MARCEL DASSAULT ET HENRY POTEZ CONSTRUCTEURS AÉRONAUTIQUES DE LA GRANDE GUERRE

Luc Berger

   

            Marcel Dassault et Henry Potez furent deux des plus éminents constructeurs aéronautiques français des années 30 aux années 80. Fait peu connu, leur expérience d’industriels aéronautiques remonte à la Première Guerre mondiale où ils firent leurs premières armes. Leur parcours est marqué par le contexte général de l’époque et, notamment, l’organisation de la production de guerre d’une nouvelle arme : l’aviation [1].

Une passion précoce

            Marcel Dassault, né Marcel Bloch, voit le jour le 22 janvier 1892 à Paris. Après ses études secondaires au lycée Condorcet, conquis par la « Fée électricité », il entre à l’Ecole d’électricité Breguet. Le 18 octobre 1909, alors qu’il est en récréation, l’adolescent voit passer dans le ciel un aéroplane Wright piloté par le comte de Lambert qui va doubler la tour Eiffel :

            « Je n’avais jamais vu d’avion et j’ai compris que l’aviation était entrée dans mon esprit et dans mon cœur [2]. »

            Cette passion occupe la plus grande partie de ses loisirs :

            « Avec des amis, nous allions à Issy-les-Moulineaux voir Farman faire les essais d’un avion préparé avec le plus grand soin par les mécaniciens et quand il faisait un vol de 5 mètres de haut et de 200 mètres de long tout le monde était content. Ensuite, j’ai vu la Demoiselle de Santos Dumont voler à Bagatelle [3]. »  

L’École supérieure d’aéronautique et de construction mécanique  

            Au début des années 1910, l’aéronautique connaît un essor spectaculaire. Les journaux annoncent sans cesse de nouveaux records et relatent des meetings qui réunissent des foules de curieux. Les noms de Farman, Voisin, Blériot connaissent la célébrité ; la France est au premier rang mondial.

            Les militaires s’intéressent également à l’aviation. En septembre 1910, lors des grandes manœuvres en Picardie, des avions sont utilisés pour des opérations de reconnaissance. Le 22 octobre 1910, un décret crée l’embryon d’une arme aérienne : l’Inspection permanente de l’aéronautique militaire. A l’automne de 1912, une grande campagne de presse aboutit à la création d’un Comité national d’aviation qui organise une souscription nationale grâce à laquelle l’armée reçoit 170 appareils.

            Marcel Dassault obtient son diplôme de l’Ecole Breguet en 1912 :

            « Le jour de la distribution des diplômes de l’Ecole, je reçus mon diplôme d’ingénieur électricien des mains du constructeur Louis Breguet. J’avais dix-neuf ans alors et j’étais loin de penser qu’un jour je deviendrais le principal actionnaire de la société Breguet-Aviation [4]. »

            En octobre, il entre à l’Ecole supérieure d’aéronautique et de construction mécanique, la première au monde à dispenser un tel enseignement.

            Marcel Dassault fait partie des quarante-cinq élèves de la quatrième promotion qui intègrent l’école. Parmi eux, figurent quelques élèves étrangers, en particulier les Russes Meyer et Samuel Gourevitch, futurs créateurs des avions soviétiques MiG que les Mirage de Marcel Dassault auront un jour à combattre.  

            En juillet 1913, il quitte l’école avec son diplôme en poche. Comme tous les jeunes Français, il doit maintenant effectuer trois ans de service militaire.  

Le service militaire  

            En tant qu’ancien élève de l’Ecole supérieure d’aéronautique et de construction mécanique, Marcel Dassault est incorporé de droit, en octobre 1913, dans un régiment d’aviation du Génie :

            « Je pensais ainsi pouvoir, par une étude approfondie des prototypes, compléter l’enseignement technique que j’avais reçu [5].  

            En janvier 1914, il est détaché au Laboratoire de recherches aéronautiques de Chalais-Meudon dirigé par le colonel Emile Dorand, un de ses anciens professeurs, qui regroupe autour de lui différents ateliers dans lesquels ses collaborateurs étudient toutes les techniques intéressant l’aéronautique.

            Cette affectation lui permet de se familiariser avec diverses techniques. Pendant un temps, le jeune soldat travaille avec le commandant Saconnet au bureau d’aérostation et des cerfs-volants où il rencontre Henry Potez, sorti comme lui de l’Ecole supérieure d’aéronautique et de construction mécanique, deux ans auparavant. Tous deux se lient d’amitié avec le major de la promotion de Marcel Dassault, Louis Coroller. L’histoire va bouleverser leur destin.

La guerre

            Le 2 août 1914, c’est la guerre. La Première Guerre mondiale est aussi la première guerre mécanique.

            Le rôle éminent joué par les Français dans la naissance et le développement de l’aviation et l’intérêt que lui porte le ministère de la Guerre font que la France possède la première industrie aéronautique mondiale et l’une des plus importantes aviations avec 183 avions. Mais, en août 1914, la nouvelle arme reste secondaire sur le plan militaire et industriel.

L’organisation de la production

            Lors de la bataille de la Marne, l’aviation fait preuve de son efficacité en permettant de déceler la manœuvre des troupes allemandes au nord-est de Paris, entraînant la réaction française puis la victoire. L’état-major français arrive à la conclusion que les armées terrestres ne peuvent se passer d’aviation pour combattre. Indispensable pour l’observation, la reconnaissance, le guidage des tirs d’artillerie, l’aviation peut également porter la destruction chez l’adversaire et lutter contre ses intrusions en interdisant le survol du territoire national. Pour cela, il faut disposer d’avions capables d’accomplir des missions différentes : observation, bombardement, reconnaissance, chasse.

            Or, avant la guerre, les instances dirigeantes du pays n’avaient pas prévu le formidable développement de la recherche et des productions en matière aéronautique et aucunes structures officielles n’étaient établies pour les contrôler et les orienter. Après la fixation du front, il fallut improviser une remise en marche de l’activité économique, car rien n’avait été envisagé pour un long conflit et la carte de guerre était particulièrement défavorable à la France, ses principales régions industrielles étant envahies.

            Issus de plusieurs commandes passées avant la guerre, les matériels sont trop disparates. De plus, le gouvernement s’étant réfugié à Bordeaux et les exigences militaires assurant au commandement français des pouvoirs exceptionnels, une liaison directe s’est établie entre le client, c’est-à-dire l’Armée française et les constructeurs aéronautiques :

            « Le ministère de la Guerre avait pris le parti, avant 1914, de diversifier les commandes, très restreintes, auprès de tous les avionneurs et fabricants de moteurs tant soit peu sérieux. Aucun d’entre eux, à l’exception peut-être de Renault, ne disposait d’une entreprise capable de fournir les grandes séries que l’évolution des combats rendit nécessaires dès la deuxième année de la guerre. D’autre part, la trop grande variété des modèles apparut, à tous égards, fort nuisible. Les Services des fabrications de guerre prétendirent donc uniformiser les appareils, quitte à fournir aux industriels dont la production serait retenue les moyens d’édifier de véritables entreprises et à leur demander de céder à leurs rivaux, moyennant paiement de droits de licence fort rémunérateurs, la possibilité de fabriquer leurs engins. Dès lors s’ouvrait une longue série d’intrigues et de récriminations, chaque avionneur cherchant à se créer une véritable clientèle de combattants et de parlementaires chargés de vanter les mérites de sa production et de dénigrer celle des autres, tandis que les bénéficiaires du marché mettaient toute la mauvaise volonté possible à communiquer ses secrets de fabrication à ses sous-traitants imposés [6]. »

            Le 8 octobre 1914, le Grand quartier général élabore un plan aéronautique. Dans un souci d’uniformisation, seuls quatre types d’avions sont retenus : le Farman VII pour la reconnaissance, le Caudron G 3 pour le réglage d’artillerie et l’observation, le Morane Saulnier Parasol pour la chasse et le Voisin LA 5 pour le bombardement et la reconnaissance. La fabrication de ces appareils est répartie entre les différents constructeurs pour utiliser au maximum les moyens de production.

            En octobre 1914, les services gouvernementaux revenus de Bordeaux décident de reprendre en main la direction des affaires du pays. Au ministère de la Guerre, la Direction de l’aéronautique n’est que la XIIe Direction, service subalterne chargé d’organiser la production aéronautique. Elle manque de moyens matériels et de personnel véritablement compétent et n’a pas de liaison réelle avec le Grand quartier général. A l’intérieur de ses bureaux, le Service des fabrications de l’aviation (SFA) prend une importance nouvelle, car il devient l’agent central entre l’industrie et les commandements de l’avant et de l’arrière. Son immixtion dans le milieu des productions aéronautiques le confronte aux intérêts des parties déjà en présence.

            Pour rester maître de ses approvisionnements et pousser les cadences de production, l’Etat intervient de plus en plus auprès des constructeurs.

Les travaux sur le Caudron G 3

            Le chef du Service des avions au Service des fabrications de l’aviation, le capitaine Albert Etévé, constate un manque de coordination des plans du Caudron G 3 envoyés dans les quatre usines qui fabriquent cet appareil [7]. Il demande alors au colonel Dorand de lui détacher un ingénieur du Laboratoire d’aéronautique capable de mettre au point les plans puis d’assurer la coordination des fabrications. Marcel Dassault est désigné en 1915.

            Devant l’importance du travail, le capitaine Etévé lui demande s’il connaît un camarade susceptible de l’aider. Marcel Dassault propose Henry Potez, son choix est accepté. Ils vont travailler sur les liasses de plans pendant près d’un an :

            « La mise à jour des plans était naturellement pressée et, un dimanche où l’usine était fermée, nous avons trouvé à Levallois une boutique qui était spécialisée dans le tirage des plans.

            « Comme c’était dimanche, nous avons eu du mal à nous faire ouvrir. Nous avons été reçus par une brave femme qui nous a dit qu’elle n’avait pas d’ouvriers. Nous lui avons proposé de tirer nos bleus nous-mêmes, et elle a mis aimablement sa machine à notre disposition [8]. »

            Marcel Dassault vérifie les dessins, leur concordance, les pièces fabriquées et fait effectuer les modifications demandées par les pilotes. Le suivi des essais en vol lui fait prendre conscience de l’importance de leur jugement sur un nouvel avion. Il en tire des enseignements que l’on retrouve tout au long de sa carrière aéronautique ; jamais il ne néglige l’avis des pilotes.

            Le Service des fabrications de l’aviation souhaite bientôt améliorer le Caudron G 3 en lui adaptant un gouvernail de profondeur. Marcel Dassault et Henry Potez sont chargés du travail. Un prototype, expérimenté chez Louis Blériot, donne satisfaction.

            Au front, les pilotes signalent les difficultés que rencontrent les mitrailleurs assis devant eux pour se servir de leur arme. Caudron est invité à inverser les places pilote et mitrailleur en installant ce dernier à l’arrière où il y a plus de champ libre. Devant le refus de Caudron, le Service des fabrications de l’aviation se tourne une nouvelle fois vers Marcel Dassault et Henry Potez qu’il charge de s’occuper de cette modification. Ils redessinent les plans du fuselage en alternant les places du pilote et du mitrailleur. L’avion prototype, construit chez Louis Blériot, vole à Buc, pour la première fois, le 14 juillet 1915.

            Marcel Dassault et Henry Potez, acquièrent l’expérience des bureaux d’études, des ateliers et se familiarisent avec la construction des avions. Ils s’entendent bien avec les frères Caudron, avec le directeur technique de Spad, Louis Béchereau, ainsi qu’avec Louis Blériot. Comme tous sont satisfaits de leur travail, pour les récompenser, leurs supérieurs nomment Marcel Dassault, sergent, et Henry Potez, caporal, puis tous deux sont promus sous-lieutenants.

La crise de l’aviation française

            Durant l’été 1915, pour remédier aux insuffisances du matériel français qui tiennent au manque de rationalisation de l’effort de guerre, aggravé par l’opposition entre l’Etat et les constructeurs et non par l’incapacité d’inventer et de produire, il est créé un sous-secrétariat d’Etat à l’Aéronau-tique à la tête duquel est placé, le 13 septembre 1915, le député René Besnard. Ce dernier tente de procéder à une remise en ordre indispensable des services de l’arrière pour développer de nouvelles productions adaptées au combat.  

            Il y a urgence. A la fin de 1915, la supériorité aérienne allemande est incontestable, au point que l’on peut parler de crise de l’aviation française. La mise en place d’un cadre précis qui puisse permettre une production aéronautique optimale quantitativement et qualitativement apparaît impérative. La persistance de l’opposition d’intérêts multiples et divergeants, que la faiblesse et les lacunes des services de l’Etat ne font qu’accentuer, freine le bon développement des fabrications aéronautiques. Politiquement, le malaise se traduit par la démission de René Besnard, le 8 février 1916, provoqué par l’opposition des parlementaires et des constructeurs à ses réformes. C’est dans cette situation difficile que l’aéronautique militaire française doit entamer la bataille de Verdun.

L’hélice Éclair  

            Après avoir coordonné la fabrication du Caudron G 3, Henry Potez est muté comme dessinateur au bureau d’études de Caudron à Lyon tandis que Marcel Dassault est affecté à la réception des essais en vol des avions Farman à Buc :

            « Mon rôle consistait à voler avec les pilotes et à établir ensuite un rapport sur les performances et les qualités de vol de chaque appareil [9]. »

            « A cette occasion, j’effectuais de nombreux vols en qualité de chef de bord pour contrôler les temps de montée et la maniabilité de chaque appareil [10]. »

            Il a aussi l’occasion d’effectuer plusieurs vols [11] en compagnie de Maurice Farman :

            « Il appréciait surtout le vol en rase-mottes et nous voyions alors, sous notre F 40, s’égailler en tous sens les lapins et les perdrix qui pullulaient dans les champs, car la chasse était interdite en temps de guerre [12]. »

            Le 28 février 1916, la XIIe Direction, avec l’accord du général Gallieni, créé, au sein du SFA, la Section technique de l’aéronautique (STAé) confiée au commandant Emile Dorand. C’est un établissement spécial mis à la disposition du ministère de la Guerre, dont le but est de diriger, coordonner et centraliser les études nouvelles concernant l’aéronautique militaire. C’est aussi un organe de liaison entre la ministre, le Service de l’aviation aux armées et les constructeurs.  

            Dès qu’il a du temps libre, Marcel Dassault entreprend d’améliorer l’hélice du Caudron G 3 dont il a constaté le médiocre rendement. En cela, il est dans la droite ligne de la pensée du commandant Dorand qui affirme que, alors qu’il est nécessaire de faire évoluer les définitions techniques des appareils à mettre en service, « les constructeurs engagés les uns et les autres dans des séries importantes et manquant de personnel d’étude, semblent se désintéresser de la ques-tion » Le commandant ira même jusqu’à faire réaliser entièrement un avion par le STAé : le Dorand AR.

            En parallèle, Marcel Dassault travaille alors pour son propre compte.

            Pour construire l’hélice qu’il étudie et dessine, le jeune ingénieur pense à l’atelier d’Hirch Minckès, père d’un ami et fabricant de meubles au faubourg Saint-Antoine :

            « Il aimait qu’on fût hardi et entreprenant, aussi consentit-il à mettre à ma disposition un ébéniste et quelques planches de noyer [14]. »

            Ayant obtenu les moyens de la réaliser, il surveille personnellement et avec beaucoup d’attention sa fabrication :

            « Je fis le dessin de mon hélice, je traçai les différentes sections, ce qui permit à l’ouvrier de réaliser des gabarits. Je restai à côté de lui pendant qu’il rabotait son hélice, de façon à conduire sa main vers des lignes harmonieuses [15]. »  

            Il baptise son hélice Eclair. Elle est essayée à Buc par un des pilotes de Blériot, puis est présentée au centre d’essais du Service technique à Villacoublay. L’hélice Eclair est commandée par l’armée à cinquante exemplaires à 150 francs pièce. Elle doit d’abord équiper les Caudron G 3 à moteur Clerget de 80 cv.

            C’est un bon début d’autant plus que la bataille de Verdun qui fait rage, depuis février 1916, entraîne des commandes supplémentaires d’avions donc d’hélices :

            « Commençant à avoir trop de travail, je proposai à Potez de venir travailler avec moi. Il quitta sans regret le bureau d’études de Caudron [16]. »  

            Pour produire davantage, Marcel Dassault propose à Hirch Minckès de fabriquer ses hélices. Ce dernier consulte plusieurs de ses amis dont E. Dumaine, directeur général de la Société des moteurs Clerget, qui l’encourage dans cette voie. Une Société des Hélices Eclair est créée dont Marcel Dassault et Henry Potez sont directeurs techniques et auprès de laquelle l’armée les détache. Ils sont rétribués sous forme de redevances de licence sur le chiffre d’affaires.

            Plusieurs menuisiers viennent renforcer leur équipe tandis que la Société Clerget les aide à démarrer en leur passant des commandes d’hélices-freins pour ses bancs d’essais. Leur affaire se développe et occupe un étage entier de la fabrique de meubles de l’avenue Parmentier dont ils constituent une section à part. Selon Henry Potez, Hirch Minckès, tout en étant un très brave homme, est têtu et ne veut pas de machines chez lui. Les deux amis sous-traitent donc à l’extérieur les éléments qui doivent être usinés :

            « Nous faisions découper les pales à l’extérieur, nous les collions chez lui et il fallait ensuite les faire débillarder. Tous les fabricants de meubles du faubourg Saint-Antoine s’étaient mis à construire des hélices Eclair [17]. »

            Leur association est une réussite. Les hélices Eclair équipent le Sopwith britannique de reconnaissance construit sous licence en France, le Dorand AR [18] d’observation et surtout les chasseurs Spad, en particulier le Spad VII du plus célèbre des as français, Georges Guynemer, cher au cœur de Marcel Dassault :

            « Lorsque l’avion de Guynemer, le Vieux Charles aux dix-neuf victoires, fut présenté aux Invalides comme témoin de gloire, je suis allé le voir et en arrivant j’ai vu, naturellement, l’hélice. Or c’était une hélice que j’avais étudiée et construite. J’en ai ressenti une grande satisfaction et peut-être un peu d’orgueil [19]. »

            En 1917, c’est le succès pour les deux sous-lieutenants qui, en quelques mois, sont à la tête de l’une des quatre grandes sociétés construisant des hélices alors qu’il n’existe pas moins de quarante fabricants et deux cent cinquante-trois séries différentes. L’Inspection du matériel décide de ne conserver que trois séries d’hélices au maximum pour un

avion. Parmi elles figure l’hélice Eclair [20]. Grâce à cette réussite, Marcel Dassault et Henry Potez entrent dans la légende de l’aviation.

Les difficultés d’organisation des productions  

            Entre temps, durant la bataille de la Somme (juillet à novembre 1916), les Allemands, qui avaient perdu la supériorité aérienne depuis la bataille de Verdun, réorganisent leur aviation. A la fin de 1916, les problèmes auxquels ils se trouvent confrontés lors des combats les poussent à en unifier la direction sous l’égide du général von Hoeppner.

            Le 8 octobre 1916, un ordre du cabinet du Kaiser décide qu’il est nécessaire « en raison de l’importance croissante de la guerre aérienne, de réunir en un seul service tous les moyens aériens dont disposait l’armée, qu’ils fussent offensifs ou défensifs, sur le front ou à l’intérieur ». En conséquence, le général von Hoepner est nommé « général commandant les forces de l’air  » chargé  » d’apporter de l’unité et de la méthode dans la construction, la concentra-tion et l’engagement des moyens aériens [21] ». L’aviation alle-mande possède, dès lors, une organisation stable et centra-lisée qui renforce son effort de redressement pour reprendre la maîtrise de l’air aux Alliés.  

            En France, la crise organisationnelle aiguë qui mine l’aéronautique amène une solution semblable. Le 10 février 1917, le ministre de la Guerre, le général Lyautey, créée la Direction de l’aéronautique qui est confiée à un artilleur, le général Guillemin, qui « est chargé d’assurer la haute Direc-tion des Services aéronautiques à l’Intérieur et aux Armées et d’établir une liaison complète avec les Services Aéronauti-ques de la Marine et des Armées alliées. »

            Cette tentative d’unification avorte rapidement. Le général Guillemin est remercié, le 20 mars 1917, lors de la chute du cabinet Briand.

