et d’Aboukir37.

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Après une lecture rapide, on pourrait juger que l’œuvre de Suzanne ne présente guère d’intérêt pour l’historien. De fait, son succès fut assez limité mais ce serait s’arrêter à une impression et à un constat superficiels. Deux enseignements fondamentaux peuvent, en effet, en être extraits. Les Elemens théoriques et pratiques matérialisent au plus haut point une tendance importante parmi les auteurs français : l’abstraction et la mathématisation de la tactique. Ce caractère prend, en effet, chez Suzanne une dimension inégalée jusqu’à présent. Bien qu’il critique Bourdé de La Villehuet, il prend place, avec le britannique David Steel38, parmi les plus fidèles épigones du tacticien du XVIIIe siècle. La constatation est d’autant plus étrange que Suzanne discute Bourdé, et qu’il n’introduit guère cette pratique recommandée par son illustre prédécesseur.

Nul autre penseur tactique français n’est plus représentatif de cette propension à se réfugier dans l’abstrait. Le fossé qui sépare les Français des Anglais – si l’on excepte le cas de Steel – est béant. La constatation n’est cependant pas suffisante. Elle est un indice des difficultés de la marine impériale, comme de celles des régimes précédents, à mettre au point une tactique qui soit en rapport, pour ne pas dire en harmonie, avec des principes de guerre clairement fixés. On ne saurait faire grief à Suzanne de ses conceptions car il voit la tactique à partir de ses préoccupations de mathématicien, nous serions tenté de dire faute de mieux. Avec cet auteur nous mesurons les dangers d’une tactique, navale ou non, qui ne participe pas à une doctrine soigneusement élaborée. La pratique anglaise reposait sur des Fighting Instructions rigoureuses39, en France, la théorie tactique est impeccable mais avec des objectifs des plus flous.

Le traité souligne la volonté d’éliminer toute part de hasard dans les évolutions, c’est le désir de rationaliser le plus possible une discipline qui est présentée, depuis déjà longtemps, comme une Science. A cet égard, Suzanne est bien placé dans la lignée d’un autre professeur de mathématiques, Hoste. Il est, avec Ramatuelle, un de ces penseurs qui s’évertuent à renouer avec l’esprit de la grande tradition française d’avant 1789. Et pourtant, il n’exploite pas au maximum tous les progrès qui avaient été enregistrés dans les décennies précédentes, soit en théorie, soit dans la pratique. Suzanne appartient à ces temps immobiles où la pensée navale, malgré quelques timides intuitions, marque le pas.

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Notes:

1 Né dans le diocèse de Fréjus en 1765, il devient bachelier ès Lettres puis docteur ès Sciences. Entré chez les Oratoriens en 1782, il y reçoit un enseignement théologique, puis il est nommé régent dans divers établissements comme le collège royal de Tournon. Après la dissolution de son Ordre en 1792, il passe avec succès un examen d’hydrographie qui lui permet d’enseigner cette discipline dans les nouvelles structures de formation des marins mises en place par la Révolution. La Marine devient alors un de ses sujets d’étude. A partir de 1803, nous le retrouvons dans des Lycées comme celui de Marseille, puis le Lycée Charlemagne de Paris (1805). En 1811, il est placé en congé de longue durée car on lui reproche de ne pas savoir intéresser ses élèves et de professer devant une classe vide. A partir de cette date, Suzanne écrase l’Administration sous les lettres afin d’obtenir le droit d’enseigner à nouveau. Il écrit par exemple dans une lettre du 7 mars 1831 qu’il est victime d’un complot d’origine “jésuitique” (Archives nationales, F17 – 21 755). En octobre 1830, il est placé en retraite. Il décède le 6 avril 1837.

2 P.-H. Suzanne, Elémens théoriques et pratiques, Paris, Barrois l’Aîné et Fils, in-8°, XXXVI + 288 p.

3 Pierre Chaunu, La civilisation de l’Europe des lumières, Paris, Arthaud, 1971, 571 p., p. 246.

4 Pierre Chaunu, op. cit., p. 246.

5 Les trois volumes sur la marine furent publiés entre 1783 et 1787.

6 Voir Jean Meyer et Martine Acerra, La grande époque de la Marine à voile, Rennes, Ouest-France, 1987, 218p., pp. 15-46.

7 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXIV.

8 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXV.

9 P.-H. Suzanne, op. cit., p. I.

10 Remarquons à ce propos qu’il ne cite pas les noms des deux seuls auteurs anglais : Clerk of Eldin ou Steel. Les Britanniques ne s’intéressent encore que très peu à la théorie, notamment celle de la tactique.

11 Bourdé de La Villehuet, Le manœuvrier, 1765, p. XII (édition de l’An VIII).

12 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXV.

13 On peut ici citer en exemple le célèbre combat du Vengeur du peuple (commandant Renaudin) lors de la bataille du 13 prairial (1er juin 1794) engagée contre la flotte anglaise de Howe, voir Martine Acerra, Jean Meyer, Marines et Révolution, Rennes-Paris, Editions Ouest-France, 1988, 285 p., pp. 174-178.

14 P.-H. Suzanne, op. cit., p. VII.

15 Bourdé de La Villehuet, op. cit., p. XVI ; selon lui, il faut imposer des “coups hardis” au moment de la bataille.

16 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXI.

17 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 274.

18 Ramatuelle, Cours élémentaire de tactique navale, Paris, Baudouin, An X, 535 p. + 68 pl., p. 334.

19 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXV.

20 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXIII.

21 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 197.

22 Raoul Castex, Les idées militaires de la marine du XVIIIe siècle, Paris, L. Fournier, 1911, 370 p., p. 49.

23 P.-H. Suzanne, op. cit., pp. 237 et 256 par exemple.

24 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXV.

25 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 265, § C.

26 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 225.

27 Ramatuelle, op. cit., pp. 1 et 333.

28 Encyclopédie méthodique, Marine, Paris, Panckoucke, 1783, 3 vol., tome II, pp. 271-272.

29 P.-H. Suzanne, op. cit., pp. 269-270 : l’auteur parle d’une “manœuvre hardie”. Ramatuelle a également souligné le “danger” représenté par cette manœuvre mais il ajoute qu’elle “ne doit être ordonnée que pour en éviter un plus grand”, Cours élémentaire de tactique navale, p. 394. Sur Ramatuelle, comme sur Suzanne, pèse le lourd héritage de la pensée tactique française qui a toujours été rétive à la rupture de la ligne ennemie.

30 John Clerk of Eldin, Essai sur la tactique navale, traduction française de Daniel Lescallier, Paris, F. Didot, An VI, Partie II, pp. 11 et sq.

31 L’amiral britannique Howe tenta la même manœuvre lors du combat de prairial 1794 (“The Glorious First of June”). Jean Meyer rappelle que devant la nouveauté et la hardiesse de la manœuvre, seuls huit des vaisseaux suivirent Howe dans cette traversée de la formation ennemie, voir Martine Acerra et Jean Meyer, op. cit., p. 176.

32 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 270.

33 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 271.

34 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 271.

35 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 272.

36 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 266.

37 Ramatuelle, op. cit., p. 484.

38 David Steel rédige, parmi de nombreux ouvrages, The elements and practice of rigging and seamanship, publié à Londres en 1794. On remarquera dans le titre la référence explicite à l’idée de pratique (practice).

39 Brian Tunstall, Naval Warfare in the Age of Sail. The Evolutions of Fighting Tactics 1650-1815, Londres, Conway, 1990, 278 p., pp. 50 et passim.

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