            Le rôle actif joué par l’aviation lors de la bataille de la Somme convainc les armes traditionnelles et les parlemen-taires que l’aéronautique militaire, malgré les difficultés rencontrées, est vraiment devenue une arme. Cette prise de conscience provoque la multiplication des tentatives de contrôle et de récupération d’un secteur d’importance militaire et économique grandissante qui s’était, jusqu’alors, de par sa position secondaire, développé avec difficulté. La lutte entre intérêts différents, notamment entre les politiques de l’arrière et les militaires du front, ne fait qu’accentuer les défauts dont souffre l’aviation dans son organisation. L’échec de l’unification des services dans une direction générale par manque de volonté politique de la part des responsables gouvernementaux perpétue l’absence de coordination entre l’emploi de l’aéronautique de l’avant et la production qui doit lui être subordonnée.

Le premier avion : le SEA 1  

            Fabriquer des hélices ne suffit pas pour satisfaire l’appétit aéronautique de Marcel Dassault, il veut passer à l’étape ultime, la conception et la fabrication d’un avion. Henry Potez se souvient :

            « Avec Marcel, on était en bonne entente. Mais nous commencions à trouver monotone notre travail. Nous avons fait beaucoup d’hélices, surmontant les difficultés que nous causaient les constructeurs en nous communiquant des critères trop brillants de leurs avions ; il fallait ensuite rectifier le tir [22]. »

            En effet, pour qu’une hélice puisse réaliser ses meilleures performances, les constructeurs d’avions doivent communiquer les plans et les caractéristiques : poids, surface, puissance du moteur, dispositifs aérodynamiques. Selon Marcel Dassault, c’est une bonne école pour apprendre la construction aéronautique :

            « Je connaissais donc les caractéristiques de tous les avions construits à l’époque. Je les suivais depuis le moment de leur conception jusqu’à la fin de leur mise au point pour m’assurer du bon fonctionnement de mes hélices. J’étais continuellement sur les champs d’aviation et notais avec soin les incidents survenus à la cellule ou au moteur, et la manière dont on y avait porté remède.

            « J’obtins ainsi la pratique des essais en vol et de la mise au point. »

            « Ayant appris à connaître les appareils qui avaient réussi et ceux qui n’avaient pas réussi, j’acquis ainsi une grande expérience de ce qu’il fallait ou ne fallait pas faire pour construire un bon avion [23]. »

            Prudent, il commence par construire ceux des autres, toujours avec son ami Henry Potez. Leur sous-traitance débute par des Spad VII dans une ancienne usine Antoinette à Puteaux. Puis, forts de leur expérience, ils se lancent dans la conception d’un prototype sur une idée nouvelle :

            « Je constatai […] à l’époque, qu’il n’y avait pas de biplace de chasse de valeur, d’où l’idée d’en construire un [24]. »

            « Ayant travaillé dans les bureaux d’études et dans les ateliers, ayant fabriqué des hélices, ayant suivi les essais en vol, j’ai vu l’avion qu’il fallait faire. Alors je l’ai fait [25]. »

            Durant le premier semestre de 1917, 50 à 75 % des sorties d’usines de certains constructeurs sont consacrées à des matériels jugés obsolètes. Le député Daniel Vincent, nommé sous-secrétaire d’Etat à l’Aéronautique militaire en mars 1917, entame une nouvelle réorganisation des services de l’arrière et cherche à améliorer les productions en optimisant le rendement des maisons de constructions de cellules déjà existantes, en limitant l’installation de nouveaux industriels dans le rôle de sous-traitants des ces dernières, en arrêtant la fabrication d’appareils périmés et en standardisant les nouveaux modèles.

            Dans ce contexte, Marcel Dassault et Henry Potez doivent trouver des capitaux, car l’Etat ne finance pas les prototypes qui restent à la charge des constructeurs : « En 1917, les inventeurs étaient défavorisés au profit des constructeurs qui n’avaient sorti aucun type nouveau d’avion ou de moteur depuis la mobilisation [26] ».

            Un ami de la famille de Marcel Dassault, le fournisseur de papier peint René Lévy-Finger, apporte le financement. Il crée, avec Marcel Dassault et Henry Potez, une société en nom collectif : la Société d’études aéronau-tiques (SEA) dont le siège social est installé rue Curie, à Suresnes.

            Ayant besoin d’aide pour dessiner leur avion, ils font naturellement appel à leur ami Louis Coroller qui collabore, depuis 1916, à Paris, au Service technique de l’aéronautique. Il les rejoint sans pour autant quitter son poste au ministère de la Guerre. Marcel Dassault et Henry Potez lui louent une garçonnière, rue de Constantine, près des Invalides. Louis Coroller évoque cette période :

            « Bloch et Potez s’étaient mis à fabriquer des hélices. Leur intention était aussi de construire un avion et m’ont proposé de leur en étudier un, ayant loué pour cela une vaste salle dans un immeuble de la rue de Constantine (sur l’espla-

nade des Invalides). C’était le bureau d’études où je travail-lais de 19 h à minuit, après avoir fait dans la journée les calculs au Service technique de l’aéronautique [pour d’autres avions]. Le dimanche, je leur remettais mes dessins et nous allions voir l’avion SEA I se construire à Courbevoie chez le célèbre carrossier Labourdette [27]. »

            Marcel Dassault rappelle aussi cette époque :

            « Tous les soirs, de neuf heures à minuit, Potez, Coroller et moi-même venions là calculer et dessiner notre avion [28]. »

            La conception est confiée à Louis Coroller tandis que Marcel Dassault et Henry Potez se chargent des moyens techniques et de la fabrication. Ils apprennent ainsi le métier de constructeur.

            Les plans terminés, ils engagent un contremaître et quelques ouvriers pour construire la cellule de l’appareil à Suresnes dans l’usine où l’on fabrique déjà les Spad. Leur avion, biplace, est destiné à remplacer l’avion d’observation anglais Sopwith. Il doit être équipé d’un moteur Clerget de 200 cv que le motoriste met au point. Les essais, réalisés sur l’île de la Jatte à Puteaux, sont peu concluants. L’adaptation de ce nouveau moteur sur la cellule du SEA 1 s’avère trop problématique, l’avion est abandonné.  

            Marcel Dassault tira de cette expérience la leçon qu’il ne fallait jamais, sur un prototype, assembler trop d’éléments nouveaux. Au cours de sa carrière, il fit appliquer dans sa société la politique technique dite « des petits pas », les prototypes étant basés sur des éléments connus auxquels étaient progressivement intégrées des innovations.

Du SEA 1 au SEA 4

            Si le moteur du SEA 1 est insuffisant, la cellule a montré de bonnes qualités ce qui les encourage à dessiner de nouveaux appareils SEA 2, SEA 3 et SEA 4.

            Cinquante ans plus tard, Marcel Dassault évoque cette période avant de remettre à Henry Potez la Grand Croix de l’Ordre national du Mérite :

            « Les prototypes, à l’époque, se faisaient sans l’aide de l’Etat et entièrement aux risques des constructeurs, et c’était au fond un peu l’histoire de  » Perrette et le pot au lait  » puisqu’ayant fait des bénéfices sur les hélices nous les investissions dans un avion.

            « Malheureusement, le pot au lait ne tarda pas à se briser pour la raison suivante : le moteur qui équipait notre avion était un nouveau moteur de 200 cv Clerget. Or, il se trouva que ce moteur ne marcha jamais. Aussi, nous avons été forcés d’équiper notre avion d’un moteur 130 cv Clerget, le moteur du Sopwith.

            « L’avion volait bien mais il n’avait aucune performance intéressante puisqu’il avait été conçu pour un moteur de 200 cv. Nous nous sommes courageusement remis à l’ouvrage et nous avons construit un nouvel appareil : un biplace de chasse avec un moteur de 375 cv Lorraine [29]. »

            Le SEA 2 est un monomoteur, biplace de reconnaissance tandis que le SEA 3 est un trimoteur, triplace de reconnaissance. Le 23 juin 1917, ils présentent leurs projets au sous-secrétariat d’Etat à l’Aéronautique militaire et demandent une mise à disposition d’un moteur Hispano-Suiza de 400 ch pour le SEA 2 et de trois Gnome monosoupape de 160 cv pour le SEA 3.

            Le SEA 4 est un dérivé du SEA 2 équipé du moteur Lorraine de 350 cv. Seul ce dernier est fabriqué et effectue son premier vol, au Plessis-Belleville, à la fin de 1917 :

            « Il fut essayé d’abord par notre pilote Douchy, un des as de la guerre 1914-1918, puis par les pilotes du Centre d’essais en vol de Villacoublay, et enfin par les pilotes du front [30]. »

            Les performances obtenues en font un avion biplace léger répondant à l’attente de l’état-major : 320 kg, vitesse maximale de 200 km/h, temps de montée à 2 000 mètres de 7 minutes, autonomie de vol de deux heures et plafond de 6 500 mètres [31].

L’étrange destin du SEA 4  

            Le 12 septembre 1917, Jacques-Louis Dumesnil succède à Daniel Vincent à la tête du sous-secrétariat d’Etat à l’Aéronautique militaire. A son arrivée, il cherche à poursuivre l’action de son prédécesseur mais sa tâche est compliquée par divers problèmes. Deux mois après l’avoir installé dans ses fonctions, le gouvernement Clemenceau lui enlève le seul véritable pouvoir qu’il possédait, celui de gérer les productions aéronautiques. Cette responsabilité est, dans un premier temps, divisée entre lui-même et le ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre avant que ne leur soit adjoint un troisième responsable chargé de coordonner leur action. Cette singulière direction tripartite organise les services de l’Etat chargés du contrôle technique et de la fabrication industrielle du matériel d’aviation alors en but à de vives critiques. Cependant, des liaisons régulières pour coordonner les actions existent entre les différents intervenants qui restent les mêmes jusqu’à la fin du conflit. L’aéronautique militaire bénéficie alors de stabilité à défaut d’unité dans son organisation de l’arrière.

            En accord avec le Grand quartier général, Jacques-Louis Dumesnil désire développer considérablement la dotation en appareils des escadrilles du front pour répondre aux besoins engendrés par la doctrine d’emploi en masse de l’aviation développée par le général Duval et la fourniture d’avions pour le corps expéditionnaire américain.

            A la fin de 1917, lors d’une des réunions mensuelles qu’il organise avec les constructeurs dans un des grands salons de l’hôtel Claridge à Paris, le ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre, Louis Loucheur, commande 1 000 appareils SEA 4. Marcel Dassault et Henry Potez viennent de remporter leur première commande d’avions :

            « A ce moment-là, j’avais vingt-six ans et Potez vingt-sept. C’était un assez beau début [32]. »

            La commande est cependant assortie d’une exigence : les appareils doivent être construits avec la participation du constructeur de hangars Bessonneau. Ce dernier possède à Angers une usine, Le Meuble Massif, très bien équipée pour le travail du bois. En août 1918, une société en nom collectif, Anjou-Aéronautique, est créée entre Julien Bessonneau, Marcel Dassault, Henry Potez, et René Lévy-Finger [33].

            C’est ainsi qu’Henry Potez part s’installer à Angers pour superviser l’usine alors que Marcel Dassault reste à Paris pour s’occuper du bureau d’études :

            « Potez était un très bon ingénieur, un excellent commerçant et un financier avisé. Aussi m’enseigna-t-il à l’époque bien des choses qui me furent très utiles par la suite [34]. »

            Louis Coroller, de son côté, se voit reprocher de travailler à la fois pour l’armée et pour ses amis :

            « M. Caquot (qui a succédé au colonel Dorand) m’a convoqué pour me dire que je ne pouvais pas faire les calculs de performances des nombreux modèles d’avions présentés chaque mois et en présenter un moi-même en même temps : ce qui était vrai.

            « Il aurait pu me faire mettre en affectation spéciale à la SEA, ce qui pouvait se faire d’autant plus que j’avais passé 18 mois au front et que la chasse aux embusqués par Clemenceau ne me concernait pas. Mais il est probable que les anciens grands avionneurs bien en place voyaient d’un mauvais œil la SEA s’installer en concurrence.

            « Alors que je m’attendais donc à partir en escadrille, des camarades du STAé m’ont dit qu’ils avaient vu dans le bureau de M. Caquot une demande du capitaine Lepère, ancien officier du STAé pour que j’aille le rejoindre à la Mission française aéronautique aux Etats-Unis.

            « M. Caquot ne pouvait guère me le refuser. Bloch et Potez n’étaient pas contents étant abandonnés avec une liasse de dessins dont ils n’étaient pas très au courant. Mais le premier avion avait été bien construit avec ces dessins : il devait donc être possible d’en fabriquer d’autres [35]. »

            Le 21 août 1918, Henry Potez écrit au lieutenant Louis Coroller aux Etats-Unis :

            « Comme tu dois t’en douter, nous avons pas mal de travail pour la mise au point de la construction des SEA.

            « Ainsi que tu l’as appris, nous avons eu une première commande de 300 avions ; il est question, à l’heure actuelle, d’augmenter cette commande tant l’impression générale est excellente, ainsi par conséquent que la situation.

            « Nous construisons nos avions à Angers en association avec Bessonneau ; l’usine d’Angers commence à démarrer sous les meilleurs auspices. (…) Un premier avion SEA entièrement équipé fait, actuellement, des essais sur le front où tout se passe pour le mieux.

            « Nous allons recevoir incessamment un moteur Liberty pour monter sur notre avion, et ta présence serait donc plus indispensable encore ayant toi-même déjà fait la mise au point de ce moteur sur avion en Amérique »

            Sur cette même lettre, Henry Potez ajoute à la main :

            « Nous faisons actuellement l’étude d’un monoplace qui devra battre tous les records, 260 km à 5 000 m, plafond 9 000 m. »  

            Le 24 août 1918, le général Duval, commandant de l’Aéronautique au Grand quartier général, établit une prévision d’avions devant équiper les escadrilles au début de 1919 : pour l’observation le SEA 4 A2 et, pour la chasse, le SEA 4 C2.

            En octobre, le Grand quartier général prévoit que soit constituée une escadrille de SEA 4. Il estime qu’il devient indispensable d’en développer la fabrication pour atteindre, au cours du premier trimestre de 1919, une production men-suelle de 200 avions [36] qui doit permettre la mise en service de 400 appareils pour le 1er avril 1919.

            Le premier SEA 4 de série sort d’usine le… 11 novembre 1918. Depuis l’aube, les canons se sont tus sur le champ de bataille, c’est l’armistice. Le marché de 1 000 avions est alors résilié, seule une centaine d’appareils en cours de fabrication est livrée.

La croisée des chemins

            A l’Armistice, l’aviation française est la plus importante au monde. Elle compte sur les différents fronts, dans les écoles et dépôts de l’arrière près de 12 000 appareils. Malgré les manquements, les tâtonnements, les erreurs et de graves problèmes d’approvisionnement des usines en main d’œuvre, en machines et en matières premières, une production de masse des matériels aéronautiques a été mise au point dirigée par les services de l’Etat qui réalisent alors un grand effort d’organisation. A partir de septembre 1917 et jusqu’à la moitié de 1918, la production mensuelle de cellules passe de 1276 à 2912 unités, soit plus du double, avec des pointes de production de 90 avions par jour. Au total, l’année 1918 à elle seule voit la sortie de près de la moitié de l’ensemble du matériel produit lors du conflit.  

            Démobilisés, Marcel Dassault et Henry Potez retrouvent Louis Coroller. Le Service des fabrications de l’aviation ne les encourage pas à rester dans la construction aéronautique :

            « La guerre que nous avions gagnée, et qui nous avait coûté si cher en vies humaines, dans l’esprit de tous était la dernière – d’où l’expression  » la der des der  » -. Le Service des fabrications de l’aviation nous dit que, si nous le souhaitions, nous pouvions construire des portes, des fenêtres ou des brouettes, mais qu’en tout cas on ne commanderait pas d’avions avant longtemps, et que si un jour on en commandait quelques-uns, ce serait aux grands constructeurs disposant de moyens et d’un personnel importants tels que Voisin, Breguet, Farman et autres [37]. »

            Or, Marcel Dassault ne possède pas de grandes usines. Il décide donc de se retirer :

            « On n’avait plus besoin d’avions, et même si on en avait eu besoin, il y en avait tant dans les stocks qu’on en avait pour dix ans.

            « On était sûr qu’il n’y aurait plus de guerre, c’est pourquoi j’ai fait tout autre chose à partir de 1919.

            « A l’époque, le gouvernement ne se souciait pas comme aujourd’hui d’assurer du travail aux ouvriers des usines. Aussi, les constructeurs, sans commande d’avions, s’égayèrent dans toutes les directions : Blériot construisit des bateaux, Voisin des voitures, d’autres firent des meubles ou des immeubles, ce fut mon cas [38]. »

            Plus tard, il confiera à son chef pilote d’essai, Roland Glavany :

            « J’ai volontairement laissé tomber l’aéronautique après la guerre car il y avait tout à perdre. Il valait mieux vendre des cravates dans le métro que des avions de grands raids [39]. »

            De son côté, Henry Potez reste dans l’aviation. Il rachète les parts de Marcel Dassault dans la SEA et fait équipe avec Louis Coroller [40]. En 1920, ils conçoivent le SEA VII qui devient le Potez VII pour deux ou trois passagers, dérivé du SEA 4, qu’utilise la Compagnie franco-roumaine de navigation aérienne. Henry Potez deviendra le principal constructeur aéronautique français de l’entre-deux guerres.

            Marcel Dassault doit choisir une nouvelle orientation professionnelle pour vivre et gagner de l’argent. Le destin le mène à la fabrication de meubles. Il ne reviendra à l’aviation que dans les années 30 avant de devenir, après la Seconde Guerre mondiale, le plus important et le plus connu des industriels aéronautiques privés français notamment grâce à son appareil mythique, le Mirage [41].

* DEA d’histoire contemporaine, chargé de l’information et des synthèses à la Direction de la communication de Dassault Aviation.

[1] Nous remercions le professeur Claude Carlier de nous avoir permis de nous inspirer de son ouvrage Marcel Dassault, La légende d’un siècle, Perrin, 1991, 563 pages.

[2] Marcel Dassault, Le Talisman, Editions J’ai Lu, 1971, p. 22.

[3] Marcel Dassault lors de la remise du prix Icare par l’Association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace en 1982, archives Dassault.

[4] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 23.

[5] Notes préparatoires au Talisman, archives Dassault.

[6] Ph. Bernard, La fin d’un monde : 1914-1929, H 112, Editions du Seuil, Collection Histoire, 1975, p. 37.

[7] Blériot à Suresnes, Spad à Paris, Caudron à Lyon et à Issy-les-Moulineaux.

[8] Marcel Dassault à Aviation Magazine, 1er mai 1976.

[9] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 35.

[10] Marcel Dassault, Jours de France n 642, 1967.

[11] Marcel Bloch a effectué 200 heures de vols pendant cette période ce qui contredit déjà l’affirmation selon laquelle il n’aurait jamais volé en avion.

[12] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 36.

[13] 1914-1918 : L’aéronautique pendant la guerre mondiale, M. de Brunoff éditeur, article du colonel Dorand, p. 115.

[14] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 39.

[15] Ibid, pages 39 et 40.

[16] Notes préparatoires au Talisman, archives Dassault.

[17] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 41.

[18] Lettre de Marcel Dassault à Jean-François Dorand, 23 décembre 1982, archives Dassault.

[19] Marcel Dassault à Aviation Magazine, 1er mai 1976.

[20] SHAT, Compte rendu du chef d’escadrons Le Vassor, commandant l’Inspection du matériel d’aviation aux armées, 24 décembre 1917.

[21] Général von Hoepner, L’Allemagne et la guerre de l’air, pp. 133-134.

[22] Claude Paillat, Les dossiers secrets de la France contemporaine, Laffont, 1979, p. 81.

[23] Marcel Dassault, Le Talisman, pp. 44-45.

[24] Ibid..

[25] « Radioscopie », France Inter, 6 janvier 1971.

[26] Georges Huisman, Dans les coulisses de l’aviation, p. 182.

[27] Mémoires de Louis Coroller, archives J. L. Coroller.

[28] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 48.

[29] Marcel Dassault, 7 mars 1968.

[30] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 49.

[31] Le cours d’aéronautique de l’Ecole de guerre, en 1919, cite le SEA comme étant l’avion existant ayant le mieux rempli les performances demandées.

[32] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 49.

[33] Archives du Maine-et-Loire, 6U1/861.

[34] Marcel Dassault, Le Talisman, p. 48.

[35] Mémoires Louis Coroller, archives J. L. Coroller.

[36] SHAA, Z 25562, Note du général commandant en chef à Monsieur le sous-secrétaire d’Etat de l’aéronautique militaire et maritime, 27 septembre 1918,.

[37] Marcel Dassault, Le Talisman, pp. 49-50.

[38] Marcel Dassault, 7 mars 1968.

[39] Entretien de Claude Carlier avec Roland Glavany dans Marcel Dassault, La légende d’un siècle, Perrin, 1991, p. 39.

[40] Louis Coroller devient directeur technique des avions Potez puis, après la Seconde Guerre mondiale, directeur technique de Nord-Aviation.

[41] Sur les réalisations de Marcel Dassault, cf. Claude Carlier et Luc Berger, Dassault : 50 ans d’aventure aéronautique 1945-1995, Editions du Chêne, deux tomes, 1996.

Publié dans Uncategorized | Commentaires fermés sur MARCEL DASSAULT ET HENRY POTEZ CONSTRUCTEURS AÉRONAUTIQUES DE LA GRANDE GUERRE

1916. L’émergence des armes nouvelles dans la Grande Guerre

Claude Carlier et Guy Pedroncini (Dir.)

Commander l’ouvrage

Actes du colloque organisé pour le 80e anniversaire de la bataille de Verdun par le Comité National du Souvenir de Verdun, le Mémorial de Verdun, le Centre d’Histoire de l’Aéronautique et de l’Espace, l’Institut d’Histoire des Conflits Contemporains.  Le 25 octobre 1996 à Verdun au Centre Mondial de la Paix

Sous le patronage de Monsieur le Ministre de la Défense, Monsieur le Ministre des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, Monsieur le Président du Conseil Général de la Meuse, Monsieur le Député-Maire de Verdun.

Allocution inaugurale par M. Arsène Lux, député-maire de Verdun

Allocution introductive  par M. le doyen Guy Pedroncini

La genèse de l’aéronautique militaire (1892-1914) par M. le professeur Claude Carlier

La bataille aérienne de Verdun par M. Gaëtan Sciacco

L’aviation allemande par M. le professeur Jean-Luc Susini

Michelin et l’aviation de bombardement (1911-1916)par M. le capitaine Antoine Champeaux

Marcel Dassault et Henry Potez, constructeurs aéronautiques de la Grande Guerre par M. Luc Berger

Les moteurs d’avions dans la Grande Guerre par M. François Roudier

Le Service de santé des armées face aux armes chimiques durant la guerre de 1914-1918 par M. le médecin en chef Jean-Jacques Ferrandis

Une nouvelle stratégie navale : la guerre sous-marine par M. le professeur Hervé Coutau-Bégarie

Le retour du mouvement : les chars par M. Guy Pedroncini

La Voie Sacrée et la naissance des insignes militaires par M. le lieutenant-colonel Christian Benoit 

Allocution de clôture par M. le sénateur Rémi Herment

Publié dans Uncategorized | Commentaires fermés sur 1916. L’émergence des armes nouvelles dans la Grande Guerre

MICHELIN ET  L’AVIATION  DE BOMBARDEMENT 1911  –  1916

Antoine Champeaux

  L’élaboration d’une doctrine et la mise au point d’un bombardier

            Depuis 1889, deux frères président aux destinées de la manufacture de pneumatiques « Michelin et compagnie » : André Michelin (1853-1931) qui s’occupe de la gestion et de la publicité dans les bureaux parisiens de la firme 1 et Édouard Michelin (1859-1940) qui traite des questions techniques à Clermont-Ferrand.

            En fondant, le 6 mars 1908, le prix spécial Michelin et les coupes Michelin d’aviation, les frères Michelin veulent obtenir un certain retentissement pour l’entreprise et ses produits. Depuis qu’ils dirigent la manufacture, ils ont accu-mulé les coups publicitaires 2. Mais cette motivation commer-ciale se révèle secondaire lorsque l’on fait le bilan de leur action en faveur de l’aéronautique et, en particulier, de l’avia-tion de bombardement. Dans l’élaboration d’une doctrine du bombardement et dans sa mise en pratique par la difficile mise au point d’un bombardier, les frères Michelin font acte de patriotisme et confirment leur réputation d’industriels perfor-mants et audacieux.

Expériences de bombardement et invention de la traînée

            L’aéro-cible Michelin  

            Le 22 août 1911, André et Édouard Michelin créent les prix de l’aéro-cible Michelin et écrivent au Président de l’Aéro-club de France une lettre que tous les journaux repro-duisent. « On discute beaucoup la question de savoir si l’aéroplane militaire est un simple organe de reconnaissance, ou s’il peut devenir, à brève échéance, un engin de guerre terrible. Peut-il rendre impraticables les ponts, les nœuds de chemin de fer, couper en deux la mobilisation d’une nation, annihiler une forteresse, faire sauter un cuirassé ? (…) Peut-être faire plus encore : détruire les arsenaux, les centres d’approvisionnement, les poudrières de l’ennemi et rendre ainsi inutiles ses canons et ses fusils ? (…) Essayons donc de démontrer par des faits la puissance de l’aéroplane (…). Nous mettons à votre disposition une somme de cent cinquante mille Francs à distribuer en quatre prix dits : Prix de l’aéro-cible Michelin ».

            A cette occasion Michelin édite une série de 12 cartes postales qui illustrent déjà le rôle que pourrait jouer une aviation militaire équipée pour aller en masse importante bombarder l’ennemi avec de nombreuses bombes lâchées en traînée 3. Point de vue original et visionnaire lorsque l’on considère qu’à l’époque l’aéronautique est surtout considérée comme un « instrument de reconnaissance et d’éclairage », même si des expérimentations de grenades incendiaires pour avion ont été réalisées 4.

            A la fin de l’année 1911, André Michelin lance un appel par la voie du journal Le Matin. Dans cette lettre ouverte du 6 décembre, publiée dans toute la presse, André Michelin écrit : « Quelques milliers de Francs, deux cents et quelques appareils, quelques hommes, voilà tout ce qu’on nous donne pour une arme aussi indispensable, pour notre défense nationale que les fusils et les canons (…). Puisque le Gouvernement oublie ainsi son devoir, puisque aucun de nos députés n’a trouvé un mot à dire pour le lui rappeler, ne croyez-vous pas que l’opinion publique seule, consciente de la gravité de l’heure actuelle est capable d’exiger qu’on agisse ? (…). C’est pourquoi je me permets (…) de pousser le cri d’alarme, non comme fournisseur intéressé, puisque ni ma maison, ni moi, n’avons aucun intérêt dans l’aviation, mais comme un simple Français qui croit faire son devoir ».

Le lendemain, 7 décembre 1911, les frères Michelin créent un prix des « viseurs » et des « distributeurs de projectiles » 5.

            Les épreuves de l’aéro-cible Michelin sont organisées au camp de Châlons. En août 1912, le pilote Gaubert, assisté comme viseur du lieutenant artilleur américain Riley-Scott, gagnent les prix 6. Ils placent de 200 mètres de haut 12 projectiles sur 15 dans la cible de 20 mètres de diamètre, et de 800 mètres de haut, 8 bombes sur 15 dans la cible de 120 mètres sur 40. Le tracé de cette dernière cible en forme de hangar à dirigeable n’a pas été choisi au hasard. L’exploit de l’équipage qui réalise ainsi la destruction virtuelle du Zeppelin fait sensation. Mais si le bombardement aérien de précision est devenu une réalité, l’armée française est encore loin de disposer d’une subdivision d’arme organisée et équipée. « Les cellules sont trop fragiles et les moteurs pas assez puissants (…). Selon la doctrine en vigueur avant la Première Guerre mondiale, c’est dans la reconnaissance et l’observation que les aéronefs apparaissent les plus utiles » 7. Mais cela n’empêche pas les frères Michelin de continuer à plaider la cause de l’aviation en général, et de la spécialité du bombardement en particulier.

            Notre Avenir est dans l’Air  

            Le 1er février 1912, Michelin édite à un million d’exemplaires une brochure à couverture tricolore, intitulée « Notre Avenir est dans l’Air ». Cette brochure, distribuée gratuitement, reprend les idées exposées précédemment par André Michelin et dresse le bilan des actions entreprises par la manufacture ; elle cite également des articles de presse consacrés à la « quatrième arme » 8, ainsi que les « opinions de quelques compétences militaires et civiles » (dont le général Roques, le colonel Hirschauer et le lieutenant-colonel Estienne), et fournit une bibliographie sur le sujet. Conclusion de cette brochure : « Il faut à la France 5 000 aéroplanes et quand nous demandons 5 000 aéroplanes, nous demandons en même temps les hangars, les ateliers volants, les rechanges, les camions, tous les éléments qui feront de ces appareils, non point des impedimenta gênants et inutiles mais les oiseaux toujours prêts à prendre leur vol. Il lui faut 5 000 aviateurs militaires et quand nous demandons ces 5 000 aviateurs, nous demandons qu’ils ne soient pas une cohue inorganisée, sans statut, ne sachant où aller ni que faire mais une arme véritable avec ses chefs, ses pilotes, ses mécaniciens, ses aides travaillant tous, d’un même élan et sous une même discipline, pour le pays. Il lui faut 50 millions par an, 60, si c’est nécessaire ! Et nous sommes certains que la France ne reculera pas devant les sacrifices qu’on exigera d’elle. On lui demande assez d’argent pour des choses inutiles pour qu’on ait le courage de lui en demander lorsque la sécurité et l’avenir du pays sont en jeu. Au peuple de France d’exiger cela de ses représentants en se souvenant que désormais l’avenir de la France est dans l’air ».

            Quelques jours après la publication de cette brochure, André Michelin organise, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, une réunion de l’Association générale aéronautique. Lors de cette réunion du 11 février 1912, il suscite la création du Comité national d’aviation militaire. « Une propagande 9 ardente est organisée. Des fonds sont collectés : au cours des deux années qui suivent, quatre millions de francs or seront réunis. André Michelin refuse de laisser distraire un seul centime de cette somme pour un autre but que le but, et il prend à sa charge tous les frais d’administration du Comité (dont il est le trésorier). Ces quatre millions recueillis seront solennellement remis au ministère de la Guerre, le 22 janvier 1914. Ils serviront à créer et à équiper 70 terrains d’atterrissage et à construire 120 avions achetés par le Comité et mis à la disposition de l’état-major. C’est exactement ce dont disposera l’armée française lorsque, six mois plus tard, la guerre éclatera. 120 appareils de 14 marques différentes » 10.

            La traînée  

            Dès le début de la Grande Guerre, et sans attendre que les avions-bombardiers qu’il propose de construire soient réalisés, Michelin entreprend l’étude et la fabrication de leurs équipements, bombes et lance-bombes. Le choix se porte sur un calibre de 115 mm. Par la suite, d’autres calibres de bombes sont réalisés : obus de 75 contre le personnel, obus de 90 ou de 115 long, bombe de 50 kg et bombe éclairante, avec parachute, permettant d’éclairer l’objectif pendant huit minutes. Le lance-bombes Michelin est constitué de deux châssis, comportant chacun vingt bombes. Pour éviter un déséquilibre de l’avion, il est prévu que les bombes se décrochent alternativement de chaque châssis.

            « En complet désaccord avec l’officier chargé de l’Aviation au grand quartier général, (soutenant qu’il était) inutile de viser avec un avion de bombardement étant donné la dimension des objectifs à attaquer » 11, Michelin fabrique un viseur approprié. Cet appareil Michelin permet d’effectuer des visées très précises : avec des tables judicieusement établies, le bombardier peut, compte tenu de son altitude, de la vitesse de l’avion, du sens du vent et de sa vitesse, calculer exactement le moment exact du déclenchement du tir.

            Michelin met également au point une méthode de bombardement : la traînée 12. Le lance-bombes Michelin est adapté à ce mode de bombardement. Au cours de l’été 1915, des essais sont réalisés avec des bombes fumigènes, sur le terrain des Gravanches, dans les environs de Clermont-Ferrand, en présence d’une commission militaire officielle. Un tir réel est même organisé sur le plateau de Lascamps : Michelin apporte la preuve de la valeur du bombardement en traînée. Michelin s’oppose là encore aux thèses du GQG qui ne conçoit le bombardement que comme « une attaque avec piqué sur l’objectif et lâcher de quelques bombes » et non pas comme un bombardement en traînée sur l’objectif effectué par masses d’avions. L’instruction du GQG/Service Aéronautique n° 68 du 1er février 1915, sur l’organisation et l’emploi des groupes de bombardement, précise que le tir est réalisé par des « procédés sommaires et surtout par la grande habileté du personnel » 13.

            Ce n’est que le 24 octobre 1916 que la commission de l’Armée « signale l’intérêt qu’il y aurait à ce que la méthode d’instruction et les procédés de bombardement de M. Michelin soient généralisés » 14.

« Le tir en traînée, maintenu partiellement en service malgré de vieilles et tenaces oppositions, vient d’affirmer à tel point sa supériorité au cours des récents événements que le GQG demande enfin qu’il soit généralisé. Il y aura eu deux années de perdues » 15.

            L’école de bombardement d’Aulnat

            Pour l’instruction et l’entraînement des aviateurs, André et Édouard Michelin décident de créer une école de bombardement 16, de même qu’on avait créé une école de la chasse. Dans cette école, les instructeurs s’efforcent d’apprendre au passager-bombardier les bases de son travail de bombardier et, en même temps, de favoriser la cohésion des équipages. Les frères Michelin réussissent à intéresser le général Gallieni, ministre de la Guerre, à leur projet d’école et obtiennent, grâce à son appui, la réquisition d’un terrain situé près d’Aulnat. Nivelé puis enherbé, le terrain est aménagé avec la construction des hangars et des baraquements pour l’escadrille. Il est opérationnel en avril 1916.

            Après la pluie, les lourdes terres de la Limagne deviennent collantes et les mottes de terre projetées par les roues des avions détériorent les hélices propulsives. Édouard Michelin fait alors réaliser une piste en ciment qui aboutit à une piste de desserte construite parallèlement aux hangars, d’où partent des bretelles desservant chaque abri. Cette piste d’envol, de quatre cents mètres de long et de vingt mètres de large, est la première piste en dur réalisée au monde 17.

            La formation des élèves-bombardiers commence par une série de tests pour déterminer leurs réflexes. Ils se familiarisent ensuite avec le matériel et suivent des conférences et des démonstrations. L’instruction sur le tir s’effectue grâce à un simulateur perfectionné, le « tapis-roulant », fonctionnant à différentes vitesses, et sur lequel sont peints des paysages divers, forêts, routes, hameaux et objectifs à atteindre. Réalisé du sommet d’une tour surplombant le tapis roulant, le tir est matérialisé par de

petites bombes de plomb comportant une pointe à l’avant pour venir se ficher dans la toile peinte.

            L’équipage est contrôlé lors des vols d’entraînement par un enregistreur-vérificateur de route », appareil composé d’une chambre noire, avec un objectif sur le dessus, au foyer duquel se trouve une tablette. L’observateur au sol suit la marche de tout avion passant au-dessus de lui et matérialise la trajectoire de l’avion d’un trait de crayon. Tour à tour observateur et pilote, les élèves rectifient leurs erreurs et se perfectionnent.

            La formation s’achève par des bombardements à tir réel effectués à l’altitude de plus de deux mille mètres sur le terrain de Malintrat, situé non loin d’Aulnat, et sur lequel a été construite une voie ferrée garnie de vieux wagons. Pour acquérir la capacité de réaliser ultérieurement des bombardements par masses d’avions, théorie préconisée par les frères Michelin, les équipages s’entraînent individuel-lement d’abord, puis en groupes de plusieurs avions.

            Le 27 janvier 1916, dans une lettre au secrétaire d’État de l’Aéronautique, André et Édouard Michelin invitent une commission officielle à venir suivre une démonstration effectuée par la première escadrille formée. Des expériences de bombardement sont effectuées le 29 juillet et le 2 octobre 1916. Des comparaisons sont même effectuées avec d’autres matériels de bombardement. Toutes les traînées réalisées avec lance-bombes et viseur Michelin coupent la voie ferrée qui sert de cible grandeur réelle, alors qu’aucune des bombes lancées avec le matériel de la Section technique de l’aéronautique ne touche la cible 18.

            Le 18 novembre 1916, Michelin fait la synthèse des résultats obtenus à Aulnat et propose que l’aviation de bombardement détruise « les dépôts de munitions » et « l’aviation ennemi » au sol. « Notre but est d’attaquer le terrain qui borde la limite extrême de l’action de notre artillerie » et de « transformer en zone de guerre la zone de repos et de ravitaillement de l’ennemi » 19. De longs mois sont nécessaires pour que les résultats obtenus à Aulnat soient communiqués au ministère et que la section technique de l’aéronautique adopte le lance-bombes et le viseur Michelin, non sans réticences 20.

            Comme pour l’adoption du procédé de tir en traînée, la persévérance des deux entrepreneurs et leur fidélité à la méthode Michelin – alliant, comme pour la fabrication des pneumatiques, le culte des faits à la qualité des recherches et des produits – ont donc fini par vaincre les réticences et même les oppositions à leur conception du bombardement. Ils allaient user des mêmes qualités pour faire aboutir la construction du bombardier adaptée à leur doctrine d’emploi.

L’effort de guerre et la mise au point du bombardier Breguet-Michelin  

            L’offre du 20 août 1914

            Poussés par leur patriotisme, dès le 20 août 1914, André et Édouard Michelin font au Gouvernement l’offre de construire gratuitement, dans leurs usines de Clermont-Ferrand, cent cellules d’avions de bombardement, d’un type à leur préciser et dont les moteurs adéquats seraient fournis par l’État. Ils proposent également de fabriquer « à prix de revient » tous les avions qui leur seraient commandés. Le Gouvernement enregistre l’offre le 15 novembre 1914 21. Le premier appareil choisi est un avion Breguet à moteur arrière 200 CV Canton-Unné. Au terme des essais demandés par la Commission Michelin, le Breguet est le seul aéronef capable d’emporter le poids de bombes requis, 400 kg.

            Mais la Commission Michelin doit néanmoins faire face aux groupes de pression défavorables aux avions Breguet 22. En effet, plusieurs accidents mortels survenus à ces appareils avant la guerre, avaient permis à leurs « détrac-teurs » de « répandre le bruit que les Breguet sont dange-reux » 23.

            Breguet-Michelin I et II

            L’appareil est réceptionné le 14 novembre 1914, avec l’immatriculation militaire BR 54. En février 1915, il est homologué pour être construit par Michelin sous l’appellation « BU 3 », c’est-à-dire Breguet du type B à moteur arrière 200 CV Canton-Unné.

            Pour la réception des avions que construit Michelin à Clermont-Ferrand, le champ de manœuvres des Gravanches est proposé et accepté. Lorsque Breguet sort le type, l’avion est réceptionné par Louis Breguet lui-même et, le 4 juin 1915, André de Bailliencourt, successivement pilote d’essai de Breguet puis de Michelin, convoie l’avion jusqu’à Clermont-Ferrand.

            L’appareil est immédiatement démonté. La fabrication des avions est organisée de manière industrielle dans un bâtiment neuf, qui avait été prévu pour la fabrication des pneus. Le directeur de l’un des services de fabrication de pneus est nommé à la direction du nouveau service aviation. Avec ses employés, il applique dans ces nouvelles fabrications, les procédés modernes, notamment l’emploi de gabarits. « Dans la construction aéronautique, Michelin inaugure l’emploi des méthodes américaines de taylorisation, travail sur gabarit, etc. qui font qu’à l’armistice, Michelin est sans doute le constructeur français sortant le plus grand nombre d’appareils par jour » 24.

            Vingt à vingt-cinq avions ont été équipés du moteur Canton-Unné : il s’agit des Breguet-Michelin de type I (BM I). Dès la fin de septembre 1914, Michelin demande à Renault de construire un moteur de 200 CV 25. Les appareils équipés du moteur Renault sont appelés BM II ou BLM, « Breguet à moteur Louis Renault fabriqué par Michelin » 26. La fabrica-tion et la réception des BM I et BM II s’échelonnent de juillet 1915 à juin 1916.

            L’escadre Michelin

            Pour l’emploi des cent avions construits par Michelin, il est prévu que vingt-cinq appareils constituent une réserve et les soixante-quinze autres, sous un commandement unique, forment trois groupes de trois escadrilles de huit à dix appareils. Les personnels et les avions sont rassemblés à Avord, où il existait déjà des écoles de pilotage pour d’autres avions 27. Le commandement de l’escadre Michelin, que l’on appelle aussi la division Michelin, est confié au lieutenant de vaisseau Dutertre.

L’avion Breguet-Michelin a une envergure de près de dix-huit mètres, un moteur puissant de deux cents CV et il est destiné à emporter des charges jamais utilisées aupara-vant : aussi, son pilotage est-il nettement différent de celui des appareils en usage. Il y a pas mal de « casse » à l’école : sur les cent avions, soixante-huit ont été réparés 28. C’est la Marine qui fournit les mécaniciens. Par la suite, la Marine reprend ses mécaniciens, et cela soulève des difficultés pour l’unité 29. L’escadre, incomplète (par manque d’approvision-nement en moteurs), quitte Avord, le 20 septembre 1915, pour s’installer à Oiry en Champagne. A la fin de novembre 1915, quarante-sept avions ont été réceptionnés, soixante-quinze à la fin janvier 1916. Les Breguet-Michelin sont surtout utilisés pour des missions de bombardement de nuit.

            L’opposition à cet avion continue à se manifester par des campagnes de presse : ainsi, en janvier 1916, Victor Margueritte écrit dans L’Information que « sur les 70 appa-reils construits (…) seuls 2 (sont) au front, les 68 autres ayant été mis hors d’usage à l’essai ». Information inexacte mais désastreuse pour le moral des pilotes.

            Finalement, l’escadre est dissoute le 5 février 1916, son chef ayant été capturé par l’ennemi, à la suite d’une panne de moteur, à bord d’un avion Breguet de chasse 30. Les appareils sont regroupés pour former deux escadrilles dans le GB 5 31.

            Le choix du terme escadre Breguet-Michelin était motivé par l’importance de la formation (soixante-quinze avions), par la présence d’un officier de marine à sa tête et d’un grand nombre de mécaniciens de la Marine dans ses ateliers. Sans doute cette structure d’un groupe autonome, mobile et puissant, était-elle trop audacieuse en 1915. « Pendant la Première Guerre mondiale, en matière aéronautique, tout a été inventé, expérimenté pendant que les doctrines d’emploi (…) finissent par être trop en avance sur le matériel » 32.

            En 1918, le terme escadre sera repris par le général Vuillemin, « quand l’aviation offensive, constituée enfin avec maîtrise et efficacité, se transformera en une arme nouvelle dont l’intervention pèsera aux heures décisives » 33.

            Breguet-Michelin IV

            Pour susciter la réalisation d’un avion capable de bombarder Essen, la ville des usines de Krupp, les dirigeants de l’aéronautique militaire organisent, en octobre 1915, le « concours SN » : chargé de 800 kg, l’avion doit être capable de monter à deux mille mètres et de parcourir 600 km à une vitesse de 120 km/h. Deux appareils, un Schmitt et un Breguet, réussissent à exécuter les conditions du concours. L’appareil Schmitt n’est pas retenu par la Commission parce qu’il n’a pas de moteur à l’arrière. Le Breguet SN est choisi pour être construit à prix coûtant par Michelin. En fait, le Breguet SN est une amélioration des avions Breguet BM II et BLC et reste un prototype. Louis Breguet met au point un autre avion, le type IV, que les frères Michelin acceptent de construire, ayant reçu une commande de deux cents exemplaires. Le premier BM IV est réceptionné le 24 avril 1916. La fabrication des avions s’échelonne d’avril 1916 à mai 1917.

            Les appareils sont numérotés du n° 201 à 300 et de 1001 à 1100. La cadence de sortie des appareils est d’un avion tous les deux jours. Comme pour les BM I et II, les commandes de moteurs ne sont pas effectuées à temps, ce qui occasionne des retards dans la fabrication.

            La première escadrille comprenant dix appareils Breguet-Michelin type IV est la BM 120. Elle quitte Aulnat, le 24 août 1916, pour rejoindre Luxeuil. Désarmé face à la chasse allemande, le BM IV est finalement réservé aux expéditions de nuit 34. Cette utilisation, qui devient une véritable spécialité, avait été prévue à Aulnat, où des exercices de nuit avaient été réalisés. Les avions sont regroupés au sein du 5e groupe de bombardement. Les BM IV « disparaissent par

voie d’extinction », les trois dernières escadrilles de nuit (BM 118, 119 et 121) étant transformées en Voisin-Peugeot en 1918.

            A propos de ces bombardements de nuit on a pu écrire : « (Les) pilotes avaient fini par acquérir, sur ces engins si décriés, une véritable maîtrise et en tiraient un rendement honorable » 35. « La lenteur des avions français devenait un avantage la nuit car le pilote devait faire le point (…). Il fallait qu’il vole lentement pour bien observer. Les vieux avions français à hélices propulsives offraient tous ces avantages (…). Les vieux Farman, Breguet-Michelin, Voisin pouvaient poursuivre leur carrière opérationnelle » 36.

            Le bombardier de la victoire : le Breguet-Michelin XIV B2

            A la suite du concours SN d’octobre 1915, un nouveau concours est organisé au cours de l’été 1916. A ce concours, Breguet présente un appareil trimoteur appelé type XI ou « Corsaire », composé de deux carlingues de Breguet type V. Bien qu’il ait satisfait aux conditions du concours, la fabrication de cet avion n’est pas poursuivie.

            Dès juin 1916, Louis Breguet commence l’étude et la construction d’un appareil de toute nouvelle conception. « Abandonnant la thèse sacro-sainte du moteur arrière, il revient à ses réalisations d’avant-guerre, à moteur avant. Cet appareil est appelé type XIV » 37. Le prototype est prêt le 21 novembre 1916, pour une première séance d’essais en vol, menée par Louis Breguet. Après diverses modifications, l’appareil est confié à la Section technique de l’aviation, au début du mois de janvier 1917. Louis Breguet réalise une version bombardement de l’appareil, et livre les plans de ce B2 à Michelin qui en a reçu commande.

            Pour la troisième fois, Michelin est donc chargé de construire, à Clermont-Ferrand, un avion Breguet. Le premier Breguet-Michelin XIV B2, sorti en mai 1917 des usines de Clermont-Ferrand, est acheminé à Villacoublay en juin, pour y subir des essais officiels devant la Section technique. Le lance-bombes Michelin (dont la capacité est ramenée de vingt à seize bombes) et le viseur Michelin ont été adaptés à cet appareil. En mai 1917, Michelin construit les dix-huit derniers BM 4 et le premier BM XIV B2 38. L’arrivée de cet appareil sur le front permet de reprendre les bombardements de jour dans la zone des armées et de les réaliser en groupes d’avions. Devenus « les Rois du ciel » 39, les équipages adoptent de nouvelles formations de vol. Disposés en triangle, les avions volant à des altitudes différentes et se défendent l’un l’autre. Le Breguet-Michelin XIV B2 se révèle « comme l’un des instruments les plus efficaces pour obtenir la victoire » 40. C’est ainsi qu’au printemps de 1918, l’escadre Vuillemin – reprise de l’appellation de la première formation Breguet-Michelin, en 1915 – concourt à briser les offensives alleman-des sur la Somme. Michelin écrit : « L’année 1918 vit l’épanouissement définitif de la guerre aérienne (…). Tous les grands chefs étaient gagnés à l’idée du bombardement. La théorie que nous exposions dès 1915 : voir utiliser l’avion comme un canon qui porterait sur les arrières de l’ennemi, détruirait ses voies de communication, ses dépôts de munitions et empêcherait ses concentrations de troupes, recevait sa pleine application » 41.

            Le Breguet-Michelin XIV B2 est l’avion adapté au bombardement en « traînée » par « masses d’avions », conception du bombardement défendue, dès 1911, par les frères Michelin, et adoptée par le général Duval à partir de mars 1918. « Lorsque la guerre s’achève, l’aviation de bombardement, née au début des hostilités, a atteint sa pleine maturité » 42. Louis Breguet, André et Édouard Michelin y auront pris une part essentielle.

            Au cours de la Première Guerre mondiale, Michelin a construit 1 584 avions Breguet-Michelin XIV B2 (71), 8 600 lance-bombes et fabriqué 342 000 bombes de calibres divers. « Cet effort industriel considérable (…) n’a pas toujours été jugé comme il le mérite » 43. En effet, il est souvent fait allusion aux « déboires » des BM I, II et IV ; mais c’est oublier qu’il ne s’agit là que des trois cents premiers appareils construits par la manufacture, sur 1 884 ! Et l’on oublie également que c’est Michelin qui a construit la totalité des Breguet XIV version bombardement.

            De plus, cette contribution industrielle, essentielle pour la constitution de l’aviation de bombardement française, s’est accompagnée d’une doctrine d’emploi. C’est ainsi que les frères Michelin peuvent être considérés comme des précurseurs en matière de bombardement stratégique, même si leur rôle, essentiel lui aussi, est ignoré dans les ouvrages relatifs à cette question. Puisse cette communication contribuer à faire un peu mieux connaître la profonde originalité et l’importance de l’effort de guerre – fourni à prix coûtant, il ne faut pas l’oublier non plus – des frères Michelin.

            Une fois l’armistice signé, André et Édouard Michelin auraient bien continué la construction d’avions. Mais conformément aux engagements qu’ils avaient pris en 1914, ils arrêtèrent cette production et reprirent aussitôt leur activité de tradition, le pneumatique.

* DEA d’histoire contemporaine, capitaine, Enseignement militaire supérieur scientifique et technique, Service historique de l’armée de Terre.

1 Sur la manufacture Michelin, voir R. Miquel, La Dynastie Michelin, La Table Ronde, 1962, et A. Jemain, Michelin, un siècle de secrets, Calmann-Lévy, 1980.

2 Voir A. Champeaux, Les guides illustrés Michelin des champs de bataille, mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Paris IV-Sorbonne, 1984, pp. 131-134.

3 Archives Michelin, documents n° 1338-1348.

4 P. Facon, « Aperçus sur la doctrine d’emploi de l’aéronautique militaire française (1914-1918) », Revue historique des armées n° 3/1988, p. 80. P. Facon, « L’armée française et l’aviation (1891-1914) », Revue historique des armées n° 3/1986, p. 87.

5 La somme de 10 000 Francs n’a pas été attribuée.

6 En 1913, Varcin, Fourny et Gaubert se partagent les prix de l’aéro-cible Michelin.

7 Claude Carlier, « L’aéronautique militaire française dans la Première Guerre mondiale », Mémoire de la Grande Guerre, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 376.

8 Cinquième arme de l’armée de Terre, en fait, après l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie et le génie.

9 Les termes de « comité » et de « propagande » sont repris dans l’intitulé du comité que fonde André Michelin, en 1921 : le Comité de propagande aéronautique.

10 F. Gillet, Archives Michelin, Mémoire de Fernand Gillet sur Michelin et l’Aéronautique, non daté, p. 25. En fait, en août 1914, l’aéronautique militaire se compose de 27 escadrilles et possède 162 avions de 11 modèles différents. Cf. F. Pernot, « Barès, 1914-1917, ou l’aviation militaire à l’épreuve de la Grande Guerre », Revue historique des armées n° 3/1993, pp. 4 et 8.

11 Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, p. 13.

12 Note du 11 novembre 1914 au directeur de l’aéronautique, et lettre du 19 février 1915 au directeur de l’aéronautique, in Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, pp. 11-14.

13 SHAA, A021.

14 M. d’Aubigny, Rapport sur les travaux de la Commission de l’Armée pendant la guerre 1914-1918 : Aéronautique, Paris, 1919, p. 14.

15 Ibid., note 1, p. 14.

16 La création de l’École d’aviation de Clermont-Ferrand fait l’objet de la note n° 26989-4.C/12 de la Direction de l’Aéronautique militaire, du 23 juin 1916 (SHAA, A027 dossier 3).

17 Archives Michelin, cliché n° 7376.

18 Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, croquis p. 16.

19 Ibid., pp. 20-21.

20 « Sept mois de perdus pendant lesquels aucun programme rationnel de bombardement, aucune méthode d’emploi des appareils de jour de nuit n’a pu être établie ». Lettre de M. d’Aubigny, Président de la sous-commission de l’Aéronautique au sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique, du 2 mai 1917, in M. d’Aubigny, op. cit., p. 107.

21 Lettre datée de Bordeaux, in Michelin, Notre Sécurité est dans l’air, 1919, p. 11. Dans son livre L’Aviation française de bombardement, Paul Hartman, 1939, René Martel situe l’offre de Michelin à la fin de l’année 1914 et son acceptation au début de 1915 (p. 106). L’offre est bien faite le 20 août 1914. C’est l’homologation de l’avion qui date, elle, de février 1915.

22 « T’ai-je dit que Yence avait été désigné pour assister Mr. Michelin, mais avec comme mission de le dissuader de s’occuper du Breguet, et le pousser à offrir 3 groupes d’Escadrilles Voisin !!! Yence lui-même me l’a avoué et il est un véritable ami, maintenant ». Lettre de Louis Breguet à son frère Jacques, mobilisé au front comme lieutenant d’artillerie, du 4 mars 1915, in Archives Michelin, Lettres d’André de Bailliencourt à Guy Michelin, 3 décembre 1970. Voir aussi Georges Huisman, Dans les coulisses de l’Aviation 1914-1918, La Renaissance du Livre, 1921, p. 298.

23 L. Claude Breguet, « 10 ans d’avions Breguet 1909-1919 », Revue historique des armées, n° hors série 1969, pp. 99-113. L’auteur ajoute : « Cet état d’esprit durera encore jusqu’à l’apparition du BRE XIV. André de Bailliencourt (…) dit que les avions Breguet de ces années avaient besoin d’être pilotés et qu’ils n’offraient pas la facilité de pilotage des Voisin qui volaient presque tout seuls ». Ibid., p. 106.

24 Lettre de François Breguet, neveu de Louis Breguet, à A. de Bailliencourt, in A. de Bailliencourt, art. cit., 3 décembre 1970.

25 M. d’Aubigny, op. cit., p. 72. Sur Renault et l’aviation, voir aussi Gilbert Hatry, Renault usine de guerre 1914-1918, Éditions Lafourcade, 1978, pp. 51-55.

26 R. Martel (op. cit., p. 106) écrit : « Le Renault (…) donna de nombreux mécomptes et fut remplacé par Canton-Unné ». C’est l’inverse qui se produit. Le moteur Canton-Unné se révèle peu sûr (les pilotes et les mécaniciens le surnomment le « Canton mal luné »), et il est remplacé par le moteur Renault. R. Martel fait plusieurs fois la confusion, de même qu’il confond les BM I et II avec le BM IV.

27 Cf. les rapports journaliers de l’escadre Breguet-Michelin, du 27 mai au 16 juin 1915 (SHAA, A027 dossier 2).

28 A. de Bailliencourt ne partage pas l’avis de G. Huisman qui juge le BM « dangereux à piloter » (op. cit., p. 107). Cf. supra note 23.

29 M. d’Aubigny, op. cit., p. 47.

30 Avion Breguet – à moteur arrière Canton-Unné – de chasse, qui n’est pas construit par Michelin, contrairement à ce qu’affirme R. Martel, op. cit., p. 107.

31 Note du 4e bureau du Secrétariat d’État de l’Aéronautique militaire n° 4335 -4/12 du 5 février 1916, sur la dissolution des unités de l’Escadre BM et la création des GB 5 et 6 et des parcs 105 et 106 (SHAA, A 021).

32 Claude Carlier, art. cit., p. 394.

33 René Martel, op. cit., p. 107. Voir aussi la note du GQG – Service Aéronautique n° 14 436 du 13 février 1918 sur la constitution d’escadres de bombardement et leur organisation (SHAA, A 021).

34 Cf. Rapport de Lemaître remis en février 1917 au général Guillemin au sujet de l’utilisation de l’avion Breguet-Michelin type IV pour le bombardement de nuit in M. d’Aubigny, op. cit., p. 112.

35 André Martel, op. cit., p. 308.

36 Jean-Marc Marill, 1914-1918, l’Aéronautique militaire française, naissance de la cinquième arme, thèse de troisième cycle, Université de Paris I-Sorbonne, 1985, p. 183 ; voir aussi p. 213.

37 A. de Bailliencourt, art. cit., 22 février 1970.

38 Ayant une vitesse au sol de 198 km/h, l’avion vole à 168 km/h à trois mille mètres d’altitude et à 145 km/h à cinq mille mètres. Il monte à cinq mille mètres en 47 minutes avec l’équipement complet Michelin, soit l’emport de 32 bombes de 8 kg (260 kg de bombes).

39 A. de Bailliencourt, art. cit., 22 février 1970.

40 Ibid.

41 Michelin, Notre Sécurité est dans l’Air, p. 21.

42 Marie-Catherine Dubreuil, « Le bombardement en 1916, une année charnière », Revue historique des armées, n° 2/1996, p. 61.

43 L.-C. Breguet, art. cit., p. 112.

Publié dans Uncategorized | Commentaires fermés sur MICHELIN ET  L’AVIATION  DE BOMBARDEMENT 1911  –  1916

L’AVIATION  ALLEMANDE

Jean-Luc Susini

   

            La bataille de Verdun est une bataille d’arrêt, dans le but de stopper l’ennemi qui arrive en masse, en groupe. Elle concerne toutes les armes et notamment une arme nouvelle, l’aviation, qui apparaît petit à petit, et s’impose avec le début des combats à Verdun dans des circonstances particulières, liées à sa motorisation qui correspond à un moment de l’évolution technologique et surtout à son armement qui transforme finalement les missions jusque-là dévolues ou admises dans toutes les armées. Elle contribue à un changement d’attitude face à la mécanique, le moteur, à la perception d’une nouvelle dimension, la troisième, et à son intégration dans le quotidien militaire.

La motorisation en 1914

            Les forces aériennes ne sont pas en 1914 à l’image des forces terrestres et de leurs moyens de déplacement mécaniques [1]. Dans toutes les armes le cheval est roi ; ainsi le bataillon d’infanterie en compte 58 (20 de monte et 38 de trait) mais ne dispose d’aucun véhicule à essence ; le détachement de transmissions (Feldsignalabteilung/signaux optiques) du régiment de cavalerie compte 131 chevaux (113/18) et un seul véhicule à essence [2].

            Les Allemands disposent à l’échelon d’une armée d’une « Troupe de dirigeables » (Luftschifftrupp), de « Troupes aériennes » (Fliegertruppen), d’un « Détachement d’aviation de forteresse » (Festungs-Flieger-Abteilung), d’un « Parc de dépôts d’avions » (Etappen-Flugzeugpark) et d’un « Détachement d’aviation de complément » (Flieger-Ersatz-Abteilung). Les « Troupes de dirigeables » comprennent 149 hommes, dont 3 officiers disposent de 3 chevaux et de 10 véhicules à essence (1 VL et 2 PL).

            Les « Troupes aériennes » ont été renforcées depuis 1912, année où elles disposaient de 84 hommes, dont 13 officiers et de 8 véhicules (1 bus, 3 VL, 4 PL, dont un camion-atelier). En 1914, elles passent à un effectif de 128, dont 15 officiers et disposent de 16 véhicules (1 bus, 5 VL, 10 PL) qui correspondent à la spécificité des unités. Le parc de camions comprend 6 camions porte-avion, 2 camions pour le carburant, 1 camion-atelier et 1 camion pour les munitions et les bagages.

            Le « Détachement d’aviation de forteresse » compte 41 hommes, dont 4 officiers, et 2 véhicules (1 VL, 1 PL), le « Parc de dépôts d’avions » 83 hommes, dont 2 officiers, et 15 véhicules (5 VL et 10 PL), et le « Détachement d’aviation de complément » 102 hommes, dont 2 officiers, et 4 véhicules (1 bus, 2 VL, 1 PL) [3].

L’industrie aéronautique

            L’Allemagne dut entrer dans la bataille pour la production industrielle en organisant précipitamment la production pour satisfaire les besoins du front après que les Alliés, notamment les Français, eurent rationalisé les productions aéronautiques.

            L’Allemagne n’avait pas une industrie aéronautique propre si bien que les constructeurs développaient des produits à partir de brevets étrangers, en en achetant les droits ou en les imitant [4]. Ainsi, le moteur allemand construit par Maschinenbau à Oberursel/Taunus est un moteur rotatif en étoile français Gnome et Rhône construit sous licence ; le Fokker de reconnaissance A.1 (M.8) est une copie de Morane Saulnier « H » doté d’un Oberursel U.1 de 100 CV [5].

            La nécessité d’entretenir une telle industrie n’était pas un point de vue communément partagé par l’État, l’EM et les industriels pour des raisons stratégiques et de mentalité. Tout le monde s’accordait à penser qu’un conflit se limiterait à une très courte période tandis que peu croyaient en un développement technique quelconque. De ce fait, le public et le privé n’investirent pas dans cette branche de l’industrie qu’est l’aéronautique. L’avion passait finalement pour la dernière trouvaille de quelque inventeur, certes de génie, le dernier sport à la mode réservé à des jeunes en quête de sensations fortes. L’électricité n’était-elle pas considérée comme une simple invention sans avenir particulier ? La voiture comme le jouet du moment de quelque snobinard en mal d’« exotisme » ?

            A l’opposé, à l’état-major général, le GEM (prussien), un certain colonel Ludendorff, aux idées d’envergure, très en avance sur celles de son milieu et de son temps, se commet à encourager entre 1910 et 1912 les travaux et les réflexions d’un de ses subordonnés, le commandant Thomsen, qui plaide pour l’emploi d’aéronefs aux armées [6]. Mais ce colonel n’est qu’un parmi les 95 officiers du cadre du GEM. Le concours lancé par l’Empereur en 1913, tardivement, permet alors d’orienter la recherche vers la transformation du moteur à explosion tel que Daimler et Benz l’avaient conçu en un moteur d’avion.

            La France procède d’une tradition plus ancienne, allie quant à elle développement technologique et concept stratégique ; ainsi, en 1793, Carnot ne crée-t-il pas le corps des aérostiers ? En 1892, Clément Ader n’a-t-il pas pour mission du ministère de la Guerre de construire en secret un avion de bombardement pouvant atteindre l’Alsace-Lorraine [7] ?

            Cette industrie connut un développement rapide avec l’entrée en guerre et l’utilisation de l’aviation autrement que pour la seule reconnaissance.

            Les armées se trouvèrent dépourvues et pour satisfaire aux missions pratiquèrent une politique d’achats et de commandes. Elles achetèrent tous les appareils et les moteurs disponibles et passèrent des commandes qui ne purent toutefois pas être satisfaites, car les ouvriers spécialisés étaient mobilisés et l’infrastructure industrielle était inadaptée à l’effort demandé [8].

            Le retard pris était considérable et eut des conséquences tragiques sur le champ de bataille. L’aéronautique militaire dut être développée et les avions durent être construits en catastrophe à la fois pour suivre l’évolution technologique imprimée par l’ennemi (moteur en étoile, en étoile rotatif, en double étoile, en ligne, turbocompresseur, solidaire de l’hélice/puissance massique, « rendement de l’hélice » grâce à son dessin aérodynamique), combler les pertes matérielles et satisfaire les voeux des pilotes en fonction des nouvelles formes du combat aérien.

            Il est vrai que les deux pays entreprirent une course de vitesse et essayèrent de s’imposer l’un à l’autre par le biais de la technique. La guerre conditionna le progrès technologique au plan des moteurs, des carlingues et de la production.

L’industrialisation

            L’industrialisation de la production et sa rationalisation ont permis, outre la fabrication d’appareils et de moteurs, de leur apporter des améliorations techniques et de développer de nouveaux modèles. Une course à l’évolution technologique s’engagea si bien que la recherche de la performance technologique l’emporta sur la guerre et changea complètement l’image de l’aviation.

            De 1914 à 1918, l’industrie aéronautique fabriqua 47 000 appareils tous modèles confondus ; la production mensuelle évolua de 50 à 60 appareils en 1914 à 2 000 en 1918. La casse était énorme puisqu’en 1918 les forces aériennes allemandes disposaient seulement de 5 000 avions. Elle développa 1 000 modèles qui connurent des fortunes diverses, sous forme de monoplans, puis en majorité de biplans pour revenir aux monoplans sur la fin du conflit.

            Les chiffres de production de quatre grands constructeurs sont connus pour cette période : Albatroswerke (8082), LVG (5640), Fokker (3330), Rumpler (3106).

            Les Allemands mettent en ligne 8 types d’appareils en service dans l’aviation et dans la marine, répondant à la classification suivante : de A à E, G, I, N et R.

            – A : désarmé, biplace, monoplan (Eindecker/Taube),

            – B : désarmé, biplace, biplan (Doppeldecker),

            – C : armé, biplace, biplan,

            – D/Dr : armé, monoplace, bi/triplan (Doppel / Dreidecker),

            – E : armé, monoplace, monoplan, puis monoplan à ailes hautes,

            – G : armé, trois places, biplan à 2 moteurs, « grand avion » (GroBflugzeug),

            – I : avion blindé d’infanterie,

            – N : bombardier de nuit,

            – R : armé, plusieurs places, biplan à 3-6 moteurs, « avion géant » (Riesenflugzeug).

            La classification correspond aux missions imparties en fonction de l’armement, de la puissance des moteurs et de l’autonomie de carburant :

            – A : reconnaissance (Aufklärung),

            – B : observation (Beobachtung),

            – C : combat (défense aérienne, appui d’infanterie) / observation (artillerie et infanterie) / reconnaissance rappro-chée (moteur de 200-220 cv)/en profondeur (moteur de 260 cv)/autonomie (3 heures),

            – D/Dr : chasse (Jagdflugzeug),

            – E : monoplan, chasse,

            – G : bombardier de jour (450-520 cv, 450 kg de bombes, 7 heures),

            – R : bombardier (1 tonne de bombes sur 600 km).

            Certains constructeurs se sont spécialisés dans la fabrication de modèles, individuellement ou dans le cadre d’une coopération : Albatroswerke-Halberstadt, Fokker, Luft-flugzeug Gesellschaft, Platz fabriquent les D et Dr à partir de 1916 ; Albatros et Junker-Fokker fabriquent le I à partir de 1917 ; Bosch et Zeppelin conçoivent le R [9].

            Les motoristes sont par contre plus nombreux que les constructeurs et donnent leur nom à leurs moteurs qu’ils désignent en abrégé : Adler (Ad), Argus (As), Becker (Br), Basse & Selve (BUS), Benz (Bz), Conrad (C), Daimler (D), Deutz (Dz), Gaudenberger’sche Maschinenfabrik Georg Goebel (Goe), Körting (Kg), Man-Augsburg (Mana), Maybach (Mb), Opel (O), Royal Aircraft Factory (RAcF), Riedlinger (Rie), Rapp (Rp), Siemens & Halske (SH), Stöwer (St), Oberursel (U, UR).

            La puissance des moteurs évolue de 80 cv à plus de 400 cv conditionne les modèles, est classée dans 6 catégories : 80-100 cv, 100-150 cv, 150-200 cv, 200-300 cv, 300-400 cv, + 400 cv.

            L’amélioration de la puissance du moteur se traduit par une augmentation de la vitesse et de la capacité ascension-nelle.

            Les appareils atteignent 180 km/h (D et Dr), avec des vitesses de pointe de 100 km/h à 220 km/h. La vitesse ascensionnelle est en quelque sorte vertigineuse ; alors qu’il met 12 minutes en 1914, poussé par ses 80-100 cv, pour atteindre une altitude de 1 000 mètres, l’avion, avec ses 200-260 CV, grimpe à cette hauteur en 3 minutes en 1918 (Siemens) ; il gagne 1 minute entre 1915 et 1916 pour atteindre 2 000 mètres à 180 km/h (9 au lieu de 10) ; alors qu’il plafonne à 1 000 mètres en 1914, il atteint jusqu’à 7 000 mètres [10] ; il améliore encore ses performances entre 1916 et 1918, année où il grimpe à 6 000 mètres en 15/16 minutes à 190 km/h (biplan DIV de Siemens-Schuckert) [11].

            Ces performances engendrent de nouvelles conditions de combat et de nouveaux problèmes techniques. Le combat implique certes la perte de l’appareil mais aussi du pilote ou de l’équipage qu’il importe de sauver ; le parachute devient un attribut de tout personnel navigant en 1918 [12]. L’augmentation de l’altitude pousse à l’innovation puisque les masques à oxygène apparaissent tandis que les combinaisons chauffantes par un moyen électrique condamnent peaux de mouton et longs manteaux fourrés.

            Ces performances ne sont toutefois pas dues à la seule puissance du moteur mais aux nouveaux matériaux et aux techniques de montage. Le bois disparaît au profit du métal puis du duralumin (Junker J4) ; la soudure, le montage « dur » ou « souple » de parties de l’avion sont autant d’améliorations qui réduisent ou augmentent l’envergure des appareils et influent sur leur capacité d’emport.

            L’envergure des chasseurs est réduite de 14 à 7 mètres, celle des avions géants atteint 43 mètres.

            La capacité d’emport se mesure en kilogrammes de bombes et en armement. Le poids des bombes emportées passe de 3,5 kg en 1914, à 450 (G) puis 1 000 en 1916 et enfin 4 000 (R) [13]. L’armement est constitué d’une à trois mitrailleuses, une étant fixe ; il ne se limite plus au seul pistolet que le pilote consent à emporter ou à la carabine que l’observateur accepte.

            Toutefois, ces performances peuvent influer sur le cours de la guerre si la production industrielle suit et que l’effort entrepris peut être soutenu. Si elle sait dépasser le mode de fabrication sous licence et les balbutiements techniques, construire le moteur considéré comme le meilleur du monde (BMW3), l’Allemagne ne parvient pas à gagner la bataille de la standardisation, de la production en masse.

            Plusieurs facteurs contribuent à la défaite : la variété des modèles, les personnels et la qualité des matières premières.

            L’Allemagne développe en moyenne un modèle nouveau tous les 6 mois et l’assortit d’un moteur différent. Entre 1915 et 1916, le Oberursel de 160 cv équipe 40 chasseurs monoplaces E IV (M.15) Fokker ; Fokker construit pour sa part 45 types d’appareils différents [14]. Cette politique incohérente de la part des industriels se double d’une gestion incohérente des personnels de la part des militaires ; ils privilégient les gros bataillons d’infanterie engagés dans la guerre de position et ravissent aux usines leurs ouvriers, pratiquant ainsi la politique inverse de la France. Au rythme de production qui ne peut donc pas être soutenu par défaut de main-d’oeuvre s’ajoutent enfin le manque de matières premières et leur qualité déficiente, ce qui engendre des répercussions sur la production, le nombre de pièces fabriquées, la fiabilité des moteurs et les approvisionnements en carburant.

            La défaite qui s’ensuit, le ministère de l’Air l’attribue au retard technologique du début et à une production insuffisante due uniquement au manque de matières premières ; il exclut toute faute de la part des constructeurs et du commandement qui, l’un comme l’autre, n’entrèrent à aucun moment dans une certaine logique industrielle [15].

            Au printemps de 1918 l’Allemagne décroche définitivement, perd l’avance que lui avaient prodiguée le tir synchronisé et la puissance des moteurs tandis que la supériorité alliée devient incontestable.

L’Armement

            Aborder la question de l’armement revient à évoquer deux grandes figures de l’aviation de la Première Guerre mondiale, Roland Garros et le constructeur hollandais Anthony Fokker, à la personnalité contestée. L’un indirectement, l’autre directement permirent pour un temps le redressement allemand dans la bataille.

            Le 18 avril 1915 est une date charnière. Ce jour-là, la grande figure des ailes françaises, Roland Garros, qui effectuait une mission de bombardement sur une voie de chemin de fer est abattu au nord de Courtrai par de braves Territoriaux bavarois affectés à la défense des voies, le fusil à la main [16]. Une balle atteint le moteur, l’avion descend en vol plané, son pilote parvient à le poser, l’incendier et s’échapper avant d’être finalement fait prisonnier. Jusque-là rien de particulier, la routine, mais la particularité de la mitrailleuse attire la curiosité des Allemands. Cette mitrailleuse est placée sur le plan supérieur dans le champ de vision du pilote ; elle est fixe et tire dans l’axe de l’avion, entre les pales de l’hélice protégées en leur extrémité par un déviateur. Cette découverte fut, à en croire les Allemands, sensationnelle pour résoudre le problème que leur posaient le pilotage de l’avion et la desserte simultanée de la mitrailleuse mobile [17]. Dans ce cas, le pilote se sert de son avion comme d’un fusil, vise l’objectif en maintenant l’avion dans l’axe de tir.

            Le principe est le passage du tir à travers l’axe de l’hélice, compte tenu que le moteur tourne à 1 200 tours/minute et que la pale de l’hélice effectue 2 400 passages devant le canon (brevet de Schneider du 15 juillet 1913). La synchronisation est donc impérative entre la mitrailleuse et l’hélice ; mais, en cas de raté, un déviateur en métal permet de rabattre la balle sur le côté et de protéger ainsi la pale.

            Ce principe est pourtant connu des Allemands puisque deux de leurs constructeurs l’avaient déjà développé et déposé des brevets. En 1912, August Euler a pensé à une hélice blindée et à la mitrailleuse fixe au système de tir entraîné par l’axe du moteur ; mais la mitrailleuse était installée à l’avant du moteur. En 1913, Franz Schneider met au point la synchronisation du moteur (un Gnome !) et de la mitrailleuse actionnée au pied par le pilote [18]. Les brevets rejoignirent, à l’Office impérial des brevets, les multiples inventions qui ne voient jamais le jour ; il est vrai que personne ne croyait alors en l’aviation militaire. Il n’en demeure pas moins que Franz Schneider est le premier inventeur de la synchronisation.

            Toutefois, l’industriel Anthony Fokker est chargé d’évaluer la mitrailleuse de Roland Garros et s’acquitte de cette tâche dans son usine de Schwerin-Görries (Mecklembourg) [19]. Mais les balles de la mitrailleuse alle-mande d’un alliage en chrome, nickel et métal s’avèrent trop dures : suivant la consistance du déviateur, elles ricochent et occasionnent des pertes humaines (blessures ou mort), ou le transpercent et endommagent l’hélice.

            L’expérimentation dévoile deux aspects liés à la qualité de la munition par rapport à celle du déviateur et à l’évolution de la technique pour obtenir une meilleure syn-chronisation, étant entendu que le déviateur reste un adjuvant. Le système français du déviateur ne peut pas être repris car il est conçu pour absorber la balle française plus tendre pour être en cuivre. La solution réside dans la technique de la synchro-nisation qui évolue entre 1916 et 1918 d’un système de cran-tage à un système pneumatique.

            Le système de crantage entre le moteur et la détente permet le déclenchement du tir ; le système pneumatique (Schneider, Fokker) joue sur la pression des gaz dans le moteur qui agit sur la détente de l’arme en réglant ainsi sa cadence [20]. Le système Fokker s’impose pour sa fiabilité auprès des autres constructeurs et motoristes et met en action jusqu’à 3 mitrailleuses fixes [21]. Indépendamment du système en lui-même, Anthony Fokker a pour collaborateurs Boelcke, Immelmann, Kastner, Parschau et Josef Weiss, tous pilotes confirmés en combat aérien.

Le concept d’emploi

            L’avion en lui-même avait des performances limitées, si bien qu’on ne lui accordait aucun crédit en tant qu’arme et en limitait l’emploi à un rôle de reconnaissance.

            L’avion n’était pas considéré comme une arme en elle-même et peu s’interrogeaient sur l’éventualité d’un emploi militaire autonome. Il pouvait intervenir dans le cadre de missions de reconnaissance ou d’observation, de vision du champ de bataille, en complément des ballons qui, eux, étaient intégrés dans un concept d’emploi.

            On le disait bien trop rapide pour tout bien percevoir, atteindre éventuellement une cible avec son arme et participer directement à la bataille compte tenu de son altitude (800 mètres) qui le tient hors de la portée du feu ennemi.

            De ce fait, l’avion n’était pas armé puisqu’il ne lui importait ni d’attaquer ni de se défendre [22].

            Les missions se différencièrent pourtant et l’avion, qui travaillait au profit du commandement ou d’une arme, gagna en autonomie lorsque la guerre aérienne s’instaura à partir de 1915. Auparavant, l’avion servait à l’observation aérienne au profit du commandement, puis au réglage des tirs au profit de l’artillerie ; il établissait la liaison entre les premières lignes et le reste de l’infanterie ; l’avion était utilisé pour des missions de bombardement du champ de bataille, des infrastructures voisines, des forteresses, des agglomérations et de leurs populations, voire même d’attaque de trains de blessés [23] ; enfin, il fut utilisé pour protéger l’action de ses frères et éloigner l’adversaire, ce qui donna naissance à la chasse [24].

            Mais les potentiels disponibles étaient insuffisants tandis que la supériorité de l’ennemi ne cessait de croître. Ainsi, au printemps de 1915, l’avion a disparu du ciel et ne représente plus les yeux du commandement tandis que sur le terrain le fantassin paie les manques du temps de paix : à Verdun, tous les Drachen basés sur la rive droite ont été abattus alors que les Tauben, qui ne peuvent pas dépasser l’altitude 800, succombent sous les coups de l’artillerie antiaérienne.

            Les missions ont évolué et l’avion a été, de fait, intégré au champ de bataille, qui évolue lui aussi, pour être impliqué dans des combats aériens. La guerre quant à elle s’est transformée d’une guerre de mouvement en une guerre de position qui en fin de compte exige la supériorité aérienne pour sortir d’une impasse tactique. Aussi l’avion se rapproche du terrain et perd de son altitude pour mieux voir et observer, photographier ou rendre compte. Il est alors pris par le feu de l’infanterie ou de l’artillerie, pris en chasse par l’aviation adverse qui le provoque en un singulier duel.

            L’avion ne saurait alors y faire bonne figure car les Français disposent de deux excellents appareils, le MoraneSaulnier Parasol et le Nieuport-Bébé [25].

            La technique conditionne de ce fait l’emploi tactique et peut modifier le cours de la bataille terrestre. Relever le défi en s’aménageant des chances de succès implique la mise à disposition d’appareils de qualité sur le plan technique, adaptés à la mission et bénéficiant d’un équipement en conséquence. Les avantages ainsi obtenus conditionnent la supériorité aérienne d’un belligérant dans le court et le long terme ; cette supériorité désoriente l’adversaire qui ne voit plus de près pour régler ses tirs d’artillerie et synchroniser l’avance de son infanterie, de loin pour comprendre les mouvements de troupes et les intentions adverses.

            La supériorité se gagne en combat aérien, avec des appareils armés. Pour les Allemands le tournant se situe avec la réalisation d’une prouesse technique au printemps de 1915 : la mise en service de la mitrailleuse qui tire à travers les pales de l’hélice, sa cadence de tir dépendant de la vitesse du moteur. En mai 1915 dans le secteur de Douai, le constructeur Fokker, en présence du Kronprinz, fait une démonstration de tir au sein du 62e Détachement d’aviation [26]. Il a adapté sur son Fokker A.1 une mitrailleuse 08/15 de 7,9 mm tirant 500 coups par minute [27]. Cette invention est reprise par l’ensemble des constructeurs allemands, Ago, Albatros, DFW, Roland Rumpler, etc.

            Cette invention s’avère capitale sur deux points : elle accorde ses lettres de noblesse à l’aviation qui se constitue en arme et la rend indispensable sur le champ de bataille. Les Allemands en prennent conscience lors de la bataille de la Somme en 1916, où le succès de toute action terrestre dépend du soutien aérien, et a fortiori plus tard lors des offensives de Picardie ou devant Saint-Mihiel [28].

            Encore faut-il organiser cette aviation au niveau du commandement et développer son emploi tactique.

L’Organisation des Forces Aériennes

            Le 8 octobre 1916 est créé le poste de général commandant les forces aériennes ; le titulaire en est le général de corps d’armée von Hoepner assisté du lieutenant-colonel Thomsen, son chef d’état-major, et du commandant Siegert. Leur mission est l’organisation de l’aviation allemande à l’avant sur le plan tactique, à l’arrière pour la production industrielle.

            Les forces aériennes doivent comprendre les unités engagées sur le front ou stationnées sur le territoire national, ayant une mission d’attaque ou de défense aérienne, et être constituées en une arme propre.

            Ce projet se heurte à l’opposition de la Marine et des États membres de l’Empire allemand. La Marine considère que la mer, même dans sa composante aérienne, lui appartient et n’admet pas d’intrus sur son territoire. Les États membres soulèvent un aspect juridique ; cette aviation serait supranatio-nale, dépendrait du Reich qui s’emparerait ainsi de la souve-raineté de l’air des États et renforcerait son autorité sur eux en dehors de toute convention [29].

            Seule l’armée de Terre se départit finalement de ses unités.

            Les officiers aviateurs brevetés d’EM en service dans les états-majors d’Armée deviennent « Commandants de l’aviation ».

            L’aviation se développe alors et décuple ses formations et ses effectifs entre 1914 et 1918 ; elle passe de 33 Détachements à 306 unités tandis que son personnel navigant passe de 450 à 4 500 hommes (pilotes, observateurs et tireurs à la mitrailleuse) [30].

            Entre octobre 1916 et le printemps de 1917, elle doit mettre sur pied : 

            – 17 commandements de l’aviation au niveau de chaque Armée,

            – 14 chefs de groupes au niveau des CA à titre de conseillers techniques,

            – 98 détachements d’aviation de combat au profit de l’artillerie et de l’infanterie,

            – 30 escadrilles de chasse supplémentaire à 14 aéronefs pour le front de l’ouest,

            – 120 monoplans (Eindecker),

            – 30 escadrilles de protection (Schutzstaffeln),

            – 6 escadrilles spécifiques,

            – 3 escadres de combat dotées d’avions lourds.

            Pour le commandant Thomsen, il fallait mobiliser toutes les forces intellectuelles et techniques pour résoudre ce problème le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions [31].

L’emploi tactique

            A Verdun, on assiste dans les deux camps à la naissance de la chasse sur le plan organique et à celle d’une organisation nouvelle liée à une tactique nouvelle. La bataille aérienne qui s’engage est une bataille d’arrêt pour stopper l’avion ennemi qui arrive en masse si bien que le combat jusque-là individuel devient celui d’un groupe, du groupe de combat.

            Les Allemands regroupent les monoplans en unités et les emploient en unités constituées.

            Les Français constituent des Groupes de Combat et font évoluer les avions par groupe de 3 ou 4 pour contrecarrer la nouvelle structure allemande et compenser le désavantage induit par l’emploi de la mitrailleuse synchronisée. Le Groupe de Combat comprend plusieurs escadrilles dotées de Nieuport ; les avions interviennent ensemble par groupe de 3 ou 4 selon des modes du type « combat tournoyant » pour prendre de l’altitude et fondre dans le dos de l’ennemi.

Conclusion

            L’Allemagne aborde le conflit avec un retard en nombre et en qualité de ses avions. Elle le compense grâce à l’emploi de la mitrailleuse synchronisée sur ses chasseurs. Mais la bataille aérienne de Verdun, la première de l’histoire, est révélatrice de l’amorce de la défaite conditionnée par la perte de la bataille industrielle ; les Allemands portent l’effort sur le développement mécanique lié à la puissance du moteur et non pas sur le développement industriel. L’Allemagne n’a pas disposé d’un chef suffisamment éclairé, comme en France le général Estienne, pour, avec constance, imposer des vues alors non partagées et faire entrer le pays dans une logique industrielle.

* Professeur à l’université Paul Valéry, Montpellier III, Institut d’études germaniques.

[1] Gilles, XII.

[2] Reichsarchiv, p. 512-514.

[3] Reichsarchiv, p. 524-525.

[4] Supf, 495.

[5] « Fokker », Neue Deutsche Biographie, p. 285. Kroschel, 75.

[6] Benoist-Méchin, Histoire de l’Armée allemande. De l’Armée impériale à la Reichswehr (1918-1919), Albin Michel, Paris 1936, 409 p., p. 30. Supf, 306. Cité d’après les mémoires du colonel (er) Thomsen.

[7] Carlier Claude, L’Affaire Clément Ader. La vérité rétablie, Perrin, Paris 1990, 266 p., p. 135 et suiv., 236 et suiv.

[8] Supf, 496.

[9] Supf, 512.

[10] Supf, 499, 500, 511.

[11] Supf, 517.

[12] Bay H St A, Pr. A. Sig 2628 1918.

[13] Supf, 500, 520.

[14] Kroschel, 131, 76. Armé suivant le modèle de 2 ou 3 mitrailleuses fixes 08/15. Supf, 303.

[15] Gilles, XII.

[16] Koerber, 8.

[17] Supf, 300, 506.

[18] « Reith August Heinrich, dit Euler. Né le 20 novembre 1868 à Oelde/Westphalie, décédé le 1er juillet 1957 à Feldberg/Forêt Noire. Ingénieur de l’Université Technique d’Aix-la-Chapelle, pilote et constructeur à Darmstadt puis Francfort/Main, il construit sous licence en 1908 le biplan des frères Voissin », Neue Deutsche Biographie, p. 686.

« Euler », Wer ist wer, Ed. 1914, p. 395.

Schneider, Reichspatent Nr. 276 396 v. 15. Juli 1913.

[19] « Fokker Anthony Anton ». Né le 6 avril 1890 à Java, de nationalité hollandaise, décédé le 23 décembre 1939 à New York, épouse en 1919 à Haarlem Elisabeth von Morgen (née en 1895), fille du général prussien Curt von Morgen et de Else Guthmann (Wesr ist wer, Ed. 1914, p. 1144, Ed. 1922, p. 1066). Divorcé en 1923, il épouse en 1929 Viola Lawrence (décédée en 1929), Neue Deutsche Biographie, p. 285.

Kroschel, 75. Il crée sa première usine en 1913 à Berlin-Johannisthal, s’installe en 1914 à Schwerin.

[20] Brevet du 12.06.1916.

[21] Kroschel, 139, 157.

[22] Supf, 497.

[23] Supf, 498.

[24] Gilles, XIII.

[25] Supf, 299.

[26] Supf, 303.

[27] Kroschel, 75, 131.

[28] Carlier Claude, L’Affaire Clément Ader. La vérité rétablie, Perrin, Paris 1990, 266 p., p. 174 et suiv. Gilles, XIII.

[29] Les États allemands (duchés, grands duchés, principautés, royaumes, villes libres) constituent la Confédération allemande présidée par le Roi de Prusse qui porte le titre d’Empereur d’Allemagne ; ils comprennent par ordre alphabétique : Anhalt, Bade, Bavière, Brême, Brunswick, Hambourg, Hesse, Lippe, Lubeck, Mecklembourg-Schwerin, Mecklembourg-Strelitz, Prusse, Reuss (branche aînée), Reuss (branche cadette), Saxe, Saxe-Altenbourg, Saxe-Cobourg-Gotha, Saxe-Meiningen, Saxe-Weimar, Schaumbourg-Lippe, Schwarzbourg-Rudolstadt, Schwarz-bourg-Sonderhausen, Waldeck, Wurtemberg. Seules la Bavière, la Prusse, la Saxe et le Wurtemberg disposent d’une armée ; les autres États fournissent des contingents administrés par la Prusse.

[30] Supf, 313, 314, 499.

[31] Cité d’après Supf, 305.

Publié dans Uncategorized | Commentaires fermés sur L’AVIATION  ALLEMANDE

LA  BATAILLE  AÉRIENNE DE  VERDUN

Gaëtan Sciacco

 

            Lors d’un récent colloque sur la guerre aérienne, le chef d’état-major des armées, le général Douin, déclarait :

            « En 1916, la bataille de Verdun a été pour la première fois un événement majeur dans la guerre aérienne, car elle fut aussi une bataille pour la maîtrise de l’air [1]. »

            Je me garderais bien de contredire ces paroles et renchérirais plutôt en affirmant que la bataille aérienne de Verdun est bien la première bataille aérienne de l’Histoire au sens où elle oppose deux flottes de combat qui luttent dans le but avoué de s’approprier la maîtrise du ciel au-dessus d’un espace donné. C’est la première fois également que cette notion de maîtrise de l’air est complètement admise et soutenue par les états-majors des deux camps.

            Mais pour en arriver à ce stade de l’emploi de l’avion, il a fallu que ce dernier s’impose comme véritable arme. Que de chemin parcouru, et en si peu de temps, quand on songe qu’aux premiers jours du conflit, l’aéronautique militaire française n’est qu’un service auxiliaire de l’armée de terre. Un auxiliaire auquel le commandement n’accorde d’ailleurs que peu de confiance.

            Le génial visionnaire Clément Ader, qui a fait voler son Eole le 8 octobre 1890, a eu beau exposer dans son ouvrage L’aviation militaire, paru en 1911, l’emploi de l’avion au combat au travers des missions de chasse, de bombardement, de reconnaissance tactique, les militaires regardent l’aviation comme un sport plus que comme une arme.

            A la veille de la Première Guerre mondiale, l’armée s’est dotée d’une composante aéronautique, sous l’action de précurseurs tels le capitaine Ferber et le colonel Renard qui expérimentent des avions dès 1910 pour le compte du Génie. De même, le général Roques commandant de l’Inspection Permanente de l’Aéronautique (IPA) et le général Hirschauer, son successeur, mènent une politique d’acquisition de machines.

            Mais, à l’intérieur de systèmes stratégiques basés, ne l’oublions pas, sur une guerre courte, l’emploi de l’avion se limite à des missions d’observation pour le commandement. Et encore, ce commandement reste sceptique sur les possibilités des machines. Le bombardement et l’appui tactique sont évoqués par les plus hardis, quant à la chasse – le combat entre avion – l’idée rencontre une objection quasi unanime [2].

            Comment est organisée l’aviation en août 1914 ?

            A l’Avant, la base de l’organisation est l’escadrille. L’aviation française entre dans le conflit avec 23 formations, dont 2 de cavalerie. Chacune comporte 6 appareils, sauf les escadrilles de cavalerie (3 appareils), de même type. En tout 132 avions, contre 34 escadrilles soit 252 appareils coté allemand.

            L’escadrille est commandée par un chef faisant partie du personnel navigant. Par contre, les observateurs sont rattachés à l’armée pour laquelle les reconnaissances sont menées. Dans chaque armée, un officier est désigné comme directeur de l’aviation, conseiller technique du général commandant. Enfin, au GQG [3], un officier général directeur du service aéronautique est attaché au haut commandement.

            A l’Arrière, au ministère de la Guerre, l’aéronautique est représentée par une modeste 12e Direction, chargée de régler les questions de production et de formation. A cette direction politique s’ajoute une direction technique animée par le Service des Fabrications de l’Aviation (SFA), créé le 21 février 1914 et basé à Chalais-Meudon. Le SFA est chargé d’assurer les achats d’appareils et, par l’intermédiaire de son atelier de réparation, de la maintenance des machines (cellules et moteurs). Dernière composante du SFA, un Service Technique chargé d’étudier les caractéristiques des nouveaux avions [4].

            Quel est le matériel utilisé par les aviateurs français en août 1914 ?

            L’avion est à peine sorti de sa période « sportive », il n’est pas encore une machine de guerre.

            Les avions en service peuvent se répartir en trois catégories :

            – biplan sans fuselage : Maurice Farman MF 7, Henry Farman HF F 20, Voisin 3, tous à moteur arrière et le Caudron G 3 à moteur avant ;

            – biplan à fuselage : Breguet AG 4 et Dorant ;

            – monoplan : Blériot XI, Deperdussin TT, Nieuport 6M, Morane H et REP N.

            Les performances de ces machines sont modestes [5] :

            – vitesse entre 95 km/h et 120 km/h pour les biplaces, de 110 à 135 km/h pour les monoplaces ;

            – plafond de 1 500 à 4 000 m ;

            – autonomie de 2 à 4 heures de vol ;

            – armement aucun.

            Mais les combats du début du conflit donnent à l’avion une importance jusqu’alors insoupçonnée. Les aviateurs improvisent de nouvelles missions et le haut commandement français tire rapidement les leçons de ces expérimentations.

L’adaptation de l’aviation à la guerre

            Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Après un mois de crise, l’Europe est jetée dans le premier conflit mondial. L’aviation, elle aussi, entre en guerre et démontre rapidement qu’elle a d’autres capacités que celles d’exécuter des missions de reconnaissance.

            Les initiatives des aviateurs

            Le peu d’importance que le commandement accorde à l’aviation devient un avantage dans la mesure où les aviateurs jouissent d’une grande initiative. Pilotes et observateurs imaginent et expérimentent de nouvelles utilisations de l’avion [6].

            Au retour d’une reconnaissance, les équipages lancent sur les lignes adverses des fléchettes par paquets de 500 (fléchettes Bon) ou des obus d’artillerie de 90 ou 120 (le 75 est réservé à l’artillerie) modifiés par ajout d’un empennage à ailettes. Ils procèdent également à des réglages de tirs d’artillerie. D’autres emportent des appareils photos pour prouver au commandement le bien-fondé de leurs observa-tions. Certains, enfin, s’arment de revolvers et de carabines pour tirer sur les appareils allemands.

            Quelques-unes de ces improvisations sont entrées dans l’Histoire en même temps qu’elles ébauchaient pour l’avion ses nouvelles missions.

            Le 10 septembre 1914, grâce aux renseignements et réglages de l’aviation, la moitié de l’artillerie du 16e Corps d’Armée (CA) allemand est détruite par les canons français dans la région de Thiaucourt.

            Le 3 août 1914, un Taube allemand lâche trois bombes sur Lunéville. Mais le 14 août, les Français répliquent par l’intermédiaire de deux Voisin 3 pilotés par le lieutenant Césari et le caporal Prudhommeau qui bombardent le hangar à Zeppelin de Metz. Leurs avions sont équipés de lance-bombes imaginés par le capitaine Mauger-Devarennes qui permettent de larguer des obus fuselés de 150 mm. Le 18 août, l’aviateur Finck survole et bombarde ces mêmes hangars touchant un Zeppelin.

            Le 5 octobre 1914, le pilote Frantz et son mécanicien Quenault remportent la première victoire aérienne de l’histoire en abattant un Aviatik à l’aide d’une mitrailleuse Hotchkiss monté pour expérimentation sur leur Voisin 3.

            Mais, c’est la bataille de la Marne qui donne à l’avion ses lettres de noblesse et l’assure de la confiance du haut com-mandement.

            Le 2 septembre, le caporal Breguet et son observateur Watteau sont les premiers à déceler le mouvement de la Ière armée de von Kluck vers le Sud-Est. Dans le même temps, le capitaine Bellenger, commandant l’aviation de la VIe armée Maunoury, envoie ses escadrilles (REP et MF) en inspection vers Creil et Senlis. Les appareils signalent un mouvement allemand identique. Enfin, le 3 septembre, ces observations sont confirmées par les pilotes Prot et Hugel, les Allemands présentent leur flanc droit aux Français. Le général Gallieni, commandant du camp retranché de Paris, avise Joffre le 5 septembre. Celui-ci décide d’attaquer, c’est la bataille de la Marne (6-13 septembre) qui permet aux Français et aux Anglais de redresser une situation dramatique en repoussant l’envahisseur.

            Dès les premiers mois de la guerre, l’aviation diversifie ses tâches. De ces improvisations le commandement tire les enseignements et réorganise l’aéronautique militaire dans le sens d’une spécialisation des missions des aviateurs.

            La réorganisation de l’aviation aux armées

C’est de la zone de l’Avant que part la réorganisation de l’aviation. Dès le mois de septembre, Joffre a pris conscience de l’importance de ce nouvel outil. Le 25 septembre, il nomme, pour réformer l’aéronautique, le com-mandant Barès, jusqu’alors commandant de l’aviation de la IVe armée, au poste de directeur du service aéronautique, en rem-placement du général Voyer, partisan des dirigeables.

            L’œuvre de Barès s’exerce dans trois directions, la spécialisation des missions, la qualité des appareils, l’augmen-tation du nombre de machines.

            Dès le début, le nouveau directeur s’attache à remodeler les structures des services aéronautiques dans le sens d’une spécialisation des missions. A ce titre , il est l’inspi-rateur de la note de Joffre à Alexandre Millerand, ministre de la guerre, datée du 10 novembre 1914. Joffre y déclare :

            « L’organisation de l’aviation aux armées doit désormais correspondre à ces nouveaux rôles, les escadrilles doivent se spécialiser au moins dans une certaine mesure [7]. »

            C’est le bombardement qui est la première mission promue par le GQG. Le 27 septembre est créé le 1er Groupe de Bombardement (GB) formé de 3 escadrilles de Voisin LA 5 ayant pour tâche d’attaquer les objectifs militaires sur les arrières immédiats de l’ennemi en appui des frappes de l’artillerie.

            Barès donne à chaque armée une aviation de recon-naissance et de chasse. De même, au niveau des CA, il met à disposition de ces unités des escadrilles pour l’observation et le réglage de tirs d’artillerie [8].

            En 1915, chaque armée compte deux escadrilles, chaque CA une formation et chaque régiment d’Artillerie Lourde (AL) une section d’avions.

            A coté de la réorganisation des unités au front, Barès se préoccupe de donner aux aviateurs des matériels de qualité. Il fait disparaître la mosaïque d’appareils en service pour ne plus conserver que les plus aptes au combat. Il écarte ainsi les Blériot, Nieuport, Dorant, REP et Deperdussin. Quatre machines sont jugées capables d’accomplir les missions :

            – Voisin LA 5 pour la reconnaissance et le bombar-dement ;

            – MF 7 pour l’observation ;

            – Caudron G 3 pour l’exploration et le réglage de tir ;

            – Morane-Saulnier Parasol pour la chasse.

            Enfin, Barès s’attache à renforcer la production des appareils en lançant, le 8 octobre, un premier programme d’équipement. Ce plan prévoit de porter le nombre des escadrilles de 31 à 65 en 3 mois [9]. Ces formations doivent être spécialisées dès leurs entrées en ligne. Il est prévu de créer :

            – 16 escadrilles d’armées pour la chasse d’armée et la reconnaissance ;

            – 30 escadrilles de CA pour l’observation et le réglage de tir ;

            – 16 formations de bombardement, soit quatre GB

            La réorganisation des services de l’Arrière

            A l’Arrière, le directeur de l’aéronautique militaire au ministère de la guerre est le général Bernard, un artilleur, en poste depuis le 28 mars 1913.

            Bernard croit, comme la plupart de ces contemporains, à une victoire rapide. Cela explique les décisions qu’il prend dès le début des hostilités. Il ferme les écoles de pilotage, renvoi le personnel du SFA en unités et stoppe les commandes d’avions aux constructeurs.

            Rapidement, le combat dément l’idée de guerre courte, dans laquelle l’avion ne jouerait qu’un modeste rôle d’observateur. Le 11 octobre, le général Bernard est démissionné et cède sa place au général Hirschauer, ancien Inspecteur Permanent de l’Aéronautique militaire d’avril 1912 à septembre 1913, qui entreprend la réforme de l’aviation à l’Arrière [10].

            Le nouveau responsable de la 12e Direction fait porter ses efforts sur deux points :  remise en fonctionnement des services militaires de l’aviation et rationalisation des productions chez les constructeurs.

            Il réactive les structures militaires, ainsi le SFA, à qui il demande de perfectionner les machines et leurs armements, et les écoles de pilotage de Pau et Avord qui reprennent leurs activités. Il créé l’école de Chartres et militarise celles de Buc et d’Etampes.

            Dans le même temps, il décide de réorganiser les productions pour donner aux GQG les avions qu’il a choisis. Blériot fabrique des Caudron, Nieuport, Breguet et REP des Voisin [11].

            Parallèlement, les constructeurs reprennent rapidement leurs activités et mettent au point des machines plus puissantes et plus adaptées au service armé. Entrent en unité dès le début de l’année 1915 :

            – le Caudron G 4 bimoteur qui prend la succession du G 3 ;

            – le Voisin LA 5 S pour le bombardement ;

            – le MF 11 à moteur propulsif qui remplace le MF 7.

            Sous l’action conjuguée de Barès à l’Avant et Hirschauer à l’Arrière, les productions et les livraisons augmentent : 100 avions au mois d’octobre, 137 en novembre, 192 en décembre, 262 en janvier 1915 et 431 en mars.

            Le début du conflit a démontré que l’avion est apte à un service armé dépassant largement le simple cadre de la reconnaissance. 1915 voit l’aéronautique militaire « mûrir » ses missions dans le sens d’une spécialisation toujours plus grande. Mais 1915 est également une année de tensions à l’Avant comme à l’Arrière.

1915 : une année de réforme et de crise

            1915 est une année difficile pour l’aviation française. En pleine mutation, elle se dirige vers une spécialisation des missions qui amène un renforcement du rôle de l’avion dans la bataille. Ces nouvelles théories d’emploi apportent des succès initiaux aux ailes françaises, mais l’aviation allemande, suivant une évolution doctrinale similaire, s’adjuge, dès l’été, une supériorité aérienne qui trouve son origine dans la supériorité technique des matériels aériens utilisés.

            Dans le même temps, une crise secoue l’Arrière. Les réformes du sous-secrétaire à l’aéronautique René Besnard soulèvent de vives critiques de la part des parlementaires et des industriels, qui obtiennent du gouvernement la démission de René Besnard et le retour à une 12e Direction.

            La spécialisation des escadrilles

Avec la stabilisation du front et l’organisation des tranchées, on peut dire que le contact est partout le long du front. La guerre d’usure remplace la guerre de mouvement. Pour gagner, il faut percer. Toute manœuvre repose sur la rupture du système fortifié adverse.

            Pour l’aviation, cela signifie que trois missions deviennent essentielles.

            Premièrement, les missions de reconnaissance au-delà du front, qu’on pourrait qualifier de stratégiques, perdent de leur importance au profit d’une exploration détaillée des tranchées à détruire pour accomplir une percée.

            Deuxièmement, l’avion apporte son appui à l’artillerie, arme de rupture par excellence, en réglant les tirs des canons.

            Enfin, l’avion devient lui-même artillerie en bombardant les lignes ennemies et au-delà le territoire allemand.

            L’observation du champ de bataille

            L’aéronautique se met à la disposition des opérations qui préparent la percée. Les avions opèrent des missions d’observation du front. Pour cela, les aviateurs prennent des photographies des lignes ennemies [12]. Ces clichés permettent de connaître le réseau des tranchées, d’apprécier la valeur des défenses, de juger des points forts et des points faibles du dispositif adverse. De plus, ils permettent d’établir les cartes indispensables à l’état-major.

            Le réglage de tirs

            Les réglages de tir d’artillerie sont, au début des hostilités, victimes des difficultés de liaison entre air et terre. La batterie dont le tir est contrôlé doit ouvrir le feu à une heure convenue, l’avion en observation informe des résultats du tir en jetant un message lesté ou plus rarement en descendant rendre compte de la précision du tir et si besoin des rectifications à y apporter [13].

            Plus tard, la communication s’effectue par évolutions de l’appareil ou par artifices lumineux codés (projecteurs ou fusées). La TSF apporte une amélioration. L’avion muni d’un poste, émetteur uniquement, transmet instantanément ses observations aux batteries intéressées en morse. Au sol, les artilleurs communiquent par projecteur ou par drapeau de type marine. 

            En 1915, lors de l’offensive d’Artois (mai-juin) et surtout de Champagne (septembre-octobre), l’observation et le réglage de tirs par avion jouent un rôle important. Chaque CA dispose de 2 avions d’observation, d’un appareil et d’un ballon pour le réglage.

            On peut lire dans le règlement du 12 août 1915 sur l’emploi de l’aviation en liaison avec l’Artillerie Lourde (AL) :

            « Le nombre de sous-groupement d’artillerie lourde à créer dans un secteur est égal au nombre d’avions TSF que l’on peut y mettre en place [14]. »

Le bombardement « stratégique »

            De toutes les nouvelles tâches de l’avion, le bombardement est celle qui a eu le moins de mal à s’imposer et les résultats demandés ont toujours dépassé les moyens mis en œuvre.

            Deux types de missions ont été effectués par les GB :

            – un bombardement qu’on peut qualifier d’appui tactique, au travers des attaques de colonnes en marche ou de batteries d’artillerie.

            – un bombardement qu’on peut qualifier de stratégique dans le sens ou il prend pour cible les villes, les gares ou les usines allemandes.

            C’est cette dernière utilisation qui est jugée la plus rentable par les militaires comme par les politiques.

            Les matériels sont adaptés et perfectionnés pour accomplir ce type de mission. Les Voisin sont équipés de casiers à bombes et de viseurs. Jusqu’à l’été 1915, aucune tactique n’est adoptée, les missions se font de jour, à une altitude de 1 500 à 2 000 mètres d’altitude. Aucune DCA ni chasse ne s’oppose aux bombardiers, cela explique les succès français dans ce domaine.

            En mai 1915, le nombre des GB s’élève à quatre. Le 27 mai 1915, 18 appareils du GB 1 attaquent les usines chimiques de Ludwigshafen larguant environ 80 bombes, seul un avion ne rentre pas. Le 15 juin, 23 avions attaquent Karlsruhe.

            Face à ces attaques, la DCA allemande est renforcée, ce qui amène une évolution dans les formations de bombardement. Désormais, ce sont d’importantes masses d’appareils qui attaquent pour multiplier le nombre de cibles. Le 25 août, 62 appareils bombardent les haut-fourneaux de Dillingen. Et les raids se succèdent sur Sarrebruck, Trêves.

            La crise à l’Avant

            Mais la période de supériorité de l’aviation française se termine. L’Allemagne s’appuyant sur des innovations tech-niques et sur les Fokker E (pour Eindecker monoplan), le premier véritable chasseur du conflit, reprend l’ascendant.

            La plus importante des innovations réside sans nul doute dans la mise au point par Anthony Fokker du système de tir synchronisé à travers l’hélice.

            Ce sont pourtant les Français qui ont débuté les recherches pour améliorer l’armement des chasseurs. En mai 1914, Raymond Saulnier dépose un brevet portant sur un dispositif de tir synchronisé avec l’hélice, mais ce système se révèle peu fiable. Le constructeur se rabat alors sur un procédé moins ambitieux alliant une certaine synchronisation et un blindage de la partie de l’hélice située face à la sortie d’une mitrailleuse Hotschkiss. Certaines balles passent, les autres s’écrasent contre le blindage. Pour viser, il suffit de pointer l’avion lui-même.

            C’est avec la collaboration de Roland Garros, pilote à la MS 23, qu’il perfectionne ce dispositif et le rend opérationnel sur un Morane Saulnier type N. Ce dispositif monté sur un MS Parasol L permet au pilote de remporter trois victoires du 1er au 18 avril sur le front Nord. Mais le 19 avril 1915, Garros touché est contraint de se poser derrière les lignes allemandes. Il ne parvient pas à détruire son appareil.

            Le système est envoyé à Anthony Fokker qui travaillait sur le même sujet. Le Hollandais l’étudie et parvient à mettre au point un tir synchronisé à travers l’hélice d’une grande fiabilité avec une mitrailleuse Parabellum. Ce système est installé sur un monoplace M.5K d’avant-guerre sous la désignation Fokker M.5K/MG (MG pour Maschinengewehr; mitrailleuse), puis sur un Fokker E I.

            Quand il apparaît à l’été 1915, le Fokker E I manque de puissance avec son moteur Oberursel de 80 ch. Mais rapidement des modèles améliorés, E II, mais surtout E III à partir de décembre, entrent en ligne, équipés d’un Oberursel rotatif de 100 ch et de deux mitrailleuses Parabellum ou Maxim.

            L’ère du « fléau des Fokker » débute, servie par de remarquables pilotes tels Oswald Boelcke et Max Immelman. La tactique d’emploi du chasseur est identique en Allemagne et en France. Les Fokker patrouillent à deux recherchant les ennemis isolés, ou escortent les avions de reconnaissance Aviatik. 

            Coté français, les Voisin utilisés pour les missions de bombardement sont trop lents et trop vulnérables face à ces redoutables chasseurs. Il en va de même pour les avions d’escortes. Les pertes françaises augmentent alors dans de telles proportions que le bombardement de jour est arrêté. A partir de juillet 1915, les missions sont accomplies de nuit au détriment de la précision. L’intensité des attaques baisse.

            Même si les Allemands n’engagent les Fokker qu’à l’intérieur de leurs lignes pour garder le secret du tir synchronisé, la chasse détient un avantage majeur qui met les Français et les Anglais en position d’infériorité.

            La crise de l’Arrière

            L’aviation française est une arme en plein essor. Pourtant, elle est confrontée à une crise de jeunesse dès l’été 1915. C’est que l’aéronautique militaire est dirigée par deux services parallèles : le GQG à l’Avant et la 12e Direction à l’Arrière, entre lesquels il n’existe aucune liaison, aucune coordination. Cette dualité de commandement est à l’origine de la crise de croissance que connaît l’aviation.

            Les productions ne progressent plus, les constructeurs ont du mal à mettre au point les nouveaux modèles de machines adaptées à la guerre (biplan Breguet, Farman F 40, Nieuport-Delage 11), les moteurs propulsant les avions man-quent de puissance.

            Ces problèmes n’échappent pas aux politiques en charge de l’aviation. Le 28 mars 1915 est créée une sous-commission à l’aéronautique à l’Assemblée Nationale. Le 5 juillet [15] puis, le 23 septembre [16], elle réclame une collabo-ration accrue entre les zones Avant et Arrière.

            En fait, les problèmes entre les deux zones trouvent leurs origines dans le statut et la position des organes ayant en charge l’aviation. Au GQG, le général Barès est en première ligne, il est confronté quotidiennement aux innovations d’une arme naissante et il doit adapter, au jour le jour les structures aux nouvelles utilisations de l’avion. Au contraire, la 12e Direction n’a pas de pouvoir de décision immédiat, elle n’est qu’un bureau qui passe des commandes. S’il n’est pas possible d’obtenir des avions mieux armés, plus rapides et des moteurs plus puissants, c’est que les conditions techniques du moment ne le permettent pas. Les constructeurs font leur maximum pour perfectionner leurs appareils et les produire en masse, cela prend du temps.

            Pour régler cette crise, le domaine politique reprend en main la nouvelle arme. Afin de donner à l’aviation une seule et unique direction, le gouvernement créé, le 13 septembre 1915, un sous-secrétariat d’Etat à l’Aéronautique militaire, confié au député René Besnard.

            Ce dernier prend rapidement des mesures contre le désordre et le gaspillage : création d’un bureau de statistique afin de tenir un compte exact des matériels livrés, création d’une Inspection générale des matériels aériens confiée à des officiers de l’Avant et d’un organe similaire à l’Arrière.

            Pour accroître la production, René Besnard réforme les services de l’Arrière. Le Service Technique voit son domaine d’investigation étendu vers tous les types d’armement. L’Atelier de réparation acquiert son indépendance [17]. Le SFA est restructuré. Enfin, un Service industriel est mis en place avec la mission de fournir aux industriels la main d’œuvre, les matières premières, les usines qui leurs sont nécessaires [18].

            René Besnard met en place une véritable politique industrielle. En accord avec la Chambre Syndicale des Industries Aéronautiques, il établit un système de conventions provisoires des commandes liant l’Etat et le constructeur [19]. Cette convention détermine l’importance de la commande, les délais de livraisons, un prix unitaire provisoire des machines. Ce texte entre en application après la démission du sous-secrétaire d’Etat.

            Le 21 novembre 1915, constatant l’infériorité des appareils français, le GQG décide de lancer un plan en grande partie constitué de matériels nouveaux, visant à aligner, dès le printemps 1916, 1 310 avions. L’état-major s’oriente vers des appareils triplaces, bimoteurs, en état de se défendre vers l’arrière comme vers l’avant et de mener à bien des missions de bombardement, de reconnaissance et de chasse. Pour cela, le commandement compte s’appuyer sur deux atouts :

            – le moteur Hispano-Suiza 150 ch qui a été évalué par l’état-major en juin 1915 ;

            – le bimoteur triplace Caudron R 4 qui a volé au cours du premier semestre 1915.

            René Besnard soutient ce plan d’équipement. Mais ce programme est vivement critiqué par les industriels car il implique l’abandon progressif des constructions en cours et des investissements importants et par les parlementaires qui mettent en doute le choix des appareils. A cela s’ajoute le fait que la refonte des structures de l’aviation, mise en route par le sous-secrétaire, ne remporte pas une adhésion unanime.

            Les attaques contre René Besnard et le plan du GQG s’amplifient à tel point que le gouvernement, inquiet, décide de réunir une commission d’enquête sur le programme du 21 novembre. Celle-ci conforte les décisions prises et maintient le programme [20]. Cela n’est pas suffisant pour calmer les esprits, soumis à une violente campagne de presse. René Besnard démissionne le 8 février 1916. Le gouvernement restaure la 12e Direction à la tête de laquelle est nommé le colonel Régnier qui poursuit dans la même voie que René Besnard. Quelques mois plus tard, la Chambre des députés, réunie en comité secret, rend hommage à l’œuvre de René Besnard [21].

            A la veille de la bataille de Verdun, la situation n’est pas bonne, mais les germes du redressement sont présents.

            A l’Avant, les Fokker ont stoppé les raids de bombardement stratégique pratiqués par les GB. Les chasseurs allemands sont supérieurs aux appareils français. Le Nieuport XI, dit « Bébé », qui commence à entrer en unité est par bien des points supérieur aux avions allemands. A Verdun, le Nieuport, utilisé selon une nouvelle doctrine d’emploi de la chasse, donne la maîtrise de l’air aux Français. A l’Arrière, le sous-secrétariat de René Besnard n’a pu se maintenir face aux critiques, mais les réformes qu’il a entreprises ont préparé le terrain à une véritable politique industrielle.

VERDUN

            Les avions allemands dominent le ciel de Verdun

Le généralissime allemand von Falkenhayn est convaincu du rôle important dévolu à l’aviation sur le champ de bataille, c’est pourquoi il décide d’utiliser en masse l’avion à Verdun. Il réunit dans la zone des combats :

            – 12 escadrilles (Feldfliegerabteilung) de 8 avions chacune ;

            – 4 escadres de combat (Kampfgeschwader) composées de 6 escadrilles de 6 avions polyvalents (chasse, protection, bombardement léger) chacune.

            A ces forces viennent s’ajouter 40 chasseurs Fokker E et Pfalz E. Au total, le 21 février 1916, 280 appareils allemands opèrent sur le front de la RFV (Région Fortifiée de Verdun). La zone des combats est divisée en 2 secteurs à l’intérieur desquels opèrent 2 escadres chargées de faire barrage aux avions français.

            Si du point de vue des forces, les Allemands ont réussi à masser devant Verdun une véritable armada aérienne, du point de vue de l’organisation l’unité n’est pas parfaite. Von Falkenhayn n’a pas réussi à créer un commandement unique pour toute cette force. L’aviation allemande reste divisée entre les armées, ce qui nuit à la coordination des mouvements.

            Les effectifs de l’aviation française de la RFV le 21 février 1916 se résument à quatre escadrilles :

            – 2 de Corps d’Armée ayant pour mission l’observation, la MF 63 et la C 18 ;

            – 2 d’Armées, la C 11 pour l’observation et la N 23 pour la chasse ;

            – 1 section de photographie aérienne ;

            – 2 compagnies d’aérostiers, la 28 et 31e, pour le réglage des tirs d’artillerie .

            En tout 70 appareils ce qui est insuffisant pour résister à l’aviation allemande qui s’octroie rapidement la maîtrise du ciel.

            Falkenhayn a l’intention dès le début de l’offensive d’aveugler l’artillerie française en la privant de ses ballons et des avions de Corps d’Armée.

            Contre l’aviation d’observation, il met en place un barrage d’avions « Luftsperre », constitué de patrouilles d’appareils biplaces interdisant le ciel aux français. Derrière ce barrage, volent les Fokker chargés d’abattre les ennemis réussissant à passer. Contre les ballons, il imagine une nouvelle tactique consistant à utiliser les canons par paires, l’un tirant sur le ballon en ascension, l’autre sur le treuil au sol. Cette technique réussit parfaitement.    

Les aérodromes sont pilonnés par l’artillerie, celui d’Ancemont par exemple reçoit les 21 et 22 février près de 1200 obus de 130 mm.

            Les escadrilles de Verdun sont complètement débordées et numériquement incapables de remplir les missions demandées. Elles sont jetées hors du champ de bataille, tandis que les canons les expulsent des terrains.

            Côté français, deux escadrilles, la N 67 et la MS 72, arrivent en renfort dans les premières heures de la bataille. A cela s’ajoutent deux compagnies d’aérostiers la 39e et la 52e. Le pilote Navarre est détaché à l’escadrille N 67. Dix-huit escadrilles de reconnaissance sont envoyées le 24 février. Puis, le 25 février, suivent huit formations de reconnaissance, cinq pour le réglage de tir (plus quatre ballons), une pour les missions photographiques.

            Mais même si l’avantage sur le plan de la bataille reste faible, les Allemands ne disposant pas de bombardiers lourds de jour et de nuit, ils obtiennent la maîtrise du ciel de Verdun, ce qui rend l’artillerie française aveugle.

            La réaction française : un nouvel emploi de la chasse

            Quand le général Pétain prend le commandement de la IIe armée le 25 février, la situation de l’aviation française est désespérée. Face à l’urgence et afin de reconquérir la maîtrise du ciel, pour aider l’artillerie et faciliter les reconnaissances, le général Joffre, le colonel Barès et le général Pétain décident d’adopter une nouvelle conception de l’utilisation de la chasse.

            La réaction française du point de vue aérien face à la domination allemande se situe sur trois plans : l’emploi de la chasse, l’emploi de matériels de pointe et l’emploi de pilotes expérimentés. Pour mettre en place cette triple parade, Pétain fait appeler au commandement de l’aviation engagée à Verdun le commandant Jean Baptiste Charles de Rose, directeur de l’aviation de la Ve Armée et chef de la MS 12 qu’il a créée le 1er mars 1915. Il est secondé par les capitaines Le Révérend et Broccard.

            Le 28 février le général Pétain demande à de Rose de balayer le ciel de Verdun et lui donne carte blanche. Du 28 février au 2 mars, de Rose rassemble dans le secteur de Bar-le-Duc/Verdun les formations de chasse : N 65 (la première escadrille dotée de Nieuport XI), N 37, N 15, N 57 et N 69. Ce sont ces formations qui constituent l’outil d’une nouvelle doctrine d’emploi des chasseurs.

            L’œuvre du commandant de Rose : le Groupement de Combat (GC)

            Depuis 1915, la chasse est menée ponctuellement pour la protection des avions de CA ou des bombardiers. Il n’était pas envisagé une permanence dans le ciel et encore moins le gain de la maîtrise de l’air sur un grand espace et sur le long terme.

            De Rose donne une organisation de la chasse rigoureusement inverse. Il décide de créer une grande formation de combat, groupant plusieurs escadrilles, opérant offensivement et sous commandement unique. Les escadrilles sont détachées des armées auxquelles elles appartiennent et sont réunies au sein d’un Groupe de Combat (GC) commandé par de Rose.

            Il expose ses principes dans une note datée du 29 février 1916 :

            « Des reconnaissances offensives seront effectuées suivant des tours réguliers, à heures fixées. Ces reconnaissances bien qu’exécutées en force devront être aussi nombreuses que possible. La mission des aviateurs est de rechercher l’ennemi pour le combattre et le détruire sur tout le front, de Saint-Mihiel à Sainte-Menehould. (…) L’objectif est de créer une zone de danger pour l’ennemi [22]. »

            « Il faut placer l’ennemi sous la menace constante d’une attaque en force et de toute part [23]. »

            « A toutes les heures, des groupes d’avions passent les lignes ennemies, parcourent de vastes itinéraires à la recherche des appareils adverses qu’ils doivent absolument détruire [24]. »

            Deux maîtres mots sous-tendent la réflexion du tacticien, permanence et masse. Ces deux impératifs s’exercent à travers un double vecteur :

            – des patrouilles régulières de trois à cinq avions opèrent au-dessus du front et attaquent l’ennemi présent dans ce secteur ;

            – des groupes plus importants de dix à vingt appareils mènent, à heures variables, des rondes et poussent des pointes offensives à l’intérieur même des lignes ennemies.

            Les croisières des petites unités comme de forces plus importantes sont d’autant plus faciles à régler qu’elles sont décidées par un responsable unique de l’aviation de chasse pour tout le secteur de Verdun. Le travail en patrouille rationalisé, imposant une discipline de vol, fait passer au second plan le combat individuel, apanage de la chasse, même si finalement c’est toujours au cours d’un duel que ce termine l’affrontement.

            Ainsi assurant une permanence en masse dans le ciel, la situation de l’aviation française s’améliore au cours de la première quinzaine de mars.

            Mais l’idée d’un GC important privant les armées de leurs chasseurs a du mal à s’imposer. Au GQG, nombreux sont les militaires qui ne croient pas dans la chasse, comme nouvelle spécialisation de l’avion après l’observation, le réglage d’artillerie et le bombardement. Ils sont plutôt favorables à l’idée d’équiper les avions de CA (observation, réglage) d’armes défensives.

            Le 21 mars le GC est dissous. De Rose est éloigné.

            Les escadrilles de chasse sont à nouveau réparties entre les secteurs aéronautiques d’armées et n’assurent plus qu’une mission de protection rapprochée des avions d’observation et de réglage de tir. Il n’y a plus de patrouille permanente dans le ciel de Verdun, les Allemands se font de nouveau plus menaçants dans le ciel. Devant cette constatation, le Groupement est recréé, dès le 28 mars, sous les ordres du commandant Le Révérend, qui applique à nouveau la doctrine du commandant de Rose.

            La doctrine d’emploi de la chasse doit avoir une certaine souplesse. Les croisières de grande formation de chasse sont efficaces car elles créent une zone d’insécurité pour l’ennemi qu’elle dissuade de prendre l’air, mais elles excluent tout effet de surprise d’une attaque en un point du front visant à la destruction de nombreux appareils en même temps. La situation s’améliorant, les as français demandent et obtiennent, à partir d’avril, de pouvoir effectuer, à côté de leurs patrouilles en groupe, des raids à un ou deux appareils pour surprendre l’ennemi. Ainsi, le combat singulier se trouve intégré dans une tactique de suprématie aérienne globale.

            La tactique du GC est coûteuse car elle oblige les appareils français à travailler au-dessus du dispositif allemand. Du 21 février au 1er juillet 1916, l’aviation perd plus d’une centaine de pilotes et observateurs [25]. Mais c’est la seule technique pour s’assurer la maîtrise du ciel. Elle porte ses fruits, l’équilibre est rétabli fin février, les Allemands connaissent à leur tour de sérieuses pertes. Début mai, les Français ont reconquis la maîtrise du ciel et les avions de CA (réglage de tir et observation) peuvent reprendre leurs activités.

            Le Nieuport XI, outil du GC

            La doctrine mise en œuvre par de Rose ne peut réussir que si elle est servie par des machines capables d’assumer le nouveau rôle que le commandement veut donner à la chasse. A cela s’ajoutent des innovations techniques telles les fusées Le Prieur.

            Toutes les escadrilles de Verdun sont équipées du meilleur chasseur français du moment le Nieuport XI, dit « Bébé » à cause de sa petite taille.

            On a vu que dès le début des hostilités, en septembre 1914, les Nieuport disparaissent des formations françaises. Les usines de Suresnes et d’Issy-les-Moulineaux reçoivent l’ordre de construire des Voisin.

            Mais le bureau d’études de la société, sous la direction de Gustave Delage, poursuit l’étude et la réalisation d’avions. C’est ainsi qu’est mis au point le N X A2, biplace d’observation présenté au SFA en mai 1915, équipé d’un moteur Gnome ou d’un Le Rhône 80 ch, et armé d’une mitrailleuse Hotschkiss servie par l’observateur.

            Delage transforme cet appareil de reconnaissance en monoplace de chasse. Cela donne un appareil très compact : le Nieuport XI (7,55 m d’envergure, 5,80 m de longueur, 480 kg au décollage, 13 m² de surface portante) rapidement surnommé « Bébé ».

            Commandé initialement par l’armée britannique qui l’utilise sur le front d’Orient, le N XI entre peu à peu dans les escadrilles françaises à partir de la fin de l’été 1915.

            Le « Bébé » Nieuport est un avion qui dispose d’une grande vitesse ascensionnelle, qui est très maniable et très agile, bien plus que le Fokker E III. Son seul point faible réside dans son armement : une mitrailleuse Hotchkiss montée sur la partie centrale de l’aile supérieure et tirant par dessus le champ de l’hélice. Cette arme doit être rechargée régulièrement, car le tambour ne contient que 25 cartouches. Elle est bientôt remplacée par une Lewis avec 47 puis 97 cartouches. Le tir est commandé par un câble aboutissant à la détente de l’arme.

            Un autre outil mis en pratique à Verdun doit être cité. C’est la fusée Le Prieur, du nom du lieutenant de vaisseau qui l’a mise au point. Cet engin peut être considéré comme l’ancêtre du missile. Les fusées sont mises à feu électriquement et doivent être tirées à une distance inférieure à 200 mètres pour être efficaces. Elles sont employées pour la première fois le 22 mai contre les ballons d’observation allemand, les Drachen. Huit chasseurs N XI équipés de huit fusées chacun incendient la totalité des Drachens situés sur la rive droite de la Meuse.

            Le facteur humain : les pilotes

            Dernier élément de la réaction française face au péril de Verdun, mais pas le moindre, la réunion sur le front aérien des pilotes français les plus expérimentés du moment.

            A coté des matériels les plus performants, de Rose prélève dans toutes les escadrilles du front les meilleurs pilotes.

            Boillot, Dorme, Lufbery, Deullin, Brocard, Chaput, Nungesser, Madon, Pelletier d’Oisy, Auger, Boyau, Flachaire, Chainat et Guynemer, viennent épauler Navarre, surnommé « la sentinelle de Verdun ».

            Les leçons de Verdun pour la chasse

            La bataille de Verdun met à jour les techniques de base et l’organisation de la chasse qui passe des combats individuels aux sorties structurées de grandes formations aériennes. De Rose met en place une nouvelle doctrine d’emploi basée sur l’offensive à outrance et en masse. Pour cela, il peut être considéré comme l’un des pères fondateurs de l’aviation de chasse.

            Cette nouvelle doctrine d’emploi de l’arme aérienne amène des modifications dans l’organisation des escadrilles [26].

            Ces formations importantes imposent une discipline de vol rigoureuse et la mise au point d’un code du travail aérien en groupe. Peu à peu, les vols en groupe sont organisés et codifiés. C’est là un des enseignements majeurs de la bataille de Verdun pour l’aviation.

            Le vol en groupe demande un entraînement, une habitude. Dans la formation, chaque appareil doit pouvoir être identifié. Il faut prévoir des distances de sécurité entre les appareils. Chaque groupe est structuré avec un chef, appelé guide, qui commande la manœuvre, règle la vitesse et décide du combat. Il est assisté par un serre-file, toujours placé à l’arrière de la formation, veillant à l’ordre et à la discipline du groupe.

            Les figures de marche sont très variées. La formation de trois appareils est le noyau initial de tout groupe, car elle est très manœuvrable. Les appareils peuvent naviguer à la même altitude ou s’étager sur plusieurs niveaux. Dans les grandes formations, il est organisé deux ou trois sous-groupes répartis sur plusieurs paliers.

            Le principe de permanence n’est pas aisé à mettre en œuvre, il faut tenir compte des contingences techniques importantes. Les appareils ne peuvent tenir l’air que deux à deux heures trente au maximum. Ils se fatiguent vite et il faut prévoir un temps de maintenance entre chaque vol. A cela s’ajoute la fatigue des pilotes qui ne peuvent effectuer que deux ou trois sorties par jour. Il est donc indispensable de pallier ces problèmes par la dotation d’appareils supplémen-taires dans chaque formation et la disponibilité d’escadrilles de garde prêtes à partir à toute heure.

            A partir de mars 1916, l’organisation et la tactique de chasse du commandant de Rose permettent à l’aviation française de reconquérir la maîtrise du ciel. Ce nouvel emploi de l’avion repose sur un postulat simple qui est de réunir une grande masse d’appareils patrouillant en quasi-permanence dans l’espace aérien du front, de manière à interdire toute incursion ennemie. La chasse s’étant assurée de la supériorité aérienne, elle donne à l’aviation de CA une plus grande sécurité pour mener l’ensemble de ces missions.

            L’aéronautique des Corps d’Armées

            Une fois acquise la supériorité aérienne dans le ciel de Verdun, l’aviation de Corps d’Armée peut reprendre ses activités : reconnaissance pour le commandement, réglage des tirs d’artillerie, appui-feu pour aider les troupes au sol.

            Pour ces missions, comme pour la chasse, la bataille de Verdun marque également un tournant. L’organisation est bouleversée en vertu des nécessités du combat. Les missions de commandement sont amplifiées, les liaisons aviation-artillerie et aviation-infanterie sont profondément remaniées pour un meilleur rendement, dans des conditions difficiles.

            La réforme de l’organisation des escadrilles d’appui

            Avec la formidable concentration de moyens aériens amenés dans le secteur de Verdun, de profondes réformes de l’organisation de l’aviation de CA, autrement dit de l’aviation d’appui, interviennent.

            Deux causes se conjuguent pour rendre l’organisation jusqu’alors en place inadaptée et inopérante.

            Dans les batailles précédentes (Champagne et Artois en 1915), les troupes françaises avaient l’initiative de l’offensive, les CA et donc leurs aviations étaient introduites sans à-coups dans les secteurs d’attaque. Ils menaient le combat de bout en bout avec leurs propres moyens et sans être relevés [27].

            A Verdun, ce sont les Allemands qui possèdent l’initiative, les Français se retrouvent sur la défensive. La doctrine d’emploi de l’aviation d’appui tactique n’est pas adaptée à cette situation.

            A cela s’ajoute, l’arrivée sur un front restreint, soumis à un feu quasi continu et dont les terrains d’atterrissage ne sont plus en état d’abriter des escadrilles, d’une grande masse d’appareils venus épauler les formations de la RFV. L’installation de ce dispositif rend caduque l’organisation existante qui ne correspond plus à l’ampleur prise par la bataille aérienne qui se livre.

            Un exemple significatif de cette inadaptation de l’organisation peut être trouvé dans le statut des observateurs embarqués sur les avions de reconnaissance [28]. Ces derniers ne sont pas rattachés à l’escadrille qui les emploie, mais à leur régiment d’infanterie ou d’artillerie. Ils quittent l’escadrille quand leurs unités sont retirées du front et sont remplacés par de nouveaux officiers ignorant tout du secteur.

            Constatant que l’organisation constitue un frein au déroulement des opérations, le Commandant Barès décide de réformer, en pleine bataille, les structures de l’aviation d’appui. Il prend sous son commandement direct l’aviation des CA de la IIe armée et procède à une refonte des services. Il met en place un bureau tactique composé de :

            – deux officiers chargés des relations avec l’arrière ;

            – deux officiers s’occupant des parcs de ravitaillement ;

            – un officier pour les sections photographiques ;

            – un officier pour les unités d’aérostation.

            Barès renforce le service de renseignement qui centra-lise et fusionne toutes les informations collectées par les esca-drilles. Ce service est en liaison étroite avec les sections de renseignement de CA et de l’artillerie. Un service photogra-phique est également constitué.

            Mais la grande innovation de la bataille de Verdun en matière d’aviation d’appui réside dans la création de secteurs aéronautiques [29]. L’idée est de calquer l’organisation de l’avia-tion sur celle des CA. Pour cela, sont mis en place cinq sec-teurs aériens correspondant aux positions des CA français :

            – deux secteurs à l’est de Vaux, sur la rive droite de la Meuse ;

            – un secteur sur Vaux-Douaumont ;

            – un secteur sur la Côte du Poivre ;

            – un secteur sur la rive gauche.

            A la tête de chaque secteur est placé un commandant de l’aéronautique, chef de tout le personnel aéronautique du secteur, notamment des chefs d’escadrilles. Mais contraire-ment au général commandant du Corps d’Armée qui peut être relevé avec son unité au cours de la bataille, le commandant de secteur aéronautique demeure en place, assurant la perma-nence de son poste.

            Cette rationalisation des structures de l’aéronautique de CA, en pleine bataille, permet d’accomplir les missions dans l’ordre et la discipline. Cela permet aussi de coordonner l’emploi de chaque unité en fonction des désirs de l’état-major.

Les missions de l’aviation de CA

            Ces missions sont au nombre de trois : observation, appui et réglage d’artillerie.

            L’utilisation des avions pour l’observation revêt une importance primordiale à Verdun au vue de la complexité de l’organisation au sol et des mouvements constants du front. La mission est assurée par une permanence des reconnaissances aériennes dans chaque secteur, ainsi toutes les deux heures les aviateurs font parvenir un rapport au commandant du secteur dont ils dépendent [30]. Parallèlement, des raids sous protection de groupes de chasseurs sont opérés au-delà des lignes ennemies.

            Les rapports se font par TSF à une unité ou à un PC et par compte-rendu écrit au retour de chaque patrouille. Les clichés photos sont développés dès l’atterrissage et transmis à l’état-major via l’officier responsable de la photographie au bureau tactique. Les épreuves sont diffusées en grand nombre, et parviennent aux commandants de compagnie et de batterie pour une meilleure connaissance de la situation. Dans un secteur, il est tiré en moyenne 90 exemplaires par clichés, certains jours sont pris jusqu’à 50 photos par secteur, environ 5 000 épreuves sont diffusées en une seule journée [31]. 

            L’offensive de Verdun surprend l’aviation de bombardement en pleine réorganisation. Au début de la bataille et malgré la chasse ennemie, la MF 25 basée à Vadelaincourt exécute quelques bombardements des lignes allemandes de jour. Elle est bientôt rejointe par la C 66, la V 110 du GB 5 et la V 101. Du 15 mars au 1er mai, plus de trente missions sont accomplies pour la plupart de nuit, car à partir d’avril, les bombardements de jour sont interdits en raisons des pertes qu’ils génèrent. 

            Les cibles à l’arrière du front sont toujours de même nature : le système ferroviaire pour couper la route au renfort, les bivouacs de troupes et les hangars de stockage de matériels. Mais la grande nouveauté de Verdun réside dans l’essor de l’appui-feu, dont les opérations bénéficient de la supériorité française. Ainsi, chaque contre-attaque française est soutenue par l’aviation qui harcèle l’ennemi. L’offensive sur Douaumont, le 22 mai, est accompagnée d’un feu aérien nourri sur la position allemande [32].

            Au même titre que la liaison aviation-infanterie, l’entente avion-artillerie fait de grands progrès durant la bataille de Verdun. L’action est compliquée ici par la difficulté à établir des liaisons directes, du fait des bombardements ininterrompus qui coupent les communications.

            Les missions à remplir sont les suivantes [33] :

            – contrôle des concentrations de feu sur les tranchées ;

            – réglage de destruction sur des points précis.

            Le système de compartimentage, dans lequel l’avion demande le feu suivant la zone d’action de chaque batterie se montre insuffisant. Il y a trop de demandes et la concentration de plusieurs batteries est souvent nécessaire pour réaliser une opération. De nouvelles conventions sont adoptées. L’avion contacte l’antenne de commandement de l’artillerie et celle des groupes susceptibles de faire feu. Chaque groupe disponible répond par drapeau. Si la liaison téléphonique entre le commandement et les groupes fonctionne, le commandement désigne les batteries qui doivent tirer, si ce n’est pas le cas, c’est l’aviateur qui sélectionne le groupe [34].

            L’aviation de CA à Verdun, s’adapte aux circonstances du combat. L’organisation en secteur est expérimentée avec succès à partir du moment où la supériorité aérienne est acquise. C’est là que réside la grande innovation de la bataille de Verdun au niveau des escadrilles de CA. Pour les missions, reconnaissance, réglage de tir ou appui-feu, la spécialisation des escadrilles a largement été défrichée avant 1916.  

Conclusion

            D’août 1914 à mai 1916, l’aviation française devient une véritable arme de guerre. L’Avant a une responsabilité primordiale dans ce développement. Le commandant Barès peut être reconnu comme l’un des artisans majeurs de cet essor, par les réformes de structure et d’emploi qu’il a mises en œuvre comme par les programmes d’équipement qu’il a lancés. Mais, à l’Arrière, le général Hirschauer, puis le sous-secrétaire d’Etat René Besnard, ont également apporté leurs pierres à la construction d’une véritable force aérienne. Ils ont créé les conditions d’une politique industrielle propre à donner au commandement les machines qu’il souhaitait. Ce processus ne s’est pas fait sans heurts. 

            La bataille aérienne de Verdun marque un tournant pour l’aéronautique militaire française. Les leçons dans ce domaine, notamment de la chasse, sont rapidement tirées et, dès le 21 mai, une nouvelle organisation de l’aviation aux armées est promulguée. Elle donne une place privilégiée à la notion de supériorité aérienne. En juillet, le commandant Le Révérend établit un projet d’organisation pour un GC [35], texte définitivement adopté le 10 octobre.

            Tout ce qui a été mis en place à Verdun, les patrouilles de chasseurs, la permanence de la chasse, les secteurs aéronautiques, avait déjà été élaboré, en théorie, dès les premiers mois du conflit. Simplement, Verdun, de par le péril encouru, a focalisé l’urgence de la mise en place de ces inno-vations. Verdun a agi en révélateur.

            Dans la suite de la guerre, il ne reste plus qu’à perfectionner ces innovations. Le couronnement de cette évolution est sans doute la Division Aérienne du général Duval, mise en place le 14 mai 1918, qui constitue une force aérienne de près de 600 appareils, à la disposition du GQG qui la jette dans la bataille pour conquérir la maîtrise de l’air par des missions offensives.

* DEA d’histoire contemporaine, archiviste, Centre commun de recher-ches Louis Blériot, Aérospatiale.

[1] SHAA. Actes du colloque international, En 1944, l’aviation a-t-elle gagné la guerre ?, 452 p., page 19.

[2] SHAA. Dossier emploi et organisation de l’aéronautique militaire 1912-1917. « Instruction sur l’emploi et l’organisation de l’aviation en temps de guerre ». 27 octobre 1912, 28 p. page 12.

[3] Grand Quartier Général.

[4] Dossier cité, note 2, p. 17-21.

[5] SHAA. Ancienne numérotation A 1 Avions et moteurs 1913-1920. GQG « Le général en chef au directeur des services aéronautiques », 21 septembre 1914.

[6] Lissarague-Christienne, Histoire de l’aviation militaire française, Paris, Lavauzelle, 1980, 558 p.

[7] SHAA. Dossier emploi et organisation de l’aéronautique militaire. GQG « Au sujet du fonctionnement de l’aviation » Général Joffre. 10 novembre 1914.

[8] SHAA. Dossier emploi et organisation de l’aéronautique militaire. GQG « Instruction sur l’emploi et l’organisation de l’aviation en temps de guerre : nouvelle rédaction », 7 décembre 1914.

[9] JO. Chambre des députés, « Rapport sur les travaux de la commission de l’armée pendant la guerre 1914-1918 : aéronautique », Député d’Aubigny, 1920.

[10] Albert Etévé, La victoire des cocardes : l’aviation française avant et pendant la Première Guerre mondiale, Robert Laffont, 1970, p. 149.

[11] Ibid.

[12] SHAT. 19 N 480. GQG « Instruction au sujet de l’organisation et du fonctionnement du service de photographie aérienne aux armées », 16 avril 1915.

[13] SHAT. 19 N 481. QG IIe armée « Instruction relative à l’emploi des avions en liaison avec les sections d’artillerie », 28 septembre 1914.

[14] Commandant Orthlieb, L’aéronautique hier-demain, Masson, 1920, p. 25.

[15] SHAA, Ancienne numérotation A 17, Commission d’enquête sur les marchés à la Chambre des députés 1914-1918, « Rapport de P-E Flandin à la commission de l’armée », 5 juillet 1915.

[16] JO. Chambre de députés, séance du 19 octobre 1919, « Rapport sur les travaux de la commission de l’armée pendant la guerre 1914-1918 », André Dalbiez, p. 3 491, annexe 7 259.

[17] SHAA, Ancienne numérotation A 24, Sous-secrétariat d’Etat à l’Aéro-nautique, « Instruction pour la constitution en établissement autonome de l’Atelier de réparation de Saint Cyr », René Besnard, 5 octobre 1915.

[18] SHAA, Ancienne numérotation A 24, Sous-secrétariat d’Etat à l’Aéro-nautique, « Instruction sur la création d’un service industriel indépendant du SFA », René Besnard, 22 novembre 1915.

[19] SHAA, Ancienne numérotation A 17, Sous-secrétariat d’Etat à l’Aéro-nautique, « Instruction sur les conventions provisoires concernant les four-nitures aéronautiques », René Besnard, 10 février 1916.

[20] JO, Documents parlementaires, « Rapport de la commission d’enquête sur l’aviation », 10-11 janvier 1916.

[21] JO, Chambre des députés, « Comité secret du 20 novembre 1916 », pp. 272-275.

[22] SHAA, Ancienne numérotation A 47, IIe armée, service aéronautique « Ordre pour l’aviation de combat », commandant De Rose, 29 février 1916.

[23] SHAA, Dossier réflexion sur l’engagement de l’aviation, « Rapport sur le fonctionnement de l’aéronautique dans le secteur Vaux-Douaumont », Secteur Lebrun, 19 mars-4 avril 1916.

[24] Rapport cité, note 20.

[25] Icare, L’aéronautique militaire française 1914-1918, tome I, n° 85, 1978, p. 58.

[26] SHAA, Dossier réflexion sur l’engagement de l’aviation, « Rapport sur les avions de chasse : mouvement et combat d’après l’expérience de Verdun », capitaine Brocard, 26 juin 1916.

[27] L’aéronautique, L’aviation militaire 1914-1918, commandant Orthlieb, août 1919, n° 3.

[28] SHAA, Dossier organisation et emploi de l’aéronautique militaire, GQG « Statut des observateurs de l’aéronautique », 4 février 1916.

[29] SHAA, Dossier réflexion sur l’engagement de l’aviation. « Compte-rendu de l’emploi de l’aviation », Secteur Nudant, 4 avril 1916.

[30] SHAT, 19 N 480, IIe armée, service aéronautique « Instruction sur l’emploi de l’observation aérienne au service du commandement », 25 avril 1916.

[31] SHAA, Ancienne numérotation A 48, opérations du 25 avril au 3 juin 1916, IIe armée « Emploi de l’aviation d’armée au cours de la bataille de Verdun ». 12 mai 1916.

[32] Rapport cité, note 28.

[33] SHAT, 19 N 494, IIe armée, 3e Bureau « Instruction sur les rapports artillerie-aviation : instruction », 16 avril 1916.

[34] SHAA, Ancienne numérotation A 47, IIe armée, bureau aéronautique, « Première impression sur l’emploi combiné de l’aviation et de l’artillerie dans la région de Verdun », 22 mai 1916.

[35] SHAA. Dossier organisation et emploi de l’aéronautique militaire. « Projet d’organisation d’un groupe de combat de plusieurs escadrilles » Commandant Le Révérend. juillet 1916.

Publié dans Uncategorized | Commentaires fermés sur LA  BATAILLE  AÉRIENNE DE  VERDUN